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La San-Felice, Tome 05

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–Oh! s'écria Luisa, que m'importeraient toutes les prédictions du monde si je pouvais l'aimer sans crime!

–Voyons, lis, lis; cela vaudra mieux, dit Michele.

–Non, dit Luisa mettant la lettre à moitié lue dans sa poitrine, non, s'il me parlait trop du bonheur qu'il aura de me revoir, peut-être ne partirais-je pas!

En ce moment, on entendit la voix de San-Felice qui appelait Luisa.

La jeune femme s'élança dans le corridor, dont Michele ferma la porte derrière elle et derrière lui.

La porte de la salle à manger donnant sur le salon était ouverte; dans le salon, était le docteur Cirillo.

Une vive rougeur monta aux joues de Luisa. Le docteur Cirillo, lui aussi, était dans son secret. D'ailleurs, elle n'ignorait point que c'était par les mains du comité libéral, dont Cirillo faisait partie, que lui parvenaient les lettres de Salvato.

–Chère amie, dit le chevalier à Luisa, voici notre bon docteur, que nous n'avions pas vu depuis longtemps, qui vient prendre des nouvelles de ta santé; j'espère qu'il en sera content.

Le docteur salua la jeune femme et s'aperçut, au premier coup d'oeil, du trouble moral qui l'agitait.

–Elle va mieux, dit-il, mais elle n'est point encore guérie, et je suis enchanté d'être venu aujourd'hui.

Le docteur appuya sur le mot aujourd'hui; Luisa baissa les yeux.

–Allons, dit San-Felice, il faut encore que je vous laisse seul avec elle. En vérité, vous autres médecins, vous avez des priviléges que les maris eux-mêmes n'ont pas. Heureusement pour vous, j'ai quelque chose à faire; sans quoi, bien certainement j'écouterais à la porte.

–Et vous auriez tort, mon cher chevalier, dit Cirillo; car nous avons à nous dire des choses de la plus haute importance politique; n'est-ce pas, ma chère enfant?

Luisa essaya de sourire; mais ses lèvres ne se crispèrent que pour laisser passer un soupir.

–Allons, allons, laissez-nous, chevalier, dit Cirillo; c'est plus grave que je ne croyais.

Et, en riant, il poussa San-Felice vers la porte, qu'il ferma derrière lui.

Puis, revenant à Luisa et lui prenant les deux mains.

–A nous deux, ma chère fille, lui dit-il. Vous avez pleuré?

–Oh! oui, et beaucoup! murmura-t-elle.

–Depuis que vous avez reçu une lettre de lui, ou auparavant?

–Auparavant et depuis.

–Lui est-il arrivé quelque accident?

–Aucun, Dieu merci!

–Tant mieux, car c'est une noble et vigoureuse nature; un de ces hommes comme nous n'en aurons jamais assez dans notre pauvre royaume de Naples. Vous avez donc un autre sujet de chagrin?

Luisa ne répondit point, mais ses yeux se mouillèrent.

–Vous n'avez point à vous plaindre de San-Felice, je présume? demanda Cirillo.

–Oh! s'écria Luisa en joignant les mains, c'est l'ange de la paternelle bonté.

–Je comprends, il part et vous restez.

–Il part, et je le suis.

Cirillo regarda la jeune femme d'un oeil étonné qui, peu à peu, se mouilla de larmes.

–Et vous, lui dit-il, quel ange êtes-vous? Je n'en connais pas au ciel un seul dont vous ne soyez digne de porter le nom, et qui soit digne de porter le vôtre.

–Vous voyez bien que je ne suis pas un ange, puisque je pleure; les anges ne pleurent pas pour faire leur devoir.

–Faites-le, et pleurez en le faisant, vous n'en aurez que plus de mérite; faites-le, et, moi, je ferai le mien en lui disant combien vous l'aimez, combien vous avez souffert. Allez! et, de temps en temps, dans vos prières, dites un mot de moi: ce sont les voix comme la vôtre qui ont l'oreille du Seigneur.

Cirillo voulut lui baiser les mains; mais Luisa lui jeta ses bras au cou.

–Oh! embrassez-moi comme un père embrasse sa fille, lui dit-elle.

Et, comme l'illustre docteur l'embrassait avec un respect mêlé d'admiration:

–Oh! vous le lui direz! vous le lui direz! n'est-ce pas? murmura-t-elle tout bas à son oreille.

Cirillo lui serra la main en signe de promesse.

San-Felice entra et trouva Luisa dans les bras de son ami.

–Eh bien, lui dit-il en riant, c'est donc en les embrassant que vous donnez des consultations à vos malades, docteur?

–Non; mais c'est en les embrassant que je prends congé de ceux que j'aime, de ceux que j'estime, de ceux que je vénère. Ah! chevalier, chevalier, vous êtes un homme heureux!

–Il est si digne de l'être, dit Luisa tendant la main à son mari.

–Ce n'est pas toujours une raison, dit Cirillo. Et maintenant, au revoir, chevalier, car j'espère que nous nous reverrons. Allez! et servez votre prince. Moi, je reste et vais tâcher de servir mon pays.

Puis, réunissant la main du mari et celle de la femme dans la sienne:

–Je voudrais être saint Janvier, leur dit-il, non pas pour faire un miracle deux fois par an, ce qui est bien joli cependant dans notre époque où les miracles sont rares, mais pour vous bénir comme vous méritez de l'être. Adieu!

Et il s'élança hors de la maison.

San-Felice le suivit jusqu'au perron, lui fit encore un signe d'adieu de la main; puis, revenant à sa femme:

–A dix heures, lui dit-il, la voiture du prince vient nous prendre ici.

–A dix heures, je serai prête, répondit Luisa.

Elle l'était, en effet. Après avoir dit adieu à la chambre bien-aimée, après avoir pris congé de tous les objets qu'elle renfermait, après avoir coupé une boucle de ses beaux cheveux blonds, après avoir noué avec eux, aux pieds du crucifix, un billet sur lequel elle avait écrit ces quatre mots: «Mon frère, je t'aime!» elle prit le bras de son mari, et, éplorée comme la Madeleine, mais pure comme la Vierge, elle monta avec lui dans la voiture du prince.

Michele monta sur le siége.

Nina, les lèvres frémissantes de joie, baisa la main de sa maîtresse.

Puis la portière se referma et la voiture partit.

Nous avons dit le temps qu'il faisait. Le vent, la grêle et la pluie battaient les vitres de la voiture, et le golfe que, malgré l'obscurité, l'on apercevait dans toute son étendue, n'était qu'une nappe d'écume boursouflée par les vagues. San-Felice jeta un regard d'effroi sur cette mer furieuse, que Luisa, battue d'une tempête bien autrement violente, ne voyait même pas. L'idée du danger auquel il allait exposer la seule créature qu'il aimât au monde, l'épouvanta. Il tourna les yeux vers Luisa. Elle était pâle et immobile dans l'angle de la voiture. Ses yeux étaient fermés, et, ne croyant pas être vue dans l'obscurité, elle laissait couler des larmes sur ses joues. Alors, pour la première fois, l'idée vint au chevalier que sa femme lui faisait quelque grand sacrifice qu'il ignorait. Il prit sa main et la porta à ses lèvres. Luisa rouvrit les yeux, et, souriant à son mari à travers les larmes:

–Que vous êtes bon, mon ami, lui dit-elle, et que je vous aime!

Le chevalier passa un bras autour de son cou, appuya la tête de Luisa contre sa poitrine, et, relevant le capuchon de la mante de satin qui les couvrait, il baisa ses cheveux d'une lèvre frémissante et plus que paternelle cette fois.

Luisa ne put retenir un gémissement.

Le chevalier fit semblant de ne pas l'entendre.

On arriva à la descente de la Vittoria.

Une barque, montée de six rameurs, attendait, se maintenant à grand'peine contre les vagues qui la poussaient vers la plage.

A peine les rameurs eurent-ils vu la voiture s'arrêter, que, comprenant que ceux qu'ils attendaient étaient dedans, ils crièrent:

–Faites vite! la mer est mauvaise; à peine sommes-nous maîtres de la barque.

Et, en effet, San-Felice n'eut qu'à jeter un coup d'oeil sur l'embarcation pour voir qu'elle et ceux qui la montaient étaient en danger de perdition.

Le chevalier dit un mot tout bas au cocher, un mot tout bas à Michele, prit Luisa par le bras et descendit avec elle jusqu'à la plage.

Avant qu'ils fussent arrivés au bord de la mer, une vague, en se brisant sur le sable, les avait couverts d'écume.

Luisa jeta un cri.

Le chevalier la prit entre ses bras et la pressa contre son coeur.

Puis, appelant Michele d'un signe:

–Attends, dit-il à Luisa; je descends dans la barque, et, une fois descendu, Michele et moi, nous t'aiderons à descendre à ton tour.

Luisa en était à ce point de la douleur qui précède le complet anéantissement des forces et qui laisse à peine à la volonté la faculté de s'exprimer. Elle passa donc, presque sans s'en apercevoir, des bras du chevalier dans ceux de son frère de lait.

Le chevalier s'approcha résolument de la barque, et, au moment où, à l'aide d'une gaffe, deux hommes la maintenaient, sinon immobile, du moins proche du rivage, il sauta dans l'embarcation en criant:

–Au large!

–Et la petite dame? demanda le patron.

–Elle reste, dit San-Felice.

–Le fait est, répliqua le patron, que ce n'est pas là un temps à embarquer des femmes. Nagez, mes garçons! nagez d'ensemble, et vivement!

En une seconde, la barque fut à dix brasses du rivage.

Tout cela s'était passé si rapidement, que Luisa n'avait pas eu le temps de deviner la résolution de son mari, et, par conséquent, de la combattre.

En voyant la barque s'éloigner, elle jeta un cri:

–Et moi! et moi! dit-elle en essayant de s'arracher des bras de Michele pour suivre son mari, et moi! vous m'abandonnez donc?

–Que dirait ton père, à qui j'ai promis de veiller sur toi, en me voyant t'exposer à un pareil danger? répondit San-Felice en haussant la voix.

–Mais je ne puis rester à Naples! cria Luisa en se tordant les bras; je veux partir, je veux vous suivre! A moi, Luciano! si je reste, je suis perdue!

Le chevalier était déjà loin; une rafale de vent apporta ces mots:

–Michele, je te la confie!

–Non, non, cria Luisa désespérée; à personne qu'à toi, Luciano! Tu ne sais donc pas! je l'aime!

 

Et, en jetant au chevalier ces derniers mots, dans lesquels Luisa avait mis tout ce qui lui restait de force, son âme sembla l'abandonner.

Elle s'évanouit.

–Luisa! Luisa! fit Michele en essayant vainement de rappeler sa soeur de lait à la vie.

Anankè! murmura une voix derrière Michele.

Le lazzarone se retourna.

Une femme était debout derrière eux, et, à la lueur d'un éclair, il reconnut l'Albanaise Nanno, qui, voyant le chevalier parti pour la Sicile et Luisa rester à Naples, prononçait en grec le mot mystérieux et terrible que nous avons donné pour titre à ce chapitre: FATALITÉ.

Au même moment, la barque qui emportait le chevalier disparaissait derrière la sombre et massive construction du château de l'Oeuf.

LXXVIII
JUSTICE DE DIEU

Le 22 décembre au matin, c'est-à-dire le lendemain du jour et de la nuit où s'étaient accomplis les événements que nous venons de raconter, des groupes nombreux stationnaient dès le point du jour devant des affiches aux armes royales apposées pendant la nuit sur les murailles de Naples.

Ces affiches renfermaient un édit déclarant que le prince de Pignatelli était nommé vicaire du royaume, et Mack lieutenant général.

Le roi promettait de revenir de la Sicile avec de puissants secours.

La vérité terrible était donc enfin révélée aux Napolitains. Toujours lâche, le roi abandonnait son peuple, comme il avait abandonné son armée. Seulement, cette fois, en fuyant, il dépouillait la capitale de tous les chefs-d'oeuvre recueillis depuis un siècle, et de tout l'argent qu'il avait trouvé dans les caisses.

Alors, ce peuple désespéré courut au port. Les vaisseaux de la flotte anglaise, retenus par le vent contraire, ne pouvaient sortir de la rade. A la bannière flottant à son mât, on reconnaissait celui qui portait le roi: c'était, comme nous l'avons dit, le Van-Guard.

En effet, vers les quatre heures du matin, ainsi que l'avait prévu le comte de Thurn, le vent étant un peu tombé, la mer avait calmi; et, après avoir passé la nuit dans la maison de l'inspecteur du port, sans pouvoir se réchauffer, les fugitifs s'étaient remis en mer et à grand'peine avaient abordé le vaisseau de l'amiral.

Les jeunes princesses avaient eu faim et avaient soupé avec des anchois salés, du pain dur et de l'eau. La princesse Antonia, la plus jeune des filles de la reine, raconte ce fait et décrit ses angoisses et celles de ses augustes parents pendant cette terrible nuit.

Quoique la mer fût encore horriblement houleuse et le port mal garanti, l'archevêque de Naples, les barons, les magistrats et les élus du peuple montèrent dans des barques, et, à force d'argent, ayant décidé les plus braves patrons à les conduire, allèrent supplier le roi de revenir à Naples, promettant de sacrifier à la défense de la ville jusqu'à la dernière goutte de leur sang.

Mais le roi ne consentit à recevoir que le seul archevêque, monseigneur Capece Zurlo, lequel, malgré ses prières, ne put en tirer que ces paroles:

–Je me fie à la mer, parce que la terre m'a trahi.

Au milieu de ces barques, il y en avait une qui conduisait un homme seul. Cet homme, vêtu de noir, tenait son front abaissé dans ses mains, et, de temps en temps, relevait sa tête pâle pour regarder d'un oeil hagard si l'on approchait du vaisseau qui servait d'asile au roi.

Le vaisseau, comme nous l'avons dit, était entouré de barques; mais, devant cette barque isolée et cet homme seul, les barques s'écartèrent.

Il était facile de voir que c'était par répugnance et non par respect.

La barque et l'homme arrivèrent au pied de l'échelle; mais là se tenait un soldat de marine anglais, dont la consigne était de ne laisser monter personne à bord.

L'homme insista pour qu'on lui accordât, à lui, la faveur refusée à tous. Son insistance amena un officier de marine.

–Monsieur, cria celui à qui l'on refusait l'entrée du vaisseau, ayez la bonté de dire à ma reine que c'est le marquis Vanni qui sollicite l'honneur d'être reçu par elle pendant quelques instants.

Un murmure s'éleva de toutes les barques.

Si le roi et la reine, qui refusaient de recevoir les magistrats, les barons et les élus du peuple, recevaient Vanni, c'était une insulte faite à tous.

L'officier avait transmis la demande à Nelson. Nelson, qui connaissait le procureur fiscal, de nom, du moins, et qui savait les odieux services rendus à la royauté par ce magistrat, l'avait transmise à la reine.

L'officier reparut au haut de l'échelle, et, en anglais:

–La reine est malade, dit-il, et ne peut recevoir personne.

Vanni, ne comprenant pas l'anglais ou feignant de ne pas le comprendre, continuait à se cramponner à l'échelle, d'où le factionnaire le repoussait sans cesse.

Un autre officier vint, qui lui notifia le refus en mauvais italien.

–Alors, demandez au roi, cria Vanni. Il est impossible que le roi, que j'ai si fidèlement servi, repousse la requête que j'ai à lui présenter.

Les deux officiers se consultaient sur ce qu'il y avait à faire, lorsque, en ce moment même, le roi parut sur le pont, reconduisant l'archevêque.

–Sire! sire! cria Vanni en apercevant le roi, c'est moi! c'est votre fidèle serviteur!

Le roi, sans répondre à Vanni, baisa la main de l'archevêque.

L'archevêque descendit l'escalier, et, arrivé à Vanni, s'effaça le plus qu'il put pour ne point le toucher, même de ses vêtements.

Ce mouvement de répulsion, fort peu chrétien, du reste, fut remarqué des barques, où il souleva un murmure d'approbation.

Le roi saisit cette démonstration au passage et résolut d'en tirer profit.

C'était une lâcheté de plus; mais Ferdinand, à cet endroit, avait cessé de calculer.

–Sire, répéta Vanni, la tête découverte et les bras étendus vers le roi, c'est moi!

–Qui, vous? demanda le roi avec ce nasillement qui, dans ses goguenarderies, lui donnait tant de ressemblance avec Polichinelle.

–Moi, le marquis Vanni.

–Je ne vous connais pas, dit le roi.

–Sire, s'écria Vanni, vous ne reconnaissez pas votre procureur fiscal, le rapporteur de la junte d'État?

–Ah! oui, dit le roi, c'est vous qui disiez que la tranquillité ne serait rétablie dans le royaume que lorsqu'on aurait arrêté tous les nobles, tous les barons, tous les magistrats, tous les jacobins, enfin; c'est vous qui demandiez la tête de trente-deux personnes et qui vouliez donner la torture à Medici, à Canzano, à Teodoro Montecelli.

La sueur coulait du front de Vanni.

–Sire! murmura-t-il.

–Oui, répondit le roi, je vous connais, mais de nom seulement; je n'ai jamais eu affaire à vous, ou plutôt vous n'avez jamais eu affaire à moi. Vous ai-je jamais personnellement donné un seul ordre?

–Non, sire, c'est vrai, dit Vanni en secouant la tête. Tout ce que j'ai fait, je l'ai fait par le commandement de la reine.

–Eh bien, alors, dit le roi, si vous avez quelque chose à demander, demandez-le à la reine et non à moi.

–Sire, je me suis, en effet, adressé à la reine.

–Bon! dit le roi, qui voyait combien son refus était approuvé par tous les assistants et qui, reconquérant un peu de sa popularité par l'acte d'ingratitude qu'il faisait, au lieu d'abréger la conversation, cherchait à la prolonger; eh bien?

–La reine a refusé de me recevoir, sire.

–C'est désagréable pour vous, mon pauvre marquis; mais, comme je n'approuvais pas la reine quand elle vous recevait, je ne puis la désapprouver quand elle ne vous reçoit pas.

–Sire! s'écria Vanni avec l'accent d'un naufragé qui sent glisser entre ses bras l'épave à laquelle il s'était cramponné, et sur laquelle il fondait son salut; sire! vous savez bien qu'après les soins que j'ai rendus à votre gouvernement, je ne puis rester à Naples… Me refuser l'asile que je vous demande sur un des bâtiments de la flotte anglaise, c'est me condamner à mort: les jacobins me pendront!

–Et avouez, dit le roi, que vous l'aurez bien mérité!

–Oh! sire! sire! il manquait à mon malheur l'abandon de Votre Majesté!

–Ma Majesté, mon cher marquis, n'est pas plus puissante ici qu'à Naples. La vraie Majesté, vous le savez bien, c'est la reine. C'est la reine qui règne. Moi, je chasse et je m'amuse, – pas dans ce moment-ci, je vous prie de le croire; c'est la reine qui a fait venir M. Mack et qui l'a nommé général en chef; c'est la reine qui fait la guerre; c'est la reine qui veut aller en Sicile. Chacun sait que, moi, je voulais rester à Naples. Arrangez-vous avec la reine; mais je ne puis m'occuper de vous.

Vanni prit, d'un geste désespéré, sa tête entre ses mains.

–Ah! si fait, dit le roi, je puis vous donner un conseil…

Vanni releva le front, un rayon d'espoir passa sur son visage livide.

–Je puis, continua le roi, vous donner le conseil d'aller à bord de la Minerve, où est embarqué le duc de Calabre et sa maison, demander passage à l'amiral Caracciolo. Mais, quant à moi, bonjour, cher marquis! bon voyage!

Et le roi accompagna ce souhait d'un bruit grotesque qu'il faisait avec la bouche et qui imitait, à s'y méprendre, celui que fait le diable dont parle Dante et qui se servait de sa queue au lieu de trompette.

Quelques rires éclatèrent, malgré la gravité de la situation; quelques cris de «Vive le roi!» se firent entendre; mais ce qui fut unanime, ce fut le concert de huées et de sifflets qui accompagna le départ de Vanni.

Si peu de chance qu'il y eût dans ce conseil donné par le roi, c'était un dernier espoir. Vanni s'y cramponna et donna l'ordre de ramer vers la frégate la Minerve, qui se balançait gracieusement à l'écart de le flotte anglaise, portant à son grand mât le pavillon indiquant qu'elle avait à bord le prince royal.

Trois hommes montés sur la dunette suivaient, avec des longues-vues, la scène que nous venons de raconter. C'étaient le prince royal, l'amiral Caracciolo et le chevalier San-Felice, dont la lunette, nous devons le dire, se tournait plus souvent du côté de Mergellina, où s'élevait la maison du Palmier, que du côté de Sorrente, dans la direction de laquelle était ancré le Van-Guard.

Le prince royal vit cette barque qui, à force de rames, se dirigeait vers la Minerve, et, comme il avait vu l'homme qui la montait parler longtemps au roi, il fixa avec une attention toute particulière sa lunette sur cet homme.

Tout à coup, le reconnaissant:

–C'est le marquis Vanni, le procureur fiscal! s'écria-t-il.

–Que vient faire à mon bord ce misérable? demanda Caracciolo en fronçant le sourcil.

Puis, se rappelant tout à coup que Vanni était l'homme de la reine:

–Pardon, Altesse, dit-il en riant, vous savez que les marins et les juges ne portent pas le même uniforme; peut-être un préjugé me rend-il injuste.

–Il ne s'agit point ici de préjugé, mon cher amiral, répondit le prince François: il s'agit de conscience. Je comprends tout. Vanni a peur de rester à Naples, Vanni veut fuir avec nous. Il a été demander au roi de le recevoir sur le Van-Guard: le roi ayant refusé, le malheureux vient à nous.

–Et quel est l'avis de Votre Altesse à l'endroit de cet homme? demanda Caracciolo.

–S'il vient avec un ordre écrit de mon père, mon cher amiral, comme nous devons obéissance à mon père, recevons-le; mais, s'il n'est point porteur d'un ordre écrit bien en règle, vous êtes maître suprême à votre bord, amiral, vous ferez ce que vous voudrez. Viens, San-Felice.

Et le prince descendit dans la cabine de l'amiral, que celui-ci lui avait cédée, entraînant derrière lui son secrétaire.

La barque s'approchait. L'amiral fit descendre un matelot sur le dernier degré de l'escalier, au haut duquel il se tint les bras croisés.

–Ohé! de la barque! cria le matelot, qui vive?

–Ami, répondit Vanni.

L'amiral sourit dédaigneusement.

–Au large! dit le matelot. Parlez à l'amiral.

Les rameurs, qui savaient à quoi s'en tenir sur Caracciolo à l'endroit de la discipline, se tinrent au large.

–Que voulez-vous? demanda l'amiral de sa voix rude et brève.

–Je suis…

L'amiral l'interrompit.

–Inutile de me dire qui vous êtes, monsieur: comme tout Naples, je le sais. Je vous demande, non pas qui vous êtes, mais ce que vous voulez.

–Excellence, Sa Majesté le roi, n'ayant point de place à bord du Van-Guard pour m'emmener en Sicile, me renvoie à Votre Excellence en la priant…

–Le roi ne prie pas, monsieur, il ordonne: où est l'ordre?

–Où est l'ordre?

–Oui, je vous demande où il est; sans doute, en vous envoyant à moi, il vous a donné un ordre; car le roi doit bien savoir que, sans un ordre de lui, je ne recevrais pas à mon bord un misérable tel que vous.

 

–Je n'ai pas d'ordre, dit Vanni consterné.

–Alors, au large!

–Excellence!..

–Au large! répéta l'amiral.

Puis, s'adressant au matelot:

–Et, quand vous aurez crié une troisième fois: «Au large!» si cet homme ne s'éloigne pas, feu dessus!

–Au large! cria le matelot.

La barque s'éloigna.

Tout espoir était perdu. Vanni rentra chez lui. Sa femme et ses enfants ne s'attendaient point à le revoir. Ces demandeurs de têtes ont des femmes et des enfants comme les autres hommes; ils ont même quelquefois, assure-t-on, des coeurs d'époux et des entrailles de père… Femme et enfants accoururent à lui, tout étonnés de son retour:

Vanni s'efforça de leur sourire, leur annonça qu'il partait avec le roi; mais, comme le départ n'aurait probablement lieu que dans la nuit, à cause du vent contraire, il était venu chercher des papiers importants que, dans son empressement à quitter Naples, il n'avait pas eu le temps de réunir.

C'était ce soin, auquel il allait se livrer, disait-il, qui le ramenait.

Vanni embrassa sa femme et ses enfants, entra dans son cabinet et s'y renferma.

Il venait de prendre une résolution terrible: celle de se tuer.

Il se promena quelque temps, passant de son cabinet dans sa chambre à coucher, qui communiquaient l'une avec l'autre, flottant entre les différents genres de mort qu'il se trouvait avoir sous la main, la corde, le pistolet, le rasoir.

Enfin, il s'arrêta au rasoir.

Il s'assit devant son bureau, plaça en face de lui une petite glace, puis, à côté de la petite glace, son rasoir.

Après quoi, trempant dans l'encre cette plume qui tant de fois avait demandé la mort d'autrui, il rédigea en ces termes son propre arrêt de mort:

«L'ingratitude dont je suis victime, l'approche d'un ennemi terrible, l'absence d'asile, m'ont déterminé à m'enlever la vie, qui, désormais, est pour moi un fardeau.

«Que l'on n'accuse personne de ma mort et qu'elle serve d'exemple aux inquisiteurs d'État.»

Au bout de deux heures, la femme de Vanni, inquiète de ne point voir se rouvrir la chambre de son mari, inquiète surtout de n'entendre aucun bruit dans cette chambre, quoique plusieurs fois elle eût écouté, frappa à la porte.

Personne ne lui répondit.

Elle appela: même silence.

On essaya de pénétrer par la porte de la chambre à coucher: elle était fermée, comme celle du cabinet.

Un domestique offrit alors de casser un carreau et d'entrer par la fenêtre.

On n'avait que ce moyen ou celui de faire ouvrir la porte par un serrurier.

On redoutait un malheur: la préférence fut donnée au moyen proposé par le domestique.

Le carreau fut cassé, la fenêtre ouverte: le domestique entra.

Il jeta un cri et recula jusqu'à la fenêtre.

Vanni était renversé sur un bras de son fauteuil, en arrière, la gorge ouverte. Il s'était tranché la carotide avec son rasoir, tombé près de lui.

Le sang avait jailli sur ce bureau où tant de fois le sang avait été demandé; le miroir devant lequel Vanni s'était ouvert l'artère en était rouge; la lettre où il donnait la cause de son suicide en était souillée.

Il était mort presque instantanément, sans se débattre, sans souffrir.

Dieu, qui avait été sévère envers lui au point de ne lui laisser que la tombe pour refuge, avait du moins été miséricordieux pour son agonie.

«Du sang des Gracques, a dit Mirabeau, naquit Marius.» Du sang de Vanni naquit Speciale.

Il eût peut-être été mieux, pour l'unité de notre livre, de ne faire de Vanni et de Speciale qu'un seul homme; mais l'inexorable histoire est là, qui nous force à constater que Naples a fourni à son roi deux Fouquier-Tinville, quand la France n'en avait donné qu'un à la Révolution.

L'exemple qui aurait dû survivre à Vanni fut perdu. Il manque parfois de bourreaux pour exécuter les arrêts, jamais de juges pour les rendre.

Le lendemain, vers trois heures de l'après-midi, le temps s'étant éclairci et le vent étant devenu favorable, les vaisseaux anglais, ayant appareillé, s'éloignèrent et disparurent à l'horizon.