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Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.

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– Eh bien! monseigneur, si vous savez cela, il faut que j'y ajoute une chose que vous ne savez pas: c'est que si la présence ici de ce mousquetaire, de cet abbé, de cet évêque, de ce confesseur était connue du roi, ce soir, demain, celui qui a tout risqué pour venir à vous verrait reluire la hache du bourreau au fond d'un cachot plus sombre et plus perdu que ne l'est le vôtre.

En écoutant ces mots fermement accentués, le jeune homme s'était soulevé sur son lit, et avait plongé des regards de plus en plus avides dans les regards d'Aramis.

Le résultat de cet examen fut que le prisonnier parut prendre quelque confiance.

– Oui, murmura-t-il, oui, je me souviens parfaitement. La femme dont vous parlez vint une fois avec vous, et deux autres fois avec la femme…

Il s'arrêta.

– Avec la femme qui venait vous voir tous les mois, n'est-ce pas, monseigneur?

– Oui.

– Savez-vous quelle était cette dame?

Un éclair parut près de jaillir de l'oeil du prisonnier.

– Je sais que c'était une dame de la Cour, dit-il.

– Vous vous la rappelez bien, cette dame?

– Oh! mes souvenirs ne peuvent être bien confus sous ce rapport, dit le jeune prisonnier; j'ai vu une fois cette dame avec un homme de quarante-cinq ans, à peu près, j'ai vu une fois cette dame avec vous et avec la dame à la robe noire et aux rubans couleur de feu; je l'ai revue deux fois depuis avec la même personne. Ces quatre personnes avec mon gouverneur et la vieille Perronnette, mon geôlier et le gouverneur, sont les seules personnes à qui j'aie jamais parlé, et, en vérité, presque les seules personnes que j'aie jamais vues.

– Mais vous étiez donc en prison?

– Si je suis en prison ici, relativement j'étais libre là-bas, quoique ma liberté fût bien restreinte; une maison d'où je ne sortais pas, un grand jardin entouré de murs que je ne pouvais franchir: c'était ma demeure; vous la connaissez, puisque vous y êtes venu. Au reste, habitué à vivre dans les limites de ces murs et de cette maison, je n'ai jamais désiré en sortir. Donc, vous comprenez, monsieur, n'ayant rien vu de ce monde je ne puis rien désirer, et, si vous me racontez quelque chose, vous serez forcé de tout m'expliquer.

– Ainsi ferai-je, monseigneur, dit Aramis en s'inclinant; car c'est mon devoir.

– Eh bien! commencez donc par me dire ce qu'était mon gouverneur.

– Un bon gentilhomme, monseigneur, un honnête gentilhomme surtout, un précepteur à la fois pour votre corps et pour votre âme. Avez-vous jamais eu à vous en plaindre?

– Oh! non, monsieur, bien au contraire; mais ce gentilhomme m'a dit souvent que mon père et ma mère étaient morts; ce gentilhomme mentait-il ou disait-il la vérité?

– Il était forcé de suivre les ordres qui lui étaient donnés.

– Alors il mentait donc?

– Sur un point. Votre père est mort.

– Et ma mère?

– Elle est morte pour vous.

– Mais, pour les autres, elle vit, n'est-ce pas?

– Oui.

– Et moi, le jeune homme regarda Aramis, moi, je suis condamné à vivre dans l'obscurité d'une prison?

– Hélas! je le crois.

– Et cela, continua le jeune homme, parce que ma présence dans le monde révélerait un grand secret?

– Un grand secret, oui.

– Pour faire enfermer à la Bastille un enfant tel que je l'étais, il faut que mon ennemi soit bien puissant.

– Il l'est.

– Plus puissant que ma mère, alors?

– Pourquoi cela?

– Parce que ma mère m'eût défendu.

Aramis hésita.

– Plus puissant que votre mère, oui, monseigneur.

– Pour que ma nourrice et le gentilhomme aient été enlevés et pour qu'on m'ait séparé d'eux ainsi, j'étais donc ou ils étaient donc un bien grand danger pour mon ennemi?

– Oui, un danger dont votre ennemi s'est délivré en faisant disparaître le gentilhomme et la nourrice, répondit tranquillement Aramis.

– Disparaître? demanda le prisonnier. Mais de quelle façon ont- ils disparu?

– De la façon la plus sûre, répondit Aramis: ils sont morts.

Le jeune homme pâlit légèrement et passa une main tremblante sur son visage.

– Par le poison? demanda-t-il.

– Par le poison.

Le prisonnier réfléchit un instant.

– Pour que ces deux innocentes créatures, reprit-il, mes seuls soutiens, aient été assassinées le même jour, il faut que mon ennemi soit bien cruel, ou bien contraint par la nécessité; car ce digne gentilhomme et cette pauvre femme n'avaient jamais fait de mal à personne.

– La nécessité est dure dans votre maison, monseigneur. Aussi est-ce une nécessité qui me fait, à mon grand regret, vous dire que ce gentilhomme et cette nourrice ont été assassinés.

– Oh! vous ne m'apprenez rien de nouveau, dit le prisonnier en fronçant le sourcil.

– Comment cela?

– Je m'en doutais.

– Pourquoi?

– Je vais vous le dire.

En ce moment, le jeune homme, s'appuyant sur ses deux coudes, s'approcha du visage d'Aramis avec une telle expression de dignité, d'abnégation, de défi même, que l'évêque sentit l'électricité de l'enthousiasme monter en étincelles dévorantes de son coeur flétri à son crâne dur comme l'acier.

– Parlez, monseigneur. Je vous ai déjà dit que j'expose ma vie en vous parlant. Si peu que soit ma vie, je vous supplie de la recevoir comme rançon de la vôtre.

– Eh bien! reprit le jeune homme, voici pourquoi je soupçonnais que l'on avait tué ma nourrice et mon gouverneur.

– Que vous appeliez votre père.

– Oui, que j'appelais mon père, mais dont je savais bien que je n'étais pas le fils.

– Qui vous avait fait supposer?..

– De même que vous êtes, vous, trop respectueux pour un ami, lui était trop respectueux pour un père.

– Moi, dit Aramis, je n'ai pas le dessein de me déguiser.

Le jeune homme fit un signe de tête et continua:

– Sans doute, je n'étais pas destiné à demeurer éternellement enfermé, dit le prisonnier, et ce qui me le fait croire, maintenant surtout, c'est le soin qu'on prenait de faire de moi un cavalier aussi accompli que possible. Le gentilhomme qui était près de moi m'avait appris tout ce qu'il savait lui-même: les mathématiques, un peu de géométrie, d'astronomie, l'escrime, le manège. Tous les matins, je faisais des armes dans une salle basse, et montais à cheval dans le jardin. Eh bien! un matin, c'était pendant l'été, car il faisait une grande chaleur, je m'étais endormi dans cette salle basse. Rien, jusque-là, ne m'avait, excepté le respect de mon gouverneur, instruit ou donné des soupçons. Je vivais comme les oiseaux, comme les plantes, d'air et de soleil; je venais d'avoir quinze ans.

– Alors, il y a huit ans de cela?

– Oui, à peu près; j'ai perdu la mesure du temps.

– Pardon, mais que vous disait votre gouverneur pour vous encourager au travail?

– Il me disait qu'un homme doit chercher à se faire sur la terre une fortune que Dieu lui a refusée en naissant; il ajoutait que, pauvre, orphelin, obscur, je ne pouvais compter que sur moi, et que nul ne s'intéressait ou ne s'intéresserait jamais à ma personne. J'étais donc dans cette salle basse, et, fatigué par ma leçon d'escrime, je m'étais endormi. Mon gouverneur était dans sa chambre, au premier étage, juste au-dessus de moi. Soudain j'entendis comme un petit cri poussé par mon gouverneur. Puis il appela: «Perronnette! Perronnette!» C'était ma nourrice qu'il appelait.

– Oui, je sais, dit Aramis; continuez, monseigneur, continuez.

– Sans doute elle était au jardin, car mon gouverneur descendit l'escalier avec précipitation. Je me levai, inquiet de le voir inquiet lui-même. Il ouvrit la porte qui, du vestibule, menait au jardin, en criant toujours: «Perronnette! Perronnette!» Les fenêtres de la salle basse donnaient sur la cour; les volets de ces fenêtres étaient fermés; mais, par une fente du volet, je vis mon gouverneur s'approcher d'un large puits situé presque au- dessous des fenêtres de son cabinet de travail. Il se pencha sur la margelle, regarda dans le puits, et poussa un nouveau cri en faisant de grands gestes effarés. D'où j'étais, je pouvais non seulement voir, mais encore entendre. Je vis donc, j'entendis donc.

– Continuez, monseigneur, je vous en prie, dit Aramis.

« – Dame Perronnette accourait aux cris de mon gouverneur. Il alla au-devant d'elle, la prit par le bras et l'entraîna vivement vers la margelle; après quoi, se penchant avec elle dans le puits, il lui dit:

– Regardez, regardez, quel malheur!

– Voyons, voyons, calmez-vous, disait dame Perronnette; qu'y a-t- il?

– Cette lettre, criait mon gouverneur, voyez-vous cette lettre?

Et il étendait la main vers le fond du puits.

– Quelle lettre? demanda la nourrice.

– Cette lettre que vous voyez là-bas, c'est la dernière lettre de la reine.

À ce mot je tressaillis. Mon gouverneur, celui qui passait pour mon père, celui qui me recommandait sans cesse la modestie et l'humilité, en correspondance avec la reine!

– La dernière lettre de la reine? s'écria dame Perronnette sans paraître étonnée autrement que de voir cette lettre au fond du puits. Et comment est elle là?

– Un hasard, dame Perronnette, un hasard étrange! Je rentrais chez moi; en rentrant, j'ouvre la porte; la fenêtre de son côté était ouverte; un courant d'air s'établit; je vois un papier qui s'envole, je reconnais que ce papier, c'est la lettre de la reine; je cours à la fenêtre en poussant un cri; le papier flotte un instant en l'air et tombe dans le puits.

– Eh bien! dit dame Perronnette, si la lettre est tombée dans le puits, c'est comme si elle était brûlée, et, puisque la reine brûle elle-même toutes ses lettres, chaque fois qu'elle vient…»

Chaque fois qu'elle vient! Ainsi cette femme qui venait tous les mois, c'était la reine? interrompit le prisonnier.

– Oui, fit de la tête Aramis.

 

« – Sans doute, sans doute, continua le vieux gentilhomme, mais cette lettre contenait des instructions. Comment ferai-je pour les suivre?

– Écrivez vite à la reine, racontez-lui la chose comme elle s'est passée, et la reine vous écrira une seconde lettre en place de celle-ci.

– Oh! la reine ne voudra pas croire à cet accident, dit le bonhomme en branlant la tête; elle pensera que j'ai voulu garder cette lettre, au lieu de la lui rendre comme les autres, afin de m'en faire une arme. Elle est si défiante, et M. de Mazarin si… Ce démon d'Italien est capable de nous faire empoisonner au premier soupçon!»

Aramis sourit avec un imperceptible mouvement de tête.

« – Vous savez, dame Perronnette, tous les deux sont si ombrageux à l'endroit de Philippe!»

Philippe, c'est le nom qu'on me donnait, interrompit le prisonnier.

« – Eh bien! alors, il n'y a pas à hésiter, dit dame Perronnette, il faut faire descendre quelqu'un dans le puits.

– Oui, pour que celui qui rapportera le papier y lise en remontant.

– Prenons, dans le village, quelqu'un qui ne sache pas lire; ainsi vous serez tranquille.

– Soit; mais celui qui descendra dans le puits ne devinera-t-il pas l'importance d'un papier pour lequel on risque la vie d'un homme? Cependant vous venez de me donner une idée, dame Perronnette; oui, quelqu'un descendra dans le puits, et ce quelqu'un sera moi.

Mais, sur cette proposition, dame Perronnette se mit à s'éplorer et à s'écrier de telle façon, elle supplia si fort en pleurant le vieux gentilhomme, qu'il lui promit de se mettre en quête d'une échelle assez grande pour qu'on pût descendre dans le puits, tandis qu'elle irait jusqu'à la ferme chercher un garçon résolu, à qui l'on ferait accroire qu'il était tombé un bijou dans le puits, que ce bijou était enveloppé dans du papier, et, comme le papier, remarqua mon gouverneur, se développe à l'eau, il ne sera pas surprenant qu'on ne retrouve que la lettre tout ouverte.

– Elle aura peut-être déjà eu le temps de s'effacer dit dame

Perronnette.

– Peu importe, pourvu que nous ayons la lettre. En remettant la lettre à la reine, elle verra bien que nous ne l'avons pas trahie, et, par conséquent, n'excitant pas la défiance de M. de Mazarin, nous n'aurons rien à craindre de lui.»

Cette résolution prise, ils se séparèrent. Je repoussai le volet, et, voyant que mon gouverneur s'apprêtait à rentrer, je me jetai sur mes coussins avec un bourdonnement dans la tête, causé par tout ce que je venais d'entendre.

Mon gouverneur entrebâilla la porte quelques secondes après que je m'étais rejeté sur mes coussins, et, me croyant assoupi, la referma doucement.

À peine fut-elle refermée, que le me relevai et prêtant l'oreille, j'entendis le bruit des pas qui s'éloignaient. Alors je revins à mon volet, et je vis sortir mon gouverneur et dame Perronnette.

J'étais seul à la maison.

Ils n'eurent pas plutôt refermé la porte, que, sans prendre la peine de traverser le vestibule, je sautai par la fenêtre et courus au puits.

Alors, comme s'était penché mon gouverneur, je me penchai à mon tour.

Je ne sais quoi de blanchâtre et de lumineux tremblotait dans les cercles frissonnants de l'eau verdâtre Ce disque brillant me fascinait et m'attirait. Mes yeux étaient fixes, ma respiration haletante. Le puits m'aspirait avec sa large bouche et son haleine glacée: il me semblait lire au fond de l'eau des caractères de feu tracés sur le papier qu'avait touché la reine.

Alors, sans savoir ce que je faisais, et animé par un de ces mouvements instinctifs qui vous poussent sur les pentes fatales, je roulai une extrémité de la corde au pied de la potence du puits, je laissai pendre le seau jusque dans l'eau, à trois pieds de profondeur à peu près, tout cela en me donnant bien du mal pour ne pas déranger le précieux papier, qui commençait à changer sa couleur blanchâtre contre une teinte verdâtre, preuve qu'il s'enfonçait, puis, un morceau de toile mouillée entre les mains, je me laissai glisser dans l'abîme.

Quand je me vis suspendu au-dessus de cette flaque d'eau sombre, quand je vis le ciel diminuer au-dessus de ma tête, le froid s'empara de moi, le vertige me saisit et fit dresser mes cheveux; mais ma volonté domina tout, terreur et malaise. J'atteignis l'eau, et je m'y plongeai d'un seul coup, me retenant d'une main, tandis que j'allongeais l'autre, et que je saisissais le précieux papier, qui se déchira en deux entre mes doigts.

Je cachai les deux morceaux dans mon justaucorps, et, m'aidant des pieds aux parois du puits, me suspendant des mains, vigoureux, agile, et pressé surtout, je regagnai la margelle, que j'inondai en la touchant de l'eau qui ruisselait de toute la partie inférieure de mon corps.

Une fois hors du puits avec ma proie, je me mis à courir au soleil, et j'atteignis le fond du jardin, où se trouvait une espèce de petit bois. C'est là que je voulais me réfugier.

Comme je mettais le pied dans ma cachette, la cloche qui retentissait lorsque s'ouvrait la grand-porte sonna. C'était mon gouverneur qui rentrait. Il était temps!

Je calculai qu'il me restait dix minutes avant qu'il m'atteignît, si, devinant où j'étais, il venait droit à moi; vingt minutes, s'il prenait la peine de me chercher.

C'était assez pour lire cette précieuse lettre, dont je me hâtai de rapprocher les deux fragments. Les caractères commençaient à s'effacer.

Cependant, malgré tout, je parvins à déchiffrer la lettre.

– Et qu'y avez-vous lu, monseigneur? demanda Aramis vivement intéressé.

– Assez de choses pour croire, monsieur, que le valet était un gentilhomme, et que Perronnette, sans être une grande dame, était cependant plus qu'une servante; enfin que j'avais moi-même quelque naissance, puisque la reine Anne d'Autriche et le premier ministre Mazarin me recommandaient si soigneusement.

Le jeune homme s'arrêta tout ému.

– Et qu'arriva-t-il? demanda Aramis.

– Il arriva, monsieur, répondit le jeune homme, que l'ouvrier appelé par mon gouverneur ne trouva rien dans le puits, après l'avoir fouillé en tous sens; il arriva que mon gouverneur s'aperçut que la margelle était toute ruisselante; il arriva que je ne m'étais pas si bien séché au soleil que dame Perronnette ne reconnût que mes habits étaient tout humides; il arriva enfin que je fus pris d'une grosse fièvre causée par la fraîcheur de l'eau et l'émotion de ma découverte, et que cette fièvre fut suivie d'un délire pendant lequel je racontai tout; de sorte que, guidé par mes propres aveux, mon gouverneur trouva sous mon chevet les deux fragments de la lettre écrite par la reine.

– Ah! fit Aramis, je comprends à cette heure.

– À partir de là, tout est conjecture. Sans doute, le pauvre gentilhomme et la pauvre femme, n'osant garder le secret de ce qui venait de se passer, écrivirent tout à la reine et lui renvoyèrent la lettre déchirée.

– Après quoi, dit Aramis, vous fûtes arrêté et conduit à la

Bastille?

– Vous le voyez.

– Puis vos serviteurs disparurent?

– Hélas!

– Ne nous occupons pas des morts, reprit Aramis, et voyons ce que l'on peut faire avec le vivant. Vous m'avez dit que vous étiez résigné?

– Et je vous le répète.

– Sans souci de la liberté?

– Je vous l'ai dit.

– Sans ambition, sans regret, sans pensée?

Le jeune homme ne répondit rien.

– Eh bien! demanda Aramis, vous vous taisez?

– Je crois que j'ai assez parlé, répondit le prisonnier, et que c'est votre tour. Je suis fatigué.

– Je vais vous obéir, dit Aramis.

Aramis se recueillit, et une teinte de solennité profonde se répandit sur toute sa physionomie. On sentait qu'il en était arrivé à la partie importante du rôle qu'il était venu jouer dans la prison.

– Une première question, fit Aramis.

– Laquelle? Parlez.

– Dans la maison que vous habitiez, il n'y avait ni glace ni miroir, n'est-ce pas?

– Qu'est-ce que ces deux mots, et que signifient-ils? demanda le jeune homme. Je ne les connais même pas.

– On entend par miroir ou glace un meuble qui réfléchit les objets, qui permet, par exemple, que l'on voie les traits de son propre visage dans un verre préparé, comme vous voyez les miens à l'oeil nu.

– Non, il n'y avait dans la maison ni glace ni miroir, répondit le jeune homme.

Aramis regarda autour de lui.

– Il n'y en a pas non plus ici, dit-il; les mêmes précautions ont été prises ici que là-bas.

– Dans quel but?

– Vous le saurez tout à l'heure. Maintenant, pardonnez-moi; vous m'avez dit que l'on vous avait appris les mathématiques, l'astronomie, l'escrime, le manège; vous ne m'avez point parlé d'histoire.

– Quelquefois, mon gouverneur m'a raconté les hauts faits du roi saint Louis, de François Ier et du roi Henri IV.

– Voilà tout?

– Voilà à peu près tout.

– Eh bien! je le vois, c'est encore un calcul: comme on vous avait enlevé les miroirs qui réfléchissent le présent, on vous a laissé ignorer l'histoire qui réfléchit le passé. Depuis votre emprisonnement, les livres vous ont été interdits, de sorte que bien des faits vous sont inconnus, à l'aide desquels vous pourriez reconstruire l'édifice écroulé de vos souvenirs ou de vos intérêts.

– C'est vrai, dit le jeune homme.

– Écoutez, je vais donc, en quelques mots, vous dire ce qui s'est passé en France depuis vingt-trois ou vingt-quatre ans, c'est-à- dire depuis la date probable de votre naissance, c'est-à-dire, enfin, depuis le moment qui vous intéresse.

– Dites.

Et le jeune homme reprit son attitude sérieuse et recueillie.

– Savez-vous quel fut le fils du roi Henri IV?

– Je sais du moins quel fut son successeur.

– Comment savez-vous cela?

– Par une pièce de monnaie, à la date de 1610, qui représentait le roi Henri IV; par une pièce de monnaie à la date de 1612, qui représentait le roi Louis XIII. Je présumai, puisqu'il n'y avait que deux ans entre les deux pièces, que Louis XIII devait être le successeur de Henri IV.

– Alors, dit Aramis, vous savez que le dernier roi régnant était

Louis XIII?

– Je le sais, dit le jeune homme en rougissant légèrement.

– Eh bien! ce fut un prince plein de bonnes idées, plein de grands projets, projets toujours ajournés par le malheur des temps et par les luttes qu'eut à soutenir contre la seigneurie de France son ministre Richelieu. Lui, personnellement je parle du roi Louis XIII, était faible de caractère. Il mourut jeune encore et tristement.

– Je sais cela.

– Il avait été longtemps préoccupé du soin de sa postérité. C'est un soin douloureux pour les princes, qui ont besoin de laisser sur la terre plus qu'un souvenir, pour que leur pensée se poursuive, pour que leur oeuvre continue.

– Le roi Louis XIII est-il mort sans enfants? demanda en souriant le prisonnier.

– Non, mais il fut privé longtemps du bonheur d'en avoir; non, mais longtemps il crut qu'il mourrait tout entier. Et cette pensée l'avait réduit à un profond désespoir, quand tout à coup sa femme, Anne d'Autriche…

Le prisonnier tressaillit.

– Saviez-vous, continua Aramis, que la femme de Louis XIII s'appelât Anne d'Autriche?

– Continuez, dit le jeune homme sans répondre.

– Quand tout à coup, reprit Aramis, la reine Anne d'Autriche annonça qu'elle était enceinte. La joie fut grande à cette nouvelle, et tous les voeux tendirent à une heureuse délivrance. Enfin, le 5 septembre 1638, elle accoucha d'un fils.

Ici Aramis regarda son interlocuteur, et crut s'apercevoir qu'il pâlissait.

– Vous allez entendre, dit Aramis, un récit que peu de gens sont en état de faire à l'heure qu'il est; car ce récit est un secret que l'on croit mort avec les morts, ou enseveli dans l'abîme de la confession.

– Et vous allez me dire ce secret? fit le jeune homme.

– Oh! dit Aramis avec un accent auquel il n'y avait pas à se méprendre, ce secret, je ne crois pas l'aventurer en le confiant à un prisonnier qui n'a aucun désir de sortir de la Bastille.

– J'écoute, monsieur.

– La reine donna donc le jour à un fils. Mais quand toute la Cour eut poussé des cris de joie à cette nouvelle, quand le roi eut montré le nouveau-né à son peuple, et à sa noblesse, quand il se fut gaiement mis à table pour fêter cette heureuse naissance, alors la reine, restée seule dans sa chambre, fut prise, pour la seconde fois, des douleurs de l'enfantement, et donna le jour à un second fils.

– Oh! dit le prisonnier trahissant une instruction plus grande que celle qu'il avouait, je croyais que Monsieur n'était né qu'en…

Aramis leva le doigt.

– Attendez que je continue, dit-il.

Le prisonnier poussa un soupir impatient, et attendit.

 

– Oui, dit Aramis, la reine eut un second fils, un second fils que dame Perronnette, la sage-femme, reçut dans ses bras.

– Dame Perronnette! murmura le jeune homme.

– On courut aussitôt à la salle où le roi dînait; on le prévint tout bas de ce qui arrivait; il se leva de table et accourut. Mais, cette fois, ce n'était plus la gaieté qu'exprimait son visage, c'était un sentiment qui ressemblait à de la terreur. Deux fils jumeaux changeaient en amertume la joie que lui avait causée la naissance d'un seul, attendu que ce que je vais vous dire, vous l'ignorez certainement, attendu qu'en France c'est l'aîné des fils qui règne après le père.

– Je sais cela.

– Et que les médecins et les jurisconsultes prétendent qu'il y a lieu de douter si le fils qui sort le premier du sein de sa mère est l'aîné de par la loi de Dieu et de la nature.

Le prisonnier poussa un cri étouffé, et devint plus blanc que le drap sous lequel il se cachait.

– Vous comprenez maintenant, poursuivit Aramis, que le roi, qui s'était vu avec tant de joie continuer dans un héritier, dut être au désespoir en songeant que maintenant il en avait deux, et que, peut-être, celui qui venait de naître et qui était inconnu, contesterait le droit d'aînesse à l'autre qui était né deux heures auparavant, et qui, deux heures auparavant, avait été reconnu. Ainsi, ce second fils, s'armant des intérêts ou des caprices d'un parti, pouvait, un jour, semer dans le royaume la discorde et la guerre, détruisant, par cela même, la dynastie qu'il eût dû consolider.

– Oh! je comprends, je comprends!.. murmura le jeune homme.

– Eh bien! continua Aramis, voilà ce qu'on rapporte, voilà ce qu'on assure, voilà pourquoi un des deux fils d'Anne d'Autriche, indignement séparé de son frère, indignement séquestré, réduit à l'obscurité la plus profonde, voilà pourquoi ce second fils a disparu, et si bien disparu, que nul en France ne sait aujourd'hui qu'il existe, excepté sa mère.

– Oui, sa mère, qui l'a abandonné! s'écria le prisonnier avec l'expression du désespoir.

– Excepté, continua Aramis, cette dame à la robe noire et aux rubans de feu, et enfin excepté…

– Excepté vous, n'est-ce pas? Vous qui venez me conter tout cela, vous qui venez éveiller en mon âme la curiosité, la haine, l'ambition, et, qui sait? peut-être, la soif de la vengeance; excepté vous, monsieur, qui, si vous êtes l'homme que j'attends, l'homme que me promet le billet, l'homme enfin que Dieu doit m'envoyer, devez avoir sur vous…

– Quoi? demanda Aramis.

– Un portrait du roi Louis XIV, qui règne en ce moment sur le trône de France.

– Voici le portrait, répliqua l'évêque en donnant au prisonnier un émail des plus exquis, sur lequel Louis XIV apparaissait fier, beau, et vivant pour ainsi dire.

Le prisonnier saisit avidement le portrait, et fixa ses yeux sur lui comme s'il eût voulu le dévorer.

– Et maintenant, monseigneur, dit Aramis voici un miroir.

Aramis laissa le temps au prisonnier de renouer ses idées.

– Si haut! si haut! murmura le jeune homme en dévorant du regard le portrait de Louis XIV et son image à lui-même réfléchie dans le miroir.

– Qu'en pensez-vous? dit alors Aramis.

– Je pense que je suis perdu, répondit le captif, que le roi ne me pardonnera jamais.

– Et moi, je me demande, ajouta l'évêque en attachant sur le prisonnier un regard brillant de signification, je me demande lequel des deux est le roi, de celui que représente ce portrait, ou de celui que reflète cette glace.

– Le roi, monsieur, est celui qui est sur le trône, répliqua tristement le jeune homme, c'est celui qui n'est pas en prison, et qui, au contraire, y fait mettre les autres. La royauté, c'est la puissance, et vous voyez bien que je suis impuissant.

– Monseigneur, répondit Aramis avec un respect qu'il n'avait pas encore témoigné, le roi, prenez-y bien garde, sera, si vous le voulez, celui qui, sortant de prison, saura se tenir sur le trône où des amis le placeront.

– Monsieur, ne me tentez point, fit le prisonnier avec amertume.

– Monseigneur, ne faiblissez pas, persista Aramis avec vigueur. J'ai apporté toutes les preuves de votre naissance: consultez-les, prouvez-vous à vous-même que vous êtes un fils de roi, et, après, agissons.

– Non, non, c'est impossible.

– À moins, reprit ironiquement l'évêque, qu'il ne soit dans la destinée de votre race que les frères exclus du trône soient tous des princes sans valeur et sans honneur, comme M. Gaston d'Orléans, votre oncle, qui, dix fois, conspira contre le roi Louis XIII, son frère.

– Mon oncle Gaston d'Orléans conspira contre son frère? s'écria le prince épouvanté; il conspira pour le détrôner?

– Mais oui, monseigneur, pas pour autre chose.

– Que me dites-vous là, monsieur?

– La vérité.

– Et il eut des amis… dévoués?

– Comme moi pour vous.

– Eh bien! que fit-il? il échoua?

– Il échoua, mais toujours par sa faute, et, pour racheter, non pas sa vie, car la vie du frère du roi est sacrée, inviolable, mais pour racheter sa liberté, votre oncle sacrifia la vie de tous ses amis les uns après les autres. Aussi est-il aujourd'hui la honte de l'histoire et l'exécration de cent nobles familles de ce royaume.

– Je comprends, monsieur, fit le prince, et c'est par faiblesse ou par trahison que mon oncle tua ses amis?

– Par faiblesse: ce qui est toujours une trahison chez les princes.

– Ne peut-on pas échouer aussi par ignorance, par incapacité? Croyez-vous bien qu'il soit possible à un pauvre captif tel que moi, élevé non seulement loin de la Cour, mais encore loin du monde, croyez-vous qu'il lui soit possible d'aider ceux de ses amis qui tenteraient de le servir?

Et comme Aramis allait répondre, le jeune homme s'écria tout à coup avec une violence qui décelait la force du sang:

– Nous parlons ici d'amis, mais par quel hasard aurais-je des amis, moi que personne ne connaît, et qui n'ai pour m'en faire ni liberté, ni argent, ni puissance?

– Il me semble que j'ai eu l'honneur de m'offrir à Votre Altesse

Royale.

– Oh! ne m'appelez pas ainsi, monsieur; c'est une dérision ou une barbarie. Ne me faites pas songer à autre chose qu'aux murs de la prison qui m'enferme, laissez-moi aimer encore, ou, du moins, subir mon esclavage et mon obscurité.

– Monseigneur! monseigneur! si vous me répétez encore ces paroles découragées! Si, après avoir eu la preuve de votre naissance, vous demeurez pauvre d'esprit, de souffle et de volonté, j'accepterai votre voeu, je disparaîtrai, je renoncerai à servir ce maître, à qui, si ardemment, je venais dévouer ma vie et mon aide.

– Monsieur, s'écria le prince, avant de me dire tout ce que vous dites, n'eût-il pas mieux valu réfléchir que vous m'avez à jamais brisé le coeur?

– Ainsi ai-je voulu faire, monseigneur.

– Monsieur, pour me parler de grandeur, de puissance, de royauté même, est-ce que vous devriez choisir une prison? Vous voulez me faire croire à la splendeur, et nous nous cachons dans la nuit? Vous me vantez la gloire, et nous étouffons nos paroles sous les rideaux de ce grabat? Vous me faites entrevoir une toute-puissance et j'entends les pas du geôlier dans ce corridor, ce pas qui vous fait trembler plus que moi? Pour me rendre un peu moins incrédule, tirez-moi donc de la Bastille, donnez de l'air à mes poumons, des éperons à mon pied, une épée à mon bras, et nous commencerons à nous entendre.

– C'est bien mon intention de vous donner tout cela, et plus que cela, monseigneur. Seulement, le voulez-vous?

– Écoutez encore, monsieur, interrompit le prince. Je sais qu'il y a des gardes à chaque galerie, des verrous à chaque porte, des canons et des soldats à chaque barrière. Avec quoi vaincrez-vous les gardes, enclouerez vous les canons? Avec quoi briserez-vous les verrous et les barrières?

– Monseigneur, comment vous est venu ce billet que vous avez lu et qui annonçait ma venue?

– On corrompt un geôlier pour un billet.

– Si l'on corrompt un geôlier, on peut en corrompre dix.

– Eh bien! j'admets que ce soit possible de tirer un pauvre captif de la Bastille, possible de le bien cacher pour que les gens du roi ne le rattrapent point, possible encore de nourrir convenablement ce malheureux dans un asile inconnu.

– Monseigneur! fit en souriant Aramis.

– J'admets que celui qui ferait cela pour moi serait déjà plus qu'un homme, mais puisque vous dites que je suis un prince, un frère de roi, comment me rendrez-vous le rang et la force que ma mère et mon frère m'ont enlevés? Mais, puisque je dois passer une vie de combats et de haines, comment me ferez-vous vainqueur dans ces combats et invulnérable à mes ennemis? Ah! monsieur, songez-y! jetez-moi demain dans quelque noire caverne, au fond d'une montagne! faites-moi cette joie d'entendre en liberté les bruits du fleuve et de la plaine, de voir en liberté le soleil d'azur ou le ciel orageux, c'en est assez! Ne me promettez pas davantage, car, en vérité, vous ne pouvez me donner davantage, et ce serait un crime de me tromper, puisque vous vous dites mon ami.