La parole empêchée

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From the series: études litteraires françaises #79
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Si la parole est impossibleimpossibilité à prendre – pleinement, totalement, le dire peut néanmoins se faire entendre grâce à l’exploitation concertée par l’écrivain des multiples ressources de la rhétoriquerhétorique : tel est l’objet de la quatrième partie de cet ouvrage, « Rhétorique et stratégies de contournement ». La lyrique médiévale, qui est hantée par la peurpeur du silence, fournit un premier terrain d’investigation. Guillaume Oriol montre que, dans la poésie occitane du trobar clus, grâce au jeu subtil de l’entrebescar des mots et des rimes, « la parole empêchée est une parole excédée ». Parce que la passion est de l’ordre de l’ineffableineffable, le discours amoureux est chanté de manière déstabilisante sur le mode du troubletrouble et du non-sensnon-sens : ne pouvant dire ce qu’est l’amour, les troubadours disent ce qu’il n’est pas et le chant,chant loin d’être réduit au silence, résonnerésonance avec une puissance décuplée. Manfred Kern s’attache à l’expression scénique et poétique des topoï du mutismemutisme dans les chansons du Minnesang et la lyriquelyrisme d’oc : puisqu’il est une nécessité absolue pour celui qui aime, le chant va prendre la tournure d’un don naturel et s’inscrire dans une temporalité et un espace où les distances s’abolissent. L’art du poète est alors de lutter contre l’évanouissement en affirmant de façon sonore la force d’un chant appelé à se répéterrépétition, à se moduler dans la durée et à persister, encore et encore, dans une sorte de permanence essentielle. Les chansons courtoisescourtoisie des troubadours et les pastourelles, genre lyrico-narratif, auxquelles s’intéresse Lucilla Spetia, sont, les unes comme les autres, habitées par une réflexion omniprésente sur le langage poétique. Divers motifs tel le chant des oiseaux ou la mention du latin, la langue des lettrés à l’ombre de laquelle se construit la langue vernaculaire nouvellement littéraire, dessinent des lignes de force et opposent diverses facettes de la parole : tantôt pleine, efficace et pleine de sagesse ; tantôt, revêtue des masques les plus divers, jusqu’à y perdre son identitéidentité dans le jeu poétique.

Les cinq articles suivants présentent ensuite, à travers les âges, divers exemples où les défaillances de la parole trouvent également toujours une parade dans l’écriture. Deux cas de mutismemutisme prolongé dans le roman-fleuve de PerceforestPerceforest retiennent l’attention de Christine Ferlampin-Acher : bien que l’un soit subi et l’autre choisi, tous deux signalent un troubletrouble de l’identitéidentité, devenue momentanément instable, s’inscrivent dans une problématique historique typique de la visée d’une chronique et affirment une dimension métapoétique où une parole nouvelle s’épanche justement en prenant sa source dans les silences inventés. Dans les Diaboliques de Barbey d’AurevillyBarbey d’Aurevilly (Jules Amédée) étudiées par Gérard Peylet, la parole se fige quand on bascule de l’avouable à l’inavouableinavouable : le silence absolu devient le rempart des héroïnes et le traumatismetraumatisme des héros ; l’écriture spécifique des nouvelles se nourrit de ces non-ditnon-dits qui accumulent le mystère et de polysémies qui feignent de combler sans cesse les abîmes ouverts des récits pour mieux les creuser. L’imaginationimagination du lecteur, confronté à la violenceviolence qui habite le langage déficientdéficience autant qu’à celle des personnages, est ainsi constamment attisée. Charles PéguyPéguy (Charles), de son côté, illustre une tout autre voie où la parole poétique empreinte de mysticisme résout le paradoxe essentiel d’une parole chrétienne, lourde de l’héritage du passé, désormais impossible à transmettre dans la modernité, étouffée qu’elle est par la parole politique, mais par ailleurs impérissable, parce que guidée par la justicejustice et la véritévérité et ancrée profondément dans l’intériorité collective. Comme le montre l’étude de Christophe Pérez, l’écrivain nous amène à réfléchir sur la différence existant entre une parole qui est de l’ordre de l’avoir et peut être manipulée ou confisquée et une parole qui relève de l’être et qui, comme tel, est éternelle. Dans Palomar, Italo CalvinoCalvino (Italo) fait curieusement le choix dominant de la description pour rendre compte de l’inspection continuée à laquelle se livre son personnage éponyme, soumis à une taciturnitétaciturnité essentielle et à l’isolementisolement : c’est l’objet de l’étude de Susanne Winter. Parce que les paroles, inadéquates à restituer la complexité et l’exhaustivité du monde autant qu’« usées par un emploi excessifexcès et abusif », suscitent la méfiance, Palomar expérimente une nouvelle façon d’appréhender le monde, par l’observation, le « silence-discours », tandis que Calvino joue paradoxalement avec les ressources du langage pour restituer au mieux les méandres et l’insatisfaction de la pensée en action. La romancière Elfriede JelinekJelinek (Elfriede) présente quant à elle un cas tout à fait original de censurecensure de l’écrivaine-auteure par elle-même, qui rompt le pacte de lecture romanesque traditionneltradition : Uta Degner analyse le parti pris adopté d’un autodénigrement ostentatoire et souligne les effets induits par ce qui est non seulement déconstruction et remise en question des interdictionsinterdiction communes de parler dans la sociétésociété, mais aussi impossibilitéimpossibilité pour un auteur d’échapper au bruissement de la scène publique.

Il est d’autres lieux où la parole, le discours, la communication ont été pris dans les rets d’un paradoxe dont on s’est longtemps défié, tant il faisait peser des enjeux dangereux sur la raison narratrice et édifiante : peinturepeinture, sculpturesculpture, photographiephotographie, cinéma, théâtrethéâtre, dessins de presse où s’épanouissent les imagesimage, constituent des espaces incertains où le regard se nourrit autant du vide que des pleins, autant du silence que des bavardages, réfractaire à toute assignation univoque. Tel est l’objet de la dernière partie de cet ouvrage, consacrée à l’« Éloquence de l’imageimage ». Pourtant, en adossant l’image aux figures de l’éloquence, la théorie picturale de l’époque classique avait résolu de contraindre la puissance communicante de l’iconique dans les limites du discours, muselant le débordement de l’impliciteimplicite aux règles de l’Ut pictura poesis, l’assujettissant au paradigme langagier. La hiérarchie des genres était ainsi calquée sur la capacité des images à parler, à discourir parfois bruyamment, renvoyant à la catégorie des sans-grade la peinture « silencieuse » de la Nature morte.

C’est sur cette structure liminaire que Katalin Bartha-Kovács construit son analyse de la peinturepeinture de Georges de La TourLa Tour (Georges de) et plus particulièrement de ses scènes nocturnes. Car dans l’ombre tranquille et retenue de ses œuvres s’installe un mutismemutisme volontaire, figure formelle de la parole empêchée, sans doute garante d’une instauration sensible bien plus touchante qu’un bavardage diurne. À considérer la peinture sous l’angle de l’appareil conceptuel de la rhétoriquerhétorique, on en viendrait à perdre ce qui en constitue justement l’essence : le purement pictural, qui se situe à la limite du dicibledicible et de l’exprimable.

Retenue dont les artistes contemporains ont maintes fois fait preuve, tant s’est ouvert le droit des œuvres à « être », poursuivant sous l’analyse de Michel FoucaultFoucault (Michel) l’émancipation de leur existence : le fait artistique n’est pas un analogon affadi d’une parole insatisfaite, il se tient ailleurs, dans des formes parfois très pauvres, comme le confirme Pierre Baumann dans un rapprochement lumineux entre les cadres-poissons de Toni GrandToni Grand et l’étoffe du silence chez Le ClézioLe Clézio (Jean-Marie). De même, Ghislain Trotin s’attache à retrouver la place du vide dans la photographiephotographie, d’abord aléas technique d’un processus chimique mal maîtrisé, travaillé ensuite comme une tâche aveugle où se libèrent des espaces de disponibilité pour l’expérience esthétique. Mieux voir dans les figures contrariées, dans les représentations absentesabsence.

Le cinéma s’est aussi construit autour de contraintes techniques intéressantes dans le propos qui nous occupe ; d’abord muetmuet, puis bavardbavardage – trop bavard ? Véronique Héland, à partir de deux exemples (Le dernier des hommes, de W.F. MurnauMurnau (Friedrich Wilhelm), 1924, et un film parlant particulièrement volubile de 1959, Mirage de la vie, de Douglas SirkSirk (Douglas)), éclaire là aussi la force de l’empêchement de parole, retrouvant à la suite de Godard le pouvoir critique et herméneutique de l’imageimage dans le secretsecret de ce qui est saisi par la caméra. Stefanie Guserl, autour de deux films plus récents (Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre JeunetJeunet (Jean-Pierre), 2001, et Te doy mis ojos, d’Icíar BollaínBollaín (Icíar), 2003) ne dit pas autre chose fondamentalement. Leurs héroïnes quasi muettes font appel à l’image dans l’image (la peinturepeinture, le tableau) pour ne pas se raconter, ne pas dire ce qui les concerne, ce qu’elles sont, ce qu’elles vivent, laissant à l’iconique mutique la prise en charge biaisée de leurs sentiments. Que dire de la transposition cinématographique d’un roman, pétri de voix intérieures, de sentiments racontés ? l’exemple de L’élégance du hérisson, choisi par Kathrin Ackermann, se prête à cet exercice comparatiste ; que faire de ces monologues, tout entiers rendus à la seule visibilité des personnages ? comment reconstruire la diégèse lorsque l’intimitéintime se mure dans l’imageimage ?

Dernière instance, enfin, de l’empêchement de parole dans les pratiques artistiques contemporaines : celle du réel, celle du contexte de création où il ne s’agit plus seulement de représenter mais de présenter. En prenant place dans l’espace public, quelques artistes – Ernest Pignon-ErnestPignon-Ernest (Ernest), Lucy OrtaOrta (Lucy), Krzysztof WodiczkoWodiczko (Krzysztof), Mathieu PernotPernot (Mathieu) – manifestent leur soutien aux exclus de la sociétésociété et donnent la parole à ceux qui n’en disposent pas. Marie Escorne les appelle les « artistes porte-voixporte-voix » tant ils se font les hérauts des sans-grade, luttant contre des discriminations ailleurs ignorées et abandonnées au silence. Au théâtrethéâtre, Pierre Katuszewski relit les mises en scène de Pippo DelbonoDelbono (Pippo) sous l’éclairage de la présence mutique des acteurs singuliers que celui-ci engage dans sa troupe : acteurs hors-normesnorme, incapables de « jouer » une fiction mais bel et bien présents dans la puissance manifeste de leur temps sur scène, temps de vie et d’existence sans distance. Le metteur en scène, sciemment, fait monter la parole empêchée sur scène, rendant à l’expérience éphémère du spectacle tout son effet performatif. De cet effet performatifperformativité, il est aussi question dans la réflexion d’Élisabeth Magne : revenant sur la tuerie de Charlie HebdoCharlie Hebdo, celle-ci regarde l’arrachement contextuel qu’Internet fait subir au matériau iconique. Images flottantes parties ailleurs sans le terreau de leur culture, recontextualisées telles des étendards de violenceviolence, porteuses de pseudo-discours fabriqués loin de leur désinvolture originelle, les quelques caricaturescaricature incriminées interrogent la manière dont le discours se précipite encore et toujours au chevet de l’iconique qui s’en passerait volontiers.

 

Transséculaire et pluridisciplinaire, choisissant de faire dialoguer les époques autant que les différents modes d’expression, cet ouvrage veut mettre en évidence une réalité paradoxale et protéiforme, de tout temps présente : par-delà les raisons complexes et multiples qui l’empêchent, la parole n’est jamais rejetée définitivement dans les limbes du silence, mais parvient malgré tout à se faire entendre…

D.J.-R., S.F.M., P.K. et É.M.

I. Perspectives d’ensemble : les choses et les mots
Ce que la parole empêchée dans la littérature arthurienne peut nous dire…

Danièle James-Raoul (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)

Reprendre le dossier de la parole empêchée quelque vingt-cinq ans après avoir soutenu ma thèse sur ce sujet dans la littérature arthurienne et en avoir étudié, de manière très large, les causes, les conséquences et la manière, n’est pas chose aisée1. Dans le pan de cette littérature, élaborée au Moyen Âge autour de la figure tutélaire du roi Arthur, le motif de la parole empêchée génère un contenu narratif riche en rebondissements ou en réflexions et témoigne également d’affinités avec des structures profondes, situées aux niveaux anthropologique ou mythologiquemythologie. Il rencontre aussi, de manière plus spécifique, dans la sociétésociété et les mentalités, un courant de pensée, éminemment porteur et nouvellement affirmé à la fin du XIIe siècle et au XIIIe siècle, vivace dans la théologiethéologie et la prédication, qui réfléchit sur les rapports existant entre le silence et la parole ou sur leurs différents usages. La parole empêchée s’affirme comme un état fondamentalement médiat et transitoire, qui n’est pas, comme on pourrait le croire hâtivement, absenceabsence de plénitude ou néant, mais qui permet de déboucher sur une situation autre et nouvelle, parce qu’empêcher la parole aide à comprendre, contournercontournement ou affronter une difficulté. C’est un intermédiaire ou un préalable nécessaire qui travaille à la manière de ce que l’on appelle en physique un couple, actionnant tour à tour l’absence de parole et sa présence, générant aussi la mise en place de moyens d’expression spécifiques forgés progressivement par les écrivains. Réfréner la parole oblige en effet à poursuivre le discours, à essayer de dire ce qui n’a pas été encore dit : l’empêchement de parole, sensible dans une rhétoriquerhétorique particulière, que j’ai appelée la rhétorique du silence, dont l’emblème pourrait être le Graal, est responsable d’une prolifération rapide du discours arthurien.

Mais, à l’évidence, ce motif qui rayonne sur la littérature arthurienne trouve à s’épanouir et à s’exprimer également ailleurs, en transcendant le temps, sous des formes similaires ou différentes, littéraires, artistiques ou plus quotidiennes, ancrées au fil des situations de la quotidienneté : cet ouvrage en témoigne. Je voudrais ici, dans cette étude, revenir sur certains points choisis qui me semblent pouvoir justement entrer en résonancerésonance avec ce que nous offrent ces autres points de vue.

1. De la ChuteChute à la Pentecôte en passant par BabelBabel

La BibleBible met en évidence l’histoire d’une parole originelle perdue puis retrouvée, ôtée puis restituée par Dieu à l’homme, restituée au moins à quelques élus. L’histoire explique que l’usage de la parole vraie, bonne, pleine de force, telle qu’elle devrait être employée, est en réalité difficile, perverti : l’homme se heurte à une captivité essentielle de la parole qui n’arrive pas à se déployer, à trouver son épanouissement, soit par excèsexcès, soit par manquemanque, soit par une quelconque déviance. La Bible semble dire que ce serait même là une caractéristique de l’humanité, de la vie sur terre.

La consommation du fruit défendu, en premier lieu, s’impose comme un épisode qui met clairement en scène ces enjeux et qui s’offre comme la matrice contenant en germe bon nombre des schémas arthuriens. Tout commence avec le péché originel : il y a un avant et un après la ChuteChute, c’est bien connu. Or, le péché originel est d’abord un péché de bouche1, à tous les sens du mot. C’est, d’une part, un péché de gourmandise, qui entraîne la consommation d’un fruit défendu appétissant. C’est, d’autre part, un double péché de parole : la persuasion du démon passe par la langue bifide du serpent et c’est assurément une parole fourbe, pleine de duplicitéduplicité ; la parole humaine, mue par l’orgueil, s’oppose à l’interdictioninterdiction divine et incite l’homme à obéir à sa femme. Or, devenus les égaux de Yahvé Élohim, grâce à la science du bien et du mal, l’homme et la femme sont chassés du jardin d’Éden, pour éviter qu’ils ne consomment maintenant de l’arbre de vie et vivent à jamais. Mortels ils resteront désormais, lourds de leur culpabilitéculpabilité originelle. L’aventure de l’humanité peut ainsi commencer… Mais l’épisode de la tour de BabelBabel où les langues furent confondues et les hommes dispersés sur la surface de toute la terre2, très vite, vient renchérir sur l’histoire de la Chute. La parole, de nouveau moyen du délitdélit humain, est frappée de l’anathème divin : en étant scindée en plusieurs autres elles-mêmes, elle ne peut plus permettre aux hommes de communiquer et d’unir ainsi leurs forces, de réaliser leur outrance ; elle se coupe, en outre et surtout, de ses origines divines, ne les gardant plus qu’à l’état de traces, et laissant de façon durable l’humain à la recherche de cette langue-mère adamique perdue. La multiplicité des langues, c’est-à-dire, en fait, l’impossibilitéimpossibilité de la communication, est le signe de l’humaine condition. Mais tout n’est pas perdu, puisque, de nouveau, le jour de la Pentecôte, le don des langues, c’est-à-dire la capacité de s’exprimer parfaitement dans des langues étrangèresétranger qu’ils n’avaient pas apprises (Actes des Apôtres II, 1–41), est accordé aux apôtres pour leur permettre de réunir ceux que, justement, la Tour de confusion avait séparés et rendus étrangers les uns aux autres. La parole empêchée est donc libérée et cette scène de glossolalie ne peut se comprendre que comme l’extrême inverse de la scène de confusion des langues à BabelBabel.

Retrouver la parole originelle perdue qui rayonne de force et de véritévérité, qui apprend à distinguer le bien et le mal, telle est peut-être la destinée de l’homme, la parole empêchée étant là comme le signe d’une culpabilitéculpabilité qui grippe les rouages du microcosme… Du moins, ce schéma prend-il corps dans les narrations arthuriennes qui s’épanouissent avec le nouveau genre du roman et ne demandera-t-il qu’à être repris, peut-être parce qu’il correspond aussi à quelque chose de profondément ancré dans l’humanité.

2. Pourquoi empêcher la parole ?

On est surpris de constater la rémanence jusqu’à aujourd’hui du faisceau des causes observées dans cette littérature médiévale et préconisant ou instaurant des règles d’usage de la parole et du silence, suscitant des interdictionsinterdiction ou des obligations : le fonds mythologiquemythologie, la traditiontradition judéo-chrétienne et la position de l’Église, les codes psychologiquespsychologie et sociaux s’étaient imposés dans ma thèse de doctorat comme raisons essentielles expliquant la récurrence de la parole empêchée.

L’univers arthurien se donne en effet comme un monde malademaladie d’une mauvaise communication : la parole qui circule s’y trouve sans arrêt dévoyéedévoiement, entravée, gênée, mutilée ; les êtres et les choses s’en trouvent déconnectés. La parole empêchée réprime ainsi la communication sous des formes multiples. Pleine de fiel et d’agressivité, elle se veut nuisance pour l’autre, elle dit l’absenceabsence de considération, de respect, de transparence ; elle prend notamment la forme de déviances élémentaires et communes : l’ironieironie acide, la mordante raillerieraillerie, l’injureinjure violenteviolence, la médisancemédisance méchante ou stupide, le mensongemensonge. Elle peut aussi revêtir la forme d’une absence de mesure : se dissimuler dans le langage elliptiqueellipse ou métaphoriquemétaphore, sombrer dans l’excèsexcès du bavardagebavardage, de la vacuité, de la légèreté, advenir à contretemps, au mauvais moment. Enfin, au pire, la parole empêchée peut être une complète rétention qui dynamite la communication et la rend complètement défaillante : c’est le cas de ceux qui ne parlent pas, soit qu’ils ne le peuvent pas, soit qu’ils ne le veulent pas.

La proximité de la merveille, dans l’éblouissement qui l’auréole, peut immobiliser la langue de celui ou celle qui en fait l’expérience ou, moins définitivement, réguler sa parole, l’amoindrir en volume mais non pas en importance sous la forme du secretsecret. Les énigmes à résoudre, qui, au sein des narrations, aimantent en particulier l’attention de l’auditeur-lecteur, signent une forme d’empêchement de parole spécifique, à lire de surcroît comme des symptômes très particuliers : dans la lignée antique inaugurée fameusement par Œdipe, on sait que les énigmes sont souvent à rattacher à une relation incestueuse1. En tant que communication excessiveexcès et désastreuse qui unit ceux qui ne devraient pas l’être, l’incesteinceste se traduirait par une impossibilitéimpossibilité de communication oraleoralité franche et directe : d’où l’énigmeénigme et le silence comme symptômes de ce qui couve. Même si John Revell Reinhard estime que, dans les mœurs et la littérature celtiques, « de tels liens consanguins ne semblent pas avoir encouru de geis », « les relations maritales étant très libres et l’adultère commun »2, leur traitement littéraire est fort différent. D’une part, l’inceste n’affleure pas ouvertement dans nos textes arthuriens : il est un tant soit peu cachécaché – le contraire est très rare –, source de mystère. D’autre part, les silences des êtres et des textes qui font écran traduisent fréquemment cette relation surdéterminée qu’est l’inceste. Celui d’Arthur – le roi muetmuet ou taciturnetaciturnité à partir des romans de Chrétien de TroyesChrétien de Troyes – avec sa demi-sœur Anna3, ne fait aucun doute ; il est mentionné explicitement comme tel, certes non chez Geoffroy de MonmouthGeoffroy de Monmouth ou chez Wace, mais dans l’Estoire del Saint Graal et dans le roman du Huth-MerlinMerlin ; il en est de même pour Silence, dans le roman éponyme, qui épouse pour finir son aïeul Ébain, comme en juste récompense de sa conduite exemplaire. L’inceste qui plane sur Perceval est en revanche parfaitement impliciteimplicite et il a fait couler beaucoup d’encre, parce que, comme le dit Jacques RoubaudRoubaud (Jacques), « [p]our le récit, dans le récit, ce ne peut être qu’une suggestion, une hypothèse de lecture. Les indices donnés sont toujours indirects »4. Comme dans la tragédie grecque où la fautefaute se reproduit biologiquement et passe ainsi de génération en génération jusqu’à son expiation, Perceval serait l’héritier du malheur de toute une famillefamille, celle des gardiens du Graal, frappée dans sa fécondité et sa souveraineté par le péché commis à l’origine par la mère de Perceval avec son frère (la similarité de la blessure du Roi Pêcheur et du père de Perceval autorise cette supposition).

 

La traditiontradition judéo-chrétienne se fait également sentir de manière évidente dans la présentation et la mise en scène de la communication qui régit les romans arthuriens, d’abord parce qu’elle impose une logique de pensée, ensuite parce qu’elle rencontre des échos dans l’actualité. Elle légitime le fameux proverbe qui dénonce la faillite de la parole : « La parole est d’argent, mais le silence est d’or ». La parole commune est en effet trop souvent encombrée de travers qui l’empêchent d’être vertueuse, c’est-à-dire à l’imageimage de la parole divine ou inspirée, qui est celle des Élus et en principe celle des ministres de Dieu. De cette langue perverse, qui souvent s’agite mal, ou trop ou à tort et à travers, naissent les maux qui obscurcissent la vie de l’homme : la moquerie, l’ironieironie, la médisancemédisance, la calomnie, l’imprécation, l’injureinjure, le mensongemensonge, la stupidité de la parole vaine ou le bavardagebavardage sont ainsi définis, examinés, étudiés, catalogués comme péchés de la langue par les théologiensthéologie de la fin du XIIe siècle. L’excèsexcès de parole ou bavardage, le multiloquium, est l’objet d’une grande attention : s’il n’est, certes, pas le péché le plus grave, il est le plus répandu et tend ainsi à être à l’origine d’autres péchés qui en découlent ; aussi, dès le début du XIIIe siècle, il est brandi comme l’emblème de la mauvaise langue5. Empêcher sa langue de bouger ou, pour reprendre les expressions consacrées, mettre une garde à sa bouche, mettre un frein à sa langue6, est l’idéal qui se développe, notamment par l’intermédiaire de la Règle de saint Benoît prônant la taciturnitétaciturnité dans les cloîtres ; plutôt ne pas parler du tout que trop parler, afin de ne pas succomber à cette multitude de péchés qui guettent la créature en pareil cas, plutôt limiter la communication que la laisser se développer n’importe comment, sur de mauvaises bases.

La sociétésociété prône elle aussi le silence dans ses codes ou ses règles et elle instaure couramment un climat de défiance envers la parole7. Si la parole est une ouverture de l’être sur autrui, si le discours répandu donne à apprendre et à prendre sur celui qui parle8, inversement, le silence, en tant que rétention de parole, est une défense de l’être. Tout ce qui touche à l’intimitéintime des êtres suscite des réserves ou des réticencesréticence de leur part, bien sûr, mais aussi de celle d’autrui, preuve que tout un chacun a nettement conscience que sa parole peut être une dépossession. Tout ce qui n’est pas déployé et exposé au grand jour s'enveloppe de mystère et provoque la curiosité et la démangeaison du questionnement répriméréprimer. La pudeur et le respect des convenances jettent le voile de la courtoisie. L’idéal aristocratique de la courtoisie, code de bienséance et de bonne entente entre des êtres semblablement bien nés et bien éduqués en des lieux choisis, enseigne en particulier à mesurer sa parole, à se garder de tout excèsexcès. En amour, en particulier, André le ChapelainAndré le Chapelain déclare dans son Traité de l’Amour courtoiscourtoisie, que « la volubilité, bien souvent, ne favorise pas ce sentiment. Car le beau parleur a trop l’habitude de décocher les flèches de l’amour et fait croire à tort qu’il possède toutes les vertus »9. Il arrive par ailleurs, poursuit-il, que « certains hommes en effet restent à ce point interditsinterdiction en présence des femmes qu’ils en oublientoubli les discours qu’ils avaient soigneusement préparés dans leur esprit »10. Plus généralement, se taire va à l’encontre des usages du monde, parce que justement c’est un refus de ce monde. C’est moins un art de gouverner l’autre qu’une manière de résisterrésistance à son emprise, et « jamais l’homme ne se possède plus que dans le silence »11. Aussi, en s’empêchant de parler de certains sujets, l’être tâche d’effacer, sinon d’annihiler, une partie du monde qui, pour telle raison ou telle autre, le gêne.

Les raisons qui peuvent expliquer l’empêchement radical de parler sont nombreuses, venues d’horizons et d’âges divers. Face à la parole, trop souvent et si vite galvaudée, mal employée, il existe une méfiance fondamentale, épaisse comme une enceinte de protection derrière laquelle se retrancher, qui pousse à se taire. Si le silence est prôné, ce n’est cependant, dans le monde imparfait des humains, que comme un pis-aller dont on ne saurait se satisfaire dans la durée ou bien comme une étape de réflexion indispensable qui doit alors déboucher sur l’épiphanie de la parole. Car, sagement réfléchie, porteuse de vertus et bienfaitrice de l’humanité, celle-ci demeure une nécessité, un but à atteindre : le Verbe s’est fait chair en la personne du Christ pour sauver le monde.