La parole empêchée

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From the series: études litteraires françaises #79
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6. « S’il parlait de ce / temps, il / devrait / bégayerbégaiement seulement, bégayer »

Dans les vers marquants de GoetheGoethe (Johann Wolfgang) et de HölderlinHölderlin (Friedrich) dont je suis parti, la parole empêchée désigne la position précaire de l’écrivain, pris entre parole et silence. En 1962, Paul CelanCelan (Paul) a écrit justement un poème sur Hölderlin qui porte le titre « Tübingen, Jänner » (« Tübingen, Janvier ») et qui revient sur une visite du poète dans la ville. Le mois de janvier est pour Paul Celan un mois porteur de plusieurs significations. « Am 20. Jänner ging LenzLenz (Siegfried) durchs Gebirge » (« Le 20 janvier, Lenz s’en alla par la montagne ») : ainsi commence la nouvelle de Georg BüchnerBüchner (Georg) intitulée Lenz, une phrase à laquelle Paul Celan fera référence lorsqu’il se verra attribuer le prix Georg Büchner. Le poète déclare alors que « jedem Gedicht sein “20. Jänner” eingeschrieben bleibt » (« tout poème garde inscrit en lui-même son “20 janvier” »)1. Le 20 janvier 1942 est la date à laquelle fut décidée, à Wannsee, près de Berlin, la mise en œuvre de l’extermination des juifs.

« Tübingen », la ville dans laquelle HölderlinHölderlin (Friedrich) fit ses études et où il passa, dans une foliefolie douce, la plus grande partie de sa vie, fournit au poète contemporain les imagesimage extérieures et intérieures de l’écriture d’après la ShoahShoah. Le poème qui évoque, pour aujourd’hui, la possibilité d’une parole prophétique telle que celle de Hölderlin, se termine par un bredouillement, sur deux mots incompréhensibles (« Pallaksch. Pallaksch. »), qui auraient été prononcés par Hölderlin malademaladie :

Käme,

käme ein Mensch,

käme ein Mensch zur Welt, heute, mit

dem Lichtbart der

patriarcat Patriarchen: er dürfte,

spräch er von dieser

Zeit, er

dürfte

nur lallen und lallen,

immer-, immer-

zuzu.

(« Pallaksch. Pallaksch. ») 2

On pourrait, dans ce rapprochement mimétique avec la parole empêchée d’un HölderlinHölderlin (Friedrich) foufolie, entendre que la parole poétique après 1945 suppose la prise de conscience d’un traumatismetraumatisme profond. L’expression linguistique consigne l’échec de la parole, mais elle est tout sauf un échec esthétique. Le processus de l’éclatement de la parole poétique en bégaiementsbégaiement et balbutiements est cette rupture, articulée avec une attention extrême à la forme langagière, en laquelle Hans Mayer, dans son essai « Sprechen und Verstummen der Dichter » (« Parole et mutismemutisme des poètes ») voit la reconstruction d’une « neue[n] Kindheit » (« nouvelle enfance »), à comprendre toutefois « als schrecklich neue Infantilität verstanden » (« comme une nouvelle forme d’infantilité terribleterreur »3). Cette aptitude à la mimésis esthétique de la violenceviolence d’une époque, ne serait-elle pas, pour revenir à GoetheGoethe (Johann Wolfgang), le « Dieu », le génie ou tout simplement un génie de la parole tragique qui permet au poète « de dire sa souffrancesouffrance », alors qu’un autre « dans ses tourments reste muetmuet » ? L’assimilation scandaleuse du poète et du malademaladie trouve sa véritévérité dans le troubletrouble qui prend racine, pour l’un comme l’autre, dans la vie personnelle et dans l’Histoire, et qui touche également aux expériences physiques et psychiques.

Alfred Lorenzer, un des psychanalystespsychanalyse proches de l’école de Francfort, a décrit toutefois ce qui distingue la parole empêchée de l’un et de l’autre avec une rare précision conceptuelle :

Aber wenn es auch beide Male – beim „Dichter“ wie beim „Neurotiker“ – um dieselbe Betroffenheit geht, dieselbe Schicht tangiert wird, so unterscheidet sich doch die Reaktion aufs Trauma in beiden Fällen radikal: Wo der Betroffene im neurotischen Elend „in seiner Qual verstummt“, weil er systematisch sprachlos gemacht wurde […], vermag Literatur auszusagen. 4

Traduction de Jessica Moreno-Bachler

revue par Sabine Forero Mendoza, Peter Kuon et Nicole Pelletier

Les valeurs linguistiques du silence : la parole empêchée envisagée par le biais de l’analyse de l’oralité1

Matthias Heinz (Université de Salzbourg)

1. Avant-propos

Adoptant le point de vue des sciences du langage et, plus précisément, de l’analyse de l’oralité, cet article s’inscrit dans les perspectives pluri- et interdisciplinaires des contributions rassemblées dans le présent volume, mais il se veut aussi complémentaire de celles-ci. Par suite, il tentera de saisir certains éléments constitutifs de la parole empêchée, du point de vue du linguiste qui s’intéresse à la langue orale, en particulier à sa prosodieprosodie, éléments qui peuvent être analysés par rapport à leurs traits structurels et interprétés par rapport à leurs fonctions concrètes dans la construction du discours. Cette contribution envisage les valeurs linguistiques du silence comme conséquence manifeste d’un acte de parole empêchée. De fait, la parole empêchée peut être saisie en tant qu’interruption ou absenceabsence de communication verbale, mais elle se manifeste aussi dans une série de phénomènes dont les procédés structurels sont parfois complexes à expliciter. Ces phénomènes dits d’hésitationhésitation (hesitation phenomena) sont connus depuis les travaux psycholinguistiques de Maclay et Osgood1, publiés en 1959.

Il s’agit de types divers de disfluidité2 de la parole, parmi lesquels l’analyse du discours oraloralité compte les faux départsfaux départs (false starts), les répétitionrépétitions, l’anacolutheanacoluthe ou rupture de construction syntaxique et, en général, les pausepauses (silencieuses et remplies). Ces phénomènes linguistiques et paralinguistiques peuvent être analysés, si l’on reste à la surface du texte, en tant que marques d’un travail de formulation de la part du locuteur. À un niveau plus profond, ils révèlent le fonctionnement, voire le dysfonctionnement, des régularités conversationnelles, notamment en ce qui concerne la structuration prosodique et syntaxique du discours, mais ils signalent également, et cela dans la plupart des cas, une rupture dans une communication entamée. Une telle rupture est souvent liée au sujet du discours et à l’état affectif du locuteur. Ce travail se propose de regarder de près quelques-uns de ces procédés afin d’examiner la valeur significative de la rupture et du silence dans le discours, et d’interpréter le sens de ces vides (ou, dans la terminologie de la phonétique, absenceabsences de signal) dans le flux de la parole.

2. Le silence dans une perspective rhétoriquerhétorique et sociolinguistique

La rhétoriquerhétorique traditiontraditionnelle est, bien évidemment, consciente des valeurs particulières que peut transmettre en prose littéraire la reprise du travail de formulation propre à la parole spontanée, peu planifiée. C’est dans la figure de style de l’aposiopèseréticenceaposiopèse ou réticence (dite aussi suspension)1 que sont codées les pausepauses porteuses de signification. Le grec aposiopesis indique un silence brusque, qui suspend le sens d’une phrase et laisse au lecteur le soin de la compléter. L’aposiopèse trouve son origine dans une émotionémotion ou une allusionallusion qui se traduisent par une rupture immédiate du discours. Selon la définition du Dictionnaire de poétique et de rhétorique de Morier, la réticence est donc une « [f]igure par laquelle une partie de ce qui reste à dire demeure inexprimé, soit que la phrase ait été brusquement interrompue, soit que le diseur annonce son intention de ne pas tout dire »2.

Le conditionnement émotionnel de ce phénomène se révèle d’autant mieux dans la variante appelée réticence3 pathétique :

Sous le coup d’un sentiment violentviolent, qui appelle à lui toutes les forces de l’attention moralemorale, le sujet qui parle se trouve soudain hors du monde géométrique et descriptible […] À ce moment précis, les mots viennent à manquemanquer […].4

Deux questions s’ensuivent : quel est le rôle de ces réticenceréticences dans le langage réel5, autrement dit, quelle est la part du silence6 dans la parole (au sens saussurien du terme, c’est-à-dire le discours concret, réalisé par le truchement de la voix ou de l’écriture) ? Comment le linguiste peut-il assurer que la parole qu’il analyse ressortit de pratiques langagières authentiques ?

De fait, l’authenticitéauthenticité des usages linguistiques est un problème central dans l’analyse de la parole qui se pose à tout linguiste travaillant « sur le terrain »7. C’est au père-fondateur de la sociolinguistique (quantitative) américaine, William Labov, que nous devons l’idée que les informateurs commencent à manifester des usages linguistiques authentiques lorsqu’ils se rappellent des situations et des événements troublantstroublants et chargés d’émotionémotions. En leur posant la question directe : « Vous êtes-vous jamais trouvé dans une situation dans laquelle votre vie était en danger ? »8, le linguiste se procure des productions verbales qui, dans presque tous les cas, se font vite plus informelles, peu contrôlées. Labov mentionne le type de récit des « life-threatening events », soit des moments où la vie des informateurs aurait effectivement été mise en péril, comme une des situations linguistiques permettant au sociologue du langage et au sociolinguiste d’observer la parole authentique, informelle, chez des locuteurs qui, amenés à se souvenirsouvenir de tels événements, commencent à parler de manière naturelle, en oubliantoubliant la présence de l’observateur. Sous le coup des sentiments intenses soulevés par une telle question, le locuteur produit des énoncés qui relèvent de la parole spontanée.

 

Dans les développements qui suivent, je présenterai des exemples de tels phénomènes dans des témoitémoignages authentiques, extraits de la documentation mise à disposition en ligne par la fondation pour la mémoiremémoire de la ShoahShoah et l’Institut national de l’audiovisuel9. On ne peut guère imaginer de documents oraux plus emblématiques de la phénoménologie des silences porteurs de sens et plus représentatifs des ruptures servant à une structuration bien particulière du discours oraloralité. De là leur valeur particulière pour l’étude linguistique10.

3. Les phénomènes d’hésitationhésitation dans un corpus de témoitémoignages de rescapés de la ShoahShoah

Le corpus sur lequel se basent les analyses exemplaires présentées équivaut à 7h40 ca d’enregistrement. Il s’agit d’un échantillon de longs extraits choisis parmi un recueil de plus de cent entretiens avec des rescapés de la ShoahShoah, librement consultable en ligne. Ces extraits ont été remaniés aux fins d’une analyse linguistique microstructurelle et partiellement retranscrits selon la convention de transcription GAT1, largement utilisée en analyse conversationnelle2.

3.1. Informateurs

Dans la première phase de l’analyse du corpus PAR[ole]-SIL[ence], dont les résultats seront ensuite rapportés, des entretiens avec trois survivantsurvivants de la ShoahShoah ont été sélectionnés en raison de la fiabilité des transcriptions au regard de la documentation audiovisuelle. Comme les noms des témoins ont été publiés avec les conversations, il semble approprié de les indiquer ici accompagnés des sigles choisis pour identifier les locuteurs dans les extraits :

ALT – Jacques Altmann,

BUR – Berthe Burko,

COH – Gaby Cohen1.

3.2. Étiquetage du corpus

L’étiquetage des éléments recherchés étant une procédure essentielle pour permettre l’analyse fréquentielle et distributionnelle des corpus, 1308 pauses suivies de phénomènes d’hésitationhésitation ont été étiquetées sur la base des translittérations disponibles en ligne1. Cela a permis d’identifier plusieurs types de procédures conversationnelles déclenchées par la pausepause :

 ruptures de construction syntaxique : aposiopèseréticenceaposiopèse (réticence, suspension), anacolutheanacoluthe

 redémarrageredémarrage après rupture syntaxique (souvent après ellipellipsese)

 reformulation.

4. Analyse

À partir d’une première approche globale, on peut repérer dans le corpus sélectionné des tendances générales concernant l’incidence des éléments mentionnés ci-dessus : on constate que dans 716 (soit 54,5 %) des cas d’insertion d’une pausepause, il y a rupture dans la parole autrement liée et que cette rupture correspond directement ou indirectement à un contexte descriptif d’événements qui renvoient à des expériences traumatiquestraumatiques, fort chargées d’émotionémotions (comme la déportationdéportation d’un proche, des situations de risque, de violenceviolence ou autres) ; une telle correspondance directe a été soulignée. Que cela touche plus qu’un cas sur deux fait penser à l’existence d’une raison qui dépasse un résultat purement fortuit.

Tandis que les 592 cas de pausepause (ou 45 % du corpus) qui ne présentent pas de telles correspondances directes avec les faits racontés sont à attribuer, en partie, à d’autres facteurs, comme l’effort de formulation ou de planification du discours, le travail parfois pénible de la mémoiremémoire à la recherche des détails d’un souvenirsouvenir et, sans doute, l’âge avancé des témoins – dont la lucidité générale est pourtant remarquable –, le contexte des faits relatés, lui, vu l’atrocité et l’absurdité de nombreux détails, apparaît avec vraisemblancevraisemblance comme un facteur constant de ces silences, dans un discours par ailleurs très fluide1.

À ces premiers résultats quantitatifs, révélateurs de tendances globales, fera suite une brève illustration qualitative des phénomènes d’hésitationhésitation qui ressortent de l’analyse microstructurelle de quelques témoitémoignages choisis.

4.1. La pausepause dans l’oraloralité

Les pauses sont définies comme « phonologische Grenzsignale » (« signaux de frontière phonologique ») par le phonologue structuraliste Trubetzkoy1. Elles ont fait l’objet de nombreux travaux de recherche2, dont quelques-uns les abordent avec une méthodologie expérimentale, et nous savons dès lors qu’elles ont des caractéristiques fonctionnelles très diverses. Les pauses servent notamment à

a) permettre la respiration lors de l’articulation de la chaîne parlée et peuvent, en même temps, être des indices de structuration (aussi bien dans la lecture que dans la parole spontanée et semi-spontané, par quoi on entend la production verbale libre mais suivant des thèmes et/ou avec des interlocuteurs prédéterminés) ;

b) marquer par leur alternance régulière la scansion rythmique de la parole ;

c) indiquer des pauses de réflexion, notamment dans la planification du discours spontané et semi-spontané ;

d) structurer le discours en unités de forme et sens qui ont une affinité avec les unités de la syntaxe (phrases, syntagmes), mais ne correspondent pas toujours exactement avec elles ;

e) indiquer la frontière des paragraphes oraux (appelés aussi paraphones ou paratons par certains3) parallèlement au marquage graphique ou typographique des paragraphes dans les textes écrits, et c’est là une fonction importante. Grâce à des recherches expérimentales4, nous savons que les pauses séparant les paragraphes qui expriment une unité sémantique à l’intérieur d’un texte oraloralité, ont, de fait, une longueur bien plus élevée que celles qui séparent les énoncés5 à l’intérieur d’un paragraphe. Cela vaut pour les modalités de la lecture comme de la production verbale semi-spontanée et spontanée. Dans une analyse acoustique de productions semi-spontanées, on a pu mesurer en millisecondes la longueur des pauses silencieuses (les silences identifiés comme absenceabsence de signal acoustique) situées entre les paragraphes, et celle des pauses entre les énoncés internes aux paragraphes : celles qui séparaient les paragraphes étaient entre trois et cinq fois plus longues que celles qui séparaient les énoncés6.

Par rapport à leurs conséquences pour la syntaxe, je différencie en outre deux typologies :

f) les pauses régulières, qui n’impliquent pas de changement dans l’ordre de la phrase commencée (dont la majorité est à classer parmi les types indiqués auparavant) ;

g) les pauses qui provoquent une rupture dans la syntaxe et ont l’effet d’une rupture de fluidité (angl. fluency) de la parole.

C’est surtout ce dernier type qui est un indice de la réticeréticence, qui signale un empêchement de la parole dont les raisons peuvent être en rapport indirect ou immédiat avec le sujet du discours et, par suite, avec l’état affectif du locuteur. Ce type de pausepause survient souvent quand un locuteur hésite à s’exprimer sur un fait tragique survenu, une mémoiremémoire douloureusedouloureuse, un traumatraumatisme, etc. Tel est le type de pause qui est particulièrement fréquent dans les relations de l’expérience juive de la ShoahShoah. Comme le dit Barbara Pirlot, « la problématique de l’ineffabilité, le phénomène du témoitémoignage impossibleimpossible, le mythe du silence » ont souvent été invoqués à propos des témoignages de la Shoah, c’est l’indicibleindicible, « l’ineffableineffable, l’inénarrable », d’un côté, et l’inaudible et l’incompréhensible, de l’autre7.

4.2. La typologie des phénomènes d’hésitationhésitation dans le corpus

Dans la typologie des phénomènes qui relèvent de la parole entravée, empêchée, je reprends les types d’hésitationhésitation déjà identifiés par Maclay et Osgood1 : on les retrouve dans de nombreux exemples du corpus. Il s’agit de catégories utilisées en sciences sociales et en sciences du langage, dans des approches comme celles de l’analyse conversationnelle et de la linguistique interactionnelle, qui rendent visibles des mécanismes d’agencement du discours2.

Dans les témoignages, on identifie notamment les phénomènes suivants3, transcrits selon les conventions GAT :

Les signaux d’allongement phonétique (se substituant parfois aux pauses) :

 : allongement (le plus souvent d’un élément vocalique) de ca 0,2–0,5 sec.

 :: ca 0,5–0,8 sec.

 ::: ca 0,8–1,0 sec.

Les pauses internes aux tours de parole dans la conversation (dans les cas analysés, il s’agit souvent de longues séquences quasi-monologales d’un même locuteur) :

 (.) micropause d’une longueur estimée jusqu’à 0,2 sec.,

 (-) pausepause brève d’une longueur estimée entre 0,2–0,5 sec.,

 (--) pausepause de longueur moyenne estimée entre 0,5–0,8 sec.,

 (---) pausepause longue d’une longueur entre 0,8–1,0 sec.

Les pauses de durée estimée de plus d’une seconde sont indiquées avec le chiffre entre parenthèses, par exemple (2.0), (3.5).

Le choix d’exemples textuels, qui seront commentés par la suite, repose sur le dépouillement du corpus dans le but de repérer des cas comparables, leur interprétation étant guidée par la distinction entre mécanismes conversationnels internes, intralinguistiques et intraconversationnels, habituels dans la communication oraleorale, et mécanismes perçus comme plutôt externes, induits par le sujet de la conversation et dont la motivation est extralinguistique. À cet égard, on s’intéressera tout d’abord aux pauses, dont nous distinguons deux principaux types d’occurrence :

(1a) Pauses silencieuses (de longueur variable, voir les conventions citées ci-dessus), comme dans l’extrait suivant :


148 VIT : vous aviez combien de frères ?
149 ALT : en tout on était cinq.
150 cinq garçons.
151
152 à romainville,
153 on était (-) parce que mon père a quitté nancy pour venir à romainville,
154 parce qu’il a trouvé que : on est venu à romainville en mille neuf cent trente six.

Au début de cet extrait (qui s’insère dans une conversation étendue), on note trois pauses silencieuses (lignes 151 et 153) dont la variation de longueur est très clairement perceptible et hautement significative. La mention (l. 151) « toute ma famillefamille » est suivie d’une pausepause moyenne, le fait relaté ensuite, à savoir qu’elle « a été arrêtée », entraîne une pause longue, tandis que la pause suivante (l. 153), brève en l’occurrence, semble signaler une rupture de construction dans le contexte d’un changement de planification discursive. En revanche, on attribuera plutôt les premiers deux cas aux mécanismes externes de production de la parole, mentionnés auparavant.

 

(1b) Pauses remplies

Même si elles sont emplies de matériau linguistique (particules, interjections comme euh, hein), ces pauses font, le plus souvent, preuve du travail de réflexion, (re-)planification et formulation du discours et peuvent entraver, dans certains cas, la progression de la parole :


159 comme il était (.) assez capable,
160
161 je me rappelle,
162 je donnais un coup de main à à trimballer les paniers,
163 pour (.) de strasbourg.

Ce cas (l. 160) montre la combinaison d’une pausepause remplie (interjection euh) avec un véritable silence, de longueur moyenne. S’y ajoute un troisième phénomène, à savoir.

(1c) l’allongement, normalement d’une voyelle, qui peut se substituer5 à ou se combiner avec une pausepause (silencieuse), comme dans l’extrait suivant (l. 156) :


156 [ALT :] je me rappelle,
157 il a trouvé qu’à : (--) qu’à paris les affaires les :-
158 au point de vue travail,
159 il y aurait plus de travail.

Le deuxième ordre de phénomènes est très courant dans l’oralitéoralité :

(2) les répétitionrépétitions (repeats), illustrées ci-dessous dans le récit de Berthe Burko (BUR), témointémoignage et survivantsurvivante de la ShoahShoah, impliquée dans le sauvetage d’enfants juifs (l. 027) :


022 [BUR :] il y a eu une (.) grande rafle ;
[…]
025 et (.) dont je (1,5) je ne sais pas
une (---) plein d’enfants.
026 oui;
027 plein plein d’enfants.

Dans ce cas, la répétitionrépétition suggère un renforcement ; l’itération de l’adverbe plein, qui implique déjà le sens de grand nombre de, est un procédé d’intensification typique de la langue parlée6. Sa valeur expressive et affective dans le contexte de l’énoncé est évidente.

(3) Les faux départsfaux départs (false starts), qui consistent en un redémarrageredémarrage avec modification partielle ou totale de la structure produite initialement. Ces derniers sont aussi dénommés – en faisant référence à leur fonction primaire dans le discours oraloralité – autocorrections. Reprenons un passage cité ci-dessus :


149 ALT : en tout on était cinq.
150 cinq garçons.
151
152 à romainville,

On y ajoutera des structures syntaxiques qui se combinent le plus souvent avec l’élément prosodiqueprosodie de la pausepause et qui marquent le travail de formulation dans la planification du discours. Les procédés typiques de l’oraloralité que l’on peut identifier comme formes de la réticence et de l’anacolutheanacoluthe peuvent être signe d’une hésitationhésitation sous-jacente, due à une forte impulsion émotionémotionnelle :

(4a) réticence (aposiopèseréticenceaposiopèse, suspension) :


022 [BUR :] il y a eu une (.) grande rafle ;
023 et en particulier à : (--) à lacaune,
024 il y a eu (-) plein de juifs qui ont été : (--) plus de cinq cents juifs d’ailleurs.

De fait, les conditions fournies dans la définition de Morier citée ci-dessus (« une partie de ce qui reste à dire demeure inexprimé » sous l’effet d’un « sentiment violentviolent »7) sont clairement observables dans ce passage. À la fin de la séquence « qui ont été : (--) », on note les traits prosodiquesprosodie de l’allongement vocalique (« été : ») et de la pausepause moyenne, qui signalent la suspension de la narration ; l’expression de l’action verbale reste inachevée, l’évocation du fait de la déportationdéportation est laissé au soin de l’interlocuteur8.

(4b) L’anacolutheanacoluthe, rupture de construction syntaxique fréquente à l’oraloralité, est amorcée par une pausepause longue ((1.5) et (---)), après chacune des deux occurrences du phénomène dans le morceau (l. 025) qui enchaîne sur la relation de la rafle à Lacaune (l. 022–024) :


025 [BUR :] et (.) dont je (1,5) je ne sais pas une (---)plein d’enfants.

Dans l’extrait suivant, dans lequel le témoin ALT relate son travail à la rampe d’AuschwitzAuschwitz-Birkenau, on remarque une suite d’énoncés qui semble scandée par une succession de pauses (l. 008, 009, 013). Tandis que la première partie (l. 008–0012) présente une disposition syntaxique plutôt linéaire et régulière (séquence de proposition principale – subordonnée relative – incise), la construction semble complètement se désintégrer à partir de « jusqu’au » (l. 013), le complément de la préposition restant inexprimé. Ici, l’hésitationhésitation devant l’énonciation de l’horreurhorreur a des répercussions distinctes sur les structures linguistiques. Le lieu de déposition des corps dont il est question n’est d’ailleurs mentionné à aucun moment de l’interview :


008 ALT : je déchargeais (--) les vêtements
009 et après (--) les les corps (.) qu’on mettait sur un chariot,
010 et qu’on traînait,
011 on était six à l(e) traî-,
012 c’était très lourd,
013 jusqu’au :: jusque de jusqu’au (.) devant devant les (.) on descendait pas ;
014 hein,
015 on déposait devant.

Le dernier exemple me semble indiquer des pistes à poursuivre dans le travail sur ce corpus particulier. Il s’agit d’un extrait qui montre comment un silence, une pausepause (longue, l. 040) en tant que marque de la parole empêchée, peut annoncer ce qui paraît ineffableineffable dans un premier moment. Par la suite, ce qui n’est pas dit d’emblée est explicité de façon assez liée, comme s’il avait fallu une première tentative d’énonciation, achevée par une rupture dans le discours, pour ensuite, après des incises donnant des informations supplémentaires, déboucher dans le récit de ce qui a eu lieu. La survivantsurvivante conclut sur la remarque (l. 047) « mais je ne voudrais pas en dire plus ». On y aperçoit le processus (ou du moins la tentative) visant à assumer un passé voué à demeurer humainement inexplicable :