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La San-Felice, Tome 05

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LXXXIII
RUPTURE DE L'ARMISTICE

Les lazzaroni, furieux de voir le général Mack leur échapper, ne voulurent point avoir fait une si longue course pour rien.

Ils marchèrent, en conséquence, sur les avant-postes français, battirent les gardes avancées et repoussèrent la grand'garde. Mais, au premier coup de fusil, le général Championnet ayant dit à Thiébaut d'aller voir ce qui se passait, celui-ci rallia les hommes que cette irruption imprévue avait dispersés et chargea toute cette multitude au moment où elle traversait la ligne de démarcation tracée entre les deux armées. Il en détruisit une partie, mit l'autre en fuite, mais, sans la poursuivre, s'arrêta dans les limites tracées à l'armée française.

Deux événements avaient rompu la trêve: le défaut de payement des cinq millions stipulés dans le traité et l'agression des lazzaroni.

Le 19 janvier, les vingt-quatre députés de la ville comprirent à quels dangers les exposaient ces deux insultes, qui, faites à un vainqueur, ne pouvaient manquer de le déterminer à marcher sur Naples.

Ils partirent donc pour Caserte, où Championnet avait son quartier général; mais ils n'eurent point la peine d'aller jusque-là, le général, nous l'avons dit, s'étant avancé jusqu'à Maddalone.

Le prince de Maliterno marchait à leur tête.

En arrivant en présence du général français, tous, comme c'est l'habitude en pareil cas, commencèrent de parler à la fois, les uns priant, les autres menaçant, ceux-ci demandant humblement la paix, ceux-là jetant à la face des Français des défis de guerre.

Championnet écouta avec sa courtoisie et sa patience ordinaires pendant dix minutes; puis, comme il lui était impossible d'entendre un mot de ce qui se disait:

–Messieurs, dit-il en excellent italien, si l'un d'entre vous était assez bon pour prendre la parole au nom de tous, je ne doute pas que nous ne finissions par nous entendre, du moins par nous comprendre.

Puis, s'adressant à Maliterno, qu'il reconnaissait au coup de sabre qui lui partageait le front et la joue:

–Prince, lui dit-il, quand on sait se battre comme vous, on doit savoir défendre son pays avec la parole comme avec le sabre. Voulez-vous me faire l'honneur de me dire la cause qui vous amène? J'écoute, je vous le jure, avec le plus grand intérêt.

Cette élocution si pure, cette grâce si parfaite, étonnèrent les députés, qui se turent et qui, faisant un pas en arrière, laissèrent au prince de Maliterno le soin de défendre les intérêts de Naples.

N'ayant point, comme Tite-Live, la prétention de faire les discours des orateurs que nous mettons en scène, nous nous empressons de dire que nous ne changeons point une parole au texte du discours du prince de Maliterno.

–Général, dit-il, s'adressant à Championnet, depuis la fuite du roi et du vicaire général, le gouvernement du royaume est dans les mains du sénat de la ville. Nous pouvons donc faire, avec Votre Excellence, un durable et légitime traité.

Au titre d'excellence, donné au général républicain, Championnet avait souri et salué.

Le prince lui présenta un paquet.

–Voici une lettre, continua-t-il, qui renferme les pouvoirs des députés ici présents. Peut-être, vous qui, en vainqueur et à la tête d'une armée victorieuse, êtes venu au pas de course de Civita-Castellana à Maddalone, regardez-vous comme un faible espace les dix milles qui vous séparent de Naples; mais vous remarquerez que cet espace est immense, infranchissable même, lorsque vous réfléchirez que vous êtes entouré de populations armées et courageuses, et que soixante mille citoyens enrégimentés, quatre châteaux forts, des vaisseaux de guerre, défendent une ville de cinq cent mille habitants enthousiasmés par la religion, exaltés par l'indépendance. Maintenant, supposez que la victoire continue de vous être fidèle et que vous entriez en conquérant à Naples; il vous sera impossible de vous maintenir dans votre conquête. Ainsi, tout vous conseille de faire la paix avec nous. Nous vous offrons, non-seulement les deux millions et demi de ducats stipulés dans le traité de Sparanisi, mais encore tout l'argent que vous nous demanderez en vous renfermant dans les limites de la modération. En outre, nous mettons à votre disposition, pour que vous puissiez vous retirer, des vivres, des voitures, des chevaux, et enfin des routes de la sécurité desquelles nous vous répondons… Vous avez remporté de grands succès, vous avez pris des canons et des drapeaux, vous avez fait un grand nombre de prisonniers, vous avez emporté quatre forteresses: nous vous offrons un tribut et nous vous demandons la paix comme à un vainqueur. Ainsi, du même coup, vous conquérez la gloire et l'argent. Considérez, général, que nous sommes beaucoup trop faibles pour votre armée; que, si vous nous accordez la paix, que, si vous consentez à ne pas entrer à Naples, le monde applaudira à votre magnanimité. Si, au contraire, la résistance désespérée des habitants, sur laquelle nous avons le droit de compter, vous repousse, vous ne recueillerez que la honte d'avoir échoué au bout de votre entreprise.

Championnet avait écouté, non sans étonnement, ce long discours, qui lui paraissait plutôt une lecture qu'une improvisation.

–Prince, répondit-il poliment mais froidement à l'orateur, je crois que vous commettez une erreur grave: vous parlez à des vainqueurs comme vous parleriez à des vaincus. La trêve est rompue pour deux raisons: la première, c'est que vous n'avez pas payé, le 15, la somme que vous deviez payer; la seconde, c'est que vos lazzaroni sont venus nous attaquer dans nos lignes. Demain, je marche sur Naples; mettez-vous en mesure de me recevoir, je suis, moi, en mesure d'y entrer.

Le général et les députés, chacun de leur côté, échangèrent un froid salut; le général rentra dans sa tente, les députés reprirent la route de Naples.

Mais, aux jours de révolution comme aux jours orageux de l'été, le temps change vite, et le ciel, serein à l'aurore, est sombre à midi.

Les lazzaroni, en voyant partir Maliterno avec les députés de la ville pour le camp français, se crurent trahis, et, soulevés par les prêtres prêchant dans les églises, par les moines prêchant dans les rues, tous couvrant l'égoïsme ecclésiastique du manteau royal, ils s'élancèrent vers le couvent où ils avaient déposé leurs armes, s'en emparèrent de nouveau, se répandirent dans les rues, enlevèrent à Maliterno la dictature qu'ils lui avaient votée la veille, et se nommèrent des chefs, ou plutôt se remirent sous le commandement des anciens.

On avait abaissé les bannières royales; mais on n'avait pas encore inauguré le drapeau populaire.

Les bannières royales furent remises partout où elles avaient été enlevées.

Le peuple s'empara, en outre, de sept ou huit pièces de canon, qu'il traîna par les rues et qu'il mit en batterie à Tolède, à Chiaïa et à Largo del Pigne.

Puis les pillages et les exécutions commencèrent. Les gibets que Maliterno avait fait dresser pour pendre les voleurs et les assassins servirent à pendre les jacobins.

Un sbire bourbonien dénonça l'avocat Fasulo: les lazzaroni firent irruption chez lui. Il n'eut que le temps de se sauver avec son frère par les terrasses. On trouva chez eux une cassette pleine de cocardes françaises, et on allait égorger leur jeune soeur, lorsqu'elle s'abrita d'un grand crucifix qu'elle prit entre ses bras. La terreur religieuse arrêta les assassins, qui se contentèrent de piller la maison et d'y mettre le feu.

Maliterno revenait de Maddalone, lorsque, par bonheur, en dehors de la ville, il fut instruit de ce qui s'y passait, par les fugitifs qu'il rencontra.

Il expédia alors deux messagers, porteurs chacun d'un billet dont ils avaient pris connaissance. S'ils étaient arrêtés, ils devaient déchirer ou avaler les billets, et, comme ils les savaient par coeur, s'ils échappaient aux mains des lazzaroni, exécuter de même leur mission.

Un de ces billets était pour le duc de Rocca-Romana: Maliterno lui disait où il était caché, et, la nuit tombée, l'invitait à le venir rejoindre avec une vingtaine d'amis.

L'autre était pour l'archevêque: il lui enjoignait, sous peine de mort, à dix heures précises du soir, de mettre en branle toutes ses cloches, de réunir son chapitre, ainsi que tout le clergé de la cathédrale, et d'exposer le sang et la tête de saint Janvier.

Le reste, disait-il, le regardait.

Deux heures après, les deux messagers étaient arrivés sans accident à destination.

Vers sept heures du soir, Rocca-Romana vint seul; mais il annonçait que ses vingt amis étaient prêts et se trouveraient au rendez-vous qui leur serait indiqué.

Maliterno le renvoya immédiatement à Naples, le priant de se trouver, lui et ses amis, à minuit, sur la place du couvent de la Trinité, où il s'engageait à les rejoindre. Ils devaient réunir, en même temps qu'eux, le plus grand nombre possible de leurs serviteurs, – maîtres et serviteurs bien armés.

Le mot d'ordre était Patrie et Liberté. On ne devait s'occuper de rien. Maliterno répondait de tout.

Seulement, Rocca-Romana devait donner cet ordre et revenir aussitôt. En supposant l'absence de tous deux, on écrirait à Manthonnet, qui était prévenu de son côté.

A dix heures du soir, fidèle à l'ordre reçu, le cardinal-archevêque fit sonner toutes les cloches d'un même coup.

A ce bruit inattendu, à cette immense vibration qui semblait le vol d'une troupe d'oiseaux aux ailes de bronze, les lazzaroni, étonnés, s'arrêtèrent au milieu de leur oeuvre de destruction. Les uns, croyant que c'était un signal de joie, dirent que les Français avaient pris la fuite; les autres, au contraire, crurent que, les Français ayant attaqué la ville, on les appelait aux armes.

Dans l'un et l'autre cas, et quelle que fût sa croyance, chacun courut à la cathédrale.

 

On y trouva le cardinal revêtu de ses habits pontificaux, au milieu de son clergé, dans l'église illuminée d'un millier de cierges. La tête et le sang de saint Janvier étaient exposés sur l'autel.

On sait la dévotion que les Napolitains ont pour les saintes reliques du protecteur de leur ville. A la vue de ce sang et de cette tête, qui ont peut-être joué encore un plus grand rôle en politique qu'en religion, les plus ardents et les plus furieux commencèrent à s'apaiser, tombant à genoux, dans l'église, s'ils avaient pu y pénétrer, dehors, si la foule qui encombrait la cathédrale les avait forcés de demeurer dans la rue; et tous, dans l'église et au dehors, se mirent à prier.

Alors, la procession, le cardinal-archevêque en tête, s'apprêta pour sortir et pour parcourir la ville.

En ce moment, à la droite et à la gauche du prélat, parurent, comme représentants de la douleur populaire, le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana, vêtus de deuil, pieds nus, les larmes aux yeux. Le peuple voyant tout à coup, en costumes de pénitents, implorant la colère de Dieu contre les Français, les deux plus grands seigneurs de Naples, accusés d'avoir trahi Naples en faveur de ces Français, on ne songea plus à les accuser de trahison, mais seulement à prier et à s'humilier avec eux. Le peuple, tout entier alors, suivit les saintes reliques portées par l'archevêque, fit en procession un grand tour dans la ville et revint à l'église, d'où il était parti.

Là, Maliterno monta en chaire et fit au peuple un discours dans lequel il lui dit que saint Janvier, protecteur céleste de la ville, ne permettrait certainement pas qu'elle tombât aux mains des Français; puis il invita chacun à rentrer chez soi, à se reposer, en dormant, des fatigues de la journée, afin que ceux qui voudraient combattre se trouvassent au point du jour les armes à la main.

Enfin l'archevêque donna sa bénédiction aux assistants, et chacun se retira en répétant les paroles qu'il avait prononcées:

«Nous n'avons que deux mains, comme les Français; mais saint Janvier est pour nous.»

L'église évacuée, les rues redevinrent solitaires. Alors, Maliterno et Rocca-Romana reprirent leurs armes, qu'ils avaient laissées dans la sacristie, et, se glissant dans l'ombre, se rendirent à la place de la Trinité, où leurs compagnons les attendaient.

Ils y trouvèrent Manthonnet, Velasco, Schipani et trente ou quarante patriotes.

La question était de s'emparer du château Saint-Elme, où, l'on se le rappelle, était prisonnier Nicolino Caracciolo. Rocca-Romana, inquiet sur le sort de son frère, et les autres sur celui de leur ami, avaient décidé de le délivrer. Un coup de main pour arriver à ce but était urgent. Après avoir échappé si heureusement à la torture de Vanni, Nicolino ne pouvait manquer d'être assassiné si les lazzaroni s'emparaient du château Saint-Elme, le seul que, dans sa position imprenable, ils se fussent abstenus d'attaquer.

A cet effet, Maliterno, pendant ses vingt-quatre heures de dictature, n'osant ouvrir les portes à Nicolino, de peur que les lazzaroni ne l'accusassent de trahison, avait mêlé à la garnison trois ou quatre hommes faisant partie de sa domesticité. Par un de ces hommes, il avait eu le mot d'ordre du château Saint-Elme pour la nuit du 20 au 21 janvier. Le mot d'ordre était Parthénope et Pausilippe.

Or, voici ce que comptait faire Maliterno: simuler une patrouille venant de la ville apporter des ordres au commandant du fort; ensuite, faire irruption dans la citadelle et s'en emparer.

Par malheur, Maliterno, Rocca-Romana, Manthonnet, Velasco et Schipani étaient trop connus pour prendre le commandement de la petite troupe. Ils durent le céder à un homme du peuple, enrôlé dans leur parti. Mais celui-ci, peu familier avec les usages de la guerre, au lieu de donner le mot Parthénope pour mot d'ordre, croyant que c'était la même chose, donna celui de Napoli. La sentinelle reconnut la fraude et appela aux armes. La petite troupe fut alors accueillie par une vive fusillade et trois coups de canon qui, par bonheur, ne firent aucun mal aux assaillants.

Cet échec avait une double gravité: d'abord de ne point délivrer Nicolino Caracciolo, et ensuite de ne pas donner à Championnet le signal qui lui avait été promis par les républicains.

Et, en effet, Championnet avait promis aux républicains d'être en vue de Naples, le 21 janvier dans la journée, et les républicains, de leur côté, lui avaient promis qu'il verrait, en signe d'alliance, flotter la bannière tricolore française sur le château Saint-Elme.

Leur attaque de la nuit manquée, ils ne pouvaient tenir à Championnet la parole qu'ils lui avaient donnée.

Maliterno et Rocca-Romana, qui voulaient tout simplement délivrer Nicolino Caracciolo, et qui n'étaient que les alliés et non les complices des républicains, n'étaient point dans cette partie de leur secret.

Pour les uns comme pour les autres, l'étonnement fut donc grand, lorsque le 21, au point du jour, on vit flotter la bannière tricolore française sur les tours du château Saint-Elme.

Disons comment s'était faite cette substitution inattendue, comment le drapeau français avait été arboré sur le château Saint-Elme et de quelles matières il était fait.

LXXXIV
UN GEOLIER QUI S'HUMANISE

On se rappelle comment, à la suite du billet remis par Roberto Brandi, commandant du château Saint-Elme, au procureur fiscal Vanni, celui-ci avait suspendu les apprêts de la torture et fait reconduire Nicolino Caracciolo dans le cachot numéro 3, «au second au-dessous de l'entre-sol,» comme disait le prisonnier.

Roberto Brandi ne connaissait point la teneur du billet adressé à Vanni par le prince de Castelcicala; mais, au changement qui s'était fait sur la physionomie de ce dernier, à la pâleur qui avait enseveli son visage, à l'ordre donné de reconduire Nicolino dans sa prison, à la rapidité avec laquelle il s'était élancé hors de la salle de la torture, il avait été facile à Brandi de deviner que la nouvelle contenue dans la lettre était des plus graves.

Vers quatre heures de l'après-midi, il avait, comme tout le monde, appris, par les affiches de Pronio, le retour du roi à Caserte, et, le soir, il avait, du haut des murailles de son donjon, assisté au triomphe du roi et joui de la vue des illuminations qui en avaient été la suite.

La cause de ce retour royal, sans lui faire un effet aussi électrique qu'à Vanni, lui avait cependant donné à penser.

Il avait songé que Vanni, dans sa crainte des Français, s'était arrêté au moment de donner la torture à Nicolino, et qu'il pourrait bien, lui aussi, avoir maille à partir avec eux pour l'avoir tenu prisonnier.

Il songea donc à se faire, pour l'hypothèse désormais possible de la venue des Français à Naples, il songea donc à se faire un ami de ce prisonnier lui-même.

Vers cinq heures du soir, c'est-à-dire au moment où le roi entrait par la porte Campana, le commandant du château se fit ouvrir le cachot du prisonnier, et, s'approchant de lui avec une politesse de laquelle, d'ailleurs, il ne s'était jamais écarté entièrement:

–Monsieur le duc, lui dit-il, je vous ai entendu vous plaindre hier à M. le procureur fiscal de l'ennui que vous causait dans votre cachot le manque de livres.

–C'est vrai, monsieur, je m'en suis plaint, répondit Nicolino avec sa bonne humeur éternelle. Quand je jouis de ma liberté, je suis plutôt un oiseau chanteur comme l'alouette, ou siffleur comme le merle, que rêveur comme le hibou; mais, une fois en cage, j'aime encore mieux, par ma foi, pour causer avec lui, un livre, si ennuyeux qu'il soit, que notre geôlier, qui a l'habitude de répondre aux demandes les plus prolixes par ce seul mot: Oui, ou: Non, quand il répond toutefois.

–Eh bien, monsieur le duc, j'aurai l'honneur de vous envoyer quelques livres; et, si vous voulez bien me dire ceux qui vous seraient le plus agréables…

–Vraiment! Est-ce que vous avez une bibliothèque au château?

–Deux ou trois cents volumes.

–Diable! en liberté, il y en aurait pour toute ma vie; en prison, il y en a bien pour six ans. Voyons, avez-vous le premier volume des Annales de Tacite, traitant des amours de Claude et des débordements de Messaline? Je ne serais point fâché de relire cela, que je n'ai point lu depuis le collége.

–Nous avons un Tacite, monsieur le duc; mais le premier volume manque. Désirez-vous les autres?

–Merci. J'aime tout particulièrement Claude, et j'ai toujours été on ne peut plus sympathique à Messaline; et, comme je trouve que nos augustes souverains, avec lesquels j'ai eu le malheur de me brouiller bien innocemment, ont de grands points de ressemblance avec ces deux personnages, j'eusse voulu faire des parallèles dans le genre de ceux de Plutarque, parallèles qui, mis sous leurs yeux, eussent produit, j'en suis certain, l'excellent résultat de me raccommoder avec eux.

–Je suis au regret, monsieur le duc, de ne pouvoir vous donner cette facilité. Mais demandez un autre livre, et, s'il se trouve dans la bibliothèque…

–N'en parlons plus. Avez-vous la Science nouvelle, de Vico?

–Je ne connais pas cela, monsieur le duc.

–Comment! vous ne connaissez pas Vico?

–Non, monsieur le duc.

–Un homme de votre instruction qui ne connaît pas Vico! c'est extraordinaire. Vico était le fils d'un petit libraire de Naples. Il fut, pendant neuf ans, précepteur des fils d'un évêque dont j'ai oublié et dont bien d'autres avec moi ont oublié le nom, malgré la confiance que cet évêque avait bien certainement que son nom vivrait plus longtemps que celui de Vico. Or, pendant que monseigneur disait sa messe, donnait sa bénédiction et élevait paternellement ses trois neveux, Vico écrivait un livre qu'il intitulait la Science nouvelle, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, livre où il distinguait, dans l'histoire des différents peuples, trois âges qui se succèdent uniformément: l'âge divin, enfance des nations, pendant lequel tout est divinité, et où les prêtres possèdent l'autorité; l'âge héroïque, qui est le règne de la force matérielle et des héros, et l'âge humain, période de civilisation après laquelle les hommes reviennent à l'état primitif. Or, comme nous en sommes à l'âge des héros, j'aurais voulu établir un parallèle entre Achille et le général Mack, et, comme, bien certainement, le parallèle eût été en faveur de l'illustre général autrichien, je me fusse fait de celui-ci un ami qui eût pu plaider ma cause vis-à-vis du marquis Vanni, lequel a si lestement, et sans nous dire adieu, disparu ce matin.

–Ce serait avec plaisir que je vous y eusse aidé, monsieur le duc; mais nous n'avons point Vico.

–Alors, laissons de côté les historiens et les philosophes, et passons aux chroniqueurs. Avez-vous la Chronique du couvent de Sant'Archangelo à Bajano? Étant cloîtré comme un religieux, je me sens plein de bienveillance pour mes soeurs cloîtrées les religieuses. Imaginez-vous donc, mon cher commandant, que ces dignes religieuses avaient trouvé moyen, par une porte secrète dont elles possédaient une clef en même temps que l'abbesse, de faire entrer leurs amants dans les jardins. Seulement, une des soeurs qui venait de prononcer ses voeux quelques jours auparavant, et qui, par conséquent, n'avait pas encore eu le temps de rompre tous les liens qui l'attachaient au monde, prit mal ses mesures, confondit les dates et donna pour la même nuit rendez-vous à deux de ses amants. Les deux jeunes gens se rencontrèrent, se reconnurent, et, au lieu de prendre la chose gaiement, comme je l'eusse prise, moi, la prirent au sérieux: ils tirèrent leurs épées. On ne devrait jamais entrer avec une épée dans un couvent. L'un des deux tua l'autre et se sauva. On trouva le cadavre. Vous comprenez bien, mon cher commandant, impossible de dire qu'il était venu là tout seul. On fit une enquête, on voulut chasser le jardinier: le jardinier dénonça la jeune soeur, à laquelle on reprit la clef, et l'abbesse seule eut le droit de faire entrer qui elle voulut, de jour comme de nuit. Cette restriction ennuya deux jeunes nonnes des plus grandes maisons de Naples. Elles réfléchirent que, puisqu'une de leurs compagnes avait deux amants pour elle seule, elles pouvaient bien avoir un amant pour elles deux. Elles demandèrent un clavecin. Un clavecin est un meuble fort innocent, et il faudrait une abbesse de bien mauvais caractère pour refuser un clavecin à deux pauvres recluses qui n'ont que la musique pour toute distraction. On apporta le clavecin. Par malheur, la porte de la cellule était trop étroite pour qu'il pût entrer. C'était un dimanche, au moment de la grand' messe: on remit à le faire entrer avec des cordes par la fenêtre quand la grand' messe serait dite. La grand' messe dura trois heures, on mit une heure à monter le clavecin, il avait mis une autre heure à venir de Naples au couvent: cinq heures en tout. Aussi, les pauvres religieuses étaient-elles affamées de mélodie. Les fenêtres et les portes fermées, elles ouvrirent en toute hâte l'instrument. L'instrument était devenu, de clavecin, un cercueil: le beau jeune homme qui y était enfermé et dont les deux bonnes amies comptaient faire leur maître de chant était asphyxié. Autre embarras, à l'endroit du second cadavre, bien autrement difficile à cacher dans une cellule que le premier dans un jardin. La chose s'ébruita. Naples avait alors pour archevêque un jeune prélat très-sévère. Il réfléchit à la satisfaction qu'il pouvait donner à la vindicte publique. Un procès faisait connaître au monde entier le scandale qui n'était connu que de Naples; il résolut d'en finir sans procès. Il alla chez un pharmacien, se fit préparer un extrait de ciguë aussi puissant que possible, mit la fiole sous sa robe d'archevêque, se rendit au couvent, fit venir l'abbesse et les deux religieuses; puis il divisa la ciguë en trois parts, et força les coupables à boire chacune leur part du poison sanctifié par Socrate. Elles moururent au milieu d'atroces douleurs. Mais l'archevêque avait de grands pouvoirs: il leur remit leurs péchés in articulo mortis. Seulement, il ferma le couvent et envoya les autres religieuses faire pénitence dans les monastères les plus sévères de leur ordre. Eh bien, vous comprenez: sur un texte comme celui-là, dont, faute de mémoire, je m'écarte peut-être sur certains points, mais pas, à coup sûr, à l'endroit des principaux, je comptais faire un roman moral dans le genre de la Religieuse, de Diderot, ou un drame de la famille des Victimes cloîtrées, de Monvel; cela eût occupé mes loisirs pendant le temps plus ou moins long que j'ai encore à demeurer votre hôte. Vous n'avez rien de tout cela, donnez-moi ce que vous voudrez: l'Histoire de Polybe, les Commentaires de César, la Vie de la Vierge, le Martyre de saint Janvier. Tout me sera bon, cher monsieur Brandi, et je vous aurai de tout une égale reconnaissance.

 

Le commandant Brandi remonta chez lui, et choisit dans sa bibliothèque cinq ou six volumes, que Nicolino se garda bien d'ouvrir.

Le lendemain, vers huit heures du soir, le commandant entra dans la prison de Nicolino, précédé d'un geôlier portant deux bougies.

Le prisonnier s'était déjà jeté sur son lit, quoiqu'il ne dormît pas encore. Il ouvrit des yeux étonnés de ce luxe de cire. Trois jours auparavant, il avait demandé une lampe et on la lui avait refusée.

Le geôlier disposa les deux bougies sur la table et sortit.

–Ah çà! mon cher commandant, demanda Nicolino, est-ce que, par hasard, vous me feriez la surprise de me donner une soirée?

–Non: je vous faisais une simple visite, mon cher prisonnier, et, comme je déteste parler sans voir, j'ai, comme vous le voyez, fait apporter des lumières.

–Je me félicite bien sincèrement de votre antipathie pour les ténèbres; mais il est impossible que le désir de venir causer avec moi vous soit poussé tout à coup comme cela, de lui-même et sans raison extérieure. Qu'avez-vous à me dire?

–J'ai à vous dire une chose assez importante, et à laquelle j'ai longtemps réfléchi avant de vous en parler.

–Et, aujourd'hui, vos réflexions sont faites?

–Oui.

–Dites, alors.

–Vous savez, mon cher hôte, que vous êtes ici sur une recommandation toute particulière de la reine?

–Je ne le savais pas, mais je m'en doutais.

–Et au secret le plus absolu?

–Quant à cela, je m'en suis aperçu.

–Eh bien, imaginez-vous, mon cher hôte, que dix fois, depuis que vous êtes ici, une dame s'est présentée pour vous parler.

–Une dame?

–Oui; une dame voilée qui n'a jamais voulu dire son nom et qui a prétendu qu'elle venait de la part de la reine, à la maison de laquelle elle était attachée.

–Bon! fit Nicolino, est-ce que ce serait Elena, par hasard? Ah! par ma foi! voilà qui la réhabiliterait dans mon esprit. Et, naturellement, vous lui avez constamment refusé la porte?

–Venant de la part de la reine, j'ai pensé que sa visite pourrait ne pas vous être agréable, et j'ai craint de vous désobliger en l'introduisant près de vous.

–La dame est-elle jeune?

–Je le crois.

–Est-elle jolie?

–Je le gagerais.

–Eh bien, mon cher commandant, une femme jeune et jolie ne désoblige jamais un prisonnier au secret depuis six semaines, vînt-elle de la part du diable, et, je dirai même plus, surtout de la part du diable.

–Alors, dit Roberto Brandi, si cette dame revenait?

–Si cette dame revenait, faites-la entrer, mordieu!

–Je suis bien aise de savoir cela. Je ne sais pourquoi j'ai dans l'idée qu'elle reviendra ce soir.

–Mon cher commandant, vous êtes un homme charmant, d'une conversation pleine de verve et de fantaisie; mais vous comprenez: fussiez-vous l'homme le plus spirituel de Naples…

–Oui, vous préféreriez la conversation de la dame inconnue à la mienne; soit: je suis bon diable et n'ai point d'amour-propre. Maintenant, n'oubliez pas une chose ou plutôt deux choses.

–Lesquelles?

–C'est que, si je n'ai pas fait entrer la dame plus tôt, c'est que j'ai craint que sa visite ne vous déplût, et que, si je la fais entrer aujourd'hui, c'est que vous m'affirmez que sa visite vous est agréable.

–Je vous l'affirme, mon cher commandant. Êtes-vous satisfait?

–Je le crois bien! rien ne me satisfait plus que de rendre de petits services à mes prisonniers.

–Oui; seulement, vous prenez votre temps.

–Monsieur le duc, vous connaissez le proverbe: Tout vient à point à qui sait attendre.

Et, se levant avec son plus aimable sourire, le commandant salua son prisonnier et sortit.

Nicolino le suivit des yeux, se demandant ce qui avait pu arriver d'extraordinaire depuis la veille au matin pour qu'il se fît dans les manières de son juge et de son geôlier un si grand changement à son égard; et il n'avait pu encore se faire une réponse satisfaisante à sa question, lorsque la porte de son cachot se rouvrit et donna passage à une femme voilée, qui se jeta dans ses bras en levant son voile.