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Vingt ans après

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XII. M. Porthos du Vallon de Bracieux de Pierrefonds

Grâce aux informations prises auprès d'Aramis, d'Artagnan, qui savait déjà que Porthos, de son nom de famille, s'appelait du Vallon, avait appris que, de son nom de terre, il s'appelait de Bracieux, et qu'à cause de cette terre de Bracieux il était en procès avec l'évêque de Noyon.

C'était donc dans les environs de Noyon qu'il devait aller chercher cette terre, c'est-à-dire sur la frontière de l'Île-de- France et de la Picardie.

Son itinéraire fut promptement arrêté: il irait jusqu'à Dammartin, où s'embranchent deux routes, l'une qui va à Soissons, l'autre à Compiègne; là il s'informerait de la terre de Bracieux, et selon la réponse il suivrait tout droit ou prendrait à gauche.

Planchet, qui n'était pas encore bien rassuré à l'endroit de son escapade, déclara qu'il suivrait d'Artagnan jusqu'au bout du monde, prit-il tout droit, ou prit-il à gauche. Seulement il supplia son ancien maître de partir le soir, l'obscurité présentant plus de garanties. D'Artagnan lui proposa alors de prévenir sa femme pour la rassurer au moins sur son sort; mais Planchet répondit avec beaucoup de sagacité qu'il était bien certain que sa femme ne mourrait point d'inquiétude de ne pas savoir où il était, tandis que, connaissant l'incontinence de langue dont elle était atteinte, lui, Planchet, mourrait d'inquiétude si elle le savait.

Ces raisons parurent si bonnes à d'Artagnan, qu'il insista pas davantage, et que, vers les huit heures du soir, au moment où la brume commençait à s'épaissir dans les rues, il partit de l'hôtel de La Chevrette, et, suivi de Planchet, sortit de la capitale par la porte Saint-Denis.

À minuit, les deux voyageurs étaient à Dammartin.

C'était trop tard pour prendre des renseignements. L'hôte du Cygne de la Croix était couché. D'Artagnan remit donc la chose au lendemain.

Le lendemain il fit venir l'hôte. C'était un de ces rusés Normands qui ne disent ni oui ni non, et qui croient toujours qu'ils se compromettent en répondant directement à la question qu'on leur fait; seulement, ayant cru comprendre qu'il devait suivre tout droit, d'Artagnan se remit en marche sur ce renseignement assez équivoque. À neuf heures du matin, il était à Nanteuil; là il s'arrêta pour déjeuner.

Cette fois, l'hôte était un franc et bon Picard qui, reconnaissant dans Planchet un compatriote, ne fit aucune difficulté pour lui donner les renseignements qu'il désirait. La terre de Bracieux était à quelques lieues de Villers-Cotterêts.

D'Artagnan connaissait Villers-Cotterêts pour y avoir suivi deux ou trois fois la cour, car à cette époque Villers-Cotterêts était une résidence royale. Il s'achemina donc vers cette ville, et descendit à son hôtel ordinaire, c'est-à-dire au Dauphin d'or.

Là les renseignements furent des plus satisfaisants. Il apprit que la terre de Bracieux était située à quatre lieues de cette ville, mais que ce n'était point là qu'il fallait chercher Porthos. Porthos avait eu effectivement des démêlés avec l'évêque de Noyon à propos de la terre de Pierrefonds, qui limitait la sienne, et, ennuyé de tous ces démêlés judiciaires auxquels il ne comprenait rien, il avait, pour en finir, acheté Pierrefonds, de sorte qu'il avait ajouté ce nouveau nom à ses anciens noms. Il s'appelait maintenant du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, et demeurait dans sa nouvelle propriété. À défaut d'autre illustration, Porthos visait évidemment à celle du marquis de Carabas.

Il fallait encore attendre au lendemain, les chevaux avaient fait dix lieues dans leur journée et étaient fatigués. On aurait pu en prendre d'autres, il est vrai, mais il y avait toute une grande forêt à traverser, et Planchet, on se le rappelle, n'aimait pas les forêts la nuit.

Il y avait une chose encore que Planchet n'aimait pas, c'était de se mettre en route à jeun: aussi en se réveillant, d'Artagnan trouva-t-il son déjeuner tout prêt. Il n'y avait pas moyen de se plaindre d'une pareille attention. Aussi d'Artagnan se mit-il à table; il va sans dire que Planchet, en reprenant ses anciennes fonctions, avait repris son ancienne humilité et n'était pas plus honteux de manger les restes de d'Artagnan que ne l'étaient madame de Motteville et madame du Fargis de ceux d'Anne d'Autriche.

On ne put donc partir que vers les huit heures. Il n'y avait pas à se tromper, il fallait suivre la route qui mène de Villers- Cotterêts à Compiègne, et en sortant du bois prendre à droite.

Il faisait une belle matinée de printemps, les oiseaux chantaient dans les grands arbres, de larges rayons de soleil passaient à travers les clairières et semblaient des rideaux de gaze dorée.

En d'autres endroits, la lumière perçait à peine la voûte épaisse des feuilles, et les pieds des vieux chênes, que rejoignaient précipitamment, à la vue des voyageurs, les écureuils agiles, étaient plongés dans l'ombre. Il sortait de toute cette nature matinale un parfum d'herbes, de fleurs et de feuilles qui réjouissait le coeur. D'Artagnan, lassé de l'odeur fétide de Paris, se disait à lui-même que lorsqu'on portait trois noms de terre embrochés les uns aux autres, on devait être bien heureux dans un pareil paradis; puis il secouait la tête en disant: «Si j'étais Porthos et que d'Artagnan me vînt faire la proposition que je vais faire à Porthos, je sais bien ce que je répondrais à d'Artagnan.»

Quant à Planchet, il ne pensait à rien, il digérait.

À la lisière du bois, d'Artagnan aperçut le chemin indiqué, et au bout du chemin les tours d'un immense château féodal.

– Oh! oh! murmura-t-il, il me semblait que ce château appartenait à l'ancienne branche d'Orléans; Porthos en aurait-il traité avec le duc de Longueville?

– Ma foi, monsieur, dit Planchet, voici des terres bien tenues; et si elles appartiennent à M. Porthos, je lui en ferai mon compliment.

– Peste, dit d'Artagnan, ne va pas l'appeler Porthos, ni même du Vallon; appelle-le de Bracieux ou de Pierrefonds. Tu me ferais manquer mon ambassade.

À mesure qu'il approchait du château qui avait d'abord attiré ses regards, d'Artagnan comprenait que ce n'était point là que pouvait habiter son ami: les tours, quoique solides et paraissant bâties d'hier, étaient ouvertes et comme éventrées. On eût dit que quelque géant les avait fendues à coup de hache.

Arrivé à l'extrémité du chemin, d'Artagnan se trouva dominer une magnifique vallée, au fond de laquelle on voyait dormir un charmant petit lac au pied de quelques maisons éparses çà et là et qui semblaient, humbles et couvertes les unes de tuile et les autres de chaume, reconnaître pour seigneur suzerain un joli château bâti vers le commencement du règne de Henri IV, que surmontaient des girouettes seigneuriales.

Cette fois, d'Artagnan ne douta pas qu'il fût en vue de la demeure de Porthos.

Le chemin conduisait droit à ce joli château, qui était à son aïeul le château de la montagne ce qu'un petit-maître de la coterie de M. le duc d'Enghien était à un chevalier bardé de fer du temps de Charles VII; d'Artagnan mit son cheval au trot et suivit le chemin, Planchet régla le pas de son coursier sur celui de son maître.

Au bout de dix minutes, d'Artagnan se trouva à l'extrémité d'une allée régulièrement plantée de beaux peupliers, et qui aboutissait à une grille de fer dont les piques et les bandes transversales étaient dorées. Au milieu de cette avenue se tenait une espèce de seigneur habillé de vert et doré comme la grille, lequel était à cheval sur un gros roussin. À sa droite et à sa gauche étaient deux valets galonnés sur toutes les coutures; bon nombre de croquants assemblés lui rendaient des hommages fort respectueux.

– Ah! se dit d'Artagnan, serait-ce là le seigneur du Vallon de Bracieux de Pierrefonds? Eh! mon Dieu! comme il est recroquevillé depuis qu'il ne s'appelle plus Porthos!

– Ce ne peut être lui, dit Planchet répondant à ce que d'Artagnan s'était dit à lui-même. M. Porthos avait près de six pieds, et celui-là en a cinq à peine.

– Cependant, reprit d'Artagnan, on salue bien bas ce monsieur.

À ces mots, d'Artagnan piqua vers le roussin, l'homme considérable et les valets. À mesure qu'il approchait, il lui semblait reconnaître les traits du personnage.

– Jésus Dieu! monsieur, dit Planchet, qui de son côté croyait le reconnaître, serait-il donc possible que ce fût lui?

À cette exclamation, l'homme à cheval se retourna lentement et d'un air fort noble, et les deux voyageurs purent voir briller dans tout leur éclat les gros yeux, la trogne vermeille et le sourire si éloquent de Mousqueton.

En effet, c'était Mousqueton, Mousqueton gras à lard, croulant de bonne santé, bouffi de bien-être, qui, reconnaissant d'Artagnan, tout au contraire de cet hypocrite de Bazin, se laissa glisser de son roussin par terre et s'approcha chapeau bas vers l'officier; de sorte que les hommages de l'assemblée firent un quart de conversion vers ce nouveau soleil qui éclipsait l'ancien.

– Monsieur d'Artagnan, monsieur d'Artagnan, répétait dans ses joues énormes Mousqueton tout suant d'allégresse, monsieur d'Artagnan! Oh! quelle joie pour mon seigneur et maître du Vallon de Bracieux de Pierrefonds!

– Ce bon Mousqueton! Il est donc ici, ton maître?

– Vous êtes sur ses domaines.

– Mais, comme te voilà beau, comme te voilà gras, comme te voilà fleuri! continuait d'Artagnan infatigable à détailler les changements que la bonne fortune avait apportés chez l'ancien affamé.

– Eh! oui, dieu merci! monsieur, dit Mousqueton, je me porte assez bien.

– Mais ne dis-tu donc rien à ton ami Planchet?

– À mon ami Planchet! Planchet, serait-ce toi par hasard? s'écria

Mousqueton les bras ouverts et des larmes plein les yeux.

– Moi-même, dit Planchet toujours prudent, mais je voulais savoir si tu n'étais pas devenu fier.

 

– Devenu fier avec un ancien ami! Jamais, Planchet. Tu n'as pas pensé cela ou tu ne connais pas Mousqueton.

– À la bonne heure! dit Planchet en descendant de son cheval et en tendant à son tour les bras à Mousqueton: ce n'est pas comme cette canaille de Bazin, qui m'a laissé deux heures sous un hangar sans même faire semblant de me reconnaître.

Et Planchet et Mousqueton s'embrassèrent avec une effusion qui toucha fort les assistants et qui leur fit croire que Planchet était quelque seigneur déguisé, tant ils appréciaient à sa plus haute valeur la position de Mousqueton.

– Et maintenant, monsieur, dit Mousqueton lorsqu'il se fut débarrassé de l'étreinte de Planchet, qui avait inutilement essayé de joindre ses mains derrière le dos de son ami; et maintenant, monsieur, permettez-moi de vous quitter, car je ne veux pas que mon maître apprenne la nouvelle de votre arrivée par d'autres que par moi; il ne me pardonnerait pas de m'être laissé devancer.

– Ce cher ami, dit d'Artagnan, évitant de donner à Porthos ni son ancien ni son nouveau nom, il ne m'a donc pas oublié!

– Oublié! lui! s'écria Mousqueton, c'est-à-dire, monsieur, qu'il n'y a pas de jour que nous ne nous attendions à apprendre que vous étiez nommé maréchal, ou en place de M. de Gassion, ou en place de M. de Bassompierre.

D'Artagnan laissa errer sur ses lèvres un de ces rares sourires mélancoliques qui avaient survécu dans le plus profond de son coeur au désenchantement de ses jeunes années.

– Et vous, manants, continua Mousqueton, demeurez près de M. le comte d'Artagnan, et faites-lui honneur de votre mieux, tandis que je vais prévenir monseigneur de son arrivée.

Et remontant, aidé de deux âmes charitables, sur son robuste cheval, tandis que Planchet, plus ingambe, remontait tout seul sur le sien, Mousqueton prit sur le gazon de l'avenue un petit galop qui témoignait encore plus en faveur des reins que des jambes du quadrupède.

– Ah çà! mais voilà qui s'annonce bien! dit d'Artagnan; pas de mystère, pas de manteau, pas de politique par ici; on rit à gorge déployée, on pleure de joie, je ne vois que des visages larges d'une aune; en vérité, il me semble que la nature elle-même est en fête, que les arbres, au lieu de feuilles et de fleurs, sont couverts de petits rubans verts et roses.

– Et moi, dit Planchet, il me semble que je sens d'ici la plus délectable odeur de rôti, que je vois des marmitons se ranger en haie pour nous voir passer. Ah, monsieur! quel cuisinier doit avoir M. de Pierrefonds, lui qui aimait déjà tant et si bien manger quand il ne s'appelait encore que M. Porthos!

– Halte-là! dit d'Artagnan: tu me fais peur. Si la réalité répond aux apparences, je suis perdu. Un homme si heureux ne sortira jamais de son bonheur, et je vais échouer près de lui comme j'ai échoué près d'Aramis.

XIII. Comment d'Artagnan s'aperçut, en retrouvant Porthos, que la fortune ne fait pas le bonheur

D'Artagnan franchit la grille et se trouva en face du château; il mettait pied à terre quand une sorte de géant apparut sur le perron. Rendons cette justice à d'Artagnan, qu'à part tout sentiment d'égoïsme le coeur lui battit avec joie à l'aspect de cette haute taille et de cette figure martiale qui lui rappelaient un homme brave et bon.

Il courut à Porthos et se précipita dans ses bras; toute la valetaille, rangée en cercle à distance respectueuse, regardait avec une humble curiosité. Mousqueton, au premier rang, s'essuya les yeux, le pauvre garçon n'avait pas cessé de pleurer de joie depuis qu'il avait reconnu d'Artagnan et Planchet.

Porthos prit son ami par le bras.

– Ah! quelle joie de vous revoir, cher d'Artagnan, s'écria-t-il d'une voix qui avait tourné du baryton à la basse; vous ne m'avez donc pas oublié, vous?

– Vous oublier! ah! cher du Vallon, oublie-t-on les plus beaux jours de sa jeunesse et ses amis dévoués, et les périls affrontés ensemble! mais c'est-à-dire qu'en vous revoyant il n'y a pas un instant de notre ancienne amitié qui ne se présente à ma pensée.

– Oui, oui, dit Porthos en essayant de redonner à sa moustache ce pli coquet qu'elle avait perdu dans la solitude, oui, nous en avons fait de belles dans notre temps, et nous avons donné du fil à retordre à ce pauvre cardinal.

Et il poussa un soupir. D'Artagnan le regarda.

– En tout cas, continua Porthos d'un ton languissant, soyez le bienvenu, cher ami, vous m'aiderez à retrouver ma joie; nous courrons demain le lièvre dans ma plaine, qui est superbe, ou le chevreuil dans mes bois, qui sont fort beaux: j'ai quatre lévriers qui passent pour les plus légers de la province, et une meute qui n'a point sa pareille à vingt lieues à la ronde.

Et Porthos poussa un second soupir.

– Oh, oh! se dit d'Artagnan tout bas, mon gaillard serait-il moins heureux qu'il n'en a l'air?

Puis tout haut:

– Mais avant tout, dit-il, vous me présenterez à madame du Vallon, car je me rappelle certaine lettre d'obligeante invitation que vous avez bien voulu m'écrire, et au bas de laquelle elle avait bien voulu ajouter quelques lignes.

Troisième soupir de Porthos.

– J'ai perdu madame du Vallon il y a deux ans, dit-il, et vous m'en voyez encore tout affligé. C'est pour cela que j'ai quitté mon château du Vallon près de Corbeil, pour venir habiter ma terre de Bracieux, changement qui m'a amené à acheter celle-ci. Pauvre madame du Vallon, continua Porthos en faisant une grimace de regret; ce n'était pas une femme d'un caractère fort égal, mais elle avait fini cependant par s'accoutumer à mes façons et par accepter mes petites volontés.

– Ainsi, vous êtes riche et libre? dit d'Artagnan.

– Hélas! dit Porthos, je suis veuf et j'ai quarante mille livres de rente. Allons déjeuner, voulez-vous?

– Je le veux fort, dit d'Artagnan; l'air du matin m'a mis en appétit.

– Oui, dit Porthos, mon air est excellent.

Ils entrèrent dans le château; ce n'étaient que dorures du haut en bas, les corniches étaient dorées, les moulures étaient dorées, les bois des fauteuils étaient dorés.

Une table toute servie attendait.

– Vous voyez, dit Porthos, c'est mon ordinaire.

– Peste, dit d'Artagnan, je vous en fais mon compliment: le roi n'en a pas un pareil.

– Oui, dit Porthos, j'ai entendu dire qu'il était fort mal nourri par M. de Mazarin. Goûtez cette côtelette, mon cher d'Artagnan, c'est de mes moutons.

– Vous avez des moutons fort tendres, dit d'Artagnan, et je vous en félicite.

– Oui, on les nourrit dans mes prairies qui sont excellentes.

– Donnez-m'en encore.

– Non; prenez plutôt de ce lièvre que j'ai tué hier dans une de mes garennes.

– Peste! quel goût! dit d'Artagnan. Ah çà! vous ne les nourrissez donc que de serpolet, vos lièvres?

– Et que pensez-vous de mon vin? dit Porthos; il est agréable, n'est-ce pas?

– Il est charmant.

– C'est cependant du vin du pays.

– Vraiment!

– Oui, un petit versant au midi, là-bas sur ma montagne; il fournit vingt muids.

– Mais c'est une véritable vendange, cela!

Porthos soupira pour la cinquième fois. D'Artagnan avait compté les soupirs de Porthos.

– Ah çà! mais, dit-il curieux d'approfondir le problème, on dirait, mon cher ami, que quelque chose vous chagrine. Seriez-vous souffrant, par hasard?.. Est-ce que cette santé…

– Excellente, mon cher, meilleure que jamais; je tuerais un boeuf d'un coup de poing.

– Alors, des chagrins de famille…

– De famille! par bonheur que je n'ai que moi au monde.

– Mais alors qu'est-ce donc qui vous fait soupirer?

– Mon cher, dit Porthos, je serai franc avec vous: je ne suis pas heureux.

– Vous, pas heureux, Porthos! vous qui avez un château, des prairies, des montagnes, des bois; vous qui avez quarante mille livres de rente, enfin, vous n'êtes pas heureux?

– Mon cher, j'ai tout cela, c'est vrai, mais je suis seul au milieu de tout cela.

– Ah! je comprends: vous êtes entouré de croquants que vous ne pouvez pas voir sans déroger.

Porthos pâlit légèrement, et vida un énorme verre de son petit vin du versant.

– Non pas, dit-il, au contraire; imaginez-vous que ce sont des hobereaux qui ont tous un titre quelconque et prétendent remonter à Pharamond, à Charlemagne, ou tout au moins à Hugues Capet. Dans le commencement, j'étais le dernier venu, par conséquent j'ai dû faire les avances, je les ai faites; mais vous le savez, mon cher, madame du Vallon…

Porthos, en disant ces mots, parut avaler avec peine sa salive.

– Madame du Vallon, reprit-il, était de noblesse douteuse, elle avait, en premières noces (je crois, d'Artagnan, ne vous apprendre rien de nouveau), épousé un procureur. Ils trouvèrent cela nauséabond. Ils ont dit nauséabond. Vous comprenez, c'était un mot à faire tuer trente mille hommes. J'en ai tué deux; cela a fait taire les autres, mais ne m'a pas rendu leur ami. De sorte que je n'ai plus de société, que je vis seul, que je m'ennuie, que je me ronge.

D'Artagnan sourit; il voyait le défaut de la cuirasse, et il apprêtait le coup.

– Mais enfin, dit-il, vous êtes par vous-même, et votre femme ne peut vous défaire.

– Oui, mais vous comprenez, n'étant pas de noblesse historique comme les Coucy, qui se contentaient d'être sires, et les Rohan, qui ne voulaient pas être ducs, tous ces gens-là, qui sont tous ou vicomtes ou comtes, ont le pas sur moi, à l'église, dans les cérémonies, partout, et je n'ai rien à dire. Ah! si j'étais seulement…

– Baron? n'est-ce pas? dit d'Artagnan achevant la phrase de son ami.

– Ah! s'écria Porthos dont les traits s'épanouirent, ah! si j'étais baron!

– Bon! pensa d'Artagnan, je réussirai ici.

Puis tout haut:

– Eh bien! cher ami, c'est ce titre que vous souhaitez que je viens vous apporter aujourd'hui.

Porthos fit un bond qui ébranla toute la salle; deux ou trois bouteilles en perdirent l'équilibre et roulèrent à terre, où elles furent brisées. Mousqueton accourut au bruit, et l'on aperçut à la perspective Planchet la bouche pleine et la serviette à la main.

– Monseigneur m'appelle? demanda Mousqueton.

Porthos fit signe de la main à Mousqueton de ramasser les éclats de bouteilles.

– Je vois avec plaisir, dit d'Artagnan, que vous avez toujours ce brave garçon.

– Il est mon intendant, dit Porthos.

Puis haussant la voix:

– Il a fait ses affaires, le drôle, on voit cela; mais, continua- t-il plus bas, il m'est attaché et ne me quitterait pour rien au monde.

– Et il l'appelle monseigneur, pensa d'Artagnan.

– Sortez, Mouston, dit Porthos.

– Vous dites Mouston? Ah! oui! par abréviation: Mousqueton était trop long à prononcer.

– Oui, dit Porthos, et puis cela sentait son maréchal des logis d'une lieue. Mais nous parlions affaire quand ce drôle est entré.

– Oui, dit d'Artagnan; cependant remettons la conversation à plus tard, vos gens pourraient soupçonner quelque chose; il y a peut- être des espions dans le pays. Vous devinez, Porthos, qu'il s'agit de choses sérieuses.

Peste! dit Porthos. Eh bien! pour faire la digestion promenons- nous dans mon parc.

– Volontiers.

Et comme tous deux avaient suffisamment déjeuné, ils commencèrent à faire le tour d'un jardin magnifique; des allées de marronniers et de tilleuls enfermaient un espace de trente arpents au moins; au bout de chaque quinconce bien fourré de taillis et d'arbustes, on voyait courir des lapins disparaissant dans les glandées et se jouant dans les hautes herbes.

– Ma foi, dit d'Artagnan, le parc correspond à tout le reste; et s'il y a autant de poissons dans votre étang que de lapins dans vos garennes, vous êtes un homme heureux, mon cher Porthos, pour peu que vous ayez conservé le goût de la chasse et acquis celui de la pêche.

– Mon ami, dit Porthos, je laisse la pêche à Mousqueton, c'est un plaisir de roturier; mais je chasse quelquefois; c'est-à-dire que quand je m'ennuie, je m'assieds sur un de ces bancs de marbre, je me fais apporter mon fusil, je me fais amener Gredinet, mon chien favori, et je tire des lapins.

– Mais c'est fort divertissant! dit d'Artagnan.

– Oui, répondit Porthos avec un soupir, c'est fort divertissant.

D'Artagnan ne les comptait plus.

– Puis, ajouta Porthos, Gredinet va les chercher et les porte lui-même au cuisinier; il est dressé à cela.

– Ah! la charmante petite bête! dit d'Artagnan.

– Mais, reprit Porthos, laissons là Gredinet, que je vous donnerai si vous en avez envie, car je commence à m'en lasser, et revenons à notre affaire.

– Volontiers, dit d'Artagnan; seulement je vous préviens, cher ami, pour que vous ne disiez pas que je vous ai pris en traître, qu'il faudra bien changer d'existence.

 

– Comment cela?

– Reprendre le harnais, ceindre l'épée, courir les aventures, laisser, comme dans le temps passé, un peu de sa chair par les chemins; vous savez, la manière d'autrefois, enfin.

– Ah diable! fit Porthos.

– Oui, je comprends, vous vous êtes gâté, cher ami; vous avez pris du ventre, et le poignet n'a plus cette élasticité dont les gardes de M. le cardinal ont eu tant de preuves.

– Ah! le poignet est encore bon, je vous le jure, dit Porthos en étendant une main pareille à une épaule de mouton.

– Tant mieux.

– C'est donc la guerre qu'il faut que nous fassions?

– Eh! mon Dieu, oui!

– Et contre qui?

– Avez-vous suivi la politique, mon ami?

– Moi! pas le moins du monde.

– Alors, êtes-vous pour le Mazarin ou pour les princes?

– Moi, je ne suis pour personne.

– C'est-à-dire que vous êtes pour nous. Tant mieux, Porthos, c'est la bonne position pour faire ses affaires. Eh bien, mon cher, je vous dirai que je viens de la part du cardinal.

Ce mot fit son effet sur Porthos, comme si on eût encore été en 1640 et qu'il se fût agi du vrai cardinal.

– Oh, oh! dit-il, que me veut Son Éminence?

– Son Éminence veut vous avoir à son service.

– Et qui lui a parlé de moi?

– Rochefort. Vous rappelez-vous?

– Oui, pardieu! celui qui nous a donné tant d'ennui dans le temps et qui nous a fait tant courir par les chemins, le même à qui vous avez fourni successivement trois coups d'épée, qu'il n'a pas volés, au reste.

– Mais vous savez qu'il est devenu notre ami? dit d'Artagnan.

– Non, je ne le savais pas. Ah! il n'a pas de rancune!

– Vous vous trompez, Porthos, dit d'Artagnan à son tour: c'est moi qui n'en ai pas.

Porthos ne comprit pas très bien; mais, on se le rappelle, la compréhension n'était pas son fort.

– Vous dites donc, continua-t-il, que c'est le comte de Rochefort qui a parlé de moi au cardinal?

– Oui, et puis la reine.

– Comment, la reine?

– Pour nous inspirer confiance, elle lui a même remis le fameux diamant, vous savez, que j'avais vendu à M. des Essarts, et qui, je ne sais comment, est rentré en sa possession.

– Mais il me semble, dit Porthos avec son gros bon sens, qu'elle eût mieux fait de le remettre à vous.

– C'est aussi mon avis, dit d'Artagnan; mais que voulez-vous! les rois et les reines ont quelquefois de singuliers caprices. Au bout du compte, comme ce sont eux qui tiennent les richesses et les honneurs, qui distribuent l'argent et les titres, on leur est dévoué.

– Oui, on leur est dévoué! dit Porthos. Alors vous êtes donc dévoué, dans ce moment-ci?..

– Au roi, à la reine et au cardinal, et j'ai de plus répondu de votre dévouement.

– Et vous dites que vous avez fait certaines conditions pour moi?

– Magnifiques, mon cher, magnifiques! D'abord vous avez de l'argent, n'est-ce pas? Quarante mille livres de rente, vous me l'avez dit.

Porthos entra en défiance.

– Eh! mon ami, lui dit-il, on n'a jamais trop d'argent. Madame du Vallon a laissé une succession embrouillée; je ne suis pas grand clerc, moi, en sorte que je vis un peu au jour le jour.

– Il a peur que je ne sois venu pour lui emprunter de l'argent, pensa d'Artagnan. Ah! mon ami, dit-il tout haut, tant mieux si vous êtes gêné!

– Comment, tant mieux? dit Porthos.

– Oui, car Son Éminence donnera tout ce que l'on voudra, terres, argent et titres.

– Ah! ah! ah! fit Porthos écarquillant les yeux à ce dernier mot.

– Sous l'autre cardinal, continua d'Artagnan, nous n'avons pas su profiter de la fortune; c'était le cas pourtant; je ne dis pas cela pour vous qui avez vos quarante mille livres de rente, et qui me paraissez l'homme le plus heureux de la terre.

Porthos soupira.

– Toutefois, continua d'Artagnan, malgré vos quarante mille livres de rente, et peut-être même à cause de vos quarante mille livres de rente, il me semble qu'une petite couronne ferait bien sur votre carrosse. Eh! eh!

– Mais oui, dit Porthos.

– Eh bien! mon cher, gagnez-la; elle est au bout de votre épée. Nous ne nous nuirons pas. Votre but à vous, c'est un titre; mon but, à moi, c'est de l'argent. Que j'en gagne assez pour faire reconstruire Artagnan, que mes ancêtres appauvris par les croisades ont laissé tomber en ruine depuis ce temps, et pour acheter une trentaine d'arpents de terre autour, c'est tout ce qu'il faut; je m'y retire, et j'y meurs tranquille.

– Et moi, dit Porthos, je veux être baron.

– Vous le serez.

– Et n'avez-vous donc point pensé aussi à nos autres amis? demanda Porthos.

– Si fait, j'ai vu Aramis.

– Et que désire-t-il, lui? d'être évêque?

– Aramis, dit d'Artagnan, qui ne voulait pas désenchanter Porthos; Aramis, imaginez-vous, mon cher, qu'il est devenu moine et jésuite, qu'il vit comme un ours: il renonce à tout, et ne pense qu'à son salut. Mes offres n'ont pu le décider.

– Tant pis! dit Porthos, il avait de l'esprit. Et Athos?

– Je ne l'ai pas encore vu, mais j'irai le voir en vous quittant.

Savez-vous où je le trouverai, lui?

– Près de Blois, dans une petite terre qu'il a héritée, je ne sais de quel parent.

– Et qu'on appelle?

– Bragelonne. Comprenez-vous, mon cher, Athos qui était noble comme l'empereur et qui hérite d'une terre qui a titre de comté! que fera-t-il de tous ces comtés-là? Comté de la Fère, comté de Bragelonne?

– Avec cela qu'il n'a pas d'enfants, dit d'Artagnan.

– Heu! fit Porthos, j'ai entendu dire qu'il avait adopté un jeune homme qui lui ressemble par le visage.

– Athos, notre Athos, qui était vertueux comme Scipion? l'avez- vous revu?

– Non.

– Eh bien! j'irai demain lui porter de vos nouvelles. J'ai peur, entre nous, que son penchant pour le vin ne l'ait fort vieilli et dégradé.

– Oui, dit Porthos, c'est vrai; il buvait beaucoup.

– Puis c'était notre aîné à tous, dit d'Artagnan.

– De quelques années seulement, reprit Porthos; son air grave le vieillissait beaucoup.

– Oui, c'est vrai. Donc, si nous avons Athos, ce sera tant mieux: si nous ne l'avons pas, eh bien! nous nous en passerons. Nous en valons bien douze à nous deux.

– Oui, dit Porthos souriant au souvenir de ses anciens exploits; mais à nous quatre nous en aurions valu trente-six; d'autant plus que le métier sera dur, à ce que vous dites.

– Dur pour des recrues, oui; mais pour nous, non.

– Sera-ce long?

– Dame! cela pourra durer trois ou quatre ans.

– Se battra-t-on beaucoup?

– Je l'espère.

– Tant mieux, au bout du compte, tant mieux! s'écria Porthos: vous n'avez point idée, mon cher, combien les os me craquent depuis que je suis ici! Quelquefois le dimanche, en sortant de la messe, je cours à cheval dans les champs et sur les terres des voisins pour rencontrer quelque bonne petite querelle, car je sens que j'en ai besoin; mais rien, mon cher! Soit qu'on me respecte, soit qu'on ne craigne, ce qui est bien plus probable, on me laisse fouler les luzernes avec mes chiens, passer sur le ventre à tout le monde, et je reviens, plus ennuyé, voilà tout. Au moins, dites- moi, se bat-on un peu plus facilement à Paris?

– Quant à cela, mon cher, c'est charmant; plus d'édits, plus de gardes du cardinal, plus de Jussac ni d'autres limiers. Mon Dieu! voyez-vous, sous une lanterne, dans une auberge, partout; êtes- vous frondeur, on dégaine et tout est dit. M. de Guise a tué M. de Coligny en pleine place Royale, et il n'en a rien été.

– Ah! voilà qui va bien, alors, dit Porthos.

– Et puis avant peu, continua d'Artagnan, nous aurons des batailles rangées, du canon, des incendies, ce sera très varié.

– Alors, je me décide.

– J'ai donc votre parole?

– Oui, c'est dit. Je frapperai d'estoc et de taille pour Mazarin.

Mais…

– Mais?

– Mais il me fera baron.

– Eh pardieu! dit d'Artagnan, c'est arrêté d'avance; je vous l'ai dit et je vous le répète, je réponds de votre baronnie.

Sur cette promesse, Porthos, qui n'avait jamais douté de la parole de son ami, reprit avec lui le chemin du château.