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La San-Felice, Tome 05

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LXXIX
LA TRÊVE

Le départ du roi, auquel on s'attendait cependant depuis deux jours, laissa Naples dans la stupeur. Le peuple, pressé sur les quais, et qui avait toujours espéré, tant qu'il avait vu les vaisseaux anglais à l'ancre, que le roi changerait d'avis et se laisserait toucher par ses prières et ses promesses de dévouement, resta jusqu'à ce que le dernier bâtiment se fût confondu avec l'horizon grisâtre, et, une fois le dernier bâtiment disparu, s'écoula triste et silencieux. On en était encore à la période de prostration.

Le soir, une voix étrange courut par les rues de Naples. Nous nous servons de la forme napolitaine, qui exprime à merveille notre pensée. Ceux qui se rencontraient se disaient les uns aux autres: «Le feu!» et personne ne savait où était ce feu ni ce qui le causait.

Le peuple se rassembla de nouveau sur le rivage. Une épaisse fumée, partant du milieu du golfe, montait au ciel, inclinée de l'ouest vers l'est.

C'était la flotte napolitaine qui brûlait par l'ordre de Nelson et par les soins du marquis de Nezza.

C'était un beau spectacle; mais il coûtait cher!

On livrait aux flammes cent vingt barques canonnières.

Ces cent vingt barques brûlées en un seul et immense bûcher, on vit sur un autre point du golfe, – où, à quelque distance les uns des autres, étaient à l'ancre deux vaisseaux et trois frégates, – on vit tout à coup un rayon de flamme courir d'un bâtiment à l'autre, puis les cinq bâtiments prendre feu à la fois, et cette flamme, qui d'abord avait glissé à la surface de la mer, s'étendre le long des flancs des vaisseaux, et, dessinant leurs formes, monter le long des mâts, suivre les vergues, les câbles goudronnés, les hunes, s'élancer enfin jusqu'au sommet des mâts, où flottaient les flammes de guerre, puis, après quelques instants de cette fantastique illumination, les vaisseaux tomber en cendre, s'éteindre et disparaître engloutis dans les flots.

C'était le résultat de quinze ans de travaux, c'étaient des sommes immenses qui venaient d'être anéanties en une soirée, et cela, sans aucun but, sans aucun résultat. Le peuple rentra dans la ville comme en un jour de fête, après un feu d'artifice; seulement, le feu d'artifice avait coûté cent vingt millions!

La nuit fut sombre et silencieuse; mais c'était un de ces silences qui précèdent les irruptions du volcan. Le lendemain, au point du jour, le peuple se répandit dans les rues, bruyant, menaçant, tumultueux.

Les bruits les plus étranges couraient. On racontait qu'avant de partir la reine avait dit à Pignatelli:

–Incendiez Naples s'il le faut. Il n'y a de bon à Naples que le peuple. Sauvez le peuple et anéantissez le reste.

On s'arrêtait devant des affiches sur lesquelles était inscrite cette recommandation:

«Aussitôt que les Français mettront le pied sur le sol napolitain, toutes les communes devront s'insurger en masse, et le massacre commencera.

»Pour le roi:

»PIGNATELLI, vicaire général

Au reste, pendant la nuit du 23 au 24 décembre, c'est-à-dire pendant la nuit qui avait suivi le départ du roi, les représentants de la ville s'étaient réunis pour pourvoir à la sûreté de Naples.

On appelait la ville ce que, de nos jours, on appellerait la municipalité, c'est-à-dire sept personnes élues par les sedili.

Les sedili étaient les titulaires de priviléges qui remontaient à plus de huit cents ans.

Lorsque Naples était encore ville et république grecque, elle avait, comme Athènes, des portiques où se réunissaient, pour causer des affaires publiques, les riches, les nobles, les militaires.

Ces portiques étaient son agora.

Sous ces portiques, il y avait des siéges circulaires appelés sedili.

Le peuple et la bourgeoisie n'étaient point exclus de ces portiques; mais, par humilité, ils s'en excluaient eux-mêmes, et les laissaient à l'aristocratie, qui, comme nous l'avons dit, y délibérait sur les affaires de l'État.

Il y eut d'abord quatre sedili, autant que Naples avait de quartiers, puis six, puis dix, puis vingt.

Ces sedili, enfin, s'élevèrent jusqu'à vingt-neuf; mais, s'étant confondus les uns avec les autres, ils furent réduits définitivement à cinq, qui prirent les noms des localités où ils se trouvaient, c'est-à-dire de Capuana, de Montagna, de Nido, de Porto et de Porta-Nuova.

Les sedili acquirent une telle importance, que Charles d'Anjou les reconnut comme des puissances dans le gouvernement. Il leur accorda le privilége de représenter la capitale et le royaume, de nommer parmi eux les membres du conseil municipal de Naples, d'administrer les revenus de la ville, de concéder le droit de citoyen aux étrangers et d'être juges dans certaines causes.

Peu à peu, un peuple et une bourgeoisie se formèrent. Ce peuple et cette bourgeoisie, en voyant les nobles, les riches et les militaires seuls administrateurs des affaires de tous, demandèrent à leur tour un seggio ou sedile, qui leur fut accordé, et l'on nomma le sedile du peuple.

Sauf la noblesse, ce sedile eut les mêmes priviléges que les cinq autres.

La municipalité de Naples se forma alors d'un syndic et de six élus, un par sedile. Vingt-neuf membres choisis dans les mêmes réunions, et rappelait les vingt-neuf sedili qui, un instant, avaient existé dans la ville, leur furent adjoints.

Ce furent donc, le roi parti, le syndic, ces dix élus et ces vingt-neuf adjoints formant la cité, qui se réunirent et qui prirent, comme première mesure, la résolution de former une garde nationale et d'élire quatorze députés ayant mission de prendre la défense et les intérêts de Naples, dans les événements encore inconnus, mais, à coup sur, graves, qui se préparaient.

Que nos lecteurs excusent la longueur de nos explications: nous les croyons nécessaires à l'intelligence des faits qui nous restent à raconter, et sur lesquels l'ignorance de la constitution civile de Naples et des droits et des priviléges des Napolitains jetterait une certaine obscurité, puisque l'on assisterait à cette grande lutte de la royauté et du peuple, sans connaître, nous ne dirons pas les forces, mais les droits de chacun d'eux.

Donc, le 24 décembre, c'est-à-dire le lendemain du départ du roi, tandis qu'ils étaient occupés de l'élection de leurs quatorze députés, la ville et la magistrature allèrent présenter leurs hommages à M. le vicaire général prince Pignatelli.

Le prince Pignatelli, homme médiocre dans toute la force du terme, fort au-dessous de la situation que les événements lui faisaient, et, comme toujours, d'autant plus orgueilleux, qu'il était plus inférieur à sa position, – le prince Pignatelli les reçut avec une telle insolence, que la députation se demanda si les prétendues instructions que l'on disait laissées par la reine n'étaient pas réelles, et si la reine n'avait point lancé, en effet, l'acte fatal qui faisait trembler les Napolitains.

Sur ces entrefaites, les quatorze députés, ou plutôt représentants, que la ville devait élire, avaient été élus. Ils résolurent, comme premier acte constatant leur nomination et leur existence, malgré le médiocre succès de la première ambassade, d'en envoyer une seconde au prince Pignatelli, ambassade qui serait particulièrement chargée de lui démontrer l'utilité de la garde nationale, que la ville venait de décréter.

Mais le prince Pignatelli fut encore plus rogue et plus brutal cette fois que la première, répondant aux députés qui lui étaient adressés que c'était à lui, et non pas à eux, que la sécurité de la ville avait été confiée, et qu'il rendrait compte de cette sécurité à qui de droit.

Il arriva ce qui, d'habitude, arrive dans les circonstances où les pouvoirs populaires commencent, en vertu de leurs droits, à exercer leurs fonctions. La ville, à laquelle il fut rendu compte de la réponse insolente du vicaire général, ne se laissa aucunement intimider par cette réponse. Elle nomma de nouveaux députés qui, une troisième fois, se présentèrent devant le prince, et qui, voyant qu'il leur parlait plus grossièrement encore cette troisième fois que les deux premières, se contentèrent de lui répondre:

–Très bien! Agissez de votre côté, nous agirons du nôtre, et nous verrons en faveur de qui le peuple décidera.

Après quoi, ils se retirèrent.

On en était à Naples à peu près où en avait été la France après le serment du Jeu-de-Paume; seulement, la situation était plus nette pour les Napolitains, le roi et la reine n'étant plus là.

Deux jours après, la ville reçut l'autorisation de former la garde nationale qu'elle avait décrétée.

Mais, dans la manière de la former, bien plus encore que dans l'autorisation accordée ou refusée par le prince Pignatelli, était la difficulté.

Le mode de formation était l'enrôlement; mais l'enrôlement n'était point l'organisation.

La noblesse, habituée, à Naples, à occuper toutes les charges, avait la prétention, dans le nouveau corps qui s'organisait, d'occuper tous les grades ou, du moins, de ne laisser à la bourgeoisie que les grades inférieurs, dont elle ne se souciait pas.

Enfin, après trois ou quatre jours de discussion, il fut convenu que les grades seraient également répartis entre les bourgeois et les nobles.

Sur cette base, un bon plan fut établi, et, en moins de trois jours, les enrôlements montèrent à quatorze mille.

Mais, à cette heure que l'on avait les hommes, il s'agissait de se procurer les armes. Ce fut à cet endroit que l'on rencontra, de la part du vicaire général, une opposition obstinée.

A force de lutter, on obtint une première fois cinq cents fusils, et une seconde fois deux cents.

Alors les patriotes, le mot circulait déjà hautement, – les patriotes furent invités à prêter leurs armes, les patrouilles commencèrent immédiatement, et la ville prit un certain air de tranquillité.

 

Mais tout à coup, et au grand étonnement de chacun, on apprit à Naples qu'une trêve de deux mois, dont la première condition devait être la reddition de Capoue, avait été signée la veille, c'est-à-dire le 9 janvier 1799, à la demande du général Mack, entre le prince de Migliano et le duc de Geno, d'un côté, pour le compte du gouvernement, représenté par le vicaire général, et le commissaire ordonnateur Archambal, de l'autre, pour l'armée républicaine.

La trêve était arrivée à merveille pour tirer Championnet d'un grand embarras. Les ordres donnés par le roi pour le massacre des Français avaient été suivis à la lettre. Outre les trois grandes bandes de Pronio, de Mammone et de Fra-Diavolo que nous avons vues à l'oeuvre, chacun s'était mis en chasse des Français. Des milliers de paysans couvraient les routes, peuplaient les bois et la montagne, et, embusqués derrière les arbres, cachés derrière les rochers, couchés dans les plis du terrain, massacraient impitoyablement tous ceux qui avaient l'imprudence de rester en arrière des colonnes ou de s'éloigner de leurs campements. En outre, les troupes du général Naselli, de retour de Livourne, réunies aux restes de la colonne de Damas, s'étaient embarquées dans le but de descendre aux bouches du Garigliano et d'attaquer les Français par derrière, tandis que Mack leur présenterait la bataille de front.

La position de Championnet, perdu avec ses deux mille soldats au milieu de trente mille soldats révoltés, et ayant affaire à la fois à Mack, qui tenait Capoue avec 15,000 hommes, à Naselli, qui en avait 8,000, à Damas, à qui il en restait 5,000, et à Rocca-Romana et à Maliterno, chacun avec son régiment de volontaires, était assurément fort grave.

Le corps d'armée de Macdonald avait voulu prendre Capoue par surprise. En conséquence, il s'était avancé nuitamment, et il enveloppait déjà le fort avancé de Saint-Joseph, lorsqu'un artilleur, entendant du bruit et voyant des hommes se glisser dans l'obscurité, avait mis le feu à sa pièce et tiré au hasard, mais, en tirant au hasard, avait donné l'alarme.

D'un autre côté, les Français avaient tenté de passer le Volturne au gué de Caïazzo; mais ils avaient été repoussés par Rocca-Romana et ses volontaires. Rocca-Romana avait fait des merveilles dans cette occasion.

Championnet avait aussitôt donné l'ordre à son armée de se concentrer autour de Capoue, qu'il voulait prendre, avant de marcher sur Naples. L'armée accomplit son mouvement. Ce fut alors qu'il vit son isolement et comprit dans toute son étendue le danger de la situation. Il en était à chercher, dans quelqu'un de ces actes d'énergie qu'inspire le désespoir, le moyen de sortir de cette position, en intimidant l'ennemi par quelque coup d'éclat, lorsque, tout à coup et au moment où il s'y attendait le moins, il vit s'ouvrir les portes de Capoue et s'avancer au-devant de lui, précédés de la bannière parlementaire, quelques officiers supérieurs chargés de proposer l'armistice.

Ces officiers supérieurs, qui ne connaissaient pas Championnet, étaient, comme nous l'avons dit, le prince de Migliano et le duc de Geno.

L'armistice, était-il dit dans les préliminaires, avait pour objet d'arriver à la conclusion d'une paix solide et durable.

Les conditions que les deux plénipotentiaires napolitains étaient autorisés à proposer étaient la reddition de Capoue et le tracé d'une ligne militaire, de chaque côté de laquelle les deux armées napolitaine et française attendraient chacune la décision de leur gouvernement.

Dans la situation où était Championnet, de telles conditions étaient non-seulement acceptables, mais avantageuses. Cependant Championnet les repoussa, disant que les seules conditions qu'il pût écouter étaient celles qui auraient pour résultat la soumission des provinces et la reddition de Naples.

Les plénipotentiaires n'étaient point autorisés à aller jusque-là; ils se retirèrent.

Le lendemain, ils revinrent avec les mêmes propositions, qui, comme la veille, furent repoussées.

Enfin, deux jours après, deux jours pendant lesquels la situation de l'armée française, enveloppée de tous côtés, n'avait fait qu'empirer, le prince de Migliano et le duc de Geno revinrent pour la troisième fois et déclarèrent qu'ils étaient autorisés à accorder toute condition qui ne serait point la reddition de Naples.

Cette nouvelle concession des plénipotentiaires napolitains était si étrange dans la situation où se trouvait l'armée française, que Championnet crut à quelque embûche, tant elle était avantageuse. Il réunit ses généraux, prit leur avis: l'avis unanime fut d'accorder l'armistice.

L'armistice fut donc accordé, pour trois mois, et aux conditions suivantes:

Les Napolitains rendraient la citadelle de Capoue avec tout ce qu'elle contenait;

Une contribution de deux millions et demi de ducats serait levée pour couvrir les dépenses de la guerre à laquelle l'agression du roi de Naples avait forcé la France;

Cette somme serait payable en deux fois: moitié le 15 janvier, moitié le 25 du même mois;

Une ligne était tracée de chaque côté de laquelle se tenaient les deux armées.

Cette trêve fut un objet d'étonnement pour tout le monde, même pour les Français, qui ignoraient quels motifs l'avaient fait conclure. Elle prit le nom de Sparanisi, du nom du village où elle fut conclue, et signée le 10 du mois de décembre.

Nous qui connaissons les motifs qui la firent conclure et qui furent révélés depuis, disons-les.

LXXX
LES TROIS PARTIS DE NAPLES AU COMMENCEMENT DE L'ANNÉE 1789

Notre livre-on a dû depuis longtemps s'en apercevoir-est un récit historique dans lequel se trouve, comme par accident, mêlé l'élément dramatique; mais cet élément romanesque, au lieu de diriger les événements et de les faire plier sous lui, se soumet entièrement à l'exigence des faits et ne transparaît en quelque sorte que pour relier les faits entre eux.

Ces faits sont si curieux, les personnages qui les accomplissent si étranges, que, pour la première fois depuis que nous tenons une plume, nous nous sommes plaint de la richesse de l'histoire, qui l'emportait sur notre imagination. Nous ne craignons donc pas, lorsque la nécessité l'exige, d'abandonner pour quelques instants, nous ne disons pas le récit fictif, – tout est vrai dans ce livre, – mais le récit pittoresque, et de souder Tacite à Walter Scott. Notre seul regret, et l'on en comprendra l'étendue, est de ne pas posséder à la fois la plume de l'historien romain et celle du romancier écossais; car, avec les éléments qui nous étaient donnés, nous eussions écrit un chef d'oeuvre.

Nous avons à faire connaître à la France une révolution qui lui est encore à peu près inconnue, parce qu'elle s'est accomplie dans un temps où sa propre révolution absorbait son attention tout entière, et ensuite parce qu'une partie des événements que nous racontons, par les soins du gouvernement qui les opprimait, était inconnue aux Napolitains eux-mêmes.

Ceci posé, nous reprenons notre narration et nous allons consacrer quelques lignes à l'explication de cette trêve de Sparanisi, qui, le 10 décembre, jour où elle fut connue, faisait l'étonnement de Naples.

Nous avons dit comment la ville avait nommé des représentants, comment elle avait été elle-même trouver le vicaire général, comment elle lui avait envoyé des députés.

Le résultat de ces allées et venues avait été d'établir que le prince Pignatelli représentait le pouvoir absolu du roi, pouvoir vieilli, mais encore dans toute sa puissance, et la ville, le pouvoir populaire, naissant, mais ayant déjà la conscience de droits qui ne devaient être reconnus que soixante ans plus tard. Ces deux pouvoirs, naturellement antipathiques et agressifs, avaient compris qu'ils ne pouvaient marcher ensemble. Cependant, le pouvoir populaire avait remporté une victoire sur le pouvoir royal: c'était la création de la garde nationale.

Mais, à côté de ces deux partis, représentant, l'un l'absolutisme royal, l'autre la souveraineté populaire, il en existait un troisième qui était, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le parti de l'intelligence.

C'était le parti français, dont nous avons, dans un des premiers chapitres de ce livre, présenté les principaux chefs à nos lecteurs.

Celui-là, connaissant l'ignorance des basses classes à Naples, la corruption de la noblesse, le peu de fraternité de la bourgeoisie, à peine née et n'ayant jamais été appelée au maniement des affaires, – celui-là croyait les Napolitains incapables de rien faire par eux-mêmes et voulait à toute force l'invasion française, sans laquelle, à son avis, on se consumerait en dissensions civiles et en querelles intestines.

Il fallait donc, pour fonder un gouvernement durable à Naples, – et ce gouvernement, selon les hommes de ce parti, devait être une république, – il fallait donc, pour fonder une république, la main ferme et surtout loyale de Championnet.

Ce parti-là seul savait fermement et clairement ce qu'il voulait.

Quant au parti royaliste et au parti national, que les utopistes nourrissaient l'espoir de réunir en un seul, tout était trouble chez eux, et le roi ne savait pas plus les concessions qu'il devait faire que le peuple les droits qu'il devait exiger.

Le programme des républicains était simple et clair: Le gouvernement du peuple par le peuple, c'est-à-dire par ses élus.

Une des choses bizarres de notre pauvre monde, c'est que ce soient toujours les choses les plus claires qui ont le plus de difficulté à s'établir.

Laissés libres d'agir par le départ du roi, les chefs du parti républicain s'étaient réunis, non plus au palais de la reine Jeanne, – un si grand mystère devenait inutile, quoique l'on dût garder encore certaines précautions, – mais à Portici, chez Schipani.

Là, il avait été décidé que l'on ferait tout au monde pour faciliter l'entrée des Français à Naples, et pour fonder, à l'abri de la république française, la république parthénopéenne.

Mais, de même que la ville avait appelé à son aide des députés, de même les chefs républicains avaient ouvert les portes de leurs conciliabules à un certain nombre d'hommes de leur parti, et, comme tout se décidait à la pluralité des voix, les quatre chefs, débordés, – l'emprisonnement de Nicolino au fort Saint-Elme et l'absence d'Hector Caraffa réduisaient le nombre des chefs républicains à quatre, – les quatre chefs, débordés, n'avaient plus été assez puissants pour conduire les délibérations et diriger les décisions.

Il fut donc, dans le club républicain de Portici, décidé à l'unanimité moins quatre voix, qui étaient celles de Cirillo, de Manthonnet, de Schipani et de Velasco, que l'on ouvrirait des négociations avec Rocca-Romana, qui venait de se distinguer contre les Français dans le combat de Caïazzo, et Maliterno, qui venait de donner de nouvelles preuves de cet ardent courage qu'il avait, en 1796, montré dans le Tyrol.

Et, en effet, des propositions leur furent faites, par lesquelles on offrait à chacun d'eux une haute position dans le nouveau gouvernement qui allait se créer à Naples, s'ils voulaient se réunir au parti républicain. Le parlementaire chargé de cette négociation fit chaudement valoir près des deux colonels les malheurs qui pouvaient rejaillir sur Naples de la retraite des Français, et, soit ambition, soit patriotisme, les deux nobles consentirent à pactiser avec les républicains.

Mack et Pignatelli étaient donc les seuls hommes qui s'opposassent à la régénération de Naples, puisque, sans aucun doute, Mack et Pignatelli, c'est-à-dire le pouvoir civil et le pouvoir militaire disparus, le parti national, séparé de lui par des nuances seulement, se réunirait au parti républicain.

Nous empruntons les détails suivants, que nos lecteurs ne trouveront ni dans Cuoco, écrivain consciencieux, mais homme de parti pris sans s'en douter lui-même, ni dans Colletta, écrivain partial et passionné, qui écrivait loin de Naples et sans autres renseignements que ses souvenirs de haine ou de sympathie, – nous empruntons, disons-nous, les détails suivants aux Mémoires pour servir à la dernière révolution de Naples, ouvrage très-rare et très-curieux, publié en France en 1803.

L'auteur, Bartolomeo N***, est Napolitain, et, avec la naïveté de l'homme qui n'a qu'une notion confuse du bien et du mal, il raconte les faits en l'honneur de ses compatriotes comme ceux qui sont à leur déshonneur. C'est une espèce de Suétone qui écrit ad narrandum, non ad probandum.

«Une entrevue eut lieu alors, dit-il, entre le prince de Maliterno et un des chefs du parti jacobin de Naples, que je ne nomme pas, de peur de le compromettre 1. Dans cette entrevue, il fut convenu que, dans le courant de la nuit du 10 décembre, on assassinerait Mack au milieu de Capoue, que Maliterno prendrait immédiatement le commandement de l'armée, et enverrait devant les murs du palais royal de Naples un de ses officiers, qui chercherait un conjuré facile à reconnaître à son signalement d'abord, et ensuite à un mot d'ordre convenu. Ce conjuré, certain de la mort de Mack, pénétrerait sous prétexte de visite amicale jusqu'au prince Pignatelli, et l'assassinerait, comme on aurait assassiné Mack. Aussitôt, on s'emparerait du Château-Neuf, sur le commandant duquel on pouvait compter; puis on prendrait toutes les mesures nécessaires à un changement de gouvernement, et l'on ferait, avec les Français, devenus des frères, la paix la plus avantageuse qui serait possible.»

 

L'envoyé de Capoue se trouva à l'heure dite devant le palais royal et y trouva les conjurés; seulement, au lieu d'avoir à leur annoncer la mort de Mack, il avait à leur annoncer l'arrestation de Maliterno.

Mack, ayant eu quelque révélation du complot, avait, dès la veille, fait arrêter Maliterno; mais les patriotes de Capoue, en communication avec ceux de Naples, avaient soulevé le peuple en faveur de Maliterno. Maliterno, en conséquence, avait été relâché, mais envoyé, par le général Mack, à Sainte-Marie.

La conspiration était éventée, et il devenait inutile, Mack vivant, de se débarrasser de Pignatelli.

Mais Pignatelli, averti par Mack, sans aucun doute, du complot dont tous deux avaient failli être victimes, avait pris peur et avait envoyé le prince de Migliano et le duc de Geno pour conclure un armistice avec les Français.

Et voilà pourquoi Championnet, au moment où il s'y attendait le moins et devait le moins s'y attendre, avait vu s'ouvrir les portes de Capoue et venir à lui les deux envoyés du vicaire général.

Maintenant, une courte explication à l'endroit des mots que nous avons soulignés tout à l'heure et qui ont rapport à l'assassinat de Mack et à celui de Pignatelli.

Ce serait un grand tort aux moralistes français, et ce serait surtout le tort d'hommes qui ne connaîtraient pas l'Italie méridionale, d'examiner l'assassinat à Naples et dans les provinces napolitaines au point de vue où nous l'examinons en France. Naples, et même la haute Italie, ont des noms différents pour désigner l'assassinat, selon qu'il s'exécute sur un individu ou sur un despote.

En Italie, il y a l'homicide et le tyrannicide.

L'homicide est l'assassinat d'individu à individu. Le tyrannicide est l'assassinat du citoyen au tyran ou à l'agent du despotisme.

Nous avons vu, au reste, des peuples du Nord-et nous citerons les Allemands-partager cette grave erreur morale.

Les Allemands ont presque élevé des autels à Karl Sand, qui a assassiné Rotzebüe, et à Staps, qui a tenté d'assassiner Napoléon.

Le meurtrier inconnu de Rossi et Agésilas Milano, qui a tenté de tuer d'un coup de baïonnette le roi Ferdinand II au milieu d'une revue, sont considérés à Rome et à Naples, non point comme des assassins, mais comme des tyrannicides.

Cela ne justifie pas, mais explique les attentats des Italiens.

Sous quelque despotisme qu'ait été courbée l'Italie, l'éducation des Italiens a toujours été classique et, par conséquent, républicaine.

Or, l'éducation classique glorifie l'assassinat politique, que nos lois flétrissent, que notre conscience réprouve.

Et cela est si vrai, que non-seulement la popularité de Louis-Philippe s'est soutenue, grâce aux nombreux attentats dont il a failli être victime pendant dix-huit ans de règne, mais encore qu'elle s'en était accrue.

Faites dire en France une messe en l'honneur de Fieschi, d'Alibaud, de Lecomte, à peine si une vieille mère, une soeur pieuse, un fils innocent du crime paternel, oseront y assister.

A chaque anniversaire de la mort de Milano, une messe se dit à Naples pour le salut de son âme; à chaque anniversaire, l'église déborde dans la rue.

Et, en effet, l'histoire glorieuse de l'Italie est comprise entre la tentative de meurtre de Mucius Scoevola sur le roi des Étrusques et l'assassinat de César par Brutus et Cassius.

Et que fait le Sénat, de l'aveu duquel Mucius Scoevola allait tenter le meurtre de Porsenna, lorsque le meurtrier, gracié par l'ennemi de Rome, rentre à Rome avec son bras brûlé?

Au nom de la République, il vote une récompense à l'assassin, et, au nom de la République, qu'il a sauvée, lui donne un champ.

Que fait Cicéron, qui passe à Rome pour l'honnête homme par excellence, lorsque Brutus et Cassius assassinent César?

Il ajoute un chapitre à son livre De officiis pour prouver que, lorsqu'un membre de la société est nuisible à la société, chaque citoyen, se faisant chirurgien politique, a le droit de retrancher ce membre du corps social.

Et il résulte de ce que nous venons de dire que, si nous croyions orgueilleusement que notre livre a une importance qu'il n'a pas, nous inviterions les philosophes et même les juges à peser ces considérations, que ne songent à faire valoir ni les avocats ni les prévenus eux-mêmes, chaque fois qu'un Italien, et surtout un Italien des provinces méridionales, se trouvera mêlé à quelque tentative d'assassinat politique.

La France seule est assez avancée en civilisation pour placer sur le même rang Louvel et Lacenaire, et, si elle fait une exception en faveur de Charlotte Corday, c'est à cause de l'horreur physique et morale qu'inspirait le batracien Marat.

1Nous avons donc pu dire hardiment que ce chef du parti jacobin n'était ni Cirillo, ni Schipani, ni Manthonnet, ni Velasco, ni Ettore Caraffa, puisqu'en 1803, époque à laquelle Bartolomeo N… écrivait son livre, les quatre premiers étaient pendus et le dernier décapité.