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Vingt ans après

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– Canaille! dit d'Artagnan. Mais vous avez des éperons, étiez- vous donc à cheval?

– Oui; mais j'en suis descendu pour défendre M. de Comminges, et mon cheval a été pris. Et tenez, le voici.

En effet, en ce moment même le cheval de Raoul passait monté par Friquet, qui courait au galop, agitant son bonnet de quatre couleurs et criant.

– Broussel! Broussel!

– Holà! arrête, drôle! cria d'Artagnan, amène ici ce cheval.

Friquet entendit bien; mais il fit semblant de ne pas entendre, et essaya de continuer son chemin.

D'Artagnan eut un instant envie de courir après maître Friquet, mais il ne voulut point laisser Raoul seul; il se contenta donc de prendre un pistolet dans ses fontes et de l'armer.

Friquet avait l'oeil vif et l'oreille fine, il vit le mouvement de d'Artagnan, entendit le bruit du chien; il arrêta son cheval tout court.

– Ah! c'est vous, monsieur l'officier, s'écria-t-il en venant à d'Artagnan, et je suis en vérité bien aise de vous rencontrer.

D'Artagnan regarda Friquet avec attention et reconnut le petit garçon de la rue de la Calandre.

– Ah! c'est toi, drôle, dit-il; viens ici.

– Oui, c'est moi, monsieur l'officier, dit Friquet de son air câlin.

– Tu as donc changé de métier? tu n'es donc plus enfant de choeur? tu n'es donc plus garçon de taverne? tu es donc voleur de chevaux?

– Ah! monsieur l'officier, peut-on dire! s'écria Friquet, je cherchais le gentilhomme auquel appartient ce cheval, un beau cavalier brave comme un César… Il fit semblant d'apercevoir Raoul pour la première fois… Ah! mais je ne me trompe pas, continua-t-il, le voici. Monsieur, vous n'oublierez pas le garçon, n'est-ce pas?

Raoul mit la main à sa poche.

– Qu'allez-vous faire? dit d'Artagnan.

– Donner dix livres à ce brave garçon, répondit Raoul en tirant une pistole de sa poche.

– Dix coups de pied dans le ventre, dit d'Artagnan. Va-t'en, drôle! et n'oublie pas que j'ai ton adresse.

Friquet, qui ne s'attendait pas à en être quitte à si bon marché, ne fit qu'un bond du quai à la rue Dauphine, où il disparut. Raoul remonta sur son cheval, et tous deux marchant au pas, d'Artagnan gardant le jeune homme comme si c'était son fils, prirent le chemin de la rue Tiquetonne.

Tout le long de la route il y eut bien de sourds murmures et de lointaines menaces; mais, à l'aspect de cet officier à la tournure si militaire, à la vue de cette puissante épée qui pendait à son poignet soutenue par sa dragonne, on s'écarta constamment, et aucune tentative sérieuse ne fut faite contre les deux cavaliers.

On arriva donc sans accident à l'hôte de La Chevrette.

La belle Madeleine annonça à d'Artagnan que Planchet était de retour et avait amené Mousqueton, lequel avait supporté héroïquement l'extraction de la balle et se trouvait aussi bien que le comportait son état.

D'Artagnan ordonna alors d'appeler Planchet; mais, si bien qu'on l'appelât, Planchet ne répondit point: il avait disparu.

– Alors, du vin! dit d'Artagnan.

Puis quand le vin fut apporté et que d'Artagnan fut seul avec

Raoul:

– Vous êtes bien content de vous, n'est-ce pas? dit-il en le regardant entre les deux yeux.

– Mais oui, dit Raoul; il me semble que j'ai fait mon devoir.

N'ai-je pas défendu le roi?

– Et qui vous dit de défendre le roi?

– Mais M. le comte de La Fère lui-même.

– Oui, le roi; mais aujourd'hui vous n'avez pas défendu le roi, vous avez défendu Mazarin, ce qui n'est pas la même chose.

– Mais, monsieur…

– Vous avez fait une énormité, jeune homme, vous vous êtes mêlé de choses qui ne vous regardent pas.

– Cependant vous-même…

– Oh! moi, c'est autre chose; moi, j'ai dû obéir aux ordres de mon capitaine. Votre capitaine, à vous, c'est M. le Prince. Entendez bien cela, vous n'en avez pas d'autre. Mais a-t-on vu, continua d'Artagnan, cette mauvaise tête qui va se faire mazarin, et qui aide à arrêter Broussel! Ne soufflez pas un mot de cela, au moins, ou M. le comte de La Fère serait furieux.

– Vous croyez que M. le comte de La Fère se fâcherait contre moi?

– Si je le crois! j'en suis sûr; sans cela je vous remercierais, car enfin vous avez travaillé pour nous. Aussi je vous gronde en son lieu et place; la tempête sera plus douce, croyez-moi. Puis, ajouta d'Artagnan, j'use, mon cher enfant, du privilège que votre tuteur m'a concédé.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, dit Raoul.

D'Artagnan se leva, alla à son secrétaire, prit une lettre et la présenta à Raoul.

Dès que Raoul eut parcouru le papier, ses regards se troublèrent.

– Oh! mon Dieu, dit-il en levant ses beaux yeux tout humides de larmes sur d'Artagnan, M. le comte a donc quitté Paris sans me voir?

– Il est parti il y a quatre jours, dit d'Artagnan.

– Mais sa lettre semble indiquer qu'il court un danger de mort.

– Ah bien oui; lui, courir un danger de mort! soyez tranquille: non, il voyage pour affaire et va revenir bientôt; vous n'avez pas de répugnance, je l'espère, à m'accepter pour tuteur par intérim?

– Oh! non, monsieur d'Artagnan, dit Raoul, vous êtes si brave gentilhomme et M. le comte de La Fère vous aime tant!

– Eh! mon Dieu! aimez-moi aussi; je ne vous tourmenterai guère, mais à la condition que vous serez frondeur, mon jeune ami, et très frondeur même.

– Mais puis-je continuer de voir madame de Chevreuse?

– Je le crois mordieu bien! et M. le coadjuteur aussi, et madame de Longueville aussi; et si le bonhomme Broussel était là, que vous avez si étourdiment contribué à faire arrêter, je vous dirais: Faites vos excuses bien vite à M. Broussel et embrassez-le sur les deux joues.

– Allons, monsieur, je vous obéirai, quoique je ne vous comprenne pas.

– C'est inutile que vous compreniez. Tenez, continua d'Artagnan en se tournant vers la porte qu'on venait d'ouvrir, voici M. du Vallon qui nous arrive avec ses habits tout déchirés.

– Oui, mais en échange, dit Porthos ruisselant de sueur et tout souillé de poussière, en échange j'ai déchiré bien des peaux. Ces croquants ne voulaient-ils pas m'ôter mon épée! Peste! quelle émotion populaire! continua le géant avec son air tranquille; mais j'en ai assommé plus de vingt avec le pommeau de Balizarde… Un doigt de vin, d'Artagnan.

– Oh! je m'en rapporte à vous, dit le Gascon en remplissant le verre de Porthos jusqu'au bord; mais quand vous aurez bu, dites- moi votre opinion.

Porthos avala le verre d'un trait; puis, quand il l'eut posé sur la table et qu'il eut sucé sa moustache:

– Sur quoi? dit-il.

– Tenez, reprit d'Artagnan, voici monsieur de Bragelonne qui voulait à toute force aider à l'arrestation de Broussel et que j'ai eu grand peine à empêcher de défendre M. de Comminges!

– Peste! dit Porthos; et le tuteur, qu'aurait-il dit s'il eût appris cela?

– Voyez-vous, interrompit d'Artagnan; frondez, mon ami, frondez et songez que je remplace M. le comte en tout.

Et il fit sonner sa bourse.

Puis, se retournant vers son compagnon:

– Venez-vous, Porthos? dit-il.

– Où cela? demanda Porthos en se versant un second verre de vin.

– Présenter nos hommages au cardinal.

Porthos avala le second verre avec la même tranquillité qu'il avait bu le premier, reprit son feutre, qu'il avait déposé sur une chaise, et suivit d'Artagnan.

Quant à Raoul, il resta tout étourdi de ce qu'il voyait, d'Artagnan lui ayant défendu de quitter la chambre avant que toute cette émotion se fût calmée.

XLVIII. Le mendiant de Saint-Eustache

D'Artagnan avait calculé ce qu'il faisait en ne se rendant pas immédiatement au Palais-Royal: il avait donné le temps à Comminges de s'y rendre avant lui, et par conséquent de faire part au cardinal des services éminents que lui, d'Artagnan, et son ami avaient rendus dans cette matinée au parti de la reine.

Aussi tous deux furent-ils admirablement reçus par Mazarin, qui leur fit force compliments et qui leur annonça que chacun d'eux était à plus de moitié chemin de ce qu'il désirait: c'est-à-dire d'Artagnan de son capitainat, et Porthos de sa baronnie.

D'Artagnan aurait mieux aimé de l'argent que tout cela, car il savait que Mazarin promettait facilement et tenait avec grand- peine: il estimait donc les promesses du cardinal comme viandes creuses; mais il ne parut pas moins très satisfait devant Porthos, qu'il ne voulait pas décourager.

Pendant que les deux amis étaient chez le cardinal, la reine le fit demander. Le cardinal pensa que c'était un moyen de redoubler le zèle de ses deux défenseurs, en leur procurant les remerciements de la reine elle-même; il leur fit signe de le suivre. D'Artagnan et Porthos lui montrèrent leurs habits tout poudreux et tout déchirés, mais le cardinal secoua la tête.

– Ces costumes-là, dit-il, valent mieux que ceux de la plupart des courtisans que vous trouverez chez la reine, car ce sont des costumes de bataille.

D'Artagnan et Porthos obéirent.

La cour d'Anne d'Autriche était nombreuse et joyeusement bruyante, car, à tout prendre, après avoir remporté une victoire sur l'Espagnol, on venait de remporter une victoire sur le peuple. Broussel avait été conduit hors de Paris sans résistance et devait être à cette heure dans les prisons de Saint-Germain; et Blancmesnil, qui avait été arrêté en même temps que lui, mais dont l'arrestation s'était opérée sans bruit et sans difficulté, était écroué au château de Vincennes.

Comminges était près de la reine, qui l'interrogeait sur les détails de son expédition; et chacun écoutait son récit, lorsqu'il aperçut à la porte, derrière le cardinal qui entrait, d'Artagnan et Porthos.

– Eh! Madame, dit-il courant à d'Artagnan, voici quelqu'un qui peut vous dire cela mieux que moi, car c'est mon sauveur. Sans lui, je serais probablement dans ce moment arrêté aux filets de Saint-Cloud; car il ne s'agissait de rien moins que de me jeter à la rivière. Parlez, d'Artagnan, parlez.

 

Depuis qu'il était lieutenant aux mousquetaires, d'Artagnan s'était trouvé cent fois peut-être dans le même appartement que la reine, mais jamais celle-ci ne lui avait parlé.

– Eh bien, monsieur, après m'avoir rendu un pareil service, vous vous taisez? dit Anne d'Autriche.

– Madame, répondit d'Artagnan, je n'ai rien à dire, sinon que ma vie est au service de Votre Majesté, et que je ne serai heureux que le jour où je la perdrai pour elle.

– Je sais cela, monsieur, je sais cela, dit la reine, et depuis longtemps. Aussi suis-je charmée de pouvoir vous donner cette marque publique de mon estime et de ma reconnaissance.

– Permettez-moi, Madame, dit d'Artagnan, d'en reverser une part sur mon ami, ancien mousquetaire de la compagnie de Tréville, comme moi (il appuya sur ces mots), et qui a fait des merveilles, ajouta-t-il.

– Le nom de monsieur? demanda la reine.

– Aux mousquetaires, dit d'Artagnan, il s'appelait Porthos (la reine tressaillit), mais son véritable nom est le chevalier du Vallon.

– De Bracieux de Pierrefonds, ajouta Porthos.

– Ces noms sont trop nombreux pour que je me les rappelle tous, et je ne veux me souvenir que du premier, dit gracieusement la reine.

Porthos salua. D'Artagnan fit deux pas en arrière.

Il y eut un cri de surprise dans la royale assemblée. Quoique M. le coadjuteur eût prêché le matin même, on savait qu'il penchait fort du côté de la Fronde; et Mazarin, en demandant à M. l'archevêque de Paris de faire prêcher son neveu, avait eu évidemment l'intention de porter à M. de Retz une de ces bottes à l'italienne qui le réjouissaient si fort.

En effet, au sortir de Notre-Dame, le coadjuteur avait appris l'événement. Quoique à peu près engagé avec les principaux frondeurs, il ne l'était point assez pour qu'il ne pût faire retraite si la cour lui offrait les avantages qu'il ambitionnait et auxquels la coadjutorerie n'était qu'un acheminement. M. de Retz voulait être archevêque en remplacement de son oncle, et cardinal, comme Mazarin. Or, le parti populaire pouvait difficilement lui accorder ces faveurs toutes royales. Il se rendait donc au palais pour faire compliment à la reine sur la bataille de Lens, déterminé d'avance à agir pour ou contre la cour, selon que son compliment serait bien ou mal reçu.

Le coadjuteur fut donc annoncé; il entra, et, à son aspect, toute cette cour triomphante redoubla de curiosité pour entendre ses paroles.

Le coadjuteur avait à lui seul à peu près autant d'esprit que tous ceux qui étaient réunis là pour se moquer de lui. Aussi son discours fut-il si parfaitement habile, que, si bonne envie que les assistants eussent d'en rire, ils n'y trouvaient point prise. Il termina en disant qu'il mettait sa faible puissance au service de Sa Majesté.

La reine parut, tout le temps qu'elle dura, goûter fort la harangue de M. le coadjuteur; mais cette harangue terminée par cette phrase, la seule qui donnât prise aux quolibets, Anne se retourna, et un coup d'oeil décoché vers ses favoris leur annonça qu'elle leur livrait le coadjuteur. Aussitôt les plaisants de cour se lancèrent dans la mystification. Nogent-Bautru, le bouffon de la maison, s'écria que la reine était bien heureuse de trouver les secours de la religion dans un pareil moment.

Chacun éclata de rire.

Le comte de Villeroy dit qu'il ne savait pas comment on avait pu craindre un instant, quand on avait pour défendre la cour contre le parlement et les bourgeois de Paris, M. le coadjuteur qui, d'un signe, pouvait lever une armée de curés, de suisses et de bedeaux.

Le maréchal de La Meilleraie ajouta que, le cas échéant où l'on en viendrait aux mains, et où M. le coadjuteur ferait le coup de feu, il était fâcheux seulement que M. le coadjuteur ne pût pas être reconnu à un chapeau rouge dans la mêlée, comme Henri IV l'avait été à sa plume blanche à la bataille d'Ivry.

Gondy, devant cet orage qu'il pouvait rendre mortel pour les railleurs, demeura calme et sévère. La reine lui demanda alors s'il avait quelque chose à ajouter au beau discours qu'il venait de lui faire.

– Oui, Madame, dit le coadjuteur, j'ai à vous prier d'y réfléchir à deux fois avant de mettre la guerre civile dans le royaume.

La reine tourna le dos et les rires recommencèrent.

Le coadjuteur salua et sortit du palais en lançant au cardinal, qui le regardait, un de ces regards qu'on comprend entre ennemis mortels. Ce regard était si acéré, qu'il pénétra jusqu'au fond du coeur de Mazarin, et que celui-ci, sentant que c'était une déclaration de guerre, saisit le bras de d'Artagnan et lui dit:

– Dans l'occasion, monsieur, vous reconnaîtrez bien cet homme, qui vient de sortir, n'est-ce pas?

– Oui, Monseigneur, dit-il.

Puis, se tournant à son tour vers Porthos:

– Diable! dit-il, cela se gâte; je n'aime pas les querelles entre les gens Église.

Gondy se retira en semant les bénédictions sur son passage et en se donnant le malin plaisir de faire tomber à ses genoux jusqu'aux serviteurs de ses ennemis.

– Oh! murmura-t-il en franchissant le seuil du palais, cour ingrate, cour perfide, cour lâche! je t'apprendrai demain à rire, mais sur un autre ton.

Mais tandis que l'on faisait des extravagances de joie au Palais- Royal pour renchérir sur l'hilarité de la reine, Mazarin, homme de sens, et qui d'ailleurs avait toute la prévoyance de la peur, ne perdait pas son temps à de vaines et dangereuses plaisanteries: il était sorti derrière le coadjuteur, assurait ses comptes, serrait son or, et faisait, par des ouvriers de confiance, pratiquer des cachettes dans ses murailles.

En rentrant chez lui, le coadjuteur apprit qu'un jeune homme était venu après son départ et l'attendait; il demanda le nom de ce jeune homme, et tressaillit de joie en apprenant qu'il s'appelait Louvières.

Il courut aussitôt à son cabinet; en effet le fils de Broussel, encore tout furieux et tout sanglant de la lutte contre les gens du roi, était là. La seule précaution qu'il eût prise pour venir à l'archevêché avait été de déposer son arquebuse chez un ami.

Le coadjuteur alla à lui et lui tendit la main. Le jeune homme le regarda comme s'il eût voulu lire au fond de son coeur.

– Mon cher monsieur Louvières, dit le coadjuteur, croyez que je prends une part bien réelle au malheur qui vous arrive.

– Est-ce vrai et parlez-vous sérieusement? dit Louvières.

– Du fond du coeur, dit de Gondy.

– En ce cas, Monseigneur, le temps des paroles est passé, et l'heure d'agir est venue; Monseigneur, si vous le voulez, mon père, dans trois jours, sera hors de prison, et dans six mois vous serez cardinal.

Le coadjuteur tressaillit.

– Oh! parlons franc, dit Louvières, et jouons cartes sur table. on ne sème pas pour trente mille écus d'aumônes comme vous l'avez fait depuis six mois par pure charité chrétienne, ce serait trop beau. Vous êtes ambitieux, c'est tout simple: vous êtes homme de génie et vous sentez votre valeur. Moi je hais la cour et n'ai, en ce moment-ci, qu'un seul désir, la vengeance. Donnez-nous le clergé et le peuple, dont vous disposez; moi, je vous donne la bourgeoisie et le parlement; avec ces quatre éléments, dans huit jours Paris est à nous, et, croyez-moi, monsieur le coadjuteur, la cour donnera par crainte ce qu'elle ne donnerait pas par bienveillance.

Le coadjuteur regarda à son tour Louvières de son oeil perçant.

– Mais, monsieur Louvières, savez-vous que c'est tout bonnement la guerre civile que vous me proposez là?

– Vous la préparez depuis assez longtemps, Monseigneur, pour qu'elle soit la bienvenue de vous.

– N'importe, dit le coadjuteur, vous comprenez que cela demande réflexion?

– Et combien d'heures demandez-vous?

– Douze heures, monsieur. Est-ce trop?

– Il est midi; à minuit je serai chez vous.

– Si je n'étais pas rentré, attendez-moi.

– À merveille. À minuit, Monseigneur.

– À minuit, mon cher monsieur Louvières.

Resté seul, Gondy manda chez lui tous les curés avec lesquels il était en relations. Deux heures après, il avait réuni trente desservants des paroisses les plus populeuses et par conséquent les plus remuantes de Paris.

Gondy leur raconta l'insulte qu'on venait de lui faire au Palais-

Royal, et rapporta les plaisanteries de Bautru, du comte de

Villeroy et du maréchal de La Meilleraie. Les curés lui demandèrent ce qu'il y avait à faire.

– C'est tout simple, dit le coadjuteur; vous dirigez les consciences, eh bien! sapez-y ce misérable préjugé de la crainte et du respect des rois; apprenez à vos ouailles que la reine est un tyran, et répétez, tant et si fort que chacun le sache, que les malheurs de la France viennent du Mazarin, son amant et son corrupteur; commencez l'oeuvre aujourd'hui, à l'instant même, et dans trois jours, je vous attends au résultat. En outre, si quelqu'un de vous a un bon conseil à me donner, qu'il reste, je l'écouterai avec plaisir.

Trois curés restèrent: celui de Saint-Merri, celui de Saint-

Sulpice et celui de Saint-Eustache.

Les autres se retirèrent.

– Vous croyez donc pouvoir m'aider encore plus efficacement que vos confrères? dit de Gondy.

– Nous l'espérons, reprirent les curés.

– Voyons, monsieur le desservant de Saint-Merri, commencez.

– Monseigneur, j'ai dans mon quartier un homme qui pourrait vous être de la plus grande utilité.

– Quel est cet homme?

– Un marchand de la rue des Lombards, qui a la plus grande influence sur le petit commerce de son quartier.

– Comment l'appelez-vous?

– C'est un nommé Planchet: il avait fait à lui seul une émeute il y a six semaines à peu près; mais, à la suite de cette émeute, comme on le cherchait pour le pendre, il a disparu.

– Et le retrouverez-vous?

– Je l'espère, je ne crois pas qu'il ait été arrêté; et comme je suis confesseur de sa femme, si elle sait où il est, je le saurai.

– Bien, monsieur le curé, cherchez-moi cet homme-là, et si vous me le trouvez, amenez-le-moi.

– À quelle heure, Monseigneur?

– À six heures, voulez-vous?

– Nous serons chez vous à six heures, Monseigneur.

– Allez, mon cher curé, allez, et que Dieu vous seconde!

Le curé sortit.

– Et vous, monsieur? dit Gondy en se retournant vers le curé de

Saint-Sulpice.

– Moi, Monseigneur, dit celui-ci, je connais un homme qui a rendu de grands services à un prince très populaire, qui ferait un excellent chef de révoltés et que je puis mettre à votre disposition.

– Comment nommez-vous cet homme?

– M. le comte de Rochefort.

– Je le connais aussi; malheureusement il n'est pas à Paris.

– Monseigneur, il est rue Cassette.

– Depuis quand?

– Depuis trois jours déjà.

– Et pourquoi n'est-il pas venu me voir?

– On lui a dit… Monseigneur me pardonnera…

– Sans doute; dites.

– Que Monseigneur était en train de traiter avec la cour.

Gondy se mordit les lèvres.

– On l'a trompé; amenez-le-moi à huit heures, monsieur le curé, et que Dieu vous bénisse comme je vous bénis!

Le second curé s'inclina et sortit.

– À votre tour, monsieur, dit le coadjuteur en se tournant vers le dernier restant. Avez-vous aussi bien à m'offrir que ces deux messieurs qui nous quittent?

– Mieux, Monseigneur.

– Diable! faites attention que vous prenez là un terrible engagement: l'un m'a offert un marchand, l'autre m'a offert un comte; vous allez donc m'offrir un prince, vous?

– Je vais vous offrir un mendiant, Monseigneur.

– Ah! ah! fit Gondy réfléchissant, vous avez raison, monsieur le curé; quelqu'un qui soulèverait toute cette légion de pauvres qui encombrent les carrefours de Paris et qui saurait leur faire crier, assez haut pour que toute la France l'entendît, que c'est le Mazarin qui les a réduits à la besace.

– Justement j'ai votre homme.

– Bravo! et quel est cet homme?

– Un simple mendiant comme je vous l'ai dit, Monseigneur, qui demande l'aumône en donnant de l'eau bénite sur les marches de l'église Saint-Eustache depuis six ans à peu près.

– Et vous dites qu'il a une grande influence sur ses pareils?

– Monseigneur sait-il que la mendicité est un corps organisé, une espèce d'association de ceux qui ne possèdent pas contre ceux qui possèdent, une association dans laquelle chacun apporte sa part, et qui relève d'un chef?

– Oui, j'ai déjà entendu dire cela, reprit le coadjuteur.

– Eh bien! cet homme que je vous offre est un syndic général.

 

– Et que savez-vous de cet homme?

– Rien, Monseigneur, sinon qu'il me paraît tourmenté de quelque remords.

– Qui vous le fait croire?

– Tous les 28 de chaque mois, il me fait dire une messe pour le repos de l'âme d'une personne morte de mort violente; hier encore j'ai dit cette messe.

– Et vous l'appelez?

– Maillard; mais je ne pense pas que ce soit son véritable nom.

– Et croyez-vous qu'à cette heure nous le trouvions à son poste?

– Parfaitement.

– Allons voir votre mendiant, monsieur le curé; et s'il est tel que vous me le dites, vous avez raison, c'est vous qui aurez trouvé le véritable trésor.

Et Gondy s'habilla en cavalier, mit un large feutre avec une plume rouge, ceignit une longue épée, boucla des éperons à ses bottes, s'enveloppa d'un ample manteau et suivit le curé.

Le coadjuteur et son compagnon traversèrent toutes les rues qui séparent l'archevêché de l'église Saint-Eustache, examinant avec soin l'esprit du peuple. Le peuple était ému, mais, comme un essaim d'abeilles effarouchées, semblait ne savoir sur quelle place s'abattre, et il était évident que, si l'on ne trouvait des chefs à ce peuple, tout se passerait en bourdonnements.

En arrivant à la rue des Prouvaires, le curé étendit la main vers le parvis de l'église.

– Tenez, dit-il, le voilà, il est à son poste.

Gondy regarda du côté indiqué, et aperçut un pauvre assis sur une chaise et adossé à une des moulures; il avait près de lui un petit seau et tenait un goupillon à la main.

– Est-ce par privilège, dit Gondy, qu'il se tient là?

– Non, Monseigneur, dit le curé, il a traité avec son prédécesseur de la place de donneur d'eau bénite.

– Traité?

– Oui, ces places s'achètent; je crois que celui-ci a payé la sienne cent pistoles.

– Le drôle est donc riche?

– Quelques-uns de ces hommes meurent en laissant parfois vingt mille, vingt-cinq mille, trente mille livres et même plus.

– Hum! fit Gondy en riant, je ne croyais pas si bien placer mes aumônes.

Cependant on s'avançait vers le parvis; au moment où le curé et le coadjuteur mettaient le pied sur la première marche de l'église, le mendiant se leva et tendit son goupillon.

C'était un homme de soixante-six à soixante-huit ans, petit, assez gros, aux cheveux gris, aux yeux fauves. Il y avait sur sa figure la lutte de deux principes opposés, une nature mauvaise domptée par la volonté, peut-être par le repentir.

En voyant le cavalier qui accompagnait le curé, il tressaillit légèrement et le regarda d'un air étonné.

Le curé et le coadjuteur touchèrent le goupillon du bout des doigts et firent le signe de la croix; le coadjuteur jeta une pièce d'argent dans le chapeau qui était à terre.

– Maillard, dit le curé, nous sommes venus, monsieur et moi, pour causer un instant avec vous.

– Avec moi! dit le mendiant; c'est bien de l'honneur pour un pauvre donneur d'eau bénite.

Il y avait dans la voix du pauvre un accent d'ironie qu'il ne put dominer tout à fait et qui étonna le coadjuteur.

– Oui, continua le curé qui semblait habitué à cet accent, oui, nous avons voulu savoir ce que vous pensiez des événements d'aujourd'hui, et ce que vous en avez entendu dire aux personnes qui entrent à l'église et qui en sortent.

Le mendiant hocha la tête.

– Ce sont de tristes événements, monsieur le curé, qui, comme toujours, retombent sur le pauvre peuple. Quant à ce qu'on en dit, tout le monde est mécontent, tout le monde se plaint, mais qui dit tout le monde ne dit personne.

– Expliquez-vous, mon cher ami, dit le coadjuteur.

– Je dis que tous ces cris, toutes ces plaintes, toutes ces malédictions ne produiront qu'une tempête et des éclairs, voilà tout; mais que le tonnerre ne tombera que lorsqu'il y aura un chef pour le diriger.

– Mon ami, dit Gondy, vous me paraissez un habile homme; seriez- vous disposé à vous mêler d'une petite guerre civile dans le cas où nous en aurions une, et à mettre à la disposition de ce chef, si nous en trouvions un, votre pouvoir personnel et l'influence que vous avez acquise sur vos camarades?

– Oui, monsieur, pourvu que cette guerre fût approuvée par Église, et par conséquent pût me conduire au but que je veux atteindre, c'est-à-dire à la rémission de mes péchés.

– Cette guerre sera non seulement approuvée, mais encore dirigée par elle. Quant à la rémission de vos péchés, nous avons M. l'archevêque de Paris qui tient de grands pouvoirs de la cour de Rome, et même M. le coadjuteur qui possède des indulgences plénières; nous vous recommanderions à lui.

– Songez, Maillard, dit le curé, que c'est moi qui vous ai recommandé à monsieur qui est un seigneur tout-puissant, et qui en quelque sorte ai répondu de vous.

– Je sais, monsieur le curé, dit le mendiant, que vous avez toujours été excellent pour moi; aussi, de mon côté, suis-je tout disposé à vous être agréable.

– Et croyez-vous votre pouvoir aussi grand sur vos confrères que me le disait tout à l'heure M. le curé?

– Je crois qu'ils ont pour moi une certaine estime, dit le mendiant avec orgueil, et que non seulement ils feront tout ce que je leur ordonnerai, mais encore que partout où j'irai ils me suivront.

– Et pouvez-vous me répondre de cinquante hommes bien résolus, de bonnes âmes oisives et bien animées, de braillards capables de faire tomber les murs du Palais-Royal en criant: «À bas le Mazarin!» comme tombaient autrefois ceux de Jéricho?

– Je crois, dit le mendiant, que je puis être chargé de choses plus difficiles et plus importantes que cela.

– Ah! ah! dit Gondy, vous chargeriez-vous donc dans une nuit de faire une dizaine de barricades?

– Je me chargerais d'en faire cinquante, et, le jour venu, de les défendre.

– Pardieu, dit de Gondy, vous parlez avec une assurance qui me fait plaisir, et puisque M. le curé me répond de vous…

– J'en réponds, dit le curé.

– Voici un sac contenant cinq cents pistoles en or, faites toutes vos dispositions, et dites-moi où je puis vous retrouver ce soir à dix heures.

– Il faudrait que ce fût dans un endroit élevé, et d'où un signal fait pût être vu dans tous les quartiers de Paris.

– Voulez-vous que je vous donne un mot pour le vicaire de Saint- Jacques-la-Boucherie? Il vous introduira dans une des chambres de la tour, dit le curé.

– À merveille, dit le mendiant.

– Donc, dit le coadjuteur, ce soir, à dix heures; et si je suis content de vous, il y aura à votre disposition un autre sac de cinq cents pistoles.

Les yeux du mendiant brillèrent d'avidité, mais il réprima cette émotion.

– À ce soir, monsieur, répondit-il, tout sera prêt.

Et il reporta sa chaise dans l'église, rangea près de sa chaise son seau et son goupillon, alla prendre de l'eau bénite au bénitier, comme s'il n'avait pas confiance dans la sienne, et sortit de l'église.