La parole empêchée

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From the series: études litteraires françaises #79
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La parole empêchée
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La parole empêchée

Peter Kuon

Narr Francke Attempto Verlag Tübingen

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© 2018 • Narr Francke Attempto Verlag GmbH + Co. KG

Dischingerweg 5 • D-72070 Tübingen

www.francke.de • info@francke.de

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E-Book-Produktion: pagina GmbH, Tübingen

ePub-ISBN 978-3-8233-0077-9


Inhalt

  Remerciements

  Préface

 I. Perspectives d’ensemble : les choses et les motsCe que la parole empêchée dans la littérature arthurienne peut nous dire…1. De la Chute à la Pentecôte en passant par Babel2. Pourquoi empêcher la parole ?3. Une dialectique prometteuse du silence à la parole4. Une écriture particulière : la rhétorique du silenceÉléments d’une poétologie de la parole empêchée : la littérature autrichienne des XIXe et XXe siècles1. La réflexion théorique et littéraire de la « parole empêchée » dans la Modernité viennoise2. Les présupposés autrichiens de la réflexion sur le langage3. Libérer la parole de la « tétanie »4. Traumatismes de guerre5. « Traverser un terrible mutisme » après la Shoah6. « S’il parlait de ce / temps, il / devrait / bégayer seulement, bégayer »Les valeurs linguistiques du silence : la parole empêchée envisagée par le biais de l’analyse de l’oralité1. Avant-propos2. Le silence dans une perspective rhétorique et sociolinguistique3. Les phénomènes d’hésitation dans un corpus de témoignages de rescapés de la Shoah4. Analyse5. En guise de conclusion provisoireLes manifestations de l’empêchement du dire1. Définitions2. Distinctions3. Descriptions4. ConclusionsLa parole empêchée en cancérologie1. Encadrer la parole2. Limiter les conséquences de la parole empêchée3. Les raisons de la parole empêchée4. Les canaux non verbaux pour lever la parole empêchée5. L’utilité des traitements complémentairesPuissances et défaillances de la parole1. Prendre la parole2. Parole échangée3. Parole donnée4. Naître à la parole

 II. Le sujet et ses traumatismes intimesMarianna Ucrìa, la femme à la « gorge de pierre »1. La voix d’une narratrice « passeuse de voix »2. La voix de la romancière sensible à la condition féminine3. La voix de la SicileParole empêchée et travestissement fictionnel dans La Sœur de Constantin ChatzopoulosBouches cousues : mutisme, violence et murmure dans les romans de Carole Martinez1. La parole étranglée dans la culture patriarcale2. La parole étouffée des profondeurs3. Vers la légende, version féminineSurvivre à l’agression : le secret de Niki de Saint Phalle1. Silence dans la famille2. Silence de la société3. Survivre et créerLe silence comme moyen d’expression dans La Rebelle d’Aïcha Aboul Nour et dans Perquisition ! Carnets intimes de Latifa Zayyat1. La Rebelle2. Perquisition ! Carnets intimesMutisme et bégaiement chez Erri De Luca dans Une fois, un jour« Comment puis-je pleurer cette femme ? » : l’élégie empêchée de Paul de Brancion1. Aux sources de l’empêchement2. Le code-mixing ou l’exmatriation linguistique3. « La vérité au risque du meurtre »… ou la vérité par le mytheL’impossible prosopopée : Philippe Forest et W.G. Sebald1. La « parole fantôme » : une écriture de l’(h)anté2. Trouver une voie pour faire entendre les voix3. Pour conclure : la littérature comme impossible prosopopéeLa parole intime en littérature : une parole « empêchée » ?1. Parole intime et parole empêchée : vers une parole réticente2. Parole intime et parole empêchée : vers une parole secrète3. Parole intime et parole empêchée : vers une parole « épiphanique »

 III. Le sujet face à l’HistoireQuand parler devient un délit1. La langue interdite2. Les effets d’une triple stigmatisation3. Le processus de redécouverte4. La réécriture de l’histoireParole empêchée et volonté parrèsiastique dans la littérature des camps nazis1. Ne pas pouvoir dire / ne pas vouloir dire2. Ne pas devoir dire3. Dire autrement4. Dire faux5. Dire vrai6. La vérité concentrationnaireDevoir de témoigner vs droit de se taire face aux vérités d’Auschwitz1. Le témoin survivant2. La parole empêchée dans les récits mémoriels3. La parole empêchée dans les dépositions orales4. VéritésL’écho du camp dans la poésie de Violette Maurice1. L’écriture de Violette Maurice2. La parole empêchée dans Le dernier compagnon« Tu ouvres la bouche… et aucun son ne sort » : W.G. Sebald et la parole empêchée1. Mutisme des survivants2. Représenter la violence3. Approche tangentielle« Comment dire… » : en quête de mots dans la littérature de la Shoah du XXIe siècle1. En quête de mots pour exprimer le vécu traumatisant d’autrui2. La mise en scène de la parole empêchée3. Les stratégies de contournement« Savoir se taire », ou plutôt… « Se taire et ne pas savoir » : mutisme et quête de la parole dans les écritures contemporaines sur la guerre d’Algérie1. La guerre d’Algérie et ses non-dits2. Les fantômes du djebel : représentations du jeune appelé français dans la littérature francophone contemporaineBlancs, pliures, syncopes verbales : poétique elliptique et silence créateur chez Anna Moï, Kim Thúy et Sabine Huynh1. En guise d’introduction : « quand la parole tombe en syncope », l’écriture naît2. L’abandon de la langue maternelle : de l’empêchement à l’enrichissement de la parole ?3. « Le blanc est la couleur d’une énigme » : d’une parole défaillante à une poétique de la faille4. Combattre une parole empêchée par les abus de la mémoire5. En guise de conclusion : les richesses d’une poétique elliptique

 IV. Rhétorique et stratégies de contournementParole empêchée ou parole excédée ? Aspects rhétoriques de la passion indicible chez quelques troubadours du trobar clusAmour, chant et silence dans la poésie d’amour médiévale : un mutisme riche en paroles et en résonances1. Chanter au lieu de dire : de l’amuïssement du chanteur2. Le mutisme de la bien-aimée3. Le mutisme imposé4. Mutisme et mortLe chant et la parole empêchée chez les troubadours et les trouvèresDeux cas de mutisme dans Perceforest : Péléon et le Chevalier Muel1. Péléon l’obsessionnel2. Le Chevalier Muel3. Mutisme et identité4. Le mutisme : entre fondation et destruction5. Mutisme et poétiqueEntre le secret et le scandale : la défaillance de la parole dans les Diaboliques de Barbey d’Aurevilly1. L’altérité absolue des héroïnes2. Les personnages masculins3. Comment dire l’ultime, comment représenter la violence ?Charles Péguy et la Parole du silence1. Une Parole empêchée2. Une Parole révélée« Il se mord la langue et garde le silence » : Palomar et les paroles1. Palomar taciturne2. La narration3. Les silences de Palomar en société« Non, vous ne pouvez pas dire ça, madame l’auteur » : censure d’auteur chez Elfriede Jelinek1. Critique de la doxa journalistique2. L’auteure en poupée

 V. Éloquence de l’imageLa représentation picturale de la parole empêchée au XVIIe siècle : les « nuits » de Georges de La Tour1. La parole des images dans la théorie picturale du XVIIe siècle2. La parole empêchée dans la peinture de Georges de La TourLe silence des congres : usure, conversion, combustion de la parole chez Toni Grand et Jean-Marie Le Clézio1. Usure et langage2. Un livre, Haï et le silence3. Le silence de Toni Grand4. L’angle aigu du couteau5. « Je ne sais pas ce que c’est »6. Chant unique7. La réparation (de la forme et de la parole)8. La forme empêche la parole – la pensée réduit la forme9. Brûler la parole : bois-pierre-poissonLes non-dits photographiques : un vide à l’œuvreLa parole empêchée au cinéma : mal entendre pour mieux voirQuand la peinture parle : le non-dit mis en images dans Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain et Te doy mis ojos1. La peinture dans le film2. La peinture et la parole empêchéeLa parole empêchée à la portée de tous : L’Élégance du hérisson et son adaptation cinématographique Le Hérisson1. L’Élégance du hérisson2. La parole de la subalterne3. Le Hérisson4. Changements de perspectiveArtistes porte-voix ou comment rendre audible une parole empêchéeBobò, Gianluca, Nelson : la force spectaculaire de la parole empêchée dans les spectacles de Pippo Delbono1. Être, telle est la question2. Le lien scène/salle réconforté3. Perspectives italiennes4. Un théâtre minoritaireFaire taire les images1. La montée de l’intolérance2. L’illusion de l’entre-soi3. De la libre circulation des images4. De l’effet des images5. Perdre la parole en chemin

 

 BibliographieTextes d’étudesSources iconographiquesCatalogues d’expositionDocumentaires, longs et courts métragesOuvrages sur des artistesÉtudes critiques

  Personenregister

  Sachregister

Remerciements

Cet ouvrage est le fruit d’une action de coopération entre les universités Bordeaux Montaigne et Paris Lodron de Salzburg, « La parole empêchée », qui s’est accompagnée d’un projet AMADEUS d’une durée de deux ans, dans le cadre d’un partenariat franco-autrichien Hubert Curien. Rassemblant un choix de textes issus de deux colloques internationaux tenus à Bordeaux, à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, du 5 au 7 mars 2014, et à Salzburg, du 11 au 13 juin 2015, le présent volume a pu être réalisé grâce au soutien financier des unités de recherche EA 4593 CLARE de l’université Bordeaux Montaigne et EA 3002 ITEM de l’université de Pau et des Pays de l’Adour ainsi que du groupe de recherche KZ-memoria scripta, de l’Institut d’Études romanes et de la Stiftungs-und Förderungsgesellschaft de l’université de Salzburg. Rainer Zaiser a bien voulu l’accueillir dans sa collection Études littéraires françaises.

À tous, nous adressons nos sincères remerciements !

Danièle James-Raoul, Sabine Forero Mendoza,

Peter Kuon et Élisabeth Magne

Préface

La parole empêchée est une parole qui n’advient pas comme elle le devrait. Fondamentalement contrariée, captive de défenses qui l’entravent diversement, que celles-ci la raturent purement et simplement, la restreignent ou la voilentvoiler, la parole empêchée est contrainte de trouver d’autres voix – celles du regard ou des gestesgeste, notamment – et d’emprunter d’autres voies, de la simple maladresse au discours vicié, vain ou inutile, du propos délivré à contrecœur ou à contretemps jusqu’au secretsecret. Mais quels sont les obstacles, externes ou internes, physiologiques ou mentaux, tacites ou explicites, culturels ou intimes, conscients ou inconscients, qui enrayent la parole, la bloquent ou l’étouffent ? S’interroger sur les causes et les formes d’une telle défaillance, sur le fait de se taire, de ne pas pouvoir dire, de ne pas vouloir dire, de trop dire ou de dire trop peu, de dire autrement, de façon indirecte, détournée ou retardée, c’est nécessairement réfléchir sur les usages du langage et les conditions de la communication, mais aussi analyser les échanges qui se produisent entre silence et expression et dont l’écriture comme l’art portent l’empreinte.

Tout empêchement de la langue ne coïncide pas exactement avec le silence : de l’élocution embarrassée à l’exclusion volontaire ou infligée, en passant par l’écholalie et la logorrhée ou encore le jeu des feintes et dissimulations, la part de silence varie. À l’inverse, tout silence n’est pas le résultat d’un empêchement de parler, car il est des silences voulus, consentis ou calculés. Le silence n’est pas non plus le strict opposé de la parole, mais il forme avec elle une dyade, l’un prenant le pas sur l’autre, pour mieux céder sa place à l’autre : deux aspirations essentielles, antagonistes mais complémentaires, qui forment un couple (au sens mécanique du terme), dont le moment agissant, celui de la communication, peut prendre l’aspect de suppléances figuratives ou de figures rhétoriquesrhétorique telles que l’euphémismeeuphémisme, la litotelitote, la réticenceréticence, l’ellipellipsese, l’imageimage. Autant de stratégies qui proposent des substituts à la parole, mais aussi des formes d’éloquence particulières.

Si la langue trébuche, si la parole contournecontournement ou dissimule, parce qu’elle ne peut ou ne veut pas tout dire, si, enfin, elle est biffée ou se perd, sa déficiencedéficience et son retrait ne signalent-ils pas la présence latente d’une véritévérité trop intimeintime, trop sublime ou trop terribleterreur, qui fait violenceviolence au sujet mais qui exige, irrépressible, de se manifester d’une manière ou d’une autre ?

Face à d’autres concepts, tels l’indicibleindicible, l’ineffableineffable ou l’innommableinnommable, qui attribuent l’impossibilitéimpossibilité de la parole à ses manquementsmanque propres, la notion de parole empêchée renvoie à l’existence de freins qui s’opposent à sa réalisation : elle invite à réfléchir sur les voies obliques et les détours qu’une véritévérité, à la limite du dicibledicible ou de l’exprimable, est susceptible de prendre pour se faire reconnaître, que ce soit dans la vie, dans la littérature ou dans les arts.

Les auteurs qui contribuent au présent volume, issus de divers champs disciplinaires, approfondissent ces considérations brièvement esquissées, en proposant des études variées sur des sujets qui s’échelonnent du Moyen Âge à nos jours, et ils examinent les multiples stratégies par lesquelles la parole dialogue avec le silence et se libère, au mieux, de ses entraves. L’ensemble s’articule en cinq grandes parties.

La première section, « Perspectives d’ensemble : les choses et les mots », rassemble des contributions de portée générale qui approfondissent la notion de parole empêchée et envisagent les phénomènes que celle-ci recouvre sous différents angles de vue, linguistique et médical, philosophique et littéraire. Dans son texte, Danièle James-Raoul revient sur la thèse publiée sous le titre La parole empêchée dans la littérature arthurienne (Champion, 1997) qui a introduit l’expression dans les études littéraires. La rhétoriquerhétorique du silence qu’elle relève dans les romans arthuriens répond aux préoccupations d’une époque fortement marquée par le récit biblique de la perte de la parole originelle (la ChuteChute, BabelBabel), mais aussi de sa restitution possible (le Christ, la Pentecôte). Si la difficulté, voire l’impossibilitéimpossibilité de communiquer qui caractérise l’univers arthurien, renvoie à la condition coupableculpabilité de l’homme, le silence des protagonistes porte, lui, l’espoirespoir d’une parole pleine, susceptible de s’épanouir au terme d’un long effort d’ascèseascèse. Le temps du silence devient alors espace de création : d’un côté, il permet au héros de se construire et de tisser son rapport au monde et aux autres par le biais de l’imageimage et de la vision, de l’autre, il invite le lecteur à remplir les blancs du texte pour participer à la création de l’œuvre. On retrouvera ces deux directions tout au long du volume. À la contribution de Danièle James-Raoul fait écho celle de Hans Höller, qui présente une autre littérature, spécifiquement moderne, également hantée par la parole empêchée, mais sans espoir de rédemption par le Verbe. La littérature autrichienne, en amont et en aval de la Modernité viennoise, met en œuvre une critique du langage quotidien, stéréotypéstéréotype et abîmé, qui fait écran entre le sujet et le monde. Cette critique, de plus en plus acerbe, se nourrit des analyses de FreudFreud (Siegmund) et de WittgensteinWittgenstein (Ludwig). Avec l’expérience des guerresguerre mondiales et de la ShoahShoah, le silence, de refuge transitoire qu’il était, devient une donnée permanente et irréductible, face à une parole et une écriture qui obéissent à l’impératif de témoignertémoignage d’une expérience traumatiquetraumatisme, quand les mots sont insuffisants à dire. Cette parole « catastrophéecatastrophe » dont les manifestations culturelles, littéraires et esthétiques font l’objet des contributions de la troisième partie du volume, se présente à l’état brut dans les témoignages oraux des rescapés de la Shoah qui sont analysés dans la contribution de Matthias Heinz. L’analyse linguistique identifie tout d’abord les moments d’hésitationhésitation – faux départsfaux départs, répétitionsrépétition, anacoluthesanacoluthe, pausespause – dans le discours des témoins, pour passer ensuite à une interprétation qualitative de leurs silences. Thierry Gallèpe, dans son étude des manifestations de l’empêchement du dire dans la littérature et les arts, part, lui aussi, du marquage repérable qui signale au lecteur la perturbationperturbation d’une parole en acte, avant de proposer la distinction fondamentale entre parole auto-empêchée, notamment par le jeu contradictoirecontradiction des pressions émotionnellesémotion, et parole hétéro-empêchée, en particulier par des événements fortuits, des réactions du récepteur ou des impositions externes s’exerçant sur le locuteur. La contribution suivante, « La parole empêchée en cancérologiecancer », opère le passage d’une approche analytique à une approche pragmatique : Yves Raoul, oncologue, se demande comment gérer l’empêchement de la parole dans une situation où, face à l’innommableinnommable, tout concourt pour instaurer le silence entre le médecin, le malademaladie et son entourage. Parmi les dispositifs permettant de débloquer la communication, il insiste sur les canaux non verbaux : le regard, les gestesgeste, le silence, l’écriture, le dessin… La littérature et les arts, qui se débattent avec la difficulté de dire et de communiquer, apparaissent comme des voies privilégiées pour sortir de l’impasse. Cette ouverture est au cœur de l’essai philosophique de Sabine Forero Mendoza qui oppose à la parole empêchée, symptôme d’un rapport de forces dévoyédévoiement et dissymétrique entre les interlocuteurs, la parole librement donnée sous forme de promessepromesse. Toutefois, cette parole entière reste déficientedéficience, tant qu’elle est emprisonnéeprison dans la langue codée et commune. Sans doute n’y a-t-il que l’art qui puisse briser le carcan, que le poète qui puisse libérer la parole : est-ce un hasard que cette libération se fasse sous le signe du bégaiementbégaiement ? Le bégaiement du poème de Ghérasim LucaLuca (Ghérasim) que Sabine Forero Mendoza donne en exemple contraste avec celui, minimaliste, du poème de Paul CelanCelan (Paul), cité par Hans Höller : jubilatoire, il renvoie à la valeur mythologiquemythologie du bégaiement qui est le signe d’une communication avec les dieux, dont parle Danièle James-Raoul.

La parole est toujours singulière. Chacun s’empare à sa manière de la langue dans laquelle – à laquelle – il naît et en use, avec ses inflexions et ses tournures propres. Profondément marquée par la fonction expressive qui l’ancre dans la subjectivité, la parole assure toutefois un rôle médiateur : elle fait le lien entre le plus intérieur et le dehors, elle est révélatrice de la façon dont un individu tisse des relations intersubjectives et médiatise son rapport au réel par des signes et des symbolessymbole. Aussi est-elle tributaire de conditions psychologiquespsychologie, familiales, sociales et culturelles qui président à son exercice et en autorisent la circulation, et qui peuvent aussi la freiner ou l’interdireinterdiction. Mais la parole n’est pas un instrument qui serait mis à la disposition du sujet, extérieur à lui en ce sens. En réalité, elle le définit et le structure, de sorte qu’elle est directement affectée, dans son articulation, son rythme ou ses intonations, par les émotionémotions qui habitent celui-ci.

Les contributions réunies dans la deuxième section du volume, « Le sujet et ses traumatismestraumatisme intimesintime », évoquent la manière dont les troublestrouble de la parole voilentvoiler – autant qu’ils révèlent – des traumatismes intimes. La violenceviolence faite aux femmes est un thème dominant dans les textes analysés, qu’ils soient fictionnels ou s’appuient sur des expériences vécues. L’ordre patriarcalpatriarcat soumet les corps et ferme les bouches. Il en va ainsi dans le roman polyphonique de Dacia MarainiMaraini (Dacia), analysé par Marie-Andrée Salanié-Beyries, La lunga vita di Marianna Ucrìa. La protagoniste est une noble sicilienne, muettemuet depuis l’enfance. La cause de sa mutité est dévoiléedévoiler par bribes, au fil du récit : à six ans, elle a été violée par un oncle maternel à qui elle a été ensuite mariée. Par un tel arrangement, le père est parvenu à préserver l’honneurhonneur familial, mais il a sacrifié sa fille. La nouvelle de Constantin ChatzopoulosChatzopoulos (Constantin), La Sœur, examinée par Renée-Paule Debaisieux, met en jeu la même loi paternelle et cruelle : une jeune fille ayant « fautéfaute » est punie de réclusion. Elle finit par se suicidersuicide. La narration, conduite par son jeune frère fait place à des réminiscences, chargées de substituer la puissance de l’imageimage et la force de l’émotionémotion aux défaillances du dire. Agnès Lhermitte, pour sa part, choisit d’évoquer deux romans de Carole MartinezMartinez (Carole), Le cœur cousu et Du domaine des Murmures, dont les héroïnes, Frasquita et Esclarmonde, tentent de se soustraire à l’assujettissement auquel les voue l’ordre féodal. Les femmes, les pauvres, les déshérités sont pareillement soumis à la tyrannie du seigneur et à l’oppression religieusereligion qui nouent les langues. Mais la parole féminine déniée use de stratégies pour faire ressurgir sa différence et transmuer la douleurdouleur. Elle recourt aux formes d’expression mystérieuses de la légende, de la prophétie et de la magie ; elle se fait entendre, détournée et sublimée, à travers des créations artistiques telles que la broderie ou le chant.chant C’est également la transfiguration artistique qui permet à Niki de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) de survivre au violviol incestueuxinceste dont elle a été victimevictime à l’âge de douze ans. Partant de l’ambivalence foncière d’une œuvre qui ne cesse d’osciller de la gaieté à la gravité, du ludisme à la violence, Magalie Latry montre le poids d’une « véritévérité insupportable » dont ni la famillefamille ni la sociétésociété n’acceptent l’aveu. En Égypte, la domination masculine trouve son correspondant direct dans un régime autoritaire qui écrase la société. C’est à partir d’un tel constat qu’Aziza Awad analyse deux textes écrits par des auteures féministesféminisme : La Rebelle, une nouvelle d’Aïcha AboulAboul Nour (Aïcha) Nour, et Perquisition, un ouvrage autobiographiqueautobiographie de Latifa ZayyatZayyat (Latifa). Le premier texte raconte la tentative désespérée d’une femme pour échapper à l’enfermement, le second décrit la résistancerésistance d’une femme dont le silence obstiné est la seule arme.

 

Avant que l’enfant ne maîtrise sa langue maternellelangue maternelle, il y a la musiquemusique et la jouissance du gazouillis et du babil. La prise de parole requiert la coupure avec la figure maternelle et, corrélativement, l’acceptation du rôle symboliquesymbole du père. Reprenant à son compte cette grille de lecture lacanienne, Geneviève Dubois, qui s’appuie aussi sur son expérience de phoniatre, analyse le bégaiementbégaiement de l’écrivain italien Erri de LucaDe Luca (Erri). Elle explique comment ce dernier parvient à se délivrer de son handicap par l’apprentissage de l’hébreu et par la pratique de l’écriture. À la mortmort de sa mère, le poète Paul BrancionBrancion (Paul de) se découvre tout aussi incapable de pleurer une femme qui a « si furieusement détruit tout autour d’elle » que de mettre en mots le chagrin qu’il éprouve (Ma Mor est morte). Ainsi que le montre Élodie Bouygues, c’est en inventant une langue poétique faite du tressage de trois langues, une langue aussi complexe que le furent la personnalité de la mère et l’écheveau des liens familiaux, que le poète se fraye un chemin jusqu’à une véritévérité qui lui permet d’effectuer un travail de deuildeuil et de renaître symboliquement. De deuil, il est également question dans la contribution de Sophie Jaussi qui met en regard deux écrivains, Philippe ForestForest (Philippe) et W.G. SebaldSebald (Winfried G.), dont les textes semblent animés par une même volonté de « compléter, rappeler ou combler une parole fragmentairefragmentation, enfouie ou inexistante ». Sebald fait face à l’amnésie du peuple allemand après la Seconde Guerreguerre mondiale : il tente d’exhumer de l’oublioubli les mémoiresmémoire enfouies (Austerlitz et De la destruction comme élément de l’histoire naturelle). Forest, quant à lui, s’efforce de maintenir le dialogue avec sa fille trop tôt disparue (L’enfant éternel). La mort est aussi au cœur du texte autobiographiqueautobiographie de Clara JanésJanés (Clara), Jardín y laberinto que choisit d’analyser Nadia Mékouar-Hertzberg. Corrélée à une mythologiemythologie familiale qui tourne autour des deux figures parentales, la parole intimeintime explore l’in-dit. L’accident de voiture qui coûte la vie au père noue la parole, la suffoque littéralement ; son évocation, dans le labyrinthe du souvenirsouvenir, autorise le passage à l’écriture et permet à l’auteure de naître à elle-même.

La partie suivante, « Le sujet face à l’Histoire », passe de l’histoire personnelle à la grande Histoire, « l’Histoire avec sa grande hache », selon la formule de Perec. À l’origine des traumatismestraumatisme qui pèsent sur le sujet et entravent sa parole, il peut y avoir des catastrophescatastrophe qui rythment le temps des hommes : persécutions, déportationsdéportation, guerres, génocides… Marie Estripeaut-Bourjac rappelle la longue durée des violencesviolence de la colonisation en évoquant, dans son étude de cas, le destin des palenques en Colombie, soit des lieux de refuge, de rébellion et de résistancerésistance d’esclaves noirs fugitifs dont l’origine remonte au début du XVIIe siècle. La parole empêchée prend ici l’aspect d’une négation radicale de la langue des marrons, qui n’accéda à la reconnaissance de langue créole qu’à la fin des années soixante. La valorisation de cet idiome longtemps répriméréprimer, le palenqueropalenquero, déclencha un mouvement ethno-éducatif de reconquête des origines africaines qui fut couronné, en 2005, par la promotion du Palenque de San Basilio au rang de Patrimoine Oraloralité et Immatériel de l’Humanité par l’UNESCO. Suppressionsuppression d’une langue, d’une culture, d’un peuple… De nos jours, le paradigme de toute étude sur les traumatismestraumatisme collectifs et leurs séquelles individuelles et sociétales est la ShoahShoah. Plusieurs contributions en témoignent. Peter Kuon propose une vue d’ensemble de la parole empêchée dans la littérature des campslittérature des camps et de la Shoah, en explorant l’espace entre le silence total des rescapés et la parole parrèsiastiqueparrêsia, au sens foucaldien. Cette parole qui dit vrai, ou plutôt qui réussit à révéler la véritévérité, à la fois singulière et collective, de l’expérience concentrationnairecamps de concentration et à la transmettre aux autres, se présente comme un effort interminable, toujours recommencé. C’est un autre chemin que Christina Seewald-Juhász emprunte pour réfléchir sur les vérités d’AuschwitzAuschwitz : elle confronte les dépositions de deux survivantssurvivant français au premier procès de Francfort avec les témoignages que ceux-ci ont librement écrits, en dehors d’une quelconque procédure juridique, afin de saisir, dans les deux types de discours, juridique et mémoriel, les contraintes qui pèsent sur la parole, ainsi que les différents régimes de vérité qui en résultent. L’impossibilitéimpossibilité à venir à bout de l’expérience des camps est au cœur de la contribution de Tanja Weinberger qui analyse l’œuvre poétique peu connue de Violette MauriceMaurice (Violette), rescapée de Ravensbrück et de Mauthausen. De recueil en recueil, cette auteure revient sur ses hantises, notamment sur la hontehonte d’avoir survécu à ses meilleures amies disparues dans les camps, sans parvenir à s’en libérer. L’étude de Nicole Pelletier sur W.G. SebaldSebald (Winfried G.) abandonne « l’ère du témointémoignage ». Sebald, qui n’a pas vécu la déportationdéportation et les camps, s’interroge dans ses essais critiques sur les possibilités d’une juste représentation de la violenceviolence et de la souffrancesouffrance extrêmes et plaide, comme le faisait en son temps Jean CayrolCayrol (Jean), pour une approche tangentielle ou oblique qu’il met en œuvre dans Les Émigrants et Austerlitz. Au lieu de recréer l’horreurhorreur, il la met à distance, par l’intermédiaire de protagonistes qui sont marqués par elle, au moyen d’effets de contrastes et de motifs récurrents qui suggèrent la Shoah. Cette poétique de l’oblique réapparaît, au début du XXIe siècle, sous la plume d’auteurs qui se saisissent de la matière des camps et de la Shoah, sans avoir davantage de liens de filiation avec les victimesvictime du génocide. Dans Le Non de Klara de Soazig AaronAaron (Soazig) et Le Rapport de Brodeck de Philippe ClaudelClaudel (Philippe), Barbara Wodarz constate une réflexion constante sur les limites du langage qui s’exprime, au niveau diégétique, dans la quête de mots poursuivie par des protagonistes taciturnestaciturnité et, au niveau métadiégétique, dans la mise en scène de la difficulté à dire les événements : chez Aaron, la fragmentationfragmentation, les blancs, les points de suspension ; chez Claudel, l’invention d’un dialecte faisant écho à la langue des bourreaux et la déréalisation du récit par des éléments allégoriquesallégorie et féeriques. Les deux dernières contributions étudient la mise en récit des mutismesmutisme dont souffrent les appelés français de la guerre d’Algérie et les réfugiés de la guerreguerre du Viêt-Nam. Birgit Mertz-Baumgartner, en analysant Des Hommes de Laurent MauvignierMauvignier (Laurent), Entendez-vous dans la montagne de Maïssa BeyBey (Maïssa) et Hôtel Saint-Georges de Rachid BoudjedraBoudjedra (Rachid), s’intéresse notamment aux tours rhétoriques utilisés pour représenter la difficulté des personnages à parler des fantômes de la guerreguerre qui les habitent, mais dont ni leur entourage ni la sociétésociété ne veulent rien savoir. Julia R. Pröll montre, en revanche, comment la perte de la parole, c’est-à-dire l’abandon de la langue maternellelangue maternelle et le passage à l’écriture en français, fait découvrir aux auteures d’origine vietnamienne qu’elle étudie, Anna MoïMoï (Anna), Kim ThúyThúy (Kim) et Sabine HuynhHuynh (Sabine), toutes les trois marquées par la guerre, la fuite et l’exil, une poétique elliptiqueellipse qui revalorise le silence, un silence riche de poésie, de création et de subversion.