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La San-Felice, Tome 05

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LXXXI
OU CE QUI DEVAIT ARRIVER ARRIVE

L'armistice fut, comme nous l'avons dit, signé le 10 décembre, et la ville de Capoue fut, ainsi que la chose avait été convenue, remise aux Français le 11.

Le 13, le prince Pignatelli fit venir au palais les représentants de la ville.

Cet appel avait pour but de les inviter à trouver le moyen de répartir, entre les grands propriétaires et les principaux négociants de Naples, la moitié de la contribution de deux millions et demi de ducats qui devait être payée le surlendemain. Mais les députés, qui pour la première fois étaient bien accueillis, refusèrent positivement de se charger de cette impopulaire mission, disant que cela ne les regardait aucunement, et que c'était à celui qui avait pris l'engagement de le tenir.

Le 14, – les événements vont devenir quotidiens et de plus en plus graves, de sorte que nous n'aurons qu'à les noter jusqu'au 20, – le 14, les 8,000 hommes du général Naselli, rembarqués aux bouches du Volturne, entrèrent dans le golfe de Naples avec leurs armes et leurs munitions.

On pouvait prendre ces 8,000 hommes, les placer sur la route de Capoue à Naples, les faire soutenir par 30,000 lazzaroni, et rendre ainsi la ville imprenable.

Mais le prince Pignatelli, manquant de toute popularité, ne se regardait point, à juste titre, comme assez fort pour prendre une pareille résolution, que rendait cependant urgente la prochaine rupture de l'armistice. Nous disons prochaine, car, si les cinq millions, dont le premier sou n'était point trouvé, n'étaient pas prêts le lendemain, l'armistice était rompu de droit.

D'un autre côté, les patriotes désiraient la rupture de cet armistice, qui empêchait les Français, leurs frères d'opinion, de marcher sur Naples.

Le prince Pignatelli ne prit aucune mesure à l'endroit des 8,000 hommes qui entraient dans le port; ce que voyant les lazzaroni, ils montèrent sur toutes les barques qui bordaient le rivage, depuis le pont de la Madeleine jusqu'à Mergellina, voguèrent vers les felouques et s'emparèrent des canons, des fusils et des munitions des soldats, qui se laissèrent désarmer sans opposer aucune résistance.

Inutile de dire que nos amis Michele, Pagliuccella et fra Pacifico se trouvaient naturellement à la tête de cette expédition, grâce à laquelle leurs hommes se trouvèrent admirablement armés.

Quand ils se virent si bien armés, les huit mille lazzaroni ce mirent à crier: «Vive le roi! vive la religion!» et: «Mort aux Français!»

Quant aux soldats, ils furent mis à terre et eurent permission de se retirer où ils voulaient.

Au lieu de se retirer, ils se réunirent aux groupes et crièrent plus haut que les autres: «Vive le roi! vive la religion!» et: «Mort aux Français!»

En apprenant ce qui se passait et en entendant ces cris, le commandant du Château-Neuf, Massa, comprit qu'il ne tarderait probablement pas à être attaqué, et il envoya un de ses officiers, le capitaine Simonei, pour demander, en cas d'attaque, quelles étaient les instructions du vicaire général.

–Défendez le château, répondit le vicaire général; mais gardez-vous bien de faire aucun mal au peuple.

Simonei rapporta au commandant cette réponse, qui, au commandant comme à lui, parut singulièrement manquer de clarté.

Et, en effet, il était difficile, on en conviendra, de défendre le château contre le peuple, sans faire de mal au peuple.

Le commandant renvoya le capitaine Simonei pour demander une réponse plus positive.

–Faites feu à poudre, lui fut-il répondu: cela suffira pour disperser la multitude.

Simonei se retira en levant les épaules; mais, sur la place du palais, il fut rejoint par le duc de Geno, l'un des négociateurs de l'armistice de Sparanisi, qui lui ordonna, de la part du prince Pignatelli, de ne pas faire feu du tout.

De retour au Château-Neuf, Simonei raconta ses deux entrevues avec le vicaire général; mais, au moment même où il entamait son récit, une foule immense se précipita vers le château, brisa la première porte, et s'empara du pont en criant: «La bannière royale! la bannière royale!»

En effet, depuis le départ du roi, la bannière royale avait disparu de dessus le château, comme, en l'absence du chef de l'État, le drapeau disparaît du dôme des Tuileries.

La bannière royale fut déployée selon le désir du peuple.

Alors, la foule, et particulièrement les soldats qui venaient de se laisser désarmer, demandèrent des armes et des munitions.

Le commandant répondit que, ayant les armes et les munitions en compte et sous sa responsabilité, il ne pouvait délivrer ni un seul fusil ni une seule cartouche, sans l'ordre du vicaire général.

Que l'on vînt avec un ordre du vicaire général, et il était prêt à tout donner, même le château.

Mais, tandis que l'inspecteur de la cantine Minichini, parlementait avec le peuple, le régiment samnite, qui avait la garde des portes, les ouvrit au peuple.

La foule se précipita dans le château et en chassa le commandant et les officiers.

Le même jour et à la même heure, comme si c'était un mot d'ordre, – et probablement, en effet, en était-ce un, – les lazzaroni s'emparèrent des trois autres châteaux, Saint-Elme, de l'Oeuf et del Carmine.

Était-ce mouvement instantané du peuple? était-ce impulsion du vicaire général, qui voyait dans la dictature populaire un double moyen de neutraliser les projets des patriotes et d'exécuter les instructions incendiaires de la reine?

La chose demeura un mystère; mais, quoique les causes restassent cachées, les faits furent visibles.

Le lendemain 15 janvier, vers deux heures de l'après-midi, cinq calèches chargées d'officiers français, parmi lesquels se trouvait l'ordonnateur général Archambal, signataire du traité de Sparanisi, entrèrent à Naples par la porte de Capoue et descendirent à l'Albergo reale.

Ils venaient pour recevoir les cinq millions qui devaient être payés à titre d'indemnité au général Championnet, et, comme il y a du caractère français partout où il y a des Français, pour aller au théâtre de Saint-Charles.

Immédiatement, le bruit se répandit qu'ils venaient prendre possession de la ville, que le roi était trahi et qu'il fallait venger le roi.

Qui avait intérêt à propager ce bruit? Celui qui, ayant cinq millions à payer, n'avait pas ces cinq millions pour faire honneur à sa parole, et qui, ne pouvant payer en argent, voulait trouver une défaite, si mauvaise et si coupable qu'elle fût.

Vers sept heures du soir, quinze ou vingt mille soldats ou lazzaroni armés se portèrent à l'Albergo reale en criant: «Vive le roi! vive la religion! mort aux Français!»

A la tête de ces hommes étaient ceux que l'on avait vus à la tête de l'émeute où avaient péri les frères della Torre, et de celle où le malheureux Ferrari avait été mis en morceaux, c'est-à-dire les Pasquale, les Rinaldi, les Beccaïo. Quant à Michele, nous dirons plus tard où il était.

Par bonheur, Archambal était au palais, près de Pignatelli, qui essayait de le payer en belles paroles, ne pouvant le payer en argent.

Les autres officiers étaient au spectacle.

Tout ce peuple fanatisé se précipita vers Saint-Charles. Les sentinelles de la porte voulurent faire résistance et furent tuées. On vit tout à coup un flot de lazzaroni, hurlant et menaçant, se répandre dans le parterre.

Les cris de «Mort aux Français!» retentissaient dans la rue, dans les corridors, dans la salle.

Que pouvaient douze ou quinze officiers armés de leurs sabres seulement, contre des milliers d'assassins?

Des patriotes les enveloppèrent, leur firent un rempart de leurs corps, les poussèrent dans le corridor, ignoré du peuple et réservé au roi seul, qui conduisait de la salle au palais. Là, ils trouvèrent Archambal près du prince, et, sans avoir reçu un sou des cinq millions, mais après avoir couru le risque de la vie, ils reprirent le chemin de Capoue, protégés par un fort piquet de cavalerie.

A la vue de cette populace qui envahissait la salle, les acteurs avaient baissé la toile et interrompu le spectacle.

Quant aux spectateurs, fort indifférents à ce qui pouvait arriver aux Français, ils ne songèrent qu'à se mettre en sûreté.

Ceux qui connaissent l'agilité des mains napolitaines peuvent se faire une idée du pillage qui eut lieu pendant cette invasion. Plusieurs personnes furent, en fuyant, étouffées aux portes de sortie, d'autres foulées aux pieds dans les escaliers.

Le pillage se continua dans la rue. Il fallait bien que ceux qui n'avaient pas pu entrer eussent leur part de l'aubaine.

Sous prétexte de s'assurer si elles ne cachaient pas des Français, toutes les voitures furent ouvertes et ceux qui étaient dedans dévalisés.

Les membres de la municipalité, les patriotes, les hommes les plus distingués de Naples essayèrent vainement de mettre de l'ordre parmi cette multitude, qui, courant par les rues, volait, dépouillait, assassinait; ce que voyant, d'un commun accord, ils se rendirent chez l'archevêque de Naples, monseigneur Capece Zurlo, homme fort estimé de tous, d'une grande douceur d'esprit, d'une grande régularité de moeurs, et le supplièrent de recourir au secours et, s'il le fallait, aux pompes de la religion, pour faire rentrer dans l'ordre toute cette abominable populace, qui roulait désordonnée et dévastatrice dans les rues de Naples comme un torrent de lave.

L'archevêque monta en carrosse découvert, mit des torches aux mains de ses domestiques, laboura, pour ainsi dire, cette multitude en tout sens, sans pouvoir faire entendre une seule parole, sa voix étant incessamment couverte par les cris de «Vive le roi! vive la religion! vive saint Janvier! mort aux jacobins!»

Et, en effet, le peuple, maître des trois châteaux, était maître de la ville entière, et il commença d'inaugurer sa dictature en organisant le meurtre et le pillage, sous les yeux mêmes de l'archevêque. Depuis Masaniello, c'est-à-dire depuis cent cinquante-deux ans, la cavale que le peuple de Naples a pour armes n'avait point été lâchée à sa fantaisie sans mors et sans selle. Elle s'en donnait à plaisir et rattrapait le temps perdu. Jusque-là, les assassinats avaient été, pour ainsi dire, accidentels; à partir de ce moment, ils furent régularisés.

 

Tout homme vêtu avec élégance, et portant ses cheveux coupés court, était désigné sous le nom de jacobin, et ce nom était un arrêt de mort. Les femmes des lazzaroni, toujours plus féroces que leurs maris aux jours de révolution, les accompagnaient, armées de ciseaux, de couteaux et de rasoirs, et exécutaient, au milieu des huées et des rires, sur les malheureux que condamnaient leurs maris, les mutilations les plus horribles et les plus obscènes. Dans ce moment de crise suprême, où la vie de tout ce qu'il y avait d'honnêtes gens à Naples ne tenait qu'à un caprice, à un mot, à un fil, quelques patriotes pensèrent à un reste de leurs amis prisonniers et oubliés par Vanni dans les cachots de la Vicaria et del Carmine. Il se déguisèrent en lazzaroni, criant qu'il fallait délivrer les prisonniers pour accroître les forces d'autant de braves. La proposition fut accueillie par acclamation. On courut aux prisons, on délivra les prisonniers, mais, avec eux, cinq ou six mille forçats, vétérans de l'assassinat et du vol, qui se répandirent dans la ville et redoublèrent le tumulte et la confusion.

C'est une chose remarquable, à Naples et dans les provinces méridionales, que la part que prennent les forçats à toutes les révolutions. Comme les gouvernements despotiques qui se sont succédé dans l'Italie méridionale, depuis les vice-rois espagnols jusqu'à la chute de François II, c'est-à-dire depuis 1503 jusqu'en 1860, ont toujours eu pour premier principe de pervertir le sens moral, il en résulte que le galérien n'y inspire point la même répulsion que chez nous. Au lieu d'être parqués dans leurs bagnes et sans communication avec la société qui les a repoussés de son sein, ils sont mêlés à la population, qui ne les rend pas meilleurs et qu'ils rendent plus mauvaise. Leur nombre est immense, presque le double de celui de la France, et, à un moment donné, ils sont pour les rois, qui ne dédaignent pas leur alliance, un puissant et terrible secours à Naples, – et, par Naples, nous entendons toutes les provinces napolitaines. Il n'y a pas de galères à vie. Nous avons fait un calcul, bien facile à faire, du reste, qui nous a donné une moyenne de neuf ans pour les galères à vie. Ainsi, depuis 1799, c'est-à-dire depuis soixante-cinq ans, les portes des galères ont été ouvertes six fois, et toujours par la royauté, qui, en 1799, en 1806, en 1809, en 1821, en 1848 et en 1860, y recruta des champions. Nous verrons le cardinal Ruffo aux prises avec ces étranges auxiliaires, ne sachant comment s'en débarrasser, et, dans toutes les occasions, les poussant au feu.

J'avais pour voisins, pendant les deux ans et demi que j'ai passés à Naples, une centaine de forçats habitant une succursale du bagne située dans la même rue que mon palais. Ces hommes n'étaient employés à aucun travail et passaient leurs journées dans l'inaction la plus absolue. Aux heures fraîches de l'été, c'est-à-dire de six heures à dix heures du matin et de quatre à six heures du soir, ils se tenaient soit à cheval, soit accoudés sur le mur, regardant ce magnifique horizon qui n'a pour borne que la mer de Sicile, sur laquelle se découpe la sombre silhouette de Caprée.

–Quels sont ces hommes? demandai-je un jour aux agents de l'autorité.

Gentiluomini (des gentlemen), me répondit celui-ci.

–Qu'ont-ils fait?

Nulla! hanno amazzato (rien! ils ont tué).

Et, en effet, à Naples, l'assassinat n'est qu'un geste, et le lazzarone ignorant, qui n'a jamais sondé les mystères de la vie et de la mort, ôte la vie et donne la mort sans avoir aucune idée, ni philosophique ni morale, de ce qu'il donne et de ce qu'il ôte.

Que l'on se figure donc le rôle sanglant que doivent jouer, dans les situations pareilles à celles où nous venons de montrer Naples, des hommes dont les prototypes sont les Mammone, qui boivent le sang de leurs prisonniers, et les La Gala, qui les font cuire et qui les mangent!

LXXXII
LE PRINCE DE MALITERNO

Il fallait au plus tôt porter remède à la situation, ou Naples était perdue et les ordres de la reine étaient exécutés à la lettre, c'est-à-dire que la bourgeoisie et la noblesse disparaissaient dans un massacre général et qu'il ne restait que le peuple, ou plutôt que la populace.

Les députés de la ville, alors, se réunirent dans la vieille basilique de Saint-Laurent, dans laquelle tant de fois avaient été discutés les droits du peuple et ceux du pouvoir royal.

Le parti républicain, qui, nous l'avons vu, avait déjà été en relation avec le prince de Maliterno, et qui, d'après ses promesses, croyait pouvoir compter sur lui, faisant valoir son courage dans la campagne de 1796, et ce que, quelques jours auparavant encore, il venait de faire pour la défense de Capoue, le proposa comme général du peuple.

Les lazzaroni, qui venaient de le voir combattre contre les Français, n'eurent aucune défiance et accueillirent son nom par acclamation.

Son entrée était préparée pour se faire au milieu de l'enthousiasme général. Au moment où le peuple criait: «Oui! oui! Maliterno! vive Maliterno! mort aux Français! mort aux jacobins!» Maliterno parut à cheval et armé de pied en cap.

Le peuple napolitain est un peuple d'enfants, facile à se laisser prendre à des coups de théâtre. L'arrivée du prince, au milieu des bravos qui signalaient sa nomination, lui parut providentielle. A sa vue, les cris redoublèrent. On enveloppa son cheval, comme, la veille et le matin encore, on avait enveloppé le carrosse de l'archevêque, et chacun hurla, de cette voix qu'on n'entend qu'à Naples:

–Vive Maliterno! vive notre défenseur! vive notre père!

Maliterno descendit de cheval, laissa l'animal aux mains des lazzaroni et entra dans l'église de San-Lorenzo. Déjà accepté par le peuple, il fut proclamé dictateur par le municipe, revêtu de pouvoirs illimités, et libre de choisir lui-même son lieutenant.

Séance tenante, et avant même que Maliterno sortit de l'église, on annonça une députation chargée de se rendre près du vicaire général et de lui dire que la ville et le peuple ne voulaient plus obéir à un autre chef que celui qu'ils s'étaient choisi, et que ce chef, qui venait d'être élu, était le seigneur San-Girolame, prince de Maliterno.

Le vicaire général devait donc être invité par la députation à reconnaître les nouveaux pouvoirs créés par le municipe et acceptés, mieux encore, proclamés par le peuple.

La députation qui s'était offerte, et qui avait été acceptée, se composait de Manthonnet, Cirillo, Schipani, Velasco et Pagano.

Elle se présenta au palais.

La révolution, depuis deux jours, avait marché à pas de géant. Le peuple, trompé par elle, lui prêtait momentanément son appui, et, cette fois, les députés ne venaient plus en suppliants, mais en maîtres.

Ces changements n'étonneront point nos lecteurs, qui les ont vus s'opérer sous leurs yeux.

Ce fut Cirillo qui fut chargé de porter la parole.

Sa harangue fut courte: il supprima le titre de prince et même celui d'excellence.

–Monsieur, dit-il au vicaire général, nous venons, au nom de la ville, vous inviter à renoncer aux pouvoirs que vous avez reçus du roi, vous prier de nous remettre, ou plutôt de remettre à la municipalité, l'argent de l'État qui est à votre disposition, et de prescrire, par un édit, le dernier que vous rendrez, obéissance entière à la municipalité et au prince de Maliterno, nommé général par le peuple.

Le vicaire général ne répondit point positivement, mais demanda vingt-quatre heures pour réfléchir, en disant que la nuit porte conseil.

Le conseil que lui porta la nuit fut de s'embarquer au point du jour, avec le reste du trésor royal, sur un bâtiment faisant voile pour la Sicile.

Revenons au prince de Maliterno.

L'important était de désarmer le peuple, et, en le désarmant, d'arrêter les massacres.

Le nouveau dictateur, après avoir engagé sa parole aux patriotes et juré de marcher en tout point d'accord avec eux, sortit de l'église, monta de nouveau à cheval, et, le sabre à la main, après avoir répondu par le cri de «Vive le peuple!» au cri de «Vive Maliterno!» nomma pour son lieutenant don Lucio Caracciolo, duc de Rocca-Romana, presque aussi populaire que lui, à cause de son brillant combat de Caïazzo. Le nom du beau gentilhomme qui, depuis quinze ans, avait changé trois fois d'opinions et qui devait se les faire pardonner par une troisième trahison, fut salué par une immense acclamation.

Après quoi, le prince de Maliterno fit une harangue, pour inviter le peuple à déposer les armes dans un couvent voisin destiné à servir de quartier général, et ordonna, sous peine de mort, d'obéir à toutes les mesures qu'il croirait nécessaires pour rétablir la tranquillité publique.

En même temps, pour donner plus de poids à ses paroles, il fit dresser des potences dans toutes les rues et sur toutes les places, et sillonna la ville de patrouilles composées des citoyens les plus braves et et les plus honnêtes, chargées d'arrêter et de pendre, sans autre forme de procès, les voleurs et les assassins pris en flagrant délit.

Puis il fut convenu qu'à la bannière blanche, c'est-à-dire à la bannière royale, était substituée la bannière du peuple, c'est-à-dire la bannière tricolore. Les trois couleurs du peuple napolitain étaient le bleu, le jaune et le rouge.

A ceux qui demandèrent des explications sur ce changement et qui essayèrent de le discuter, Maliterno répondit qu'il changeait le drapeau napolitain pour ne pas montrer aux Français une bannière qui avait fui devant eux. Le peuple, orgueilleux d'avoir sa bannière, accepta.

Lorsque, le matin du 17 janvier, on connut à Naples, la fuite du vicaire général et les nouveaux malheurs dont cette fuite menaçait Naples, la colère du peuple, jugeant inutile de poursuivre Pignatelli, qu'il ne pouvait atteindre, se tourna tout entière contre Mack.

Une bande de lazzaroni se mit à sa recherche. Mack, selon eux, était un traître, qui avait pactisé avec les jacobins et avec les Français, et qui, par conséquent, méritait d'être pendu. Cette bande se dirigea vers Caserte, où elle croyait le trouver.

Il y était, en effet, avec le major Riescach, le seul officier qui lui fût resté fidèle dans ce grand désastre, lorsqu'on vint lui annoncer le danger qu'il courait. Ce danger était sérieux. Le duc de Salandra, que les lazzaroni avaient rencontré sur la route de Caserte et qu'ils avaient pris pour lui, avait failli y laisser la vie. Il ne restait qu'une ressource au malheureux général: c'était d'aller chercher un asile sous la tente de Championnet; mais il l'avait, on se le rappelle, si grossièrement traité dans la lettre qu'en entrant en campagne, il lui avait fait porter par le major Riescach; il avait, en quittant Rome, rendu contre les Français un ordre du jour si cruel, qu'il n'osait espérer dans la générosité du général français. Mais le major Riescach le rassura, lui proposant de le précéder et de préparer son arrivée. Mack accepta la proposition, et, tandis que le major accomplissait sa mission, il se retira dans une petite maison de Cirnao, à la sûreté de laquelle il croyait à cause de son isolement.

Championnet était campé en avant de la petite ville d'Aversa, et, toujours curieux de monuments historiques, il venait de reconnaître avec son fidèle Thiébaut, dans un vieux couvent abandonné, les ruines du château où Jeanne avait assassiné son mari, et jusqu'aux restes du balcon où André fut pendu avec l'élégant lacet de soie et d'or tressé par la reine elle-même. Il expliquait à Thiébaut, moins savant que lui en pareille matière, comment Jeanne avait obtenu l'absolution de ce crime en vendant au pape Clément VI Avignon pour soixante mille écus, lorsqu'un cavalier s'arrêta à la porte de sa tente et que Thiébaut jeta un cri de joie et de surprise en reconnaissant son ancien collègue, le major Riescach.

Championnet reçut le jeune officier avec la même courtoisie qu'il l'avait reçu à Rome, lui exprima son regret de ce qu'il ne fût point arrivé une heure plus tôt pour prendre part à la promenade archéologique qu'il venait de faire; puis, sans s'informer du motif qui l'amenait, lui offrit ses services comme à un ami, et comme si cet ami ne portait point l'uniforme napolitain.

–D'abord, mon cher major, lui dit-il, permettez que je commence par des remercîments. J'ai trouvé, à mon retour à Rome, le palais Corsini, que je vous avais confié, dans le meilleur état possible. Pas un livre, pas une carte, pas une plume ne manquait. Je crois même que l'on ne s'était, pendant deux semaines qu'il a été habité, servi d'aucun des objets dont je me sers tous les jours.

 

–Eh bien, mon général, si vous m'êtes aussi reconnaissant que vous le dites du petit service que vous prétendez avoir reçu de moi, vous pouvez, à votre tour, m'en rendre un grand.

–Lequel? demanda Championnet en souriant.

–C'est d'oublier deux choses.

–Prenez garde! oublier est moins facile que de se souvenir. Quelles sont ces deux choses? Voyons!

–D'abord, la lettre que je vous ai portée à Rome de la part du général Mack.

–Vous avez pu voir qu'elle avait été oubliée cinq minutes après avoir été lue. La seconde?

–La proclamation relative aux hôpitaux.

–Celle-là, monsieur, répondit Championnet, je ne l'oublie pas, mais je la pardonne.

Riescach s'inclina.

–Je ne puis demander davantage de votre générosité, dit-il. Maintenant, le malheureux général Mack…

–Oui, je le sais, on le poursuit, on le traque, on veut l'assassiner; comme Tibère, il est forcé de coucher chaque nuit dans une nouvelle chambre. Pourquoi ne vient-il pas tout simplement me trouver? Je ne pourrai pas, comme le roi des Perses à Thémistocle, lui donner cinq villes de mon royaume pour subvenir à son entretien; mais j'ai ma tente, elle est assez grande pour deux, et, sous cette tente, il recevra l'hospitalité du soldat.

Championnet achevait à peine ces paroles, qu'un homme couvert de poussière sautait à bas d'un cheval ruisselant d'écume, et se présentait timidement au seuil de la tente que le général français venait de lui offrir.

Cet homme, c'était Mack, qui, apprenant que les hommes lancés à sa poursuite se dirigeaient sur Carnava, n'avait pas cru devoir attendre le retour de son envoyé et la réponse de Championnet.

–Mon général, s'écria Riescach, entrez, entrez! Comme je vous l'avais dit, notre ennemi est le plus généreux des hommes.

Championnet se leva et s'avança au-devant de Mack, la main ouverte.

Mack crut sans doute que cette main s'ouvrait pour lui demander son épée.

La tête basse, le front rougissant, muet, il la tira du fourreau, et, la prenant par la lame, il la présenta au général français par la poignée.

–Général, lui dit-il, je suis votre prisonnier, et voici mon épée.

–Gardez-la, monsieur, répondit Championnet avec son fin sourire; mon gouvernement m'a défendu de recevoir des présents de fabrique anglaise.

Finissons-en avec le général Mack, que nous ne retrouverons plus sur notre chemin, et que nous quittons, nous devons l'avouer, sans regret.

Mack fut traité par le général français comme un hôte et non comme un prisonnier. Dès le lendemain de son arrivée sous sa tente, il lui donna un passeport pour Milan, en le mettant à la disposition du Directoire.

Mais le Directoire traita Mack avec moins de courtoisie que Championnet. Il le fit arrêter, l'enferma dans une petite ville de France, et, après la bataille de Marengo, l'échangea contre le père de celui qui écrit ces lignes, lequel était à Brindisi prisonnier par surprise du roi Ferdinand.

Malgré ses revers en Belgique, malgré l'incapacité dont il avait fait preuve dans cette campagne de Rome, le général Mack obtint, en 1804, le commandement de l'armée de Bavière.

En 1805, à l'approche de Napoléon, il se renferma dans Ulm, où, après deux mois de blocus, il signa la plus honteuse capitulation que l'on ait jamais mentionnée dans les annales de la guerre.

Il se rendit avec 35,000 hommes.

Cette fois, on lui fit son procès, et il fut condamné à mort; mais sa peine fut commuée en une détention perpétuelle au Spitzberg.

Au bout de deux ans, le général Mack obtint sa grâce et fut mis en liberté.

A partir de 1808 il disparaît de la scène du monde, et l'on n'entend plus parler de lui.

On a très-justement dit de lui que, pour avoir la réputation de premier général de son siècle, il ne lui avait manqué que de ne pas avoir eu d'armées à commander.

Continuons à dérouler, dans toute sa simplicité historique, la liste des événements qui conduisirent les Français à Naples, et qui, d'ailleurs, forment un tableau de moeurs où ne manque ni la couleur ni l'intérêt.