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Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.

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Aramis continua d'écouter en silence.

– Monseigneur, reprit-il après avoir un moment réfléchi, j'admire ce sens si droit et si ferme qui dicte vos paroles; je suis heureux d'avoir deviné mon roi.

– Encore! encore!.. Ah! par pitié, s'écria le prince en comprimant de ses mains glacées son front couvert d'une sueur brûlante, n'abusez pas de moi: je n'ai pas besoin d'être un roi, monsieur, pour être le plus heureux des hommes.

– Et moi, monseigneur, j'ai besoin que vous soyez un roi pour le bonheur de l'humanité.

– Ah! fit le prince avec une nouvelle défiance inspirée par ce mot, ah! qu'a donc l'humanité à reprocher à mon frère?

– J'oubliais de dire, monseigneur, que, si vous daignez vous laisser guider par moi, et si vous consentez à devenir le plus puissant prince de la terre, vous aurez servi les intérêts de tous les amis que je voue au succès de notre cause, et ces amis sont nombreux.

– Nombreux?

– Encore moins que puissants, monseigneur.

– Expliquez-vous.

– Impossible! Je m'expliquerai, je le jure devant Dieu qui m'entend, le propre jour où je vous verrai assis sur le trône de France.

– Mais mon frère?

– Vous ordonnerez de son sort. Est-ce que vous le plaignez?

– Lui qui me laisse mourir dans un cachot? Non, je ne le plains pas!

– À la bonne heure!

– Il pouvait venir lui-même en cette prison, me prendre la main et me dire: «Mon frère, Dieu nous a créés pour nous aimer, non pour nous combattre. Je viens à vous. Un préjugé sauvage vous condamnait à périr obscurément loin de tous les hommes, privé de toutes les joies. Je veux vous faire asseoir près de moi; je veux vous attacher au côté l'épée de notre père. Profiterez-vous de ce rapprochement pour m'étouffer ou me contraindre? Userez-vous de cette épée pour verser mon sang?..»

– «Oh! non, lui eussé-je répondu: je vous regarde comme mon sauveur, et vous respecterai comme mon maître. Vous me donnez bien plus que ne m'avait donné Dieu. Par vous, j'ai la liberté; par vous, j'ai le droit d'aimer et d'être aimé en ce monde.»

– Et vous eussiez tenu parole, monseigneur?

– Oh! sur ma vie!

– Tandis que maintenant?..

– Tandis que, maintenant, je sens que j'ai des coupables à punir…

– De quelle façon, monseigneur?

– Que dites-vous de cette ressemblance que Dieu m'avait donnée avec mon frère?

– Je dis qu'il y avait dans cette ressemblance un enseignement providentiel que le roi n'eût pas dû négliger, je dis que votre mère a commis un crime en faisant différents par le bonheur et par la fortune ceux que la nature avait créés si semblables dans son sein, et je conclus, moi, que le châtiment ne doit être autre chose que l'équilibre à rétablir.

– Ce qui signifie?..

– Que, si je vous rends votre place sur le trône de votre frère, votre frère prendra la vôtre dans votre prison.

– Hélas! on souffre bien en prison! surtout quand on a bu si largement à la coupe de la vie!

– Votre Altesse Royale sera toujours libre de faire ce qu'elle voudra: elle pardonnera, si bon lui semble, après avoir puni.

– Bien. Et maintenant, savez-vous une chose, monsieur?

– Dites, mon prince.

– C'est que je n'écouterai plus rien de vous que hors de la

Bastille.

– J'allais dire à Votre Altesse Royale que je n'aurai plus l'honneur de la voir qu'une fois.

– Quand cela?

– Le jour où mon prince sortira de ces murailles noires.

– Dieu vous entende! Comment me préviendrez-vous?

– En venant ici vous chercher.

– Vous-même?

– Mon prince, ne quittez cette chambre qu'avec moi, ou, si l'on vous contraint en mon absence, rappelez-vous que ce ne sera pas de ma part.

– Ainsi, pas un mot à qui que ce soit, si ce n'est à vous?

– Si ce n'est à moi.

Aramis s'inclina profondément. Le prince lui tendit la main.

– Monsieur, dit-il avec un accent qui jaillissait du coeur, j'ai un dernier mot à vous dire. Si vous vous êtes adressé à moi pour me perdre, si vous n'avez été qu'un instrument aux mains de mes ennemis, si de notre conférence, dans laquelle vous avez sondé mon coeur il résulte pour moi quelque chose de pire que la captivité, c'est-à-dire la mort, eh bien! soyez béni, car vous aurez terminé mes peines et fait succéder le calme aux fiévreuses tortures dont je suis dévoré depuis huit ans.

– Monseigneur, attendez pour me juger, dit Aramis.

– J'ai dit que je vous bénissais et que je vous pardonnais. Si, au contraire, vous êtes venu pour me rendre la place que Dieu m'avait destinée au soleil de la fortune et de la gloire, si, grâce à vous, je puis vivre dans la mémoire des hommes, et faire honneur à ma race par quelques faits illustres ou quelques services rendus à mes peuples, si, du dernier rang où je languis, je m'élève au faîte des honneurs, soutenu par votre main généreuse, eh bien! à vous que je bénis et que je remercie, à vous la moitié de ma puissance et de ma gloire! Vous serez encore trop peu payé; votre part sera toujours incomplète, car jamais je ne réussirai à partager avec vous tout ce bonheur que vous m'aurez donné.

– Monseigneur, dit Aramis ému de la pâleur et de l'élan du jeune homme, votre noblesse de coeur me pénètre de joie et d'admiration. Ce n'est pas à vous de me remercier, ce sera surtout aux peuples que vous rendrez heureux, à vos descendants que vous rendrez illustres. Oui, je vous aurai donné plus que la vie, je vous donnerai l'immortalité.

Le jeune homme tendit la main à Aramis: celui-ci la baisa en s'agenouillant.

– Oh! s'écria le prince avec une modestie charmante.

– C'est le premier hommage rendu à notre roi futur, dit Aramis.

Quand je vous reverrai, je dirai: «Bonjour, Sire!»

– Jusque-là, s'écria le jeune homme en appuyant ses doigts blancs et amaigris sur son coeur, jusque-là plus de rêves, plus de chocs à ma vie; elle se briserait! oh! monsieur, que ma prison est petite et que cette fenêtre est basse, que ces portes sont étroites! Comment tant d'orgueil, tant de splendeur, tant de félicité a-t-il pu passer par là et tenir ici?

– Votre Altesse Royale me rend fier, dit Aramis, puisqu'elle prétend que c'est moi qui ai apporté tout cela.

Il heurta aussitôt la porte.

Le geôlier vint ouvrir avec Baisemeaux, qui, dévoré d'inquiétude et de crainte, commençait à écouter malgré lui à la porte de la chambre.

Heureusement ni l'un ni l'autre des deux interlocuteurs n'avait oublié d'étouffer sa voix, même dans les plus hardis élans de la passion.

– Quelle confession! dit le gouverneur en essayant de rire; croirait-on jamais qu'un reclus, un homme presque mort, ait commis des péchés si nombreux et si longs?

Aramis se tut. Il avait hâte de sortir de la Bastille, où le secret qui l'accablait doublait le poids des murailles.

Quand ils furent arrivés chez Baisemeaux:

– Causons affaires, mon cher gouverneur, dit Aramis.

– Hélas! répliqua Baisemeaux.

– Vous avez à me demander mon acquit pour cent cinquante mille livres? dit l'évêque.

– Et à verser le premier tiers de la somme, ajouta en soupirant le pauvre gouverneur, qui fit trois pas vers son armoire de fer.

– Voici votre quittance, dit Aramis.

– Et voici l'argent, reprit avec un triple soupir

M. de Baisemeaux.

– L'ordre m'a dit seulement de donner une quittance de cinquante mille livres, dit Aramis: il ne m'a pas dit de recevoir d'argent. Adieu, monsieur le gouverneur.

Et il partit, laissant Baisemeaux plus que suffoqué par la surprise et la joie, en présence de ce présent royal fait si grandement par le confesseur extraordinaire de la Bastille.

Chapitre CCVIII – Comment Mouston avait engraissé sans en prévenir Porthos, et des désagréments qui en étaient résultés pour ce digne gentilhomme

Depuis le départ d'Athos pour Blois, Porthos et d'Artagnan s'étaient rarement trouvés ensemble. L'un avait fait un service fatigant près du roi, l'autre avait fait beaucoup d'emplettes de meubles, qu'il comptait emporter dans ses terres, et à l'aide desquels il espérait fonder, dans ses diverses résidences, un peu de ce luxe de cour dont il avait entrevu l'éblouissante clarté dans la compagnie de Sa Majesté.

D'Artagnan, toujours fidèle, un matin que son service lui laissait quelque liberté, songea à Porthos, et, inquiet de n'avoir pas entendu parler de lui depuis plus de quinze jours, s'achemina vers son hôtel, où il le saisit au sortir du lit.

Le digne baron paraissait pensif: plus que pensif, mélancolique. Il était assis sur son lit, demi-nu, les jambes pendantes, contemplant une foule d'habits qui jonchaient le parquet de leurs franges, de leurs galons, de leurs broderies et de leurs cliquetis d'inharmonieuses couleurs.

Porthos, triste et songeur comme le lièvre de La Fontaine, ne vit pas entrer d'Artagnan, que lui cachait d'ailleurs en ce moment M. Mouston, dont la corpulence personnelle, fort suffisante en tout cas pour cacher un homme à un autre homme, était momentanément doublée par le déploiement d'un habit écarlate que l'intendant exhibait à son maître en le tenant par les manches, afin qu'il fût plus manifeste de tous les côtés.

D'Artagnan s'arrêta sur le seuil et examina Porthos songeant. Puis, comme la vue de ces innombrables habits jonchant le parquet tirait de profonds soupirs de la poitrine du digne gentilhomme, d'Artagnan pensa qu'il était temps de l'arracher à cette douloureuse contemplation, et toussa pour s'annoncer.

– Ah! fit Porthos, dont le visage s'illumina de joie ah! ah! voici d'Artagnan! Je vais enfin avoir une idée!

Mouston, à ces mots, se doutant de ce qui se passait derrière lui, s'effaça en souriant tendrement à l'ami de son maître, qui se trouva ainsi débarrassé de l'obstacle matériel qui l'empêchait de parvenir jusqu'à d'Artagnan.

 

Porthos fit craquer ses genoux robustes en se redressant, et, en deux enjambées, traversant la chambre, se trouva en face de d'Artagnan, qu'il pressa sur son coeur avec une affection qui semblait prendre une nouvelle force dans chaque jour qui s'écoulait.

– Ah! répéta-t-il, vous êtes toujours le bienvenu, cher ami, mais aujourd'hui, vous êtes mieux venu que jamais.

– Voyons, voyons, on est triste chez vous? fit d'Artagnan.

Porthos répondit par un regard qui exprimait l'abattement.

– Eh bien! contez-moi cela, Porthos, mon ami, à moins que ce ne soit un secret.

– D'abord, mon ami, dit Porthos, vous savez que je n'ai pas de secrets pour vous. Voici donc ce qui m'attriste.

– Attendez, Porthos, laissez-moi d'abord me dépêtrer de toute cette litière de drap, de satin et de velours.

– Oh! marchez, marchez, dit piteusement Porthos: tout cela n'est que rebut.

– Peste! du rebut, Porthos, du drap à vingt livres l'aune! du satin magnifique, du velours royal!

– Vous trouvez donc ces habits?..

– Splendides, Porthos, splendides! Je gage que vous seul en France en avez autant, et, en supposant que vous n'en fassiez plus faire un seul, et que vous viviez cent ans, ce qui ne m'étonnerait pas, vous porteriez encore des habits neufs le jour de votre mort, sans avoir besoin de voir le nez d'un seul tailleur, d'aujourd'hui à ce jour-là.

Porthos secoua la tête.

– Voyons, mon ami, dit d'Artagnan, cette mélancolie qui n'est pas dans votre caractère m'effraie. Mon cher Porthos, sortons-en donc: le plus tôt sera le mieux.

– Oui, mon ami, sortons-en, dit Porthos, si toutefois cela est possible.

– Est-ce que vous avez reçu de mauvaises nouvelles de Bracieux, mon ami?

– Non, on a coupé les bois, et ils ont donné un tiers de produit au-delà de leur estimation.

– Est-ce qu'il y a une fuite dans les étangs de Pierrefonds?

– Non, mon ami, on les a pêchés, et du superflu de la vente, il y a eu de quoi empoissonner tous les étangs des environs.

– Est-ce que le Vallon se serait éboulé par suite d'un tremblement de terre?

– Non, mon ami, au contraire, le tonnerre est tombé à cent pas du château, et a fait jaillir une source à un endroit qui manquait complètement d'eau.

– Eh bien! alors, qu'y a-t-il?

– Il y a que j'ai reçu une invitation pour la fête de Vaux, fit

Porthos d'un air lugubre.

– Eh bien! plaignez-vous un peu! le roi a causé dans les ménages de la Cour plus de cent brouilles mortelles en refusant des invitations. Ah! vraiment, cher ami, vous êtes du voyage de Vaux? Tiens, tiens, tiens!

– Mon Dieu, oui!

– Vous allez avoir un coup d'oeil magnifique, mon ami.

– Hélas! je m'en doute bien.

– Tout ce qu'il y a de grand en France va être réuni.

– Ah! fit Porthos en s'arrachant de désespoir une pincée de cheveux.

– Eh! là, bon Dieu! fit d'Artagnan, êtes-vous malade, mon ami?

– Je me porte comme le Pont-Neuf, ventre Mahon! Ce n'est pas cela.

– Mais qu'est-ce donc, alors?

– C'est que je n'ai pas d'habits.

D'Artagnan demeura pétrifié.

– Pas d'habits, Porthos! pas d'habits! s'écria-t-il quand j'en vois là plus de cinquante sur le plancher!

– Cinquante, oui, et pas un qui m'aille!

– Comment, pas un qui vous aille? Mais on ne vous prend donc pas mesure quand on vous habille?

– Si fait, répondit Mouston, mais malheureusement j'ai engraissé.

– Comment! vous avez engraissé?

– De sorte que je suis devenu plus gros, mais beaucoup plus gros que M. le baron. Croiriez-vous cela, monsieur?

– Parbleu! il me semble que cela se voit!

– Entends-tu, imbécile! dit Porthos, cela se voit.

– Mais enfin, mon cher Porthos, reprit d'Artagnan avec une légère impatience, je ne comprends pas pourquoi vos habits ne vous vont point parce que Mouston a engraissé.

– Je vais vous expliquer cela, mon ami, dit Porthos. Vous vous rappelez m'avoir raconté l'histoire d'un général romain, Antoine, qui avait toujours sept sangliers à la broche, et cuits à des points différents, afin de pouvoir demander son dîner à quelque heure du jour qu'il lui plût de le faire. Eh bien! je résolus, comme, d'un moment à l'autre, je pouvais être appelé à la Cour et y rester une semaine, je résolus d'avoir toujours sept habits prêts pour cette occasion.

– Puissamment raisonné, Porthos. Seulement, il faut avoir votre fortune pour se passer ces fantaisies-là. Sans compter le temps que l'on perd à donner des mesures. Les modes changent si souvent.

– Voilà justement, dit Porthos, où je me flattais d'avoir trouvé quelque chose de fort ingénieux.

– Voyons, dites-moi cela. Pardieu! je ne doute pas de votre génie.

– Vous vous rappelez que Mouston a été maigre?

– Oui, du temps qu'il s'appelait Mousqueton.

– Mais vous rappelez-vous aussi l'époque où il a commencé d'engraisser?

– Non, pas précisément. Je vous demande pardon, mon cher Mouston.

– Oh! Monsieur n'est pas fautif, dit Mouston d'un air aimable,

Monsieur était à Paris, et nous étions, nous, à Pierrefonds.

– Enfin, mon cher Porthos, il y a un moment où Mouston s'est mis à engraisser. Voilà ce que vous voulez dire, n'est-ce pas?

– Oui, mon ami, et je m'en réjouis fort à cette époque.

– Peste! je le crois bien, fit d'Artagnan.

– Vous comprenez, continua Porthos, ce que cela m'épargnait de peine?

– Non, mon cher ami, je ne comprends pas encore; mais, à force de m'expliquer…

– M'y voici, mon ami. D'abord, comme vous l'avez dit, c'est une perte de temps que de donner sa mesure, ne fût-ce qu'une fois tous les quinze jours. Et puis on peut être en voyage, et, quand on veut avoir toujours sept habits en train… Enfin, mon ami, j'ai horreur de donner ma mesure à quelqu'un. On est gentilhomme ou on ne l'est pas, que diable! Se faire toiser par un drôle qui vous analyse au pied, pouce et ligne, c'est humiliant. Ces gens-là vous trouvent trop creux ici, trop saillant là; ils connaissent votre fort et votre faible. Tenez, quand on sort des mains d'un mesureur, on ressemble à ces places fortes dont un espion est venu relever les angles et les épaisseurs.

– En vérité, mon cher Porthos, vous avez des idées qui n'appartiennent qu'à vous.

– Ah! vous comprenez, quand on est ingénieur.

– Et qu'on a fortifié Belle-Île, c'est juste, mon ami.

– J'eus donc une idée, et, sans doute, elle eût été bonne sans la négligence de M. Mouston.

D'Artagnan jeta un regard sur Mouston, qui répondit à ce regard par un léger mouvement de corps qui voulait dire: «Vous allez voir s'il y a de ma faute dans tout cela.»

– Je m'applaudis donc, reprit Porthos, de voir engraisser Mouston, et j'aidai même, de tout mon pouvoir, à lui faire de l'embonpoint, à l'aide d'une nourriture substantielle, espérant toujours qu'il parviendrait à m'égaler en circonférence, et qu'alors il pourrait se faire mesurer à ma place.

– Ah! corboeuf! s'écria d'Artagnan, je comprends… Cela vous épargnait le temps et l'humiliation.

– Parbleu! jugez donc de ma joie quand, après un an et demi de nourriture bien combinée, car je prenais la peine de le nourrir moi-même, ce drôle-là…

– Oh! et j'y ai bien aidé, monsieur, dit modestement Mouston.

– Ça, c'est vrai. Jugez donc de ma joie, lorsque je m'aperçus qu'un matin Mouston était forcé de s'effacer comme je m'effaçais moi-même, pour passer par la petite porte secrète que ces diables d'architectes ont faite dans la chambre de feu Mme du Vallon, au château de Pierrefonds. Et, à propos de cette porte, mon ami, je vous demanderai, à vous qui savez tout, comment ces bélîtres d'architectes, qui doivent avoir, par état, le compas dans l'oeil, imaginent de faire des portes par lesquelles ne peuvent passer que des gens maigres.

– Ces portes-là, répondit d'Artagnan, sont destinées aux galants; or, un galant est généralement de taille mince et svelte.

– Mme du Vallon n'avait pas de galants, interrompit Porthos avec majesté.

– Parfaitement juste, mon ami, répondit d'Artagnan: mais les architectes ont songé au cas où, peut-être, vous vous remarieriez.

– Ah! c'est possible, dit Porthos. Et, maintenant que l'explication des portes trop étroites m'est donnée, revenons à l'engraissement de Mouston. Mais remarquez que les deux choses se touchent, mon ami. Je me suis toujours aperçu que les idées s'appareillaient. Ainsi, admirez ce phénomène, d'Artagnan; je vous parlais de Mouston, qui était gras, et nous en sommes venus à Mme du Vallon…

– Qui était maigre.

– Hum! n'est-ce pas prodigieux, cela?

– Mon cher, un savant de mes amis, M. Costar, a fait la même observation que vous, et il appelle cela d'un nom grec que je ne me rappelle pas.

– Ah! mon observation n'est donc pas nouvelle? s'écria Porthos stupéfait. Je croyais l'avoir inventée.

– Mon ami, c'était un fait connu avant Aristote, c'est-à-dire voilà deux mille ans, à peu près.

– Eh bien! il n'en est pas moins juste, dit Porthos, enchanté de s'être rencontré avec les sages de l'Antiquité.

– À merveille! Mais si nous revenions à Mouston. Nous l'avons laissé engraissant à vue d'oeil, ce me semble.

– Oui, monsieur, dit Mouston.

– M'y voici, fit Porthos. Mouston engraissa donc si bien, qu'il combla toutes mes espérances, en atteignant ma mesure, ce dont je pus me convaincre un jour, en voyant sur le corps de ce coquin-là une de mes vestes dont il s'était fait un habit: une veste qui valait cent pistoles, rien que par la broderie!

– C'était pour l'essayer, monsieur, dit Mouston.

– À partir de ce moment, reprit Porthos, je décidai donc que Mouston entrerait en communication avec mes tailleurs d'habits, et prendrait mesure en mon lieu et place.

– Puissamment imaginé, Porthos; mais Mouston a un pied et demi moins que vous.

– Justement. On prenait la mesure jusqu'à terre, et l'extrémité de l'habit me venait juste au-dessus du genou.

– Quelle chance vous avez, Porthos! ces choses-là n'arrivent qu'à vous!

– Ah! oui, faites-moi votre compliment, il y a de quoi! Ce fut justement à cette époque, c'est-à-dire voilà deux ans et demi à peu près, que je partis pour Belle-Île, en recommandant à Mouston, pour avoir toujours, et en cas de besoin, un échantillon de toutes les modes, de se faire faire un habit tous les mois.

– Et Mouston aurait-il négligé d'obéir à votre recommandation?

Ah! ah! ce serait mal, Mouston!

– Au contraire, monsieur, au contraire!

– Non, il n'a pas oublié de se faire faire des habits, mais il a oublié de me prévenir qu'il engraissait.

– Dame! ce n'est pas ma faute, monsieur, votre tailleur ne me l'a pas dit.

– De sorte, continua Porthos, que le drôle, depuis deux ans, a gagné dix-huit pouces de circonférence, et que mes douze derniers habits sont tous trop larges progressivement, d'un pied à un pied et demi.

– Mais les autres, ceux qui se rapprochent du temps où votre taille était la même?

– Ils ne sont plus de mode, mon cher ami, et, si je les mettais, j'aurais l'air d'arriver de Siam et d'être hors de cour depuis deux ans.

– Je comprends votre embarras. Vous avez combien d'habits neufs? trente-six? et vous n'en avez pas un! Eh bien! il faut en faire faire un trente-septième; les trente-six autres seront pour Mouston.

– Ah! monsieur! dit Mouston d'un air satisfait, le fait est que

Monsieur a toujours été bien bon pour moi.

– Parbleu! croyez-vous que cette idée ne me soit pas venue ou que la dépense m'ait arrêté? Mais il n'y a plus que deux jours d'ici à la fête de Vaux; j'ai reçu l'invitation hier, j'ai fait venir Mouston en poste avec ma garde-robe; je me suis aperçu du malheur qui m'arrivait ce matin seulement, et, d'ici à après-demain, il n'y a pas un tailleur un peu à la mode qui se charge de me confectionner un habit.

– C'est-à-dire un habit couvert d'or, n'est-ce pas?

– J'en veux partout!

– Nous arrangerons cela. Vous ne partez que dans trois jours. Les invitations sont pour mercredi et nous sommes le dimanche matin.

– C'est vrai; mais Aramis m'a bien recommandé d'être à Vaux vingt quatre heures d'avance.

– Comment, Aramis?

– Oui, c'est Aramis qui m'a apporté l'invitation.

– Ah! fort bien, je comprends. Vous êtes invité du côté de

M. Fouquet.

– Non pas! Du côté du roi, cher ami. Il y a sur le billet, en toutes lettres: «M. le baron du Vallon est prévenu que le roi a daigné le mettre sur la liste de ses invitations…»

– Très bien, mais c'est avec M. Fouquet que vous partez.

– Et quand je pense, s'écria Porthos en défonçant le parquet d'un coup de pied, quand je pense que je n'aurai pas d'habits! J'en crève de colère! Je voudrais bien étrangler quelqu'un ou déchirer quelque chose!

 

– N'étranglez personne et ne déchirez rien, Porthos, j'arrangerai tout cela: mettez un de vos trente-six habits et venez avec moi chez un tailleur.

– Bah! mon coureur les a tous vus depuis ce matin.

– Même M. Percerin?

– Qu'est-ce que M. Percerin?

– C'est le tailleur du roi, parbleu!

– Ah! oui, oui, dit Porthos, qui voulait avoir l'air de connaître le tailleur du roi et qui entendait prononcer ce nom pour la première fois; chez M. Percerin, le tailleur du roi, parbleu! J'ai pensé qu'il serait trop occupé.

– Sans doute, il le sera trop; mais, soyez tranquille, Porthos; il fera pour moi ce qu'il ne ferait pas pour un autre. Seulement, il faudra que vous vous laissiez mesurer, mon ami.

– Ah! fit Porthos, avec un soupir, c'est fâcheux; mais, enfin, que voulez vous!

– Dame! vous ferez comme les autres, mon cher ami; vous ferez comme le roi.

– Comment! on mesure aussi le roi? Et il le souffre?

– Le roi est coquet, mon cher, et vous aussi, vous l'êtes, quoi que vous en disiez.

Porthos sourit d'un air vainqueur.

– Allons donc chez le tailleur du roi! dit-il, et puisqu'il mesure le roi, ma foi! je puis bien, il me semble, me laisser mesurer par lui.