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Vingt ans après

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LXXXV. La reconnaissance d'Anne d'Autriche

Athos éprouva beaucoup moins de difficulté qu'il ne s'y était attendu à pénétrer près d'Anne d'Autriche; à la première démarche, tout s'aplanit, au contraire, et l'audience qu'il désirait lui fut accordée pour le lendemain, à la suite du lever, auquel sa naissance lui donnait le droit d'assister.



Une grande foule emplissait les appartements de Saint-Germain; jamais au Louvre ou au Palais-Royal Anne d'Autriche n'avait eu plus grand nombre de courtisans; seulement, un mouvement s'était fait parmi cette foule qui appartenait à la noblesse secondaire, tandis que tous les premiers gentilshommes de France étaient près de M. de Conti, de M. de Beaufort et du coadjuteur.



Au reste, une grande gaieté régnait dans cette cour. Le caractère particulier de cette guerre fut qu'il y eut plus de couplets faits que de coups de canon tirés. La cour chansonnait les Parisiens, qui chansonnaient la cour, et les blessures, pour n'être pas mortelles, n'en étaient pas moins douloureuses, faites qu'elles étaient avec l'arme du ridicule.



Mais au milieu de cette hilarité générale et de cette futilité apparente, une grande préoccupation vivait au fond de toutes les pensées, Mazarin resterait-il ministre ou favori, ou Mazarin, venu du Midi comme un nuage, s'en irait-il emporté par le vent qui l'avait apporté? Tout le monde l'espérait, tout le monde le désirait; de sorte que le ministre sentait qu'autour de lui tous les hommages, toutes les courtisaneries recouvraient un fond de haine mal déguisée sous la crainte et sous l'intérêt. Il se sentait mal à l'aise, ne sachant sur quoi faire compte ni sur qui s'appuyer.



M. le Prince lui-même, qui combattait pour lui, ne manquait jamais une occasion ou de le railler ou de l'humilier; et, à deux ou trois reprises, Mazarin ayant voulu, devant le vainqueur de Rocroy, faire acte de volonté, celui-ci l'avait regardé de manière à lui faire comprendre que, s'il le défendait, ce n'était ni par conviction ni par enthousiasme.



Alors le cardinal se rejetait vers la reine, son seul appui. Mais à deux ou trois reprises il lui avait semblé sentir cet appui vaciller sous sa main.



L'heure de l'audience arrivée, on annonça au comte de La Fère qu'elle aurait toujours lieu, mais qu'il devait attendre quelques instants, la reine ayant conseil à tenir avec le ministre.



C'était la vérité. Paris venait d'envoyer une nouvelle députation qui devait tâcher de donner enfin quelque tournure aux affaires, et la reine se consultait avec Mazarin sur l'accueil à faire à ces députés.



La préoccupation était grande parmi les hauts personnages de État Athos ne pouvait donc choisir un plus mauvais moment pour parler de ses amis, pauvres atomes perdus dans ce tourbillon déchaîné.



Mais Athos était un homme inflexible qui ne marchandait pas avec une décision prise, quand cette décision lui paraissait émanée de sa conscience et dictée par son devoir; il insista pour être introduit, en disant que, quoiqu'il ne fût député ni de M. de Conti, ni de M. de Beaufort, ni de M. de Bouillon, ni de M. d'Elbeuf, ni du coadjuteur, ni de madame de Longueville, ni de Broussel, ni du parlement, et qu'il vînt pour son propre compte il n'en avait pas moins les choses les plus importantes à dire à Sa Majesté.



La conférence finie, la reine le fit appeler dans son cabinet.



Athos fut introduit et se nomma. C'était un nom qui avait trop de fois retenti aux oreilles de Sa Majesté et trop de fois vibré dans son coeur, pour qu'Anne d'Autriche ne le reconnût point; cependant elle demeura impassible, se contentant de regarder ce gentilhomme avec cette fixité qui n'est permise qu'aux femmes reines soit par la beauté, soit par le sang.



– C'est donc un service que vous offrez de nous rendre, comte? demanda Anne d'Autriche après un instant de silence.



– Oui, Madame, encore un service, dit Athos, choqué de ce que la reine ne paraissait point le reconnaître.



C'était un grand coeur qu'Athos, et par conséquent un bien pauvre courtisan.



Anne fronça le sourcil. Mazarin, qui, assis devant une table, feuilletait des papiers comme eût pu le faire un simple secrétaire État, leva la tête.



– Parlez, dit la reine.



Mazarin se remit à feuilleter ses papiers.



– Madame, reprit Athos, deux de nos amis, deux des plus intrépides serviteurs de Votre Majesté, M. d'Artagnan et M. du Vallon, envoyés en Angleterre par M. le cardinal, ont disparu tout à coup au moment où ils mettaient le pied sur la terre de France, et l'on ne sait ce qu'ils sont devenus.



– Eh bien? dit la reine.



– Eh bien! dit Athos, je m'adresse à la bienveillance de Votre Majesté pour savoir ce que sont devenus ces deux gentilshommes, me réservant, s'il le faut ensuite, de m'adresser à sa justice.



– Monsieur, répondit Anne d'Autriche avec cette hauteur qui, vis- à-vis de certains hommes, devenait de l'impertinence, voilà donc pourquoi vous nous troublez au milieu des grandes préoccupations qui nous agitent? Une affaire de police! Eh! monsieur, vous savez bien, ou vous devez bien le savoir, que nous n'avons plus de police depuis que nous ne sommes plus à Paris.



– Je crois que Votre Majesté, dit Athos en s'inclinant avec un froid respect, n'aurait pas besoin de s'informer à la police pour savoir ce que sont devenus MM. d'Artagnan et du Vallon; et que si elle voulait bien interroger M. le cardinal à l'endroit de ces deux gentilshommes, M. le cardinal pourrait lui répondre sans interroger autre chose que ses propres souvenirs.



– Mais, Dieu me pardonne! dit Anne d'Autriche avec ce dédaigneux mouvement des lèvres qui lui était particulier, je crois que vous interrogez vous-même.



– Oui, Madame, et j'en ai presque le droit, car il s'agit de M. d'Artagnan, de M. d'Artagnan, entendez-vous bien, Madame? dit- il de manière à courber sous les souvenirs de la femme le front de la reine.



Mazarin comprit qu'il était temps de venir au secours d'Anne d'Autriche.



– 

Monsou

 le comte, dit-il, je veux bien vous apprendre une chose qu'ignore Sa Majesté, c'est ce que sont devenus ces deux gentilshommes. Ils ont désobéi, et ils sont aux arrêts.



– Je supplie donc Votre Majesté, dit Athos toujours impassible et sans répondre à Mazarin, de lever ces arrêts en faveur de MM. d'Artagnan et du Vallon.



– Ce que vous me demandez est une affaire de discipline et ne me regarde point, monsieur, répondit la reine.



– M. d'Artagnan n'a jamais répondu cela lorsqu'il s'est agi du service de Votre Majesté, dit Athos en saluant avec dignité.



Et il fit deux pas en arrière pour regagner la porte, Mazarin l'arrêta.



– Vous venez aussi d'Angleterre, monsieur? dit-il en faisant un signe à la reine, qui pâlissait visiblement et s'apprêtait à donner un ordre rigoureux.



– Et j'ai assisté aux derniers moments du roi Charles Ier, dit Athos. Pauvre roi! coupable tout au plus de faiblesse, et que ses sujets ont puni bien sévèrement; car les trônes sont bien ébranlés à cette heure, et il ne fait pas bon, pour les coeurs dévoués, de servir les intérêts des princes. C'était la seconde fois que M. d'Artagnan allait en Angleterre: la première, c'était pour l'honneur d'une grande reine; la seconde, c'était pour la vie d'un grand roi.



– Monsieur, dit Anne d'Autriche à Mazarin avec un accent dont toute son habitude de dissimuler n'avait pu chasser la véritable expression, voyez si l'on peut faire quelque chose pour ces gentilshommes.



– Madame, dit Mazarin, je ferai tout ce qu'il plaira à Votre



Majesté.



– Faites ce que demande M. le comte de La Fère. N'est-ce pas comme cela que vous vous appelez, monsieur?



– J'ai encore un autre nom, Madame; je me nomme Athos.



– Madame, dit Mazarin avec un sourire qui indiquait avec quelle facilité il comprenait à demi-mot, vous pouvez être tranquille, vos désirs seront accomplis.



– Vous avez entendu, monsieur? dit la reine.



– Oui, Madame, et je n'attendais rien moins de la justice de



Votre Majesté. Ainsi, je vais revoir mes amis; n'est-ce pas,



Madame? c'est bien ainsi que Votre Majesté l'entend?



– Vous allez les revoir, oui, monsieur. Mais, à propos, vous êtes de la Fronde, n'est-ce pas?



– Madame, je sers le roi.



– Oui, à votre manière.



– Ma manière est celle de tous les vrais gentilshommes, et je n'en connais pas deux, répondit Athos avec hauteur.



– Allez donc, monsieur, dit la reine en congédiant Athos du geste; vous avez obtenu ce que vous désiriez obtenir, et nous savons tout ce que nous désirions savoir.



Puis s'adressant à Mazarin, quand la portière fut retombée derrière lui:



– Cardinal, dit-elle, faites arrêter cet insolent gentilhomme avant qu'il soit sorti de la cour.



– J'y pensais, dit Mazarin, et je suis heureux que Votre Majesté me donne un ordre que j'allais solliciter d'elle. Ces casse-bras qui apportent dans notre époque les traditions de l'autre règne nous gênent fort; et puisqu'il y en a déjà deux de pris, joignons- y le troisième.



Athos n'avait pas été entièrement dupe de la reine. Il y avait dans son accent quelque chose qui l'avait frappé et qui lui semblait menacer tout en promettant. Mais il n'était pas homme à s'éloigner sur un simple soupçon, surtout quand on lui avait dit clairement qu'il allait revoir ses amis. Il attendit donc, dans une des chambres attenantes au cabinet où il avait eu audience, qu'on amenât vers lui d'Artagnan et Porthos, ou qu'on le vînt chercher pour le conduire vers eux.



Dans cette attente, il s'était approché de la fenêtre et regardait machinalement dans la cour. Il y vit entrer la députation des Parisiens, qui venait pour régler le lieu définitif des conférences et saluer la reine. Il y avait des conseillers au parlement, des présidents, des avocats, parmi lesquels étaient perdus quelques hommes d'épée. Une escorte imposante les attendait hors des grilles.

 



Athos regardait avec plus d'attention, car au milieu de cette foule il avait cru reconnaître quelqu'un, lorsqu'il sentit qu'on lui touchait légèrement l'épaule.



Il se retourna.



– Ah! monsieur de Comminges! dit-il.



– Oui, monsieur le comte, moi-même, et chargé d'une mission pour laquelle je vous prie d'agréer toutes mes excuses.



– Laquelle, monsieur? demanda Athos.



– Veuillez me rendre votre épée, comte.



Athos sourit, et ouvrant la fenêtre:



– Aramis! cria-t-il.



Un gentilhomme se retourna: c'était celui qu'avait cru reconnaître Athos. Ce gentilhomme, C'était Aramis. Il salua amicalement le comte.



– Aramis, dit Athos, on m'arrête.



– Bien, répondit flegmatiquement Aramis.



– Monsieur, dit Athos en se retournant vers Comminges et en lui présentant avec politesse son épée par la poignée, voici mon épée; veuillez me la garder avec soin pour me la rendre quand je sortirai de prison. J'y tiens, elle a été donnée par le roi François Ier à mon aïeul. Dans son temps on armait les gentilshommes, on ne les désarmait pas. Maintenant, où me conduisez-vous?



– Mais… dans ma chambre d'abord, dit Comminges. La reine fixera le lieu de votre domicile ultérieurement.



Athos suivit Comminges sans ajouter un seul mot.



LXXXVI. La royauté de M. de Mazarin

L'arrestation n'avait fait aucun bruit, causé aucun scandale et était même restée à peu près inconnue. Elle n'avait donc en rien entravé la marche des événements, et la députation envoyée par la ville de Paris fut avertie solennellement qu'elle allait paraître devant la reine.



La reine la reçut, muette et superbe comme toujours; elle écouta les doléances et les supplications des députés; mais, lorsqu'ils eurent fini leurs discours, nul n'aurait pu dire, tant le visage d'Anne d'Autriche était resté indifférent, si elle les avait entendus.



En revanche, Mazarin, présent à cette audience entendait très bien ce que ces députés demandaient: c'était son renvoi en termes clairs et précis, purement et simplement.



Les discours finis, la reine restant muette:



– Messieurs, dit Mazarin, je me joindrai à vous pour supplier la reine de mettre un terme aux maux de ses sujets. J'ai fait tout ce que j'ai pu pour les adoucir, et cependant la croyance publique, dites-vous, est qu'ils viennent de moi, pauvre étranger qui n'ai pu réussir à plaire aux Français. Hélas! on ne m'a point compris, et c'était raison: je succédais à l'homme le plus sublime qui eût encore soutenu le sceptre des rois de France. Les souvenirs de M. de Richelieu m'écrasent. En vain, si j'étais ambitieux, lutterais-je contre ces souvenirs; mais je ne le suis pas, et j'en veux donner une preuve. Je me déclare vaincu. Je ferai ce que demande le peuple. Si les Parisiens ont quelques torts, et qui n'en a pas, messieurs? Paris est assez puni; assez de sang a coulé, assez de misère accable une ville privée de son roi et de la justice. Ce n'est pas à moi, simple particulier, de prendre tant d'importance que de diviser une reine avec son royaume. Puisque vous exigez que je me retire, eh bien! je me retirerai.



– Alors, dit Aramis à l'oreille de son voisin, la paix est faite et les conférences sont inutiles. Il n'y a plus qu'à envoyer sous bonne garde M. Mazarini à la frontière la plus éloignée, et à veiller à ce qu'il ne rentre ni par celle-là, ni par les autres.



– Un instant, monsieur, un instant, dit l'homme de robe auquel Aramis s'adressait. Peste! comme vous y allez! On voit bien que vous êtes des hommes d'épée. Il y a le chapitre des rémunérations et des indemnités à mettre au net.



– Monsieur le chancelier, dit la reine en se tournant vers ce même Séguier, notre ancienne connaissance, vous ouvrirez les conférences; elles auront lieu à Rueil. M. le cardinal a dit des choses qui m'ont fort émue. Voilà pourquoi je ne vous réponds pas plus longuement. Quant à ce qui est de rester ou de partir, j'ai trop de reconnaissance à M. le cardinal pour ne pas le laisser libre en tous points de ses actions. M. le cardinal fera ce qu'il voudra.



Une pâleur fugitive nuança le visage intelligent du premier ministre. Il regarda la reine avec inquiétude. Son visage était tellement impassible, qu'il en était, comme les autres, à ne pouvoir lire ce qui se passait dans son coeur.



– Mais, ajouta la reine, en attendant la décision de



M. de Mazarin, qu'il ne soit, je vous prie, question que du roi.



Les députés s'inclinèrent et sortirent.



– Eh quoi! dit la reine quand le dernier d'entre eux eut quitté la chambre, vous céderiez à ces robins et à ces avocats!



– Pour le bonheur de Votre Majesté, Madame, dit Mazarin en fixant sur la reine son oeil perçant, il n'y a point de sacrifice que je ne sois prêt à m'imposer.



Anne baissa la tête et tomba dans une de ces rêveries qui lui étaient si habituelles. Le souvenir d'Athos lui revint à l'esprit. La tournure hardie du gentilhomme, sa parole ferme et digne à la fois, les fantômes qu'il avait évoqués d'un mot, lui rappelaient tout un passé d'une poésie enivrante: la jeunesse, la beauté, l'éclat des amours de vingt ans, et les rudes combats de ses soutiens, et la fin sanglante de Buckingham, le seul homme qu'elle eût aimé réellement, et l'héroïsme de ses obscurs défenseurs qui l'avaient sauvée de la double haine de Richelieu et du roi.



Mazarin la regardait, et maintenant qu'elle se croyait seule et qu'elle n'avait plus tout un monde d'ennemis pour l'épier, il suivait ses pensées sur son visage, comme on voit dans les lacs transparents passer les nuages, reflets du ciel comme les pensées.



– Il faudrait donc, murmura Anne d'Autriche, céder à l'orage, acheter la paix, attendre patiemment et religieusement des temps meilleurs?



Mazarin sourit amèrement à cette proposition, qui annonçait qu'elle avait pris la proposition du ministre au sérieux.



Anne avait la tête inclinée et ne vit pas ce sourire; mais remarquant que sa demande n'obtenait aucune réponse, elle releva le front.



– Eh bien! vous ne me répondez point, cardinal; que pensez-vous?



– Je pense, Madame, que cet insolent gentilhomme que nous avons fait arrêter par Comminges a fait allusion à M. de Buckingham, que vous laissâtes assassiner; à madame de Chevreuse, que vous laissâtes exiler; à M. de Beaufort, que vous fîtes emprisonner. Mais s'il a fait allusion à moi, c'est qu'il ne sait pas ce que je suis pour vous.



Anne d'Autriche tressaillit comme elle faisait lorsqu'on la frappait dans son orgueil; elle rougit et enfonça, pour ne pas répondre, ses ongles acérés dans ses belles mains.



– Il est homme de bon conseil, d'honneur et d'esprit, sans compter qu'il est homme de résolution. Vous en savez quelque chose, n'est-ce pas, Madame? Je veux donc lui dire, c'est une grâce personnelle que je lui fais, en quoi il s'est trompé à mon égard. C'est que, vraiment, ce qu'on me propose, c'est presque une abdication, et une abdication mérite qu'on y réfléchisse.



– Une abdication! dit Anne; je croyais, monsieur, qu'il n'y avait que les rois qui abdiquaient.



– Eh bien! reprit Mazarin, ne suis-je pas presque roi, et roi de



France même? Jetée sur le pied d'un lit royal, je vous assure,



Madame, que ma simarre de ministre ressemble fort, la nuit, à un manteau royal.



C'était là une des humiliations que lui faisait le plus souvent subir Mazarin, et sous lesquelles elle courbait constamment la tête. Il n'y eut qu'Élisabeth et Catherine II qui restèrent à la fois maîtresses et reines pour leurs amants.



Anne d'Autriche regarda donc avec une sorte de terreur la physionomie menaçante du cardinal, qui, dans ces moments-là, ne manquait pas d'une certaine grandeur.



– Monsieur, dit-elle, n'ai-je point dit, et n'avez-vous point entendu que j'ai dit à ces gens-là que vous feriez ce qu'il vous plairait?



– En ce cas, dit Mazarin, je crois qu'il doit me plaire de demeurer. C'est non seulement mon intérêt, mais encore j'ose dire que c'est votre salut.



– Demeurez donc, monsieur, je ne désire pas autre chose, mais alors ne me laissez pas insulter.



– Vous voulez parler des prétentions des révoltés et du ton dont ils les expriment? Patience! Ils ont choisi un terrain sur lequel je suis général plus habile qu'eux, les conférences. Nous les battrons rien qu'en temporisant. Ils ont déjà faim; ce sera bien pis dans huit jours.



– Eh! mon Dieu! oui, monsieur, je sais que nous finirons par là. Mais ce n'est pas d'eux seulement qu'il s'agit; ce n'est pas eux qui m'adressent les injures les plus blessantes pour moi.



– Ah! je vous comprends. Vous voulez parler des souvenirs qu'évoquent perpétuellement ces trois ou quatre gentilshommes. Mais nous les tenons prisonniers, et ils sont juste assez coupables pour que nous les laissions en captivité tout le temps qu'il nous conviendra; un seul est encore hors de notre pouvoir et nous brave. Mais, que diable! nous parviendrons bien à le joindre à ses compagnons. Nous avons fait des choses plus difficiles que cela, ce me semble. J'ai d'abord et par précaution fait enfermer à Rueil, c'est-à-dire près de moi, c'est-à-dire sous mes yeux, à la portée de ma main, les deux plus intraitables. Aujourd'hui même le troisième les y rejoindra.



– Tant qu'ils seront prisonniers, ce sera bien, dit Anne d'Autriche, mais ils sortiront un jour.



– Oui, si Votre Majesté les met en liberté.



– Ah! continua Anne d'Autriche répondant à sa propre pensée, c'est ici qu'on regrette Paris!



– Et pourquoi donc?



– Pour la Bastille, monsieur, qui est si forte et si discrète.



– Madame, avec les conférences nous avons la paix; avec la paix nous avons Paris; avec Paris nous avons la Bastille! nos quatre matamores y pourriront.



Anne d'Autriche fronça légèrement le sourcil, tandis que Mazarin lui baisait la main pour prendre congé d'elle.



Mazarin sortit après cet acte moitié humble, moitié galant. Anne d'Autriche le suivit du regard, et à mesure qu'il s'éloignait on eût pu voir un dédaigneux sourire se dessiner sur ses lèvres.



– J'ai méprisé, murmura-t-elle, l'amour d'un cardinal qui ne disait jamais «Je ferai», mais «J'ai fait». Celui-là connaissait des retraites plus sûres que Rueil, plus sombres et plus muettes encore que la Bastille. Oh! le monde dégénère!



LXXXVII. Précautions

Après avoir quitté Anne d'Autriche, Mazarin reprit le chemin de Rueil, où était sa maison. Mazarin marchait fort accompagné, par ces temps de trouble, et souvent même il marchait déguisé. Le cardinal, nous l'avons déjà, dit, sous les habits d'un homme d'épée, était un fort beau gentilhomme.



Dans la cour du vieux château, il monta en carrosse et gagna la Seine à Chatou. M. le Prince lui avait fourni cinquante chevau- légers d'escorte, non pas tant pour le garder encore que pour montrer aux députés combien les généraux de la reine disposaient facilement de leurs troupes et les pouvaient disséminer selon leur caprice.



Athos, gardé à vue par Comminges, à cheval et sans épée, suivait le cardinal sans dire un seul mot. Grimaud, laissé à la porte du château par son maître, avait entendu la nouvelle de son arrestation quand Athos l'avait criée à Aramis, et, sur un signe du comte, il était allé, sans dire un seul mot, prendre rang près d'Aramis, comme s'il ne se fût rien passé.



Il est vrai que Grimaud, depuis vingt-deux ans qu'il servait son maître, avait vu celui-ci se tirer de tant d'aventures, que rien ne l'inquiétait plus.



Les députés, aussitôt après leur audience, avaient repris le chemin de Paris, c'est-à-dire qu'ils précédaient le cardinal d'environ cinq cents pas. Athos pouvait donc, en regardant devant lui, voir le dos d'Aramis, dont le ceinturon doré et la tournure fière fixèrent ses regards parmi cette foule, tout autant que l'espoir de la délivrance qu'il avait mis en lui, l'habitude, la fréquentation et l'espèce d'attraction qui résulte de toute amitié.



Aramis, au contraire, ne paraissait pas s'inquiéter le moins du monde s'il était suivi par Athos. Une seule fois il se retourna; il est vrai que ce fut en arrivant au château. Il supposait que Mazarin laisserait peut-être là son nouveau prisonnier dans le petit château fort, sentinelle qui gardait le pont et qu'un capitaine gouvernait pour la reine. Mais il n'en fut point ainsi. Athos passa Chatou à la suite du cardinal.



À l'embranchement du chemin de Paris à Rueil, Aramis se retourna. Cette fois ses prévisions ne l'avaient pas trompé. Mazarin prit à droite, et Aramis put voir le prisonnier disparaître au tournant des arbres. Athos, au même instant, mû par une pensée identique, regarda aussi en arrière. Les deux amis échangèrent un simple signe de tête, et Aramis porta son doigt à son chapeau comme pour saluer. Athos seul comprit que son compagnon lui faisait signe qu'il avait une pensée.

 



Dix minutes après, Mazarin rentrait dans la cour du château, que le cardinal son prédécesseur avait fait disposer pour lui à Rueil.



Au moment où il mettait pied à terre au bas du perron, Comminges s'approcha de lui.



– Monseigneur, demanda-t-il, où plairait-il à Votre Éminence que nous logions M. de La Fère?



– Mais au pavillon de l'orangerie, en face du pavillon où est le poste. Je veux qu'on fasse honneur à M. le comte de La Fère, bien qu'il soit prisonnier de Sa Majesté la reine.



– Monseigneur, hasarda Comminges, il demande la faveur d'être conduit près de M. d'Artagnan, qui occupe, ainsi que Votre Éminence l'a ordonné, le pavillon de chasse en face de l'orangerie.



Mazarin réfléchit un instant.



Comminges vit qu'il se consultait.



– C'est un poste très fort, ajouta-t-il; quarante hommes sûrs, des soldats éprouvés, presque tous Allemands, et par conséquent n'ayant aucune relation avec les frondeurs ni aucun intérêt dans la Fronde.



– Si nous mettions ces trois hommes ensemble,

monsou

 de Comminges, dit Mazarin, il nous faudrait doubler le poste et nous ne sommes pas assez riches en défenseurs pour faire de ces prodigalités-là.



Comminges sourit. Mazarin vit ce sourire et le comprit.



– Vous ne les connaissez pas,

monsou

 Comminges, mais moi je les connais, par eux-mêmes d'abord, puis par tradition. Je les avais chargés de porter secours au roi Charles, et ils ont fait pour le sauver des choses miraculeuses; il a fallu que la destinée s'en mêlât pour que ce cher roi Charles ne soit pas à cette heure en sûreté au milieu de nous.



– Mais s'ils ont si bien servi Votre Éminence, pourquoi donc



Votre Éminence les tient-elle en prison?



– En prison! dit Mazarin; et depuis quand Rueil est-il une prison?



– Depuis qu'il y a des prisonniers, dit Comminges.



– Ces messieurs ne sont pas mes prisonniers, Comminges, dit Mazarin en souriant de son sourire narquois, ce sont mes hôtes; hôtes si précieux, que j'ai fait griller les fenêtres et mettre des verrous aux portes des appartements qu'ils habitent, tant je crains qu'ils ne se lassent de me tenir compagnie. Mais tant il y a que, tout prisonniers qu'ils semblent être au premier abord, je les estime grandement; et la preuve, c'est que je désire rendre visite à M. de La Fère pour causer avec lui en tête à tête. Donc, pour que nous ne soyons pas dérangés dans cette causerie, vous le conduirez, comme je vous l'ai déjà dit, dans le pavillon de l'orangerie; vous savez que c'est ma promenade habituelle; eh bien! en faisant ma promenade, j'entrerai chez lui et nous causerons. Tout mon ennemi qu'on prétend qu'il est, j'ai de la sympathie pour lui, et, s'il est raisonnable, peut-être en ferons- nous quelque chose.



Comminges s'inclina et revint vers Athos, qui attendait, avec un calme apparent, mais avec une inquiétude réelle, le résultat de la conférence.



– Eh bien? demanda-t-il au lieutenant des gardes.



– Monsieur, répondit Comminges, il paraît que c'est impossible.



– Monsieur de Comminges, dit Athos, j'ai toute ma vie été soldat, je sais donc ce que c'est qu'une consigne; mais en dehors de cette consigne vous pourriez me rendre un service.



– Je le veux de grand coeur, monsieur, répondit Comminges, depuis que je sais qui vous êtes et quels services vous avez rendus autrefois à Sa Majesté; depuis que je sais combien vous touche ce jeune homme qui est si vaillamment venu à mon secours le jour de l'arrestation de ce vieux drôle de Broussel, je me déclare tout vôtre, sauf cependant la consigne.



– Merci, monsieur, je n'en désire pas davantage et je vais vous demander une chose qui ne vous compromettra aucunement.



– Si elle ne me compromet qu'un peu, monsieur, dit en souriant M. de Comminges, demandez toujours. Je n'aime pas beaucoup plus que vous M. Mazarini: je sers la reine, ce qui m'entraîne tout naturellement à servir le cardinal; mais je sers l'une avec joie et l'autre à contrecoeur. Parlez donc, je vous prie; j'attends et j'écoute.



– Puisqu'il n'y a aucun inconvénient, dit Athos, que je sache que M. d'Artagnan est ici, il n'y en a pas davantage, je présume, à ce qu'il sache que j'y suis moi-même?



– Je n'ai reçu aucun ordre à cet endroit, monsieur.



– Eh bien! faites-moi donc le plaisir de lui présenter mes civilités et de lui dire que je suis son voisin. Vous lui annoncerez en même temps ce que vous m'annonciez tout à l'heure, c'est-à-dire que M. de Mazarin m'a placé dans le pavillon de l'orangerie pour me pouvoir faire visite, et vous lui direz que je profiterai de cet honneur qu'il me veut bien accorder, pour obtenir quelque adoucissement à notre captivité.



– Qui ne peut durer, ajouta Comminges; M. le cardinal me le disait lui-même, il n'y a point ici de prison.



– Il y a des oubliettes, dit en souriant Athos.



– Oh! ceci est autre chose, dit Comminges. Oui, je sais qu'il y a des traditions à ce sujet; mais un homme de petite naissance comme l'est le cardinal, un Italien qui est venu chercher fortune en France, n'oserait se porter à de pareils excès envers des hommes comme vous; ce serait une énormité. C'était bon du temps de l'autre cardinal, qui était un grand seigneur; mais mons Mazarin! allons donc! les oubliettes sont vengeances royales et auxquelles ne doit pas toucher un pleutre comme lui. On sait votre arrestation, on saura bientôt celle de vos amis, monsieur, et toute la noblesse de France lui demanderait compte de votre disparition. Non, non, tranquillisez-vous, les oubliettes de Rueil sont devenues, depuis dix ans, des traditions à l'usage des enfants. Demeurez donc sans inquiétude à cet endroit. De mon côté, je préviendrai M. d'Artagnan de votre arrivée ici. Qui sait si dans quinze jours vous ne me rendrez pas quelque service analogue!



– Moi, monsieur?



– Eh! sans doute; ne puis-je pas à mon tour être prisonnier de



M. le coadjuteur?



– Croyez bien que dans ce cas, monsieur, dit Athos en s'inclinant, je m'efforcerais de vous plaire.



– Me ferez-vous l'honneur de souper avec moi, monsieur le comte? demanda Comminges.



– Merci, monsieur, je suis de sombre humeur et je vous ferais passer la soirée triste. Merci.



Comminges alors conduisit le comte dans une chambre du rez-de- chaussée d'un pavillon faisant suite à l'orangerie et de plain- pied avec elle. On arrivait à cette orangerie par une grande cour peuplée de soldats et de courtisans. Cette cour, qui formait le fer à cheval, avait à son centre les appartements habités par M. de Mazarin, et à chacune de ses ailes le pavillon de chasse, où était d'Artagnan, et le pavillon de l'orangerie, où venait d'entrer Athos. Derrière l'extrémité de ces deux ailes s'étendait le parc.



Athos, en arrivant dans la chambre qu'il devait habiter, aperçut à travers sa fenêtre, soigneusement grillée, des murs et des toits.



– Qu'est-ce que ce bâtiment? dit-il.



– Le derrière du pavillon de chasse où vos amis sont détenus, dit Comminges. Malheureusement, les fenêtres qui donnent de ce côté ont été bouchées du temps de l'autre cardinal, car plus d'une fois les bâtiments ont servi de prison, et M. de Mazarin, en vous y enfermant, ne fait que les rendre à leur destination première. Si ces fenêtres n'étaient pas bouchées, vous auriez eu la consolation de correspondre par signes avec vos amis.



– Et vous êtes sûr, monsieur de Comminges, dit Athos, que le cardinal me fera l'honneur de me visiter?



– Il me l'a assuré, du moins, monsieur.



Athos soupira en regardant ses fenêtres grillées.



– Oui, c'est vrai, dit Comminges, c'est presque une prison, rien n'y manque, pas même les barreaux. Mais aussi quelle singulière idée vous a-t-il pris, à vous qui êtes une fleur de noblesse, d'aller épanouir votre bravoure et votre loyauté parmi tous ces champignons de la Fronde! Vraiment, comte, si j'eusse jamais cru avoir quelque ami dans les rangs de l'armée royale, c'est à vous que j'eusse pensé. Un frondeur, vous, le comte de La Fère, du parti d'un Broussel, d'un Blancmesnil, d'un Viole!