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Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.

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Chapitre CCIX – Ce que c'était que messire Jean Percerin

Le tailleur du roi, messire Jean Percerin, occupait une maison assez grande dans la rue Saint-Honoré, près de la rue de l'Arbre- Sec. C'était un homme qui avait le goût des belles étoffes, des belles broderies, des beaux velours, étant de père en fils tailleur du roi. Cette succession remontait à Charles IX, auquel, comme on sait, remontaient souvent des fantaisies de bravoure assez difficiles à satisfaire.

Le Percerin de ce temps-là était un huguenot comme Ambroise Paré, et avait été épargné par la royne de Navarre, la belle Margot, comme on écrivait et comme on disait alors, et cela attendu qu'il était le seul qui eût jamais pu lui réussir ces merveilleux habits de cheval qu'elle aimait à porter, parce qu'ils étaient propres à dissimuler certains défauts anatomiques que la royne de Navarre cachait fort soigneusement.

Percerin, sauvé, avait fait, par reconnaissance, de beaux justes noirs, fort économiques pour la reine Catherine, laquelle finit par savoir bon gré de sa conservation au huguenot, à qui longtemps elle avait fait la mine. Mais Percerin était un homme prudent: il avait entendu dire que rien n'était plus dangereux pour un huguenot que les sourires de la reine Catherine; et, ayant remarqué qu'elle lui souriait plus souvent que de coutume, il se hâta de se faire catholique avec toute sa famille, et, devenu irréprochable par cette conversion, il parvint à la haute position de tailleur maître de la couronne de France.

Sous Henri III, roi coquet s'il en fut, cette position acquit la hauteur d'un des plus sublimes pics des Cordillères. Percerin avait été un homme habile toute sa vie, et, pour garder cette réputation au-delà de la tombe, il se garda bien de manquer sa mort; il trépassa donc fort adroitement et juste à l'heure où son imagination commençait à baisser.

Il laissait un fils et une fille, l'un et l'autre dignes du nom qu'ils étaient appelés à porter: le fils, coupeur intrépide et exact comme une équerre; la fille, brodeuse et dessinateur d'ornements.

Les noces de Henri IV et de Marie de Médicis, les deuils si beaux de ladite reine, firent, avec quelques mots échappés à M. de Bassompierre, le roi des élégants de l'époque, la fortune de cette seconde génération des Percerin.

M. Concino Concini et sa femme Galigaï, qui brillèrent ensuite à la Cour de France, voulurent italianiser les habits et firent venir des tailleurs de Florence; mais Percerin, piqué au jeu dans son patriotisme et dans son amour-propre, réduisit à néant ces étrangers par ses dessins de brocatelle en application et ses plumetis inimitables; si bien que Concino renonça le premier à ses compatriotes, et tint le tailleur français en telle estime, qu'il ne voulut plus être habillé que par lui; de sorte qu'il portait un pourpoint de lui, le jour où Vitry lui cassa la tête, d'un coup de pistolet, au petit pont du Louvre.

C'est ce pourpoint, sortant des ateliers de maître Percerin, que les Parisiens eurent le plaisir de déchiqueter en tant de morceaux, avec la chair humaine qu'il contenait.

Malgré la faveur dont Percerin avait joui près de Concino Concini, le roi Louis XIII eut la générosité de ne pas garder rancune à son tailleur, et de le retenir à son service. Au moment où Louis le Juste donnait ce grand exemple d'équité, Percerin avait élevé deux fils, dont l'un fit son coup d'essai dans les noces d'Anne d'Autriche, inventa pour le cardinal de Richelieu ce bel habit espagnol avec lequel il dansa une sarabande, fit les costumes de la tragédie de Mirame, et cousit au manteau de Buckingham ces fameuses perles qui étaient destinées à être répandues sur les parquets du Louvre.

On devient aisément illustre quand on a habillé M. de Buckingham,

M. de Cinq-Mars, Mlle Ninon, M. de Beaufort et Marion Delorme.

Aussi Percerin III avait-il atteint l'apogée de sa gloire lorsque son père mourut.

Ce même Percerin III, vieux, glorieux et riche, habillait encore Louis XIV, et, n'ayant plus de fils, ce qui était un grand chagrin pour lui, attendu qu'avec lui sa dynastie s'éteignait, et, n'ayant plus de fils, disons-nous, avait formé plusieurs élèves de belle espérance. Il avait un carrosse, une terre, des laquais, les plus grands de tout Paris, et, par autorisation spéciale de Louis XIV, une meute. Il habillait MM. de Lyonne et Letellier avec une sorte de protection; mais, homme politique, nourri aux secrets d'État, il n'était jamais parvenu à réussir un habit à M. Colbert. Cela ne s'explique pas, cela se devine. Les grands esprits, en tout genre, vivent de perceptions invisibles, insaisissables; ils agissent sans savoir eux-mêmes pourquoi. Le grand Percerin, car, contre l'habitude des dynasties, c'était surtout le dernier des Percerin qui avait mérité le surnom de Grand, le grand Percerin, avons-nous dit, taillait d'inspiration une jupe pour la reine ou une trousse pour le roi; il inventait un manteau pour Monsieur, un coin de bas pour Madame; mais, malgré son génie suprême, il ne pouvait retenir la mesure de M. Colbert.

– Cet homme-là, disait-il souvent, est hors de mon talent, et je ne saurais le voir dans le dessin de mes aiguilles.

Il va sans dire que Percerin était le tailleur de M. Fouquet, et que M. le surintendant le prisait fort.

M. Percerin avait près de quatre-vingts ans, et cependant il était vert encore, et si sec en même temps, disaient les courtisans, qu'il en était cassant. Sa renommée et sa fortune étaient assez grandes pour que M. le prince, ce roi des petits-maîtres, lui donnât le bras en causant costumes avec lui, et que les moins ardents à payer parmi les gens de cour n'osassent jamais laisser chez lui des comptes trop arriérés; car maître Percerin faisait une fois des habits à crédit, mais jamais une seconde s'il n'était pas payé de la première.

On conçoit qu'un pareil tailleur, au lieu de courir après les pratiques, fût difficile à en recevoir de nouvelles. Aussi Percerin refusait d'habiller les bourgeois ou les anoblis trop récents. Le bruit courait même que M. de Mazarin, contre la fourniture désintéressée d'un grand habit complet de cardinal en cérémonie, lui avait glissé, un beau jour, des lettres de noblesse dans sa poche.

Percerin avait de l'esprit et de la malice. On le disait fort égrillard. À quatre-vingts ans, il prenait encore d'une main ferme la mesure des corsages de femme.

C'est dans la maison de cet artiste grand seigneur que d'Artagnan conduisit le désolé Porthos.

Celui-ci, tout en marchant, disait à son ami:

– Prenez garde, mon cher d'Artagnan, prenez garde de commettre la dignité d'un homme comme moi avec l'arrogance de ce Percerin, qui doit être fort incivil; car je vous préviens, cher ami, que s'il me manquait, je le châtierais.

– Présenté par moi, répondit d'Artagnan, vous n'avez rien à craindre, cher ami, fussiez-vous… ce que vous n'êtes pas.

– Ah! c'est que…

– Quoi donc? Auriez-vous quelque chose contre Percerin? Voyons,

Porthos.

– Je crois que, dans le temps…

– Eh bien! quoi, dans le temps?

– J'aurais envoyé Mousqueton chez un drôle de ce nom-là.

– Eh bien! après?

– Et que ce drôle aurait refusé de m'habiller.

– Oh! un malentendu, sans doute, qu'il est urgent de redresser;

Mouston aura confondu.

– Peut-être.

– Il aura pris un nom pour un autre.

– C'est possible. Ce coquin de Mouston n'a jamais eu la mémoire des noms.

– Je me charge de tout cela.

– Fort bien.

– Faites arrêter le carrosse, Porthos; c'est ici.

– C'est ici?

– Oui.

– Comment, ici? Nous sommes aux Halles, et vous m'avez dit que la maison était au coin de la rue de l'Arbre-Sec.

– C'est vrai; mais regardez.

– Eh bien! je regarde, et je vois…

– Quoi?

– Que nous sommes aux Halles, pardieu!

– Vous ne voulez pas, sans doute, que nos chevaux montent sur le carrosse qui nous précède?

– Non.

– Ni que le carrosse qui nous précède monte sur celui qui est devant.

– Encore moins.

– Ni que le deuxième carrosse passe sur le ventre aux trente ou quarante autres qui sont arrivés avant nous?

– Ah! par ma foi! vous avez raison.

– Ah!

– Que de gens, mon cher, que de gens!

– Hein?

– Et que font-ils là, tous ces gens?

– C'est bien simple: ils attendent leur tour.

– Bah! les comédiens de l'hôtel de Bourgogne seraient-ils déménagés?

– Non, leur tour pour entrer chez M. Percerin.

– Mais nous allons donc attendre aussi, nous.

– Nous, nous serons plus ingénieux et moins fiers qu'eux.

– Qu'allons-nous faire, donc?

– Nous allons descendre, passer parmi les pages et les laquais, et nous entrerons chez le tailleur, c'est moi qui vous en réponds, surtout si vous marchez le premier.

– Allons, fit Porthos.

Et tous deux, étant descendus, s'acheminèrent à pied vers la maison.

Ce qui causait cet encombrement, c'est que la porte de M. Percerin était fermée, et qu'un laquais, debout à cette porte, expliquait aux illustres pratiques de l'illustre tailleur que, pour le moment, M. Percerin ne recevait personne. On se répétait au- dehors, toujours d'après ce qu'avait dit confidentiellement le grand laquais à un grand seigneur pour lequel il avait des bontés, on se répétait que M. Percerin s'occupait de cinq habits pour le roi, et que, vu l'urgence de la situation il méditait dans son cabinet les ornements, la couleur et la coupe de ces cinq habits.

Plusieurs, satisfaits de cette raison, s'en retournaient heureux de la dire aux autres, mais plusieurs aussi, plus tenaces, insistaient pour que la porte leur fût ouverte, et, parmi ces derniers, trois cordons bleus désignés pour un ballet qui manquerait infailliblement si les trois cordons bleus n'avaient pas des habits taillés de la main même du grand Percerin.

 

D'Artagnan, poussant devant lui Porthos, qui effondra les groupes, parvint jusqu'aux comptoirs, derrière lesquels les garçons tailleurs s'escrimaient à répondre de leur mieux.

Nous oublions de dire qu'à la porte on avait voulu consigner Porthos comme les autres, mais d'Artagnan s'était montré, avait prononcé ces seules paroles:

– Ordre du roi!

Et il avait été introduit avec son ami.

Ces pauvres diables avaient fort à faire et faisaient de leur mieux pour répondre aux exigences des clients en l'absence du patron, s'interrompant de piquer un point pour tourner une phrase, et quand l'orgueil blessé ou l'attente déçue les gourmandait trop vivement, celui qui était attaqué faisait un plongeon et disparaissait sous le comptoir.

La procession des seigneurs mécontents faisait un tableau plein de détails curieux.

Notre capitaine des mousquetaires, homme au regard rapide et sûr, l'embrassa d'un seul coup d'oeil. Mais, après avoir parcouru les groupes, ce regard s'arrêta sur un homme placé en face de lui. Cet homme, assis sur un escabeau, dépassait de la tête à peine le comptoir qui l'abritait. C'était un homme de quarante ans à peu près, à la physionomie mélancolique, au visage pâle, aux yeux doux et lumineux. Il regardait d'Artagnan et les autres, une main sous son menton, en amateur curieux et calme. Seulement, en apercevant et en reconnaissant, sans doute, notre capitaine, il rabattit son chapeau sur ses yeux.

Ce fut peut-être ce geste qui attira le regard de d'Artagnan. S'il en était ainsi, il en était résulté que l'homme au chapeau rabattu avait atteint un but tout différent de celui qu'il s'était proposé.

Au reste, le costume de cet homme était assez simple, et ses cheveux étaient assez uniment coiffés pour que des clients peu observateurs le prissent pour un simple garçon tailleur accroupi derrière le chêne, et piquant, avec exactitude, le drap et le velours.

Toutefois, cet homme avait trop souvent la tête en l'air pour travailler fructueusement avec ses doigts.

D'Artagnan n'en fut pas dupe, lui, et il vit bien que, si cet homme travaillait, ce n'était pas, assurément, sur les étoffes.

– Hé! dit-il en s'adressant à cet homme, vous voilà donc devenu garçon tailleur, monsieur Molière?

– Chut! monsieur d'Artagnan, répondit doucement l'homme, chut! au nom du Ciel! vous m'allez faire reconnaître.

– Eh bien! où est le mal?

– Le fait est qu'il n'y a pas de mal, mais…

– Mais vous voulez dire qu'il n'y a pas de bien non plus, n'est- ce pas?

– Hélas! non, car j'étais, je vous l'affirme, occupé à regarder de bien bonnes figures.

– Faites, faites, monsieur Molière. Je comprends l'intérêt que la chose a pour vous, et… je ne vous troublerai point dans vos études.

– Merci!

– Mais à une condition: c'est que vous me direz où est réellement

M. Percerin.

– Oh! cela, volontiers: dans son cabinet. Seulement…

– Seulement, on ne peut pas y entrer?

– Inabordable!

– Pour tout le monde?

– Pour tout le monde. Il m'a fait entrer ici, afin que je fusse à l'aise pour y faire mes observations et puis il s'en est allé.

– Eh bien! mon cher monsieur Molière, vous l'allez prévenir que je suis là, n'est-ce pas?

– Moi? s'écria Molière du ton d'un brave chien à qui l'on retire l'os qu'il a légitimement gagné; moi, me déranger? Ah! monsieur d'Artagnan, comme vous me traitez mal!

– Si vous n'allez pas prévenir tout de suite M. Percerin que je suis là, mon cher monsieur Molière dit d'Artagnan à voix basse, je vous préviens d'une chose, c'est que je ne vous ferai pas voir l'ami que j'amène avec moi.

Molière désigna Porthos d'un geste imperceptible.

– Celui-ci n'est-ce pas? dit-il.

– Oui.

Molière attacha sur Porthos un de ces regards qui fouillent les cerveaux et les coeurs. L'examen lui parut sans doute gros de promesses, car il se leva aussitôt et passa dans la chambre voisine.

Chapitre CCX – Les échantillons

Pendant ce temps, la foule s'écoulait lentement, laissant à chaque angle de comptoir un murmure ou une menace, comme aux bancs de sable de l'océan, les flots laissent un peu d'écume ou d'algues broyées, lorsqu'ils se retirent en descendant les marées.

Au bout de dix minutes, Molière reparut, faisant sous la tapisserie un signe à d'Artagnan. Celui-ci se précipita, entraînant Porthos, et, à travers des corridors assez compliqués, il le conduisit dans le cabinet de Percerin. Le vieillard, les manches retroussées, fouillait une pièce de brocart à grandes fleurs d'or, pour y faire naître de beaux reflets. En apercevant d'Artagnan, il laissa son étoffe et vint à lui, non pas radieux, non pas courtois, mais, en somme, assez civil.

– Monsieur le capitaine des gardes, dit-il, vous m'excuserez, n'est-ce pas, mais j'ai affaire.

– Eh! oui, pour les habits du roi? Je sais cela, mon cher monsieur Percerin. Vous en faites trois, m'a-t-on dit?

– Cinq, mon cher monsieur, cinq!

– Trois ou cinq, cela ne m'inquiète pas, maître Percerin, et je sais que vous les ferez les plus beaux du monde.

– On le sait, oui. Une fois faits, ils seront les plus beaux du monde, je ne dis pas non, mais pour qu'ils soient les plus beaux du monde, il faut d'abord qu'ils soient, et pour cela, monsieur le capitaine, j'ai besoin de temps.

– Ah bah! deux jours encore, c'est bien plus qu'il ne vous en faut, monsieur Percerin, dit d'Artagnan avec le plus grand flegme.

Percerin leva la tête en homme peu habitué à être contrarié, même dans ses caprices, mais d'Artagnan ne fit point attention à l'air que l'illustre tailleur de brocart commençait à prendre.

– Mon cher monsieur Percerin, continua-t-il, je vous amène une pratique.

– Ah! ah! fit Percerin d'un air rechigné.

– M. le baron du Vallon de Bracieux de Pierrefonds, continua d'Artagnan.

Percerin essaya un salut qui ne trouva rien de bien sympathique chez le terrible Porthos, lequel, depuis son entrée dans le cabinet, regardait le tailleur de travers.

– Un de mes bons amis, acheva d'Artagnan.

– Je servirai Monsieur, dit Percerin, mais, plus tard.

– Plus tard? Et quand cela?

– Mais, quand j'aurai le temps.

– Vous avez déjà dit cela à mon valet, interrompit Porthos mécontent.

– C'est possible, dit Percerin, je suis presque toujours pressé.

– Mon ami, dit sentencieusement Porthos, on a toujours le temps qu'on veut.

Percerin devint cramoisi, ce qui, chez les vieillards blanchis par l'âge, est un fâcheux diagnostic.

– Monsieur, dit-il, est, ma foi! bien libre de se servir ailleurs.

– Allons, allons, Percerin, glissa d'Artagnan, vous n'êtes pas aimable aujourd'hui. Eh bien! je vais vous dire un mot qui va vous faire tomber à nos genoux. Monsieur est non seulement un ami à moi, mais encore un ami à M. Fouquet.

– Ah! ah! fit le tailleur, c'est autre chose.

Puis, se retournant vers Porthos:

– Monsieur le baron est à M. le surintendant? demanda-t-il.

– Je suis à moi, éclata Porthos, juste au moment où la tapisserie se soulevait pour donner passage à un nouvel interlocuteur.

Molière observait. D'Artagnan riait. Porthos maugréait.

– Mon cher Percerin, dit d'Artagnan, vous ferez un habit à M. le baron, c'est moi qui vous le demande.

– Pour vous, je ne dis pas, monsieur le capitaine.

– Mais ce n'est pas le tout: vous lui ferez cet habit tout de suite.

– Impossible avant huit jours.

– Alors, c'est comme si vous refusiez de le lui faire, parce que l'habit est destiné à paraître aux fêtes de Vaux.

– Je répète que c'est impossible, reprit l'obstiné vieillard.

– Non pas, cher monsieur Percerin, surtout si c'est moi qui vous en prie, dit une douce voix à la porte, voix métallique qui fit dresser l'oreille à d'Artagnan.

C'était la voix d'Aramis.

– Monsieur d'Herblay! s'écria le tailleur.

– Aramis! murmura d'Artagnan.

– Ah! notre évêque! fit Porthos.

– Bonjour, d'Artagnan! bonjour, Porthos! bonjour, chers amis! dit

Aramis. Allons, allons, cher monsieur Percerin, faites l'habit de

Monsieur, et je vous réponds qu'en le faisant vous ferez une chose agréable à M. Fouquet.

Et il accompagna ces paroles d'un signe qui voulait dire: «Consentez et congédiez.» Il paraît qu'Aramis avait sur maître Percerin une influence supérieure à celle de d'Artagnan lui-même, car le tailleur s'inclina en signe d'assentiment, et, se retournant vers Porthos:

– Allez vous faire prendre mesure de l'autre côté, dit-il rudement.

Porthos rougit d'une façon formidable.

D'Artagnan vit venir l'orage, et, interpellant Molière:

– Mon cher monsieur, lui dit-il à demi-voix, l'homme que vous voyez se croit déshonoré quand on toise la chair et les os que Dieu lui a départis; étudiez-moi ce type, maître Aristophane, et profitez.

Molière n'avait pas besoin d'être encouragé; il couvait des yeux le baron Porthos.

– Monsieur, lui dit-il, s'il vous plaît de venir avec moi, je vous ferai prendre mesure d'un habit, sans que le mesureur vous touche.

– Oh! fit Porthos, comment dites-vous cela, mon ami?

– Je dis qu'on n'appliquera ni l'aune ni le pied sur vos coutures. C'est un procédé nouveau, que nous avons imaginé, pour prendre la mesure des gens de qualité dont la susceptibilité répugne à se laisser toucher par des manants. Nous avons des gens susceptibles qui ne peuvent souffrir d'être mesurés, cérémonie qui, à mon avis, blesse la majesté naturelle de l'homme, et si, par hasard, monsieur, vous étiez de ces gens-là…

– Corboeuf! je crois bien que j'en suis.

– Eh bien! cela tombe à merveille, monsieur le baron, et vous aurez l'étrenne de notre invention.

– Mais comment diable s'y prend-on? dit Porthos ravi.

– Monsieur, dit Molière en s'inclinant, si vous voulez bien me suivre, vous le verrez.

Aramis regardait cette scène de tous ses yeux. Peut-être croyait- il reconnaître, à l'animation de d'Artagnan, que celui-ci partirait avec Porthos, pour ne pas perdre la fin d'une scène si bien commencée. Mais, si perspicace que fût Aramis, il se trompait. Porthos et Molière partirent seuls. D'Artagnan demeura avec Percerin. Pourquoi? Par curiosité, voilà tout; probablement, dans l'intention de jouir quelques instants de plus de la présence de son bon ami Aramis. Molière et Porthos disparus, d'Artagnan se rapprocha de l'évêque de Vannes; ce qui parut contrarier celui-ci tout particulièrement.

– Un habit aussi pour vous, n'est-ce pas, cher ami?

Aramis sourit.

– Non, dit-il.

– Vous allez à Vaux, cependant?

– J'y vais, mais sans habit neuf. Vous oubliez, cher d'Artagnan, qu'un pauvre évêque de Vannes n'est pas assez riche pour se faire faire des habits à toutes les fêtes.

– Bah! dit le mousquetaire en riant, et les poèmes, n'en faisons- nous plus?

– Oh! d'Artagnan, fit Aramis, il y a longtemps que je ne pense plus à toutes ces futilités.

– Bien! répéta d'Artagnan mal convaincu.

Quant à Percerin, il s'était replongé dans sa contemplation de brocarts.

– Ne remarquez-vous pas, dit Aramis en souriant, que nous gênons beaucoup ce brave homme mon cher d'Artagnan?

– Ah! ah! murmura à demi-voix le mousquetaire, c'est-à-dire que je te gêne, cher ami.

Puis tout haut:

– Eh bien, partons; moi, je n'ai plus affaire ici, et, si vous êtes aussi libre que moi, cher Aramis…

– Non; moi, je voulais…

– Ah! vous aviez quelque chose à dire en particulier à Percerin?

Que ne me préveniez-vous de cela tout de suite!

– De particulier, répéta Aramis, oui, certes, mais pas pour vous, d'Artagnan. Jamais, je vous prie de le croire, je n'aurai rien d'assez particulier pour qu'un ami tel que vous ne puisse l'entendre.

– Oh! non, non, je me retire, insista d'Artagnan, mais en donnant à sa voix un accent sensible de curiosité; car la gêne d'Aramis, si bien dissimulée qu'elle fût, ne lui avait point échappé, et il savait que, dans cette âme impénétrable, tout, même les choses les plus futiles en apparence, marchaient d'ordinaire vers un but, but inconnu mais que, d'après la connaissance qu'il avait du caractère de son ami, le mousquetaire comprenait devoir être important.

Aramis, de son côté, vit que d'Artagnan n'était pas sans soupçon, et il insista:

– Restez, de grâce, dit-il, voici ce que c'est.

Puis, se retournant vers le tailleur:

– Mon cher Percerin… dit-il. Je suis même très heureux que vous soyez là, d'Artagnan.

– Ah! vraiment? fit pour la troisième fois le Gascon encore moins dupe cette fois que les autres.

 

Percerin ne bougeait pas. Aramis le réveilla violemment en lui tirant des mains l'étoffe, objet de sa méditation.

– Mon cher Percerin, lui dit-il, j'ai ici près M. Le Brun, un des peintres de M. Fouquet.

– Ah! très bien, pensa d'Artagnan; mais pourquoi Le Brun?

Aramis regardait d'Artagnan, qui avait l'air de regarder des gravures de Marc-Antoine.

– Et vous voulez lui faire faire un habit pareil à ceux des épicuriens? répondit Percerin.

Et, tout en disant cela d'une façon distraite, le digne tailleur cherchait à rattraper sa pièce de brocart.

– Un habit d'épicurien? demanda d'Artagnan d'un ton questionneur.

– Enfin, dit Aramis avec son plus charmant sourire, il est écrit que ce cher d'Artagnan saura tous nos secrets ce soir; oui, mon ami, oui. Vous avez bien entendu parler des épicuriens de M. Fouquet, n'est-ce pas?

– Sans doute. N'est-ce pas une espèce de société de poètes dont sont La Fontaine, Loret Pélisson, Molière, que sais-je? et qui tient son académie à Saint-Mandé?

– C'est cela justement. Eh bien, nous donnons un uniforme à nos poètes, et nous les enrégimentons au service du roi.

– Oh! très bien, je devine: une surprise que M. Fouquet fait au roi. Oh! soyez tranquille, si c'est là le secret de M. Le Brun, je ne le dirai pas.

– Toujours charmant, mon ami. Non, M. Le Brun n'a rien à faire de ce côté; le secret qui le concerne est bien plus important que l'autre encore!

– Alors, s'il est si important que cela, j'aime mieux ne pas le savoir, dit d'Artagnan en dessinant une fausse sortie.

– Entrez, monsieur Le Brun, entrez, dit Aramis en ouvrant de la main droite une porte latérale, et en retenant de la gauche d'Artagnan.

– Ma foi! je ne comprends plus, dit Percerin.

Aramis prit un temps, comme on dit en matière de théâtre.

– Mon cher monsieur Percerin, dit-il, vous faites cinq habits pour le roi, n'est-ce pas? Un en brocart, un en drap de chasse, un en velours, un en satin, et un en étoffe de Florence?

– Oui. Mais comment savez-vous tout cela, Monseigneur? demanda

Percerin stupéfait.

– C'est tout simple, mon cher monsieur; il y aura chasse, festin, concert, promenade et réception; ces cinq étoffes sont d'étiquette.

– Vous savez tout, Monseigneur!

– Et bien d'autres choses encore, allez, murmura d'Artagnan.

– Mais, s'écria le tailleur avec triomphe, ce que vous ne savez pas, Monseigneur, tout prince de l'Église que vous êtes, ce que personne ne saura, ce que le roi seul, mademoiselle de La Vallière et moi savons, c'est la couleur des étoffes et le genre des ornements, c'est la coupe, c'est l'ensemble, c'est la tournure de tout cela!

– Eh bien, dit Aramis, voilà justement ce que je viens vous demander de me faire connaître, mon cher monsieur Percerin.

– Ah bas! s'écria le tailleur épouvanté, quoique Aramis eût prononcé les paroles que nous rapportons de sa voix la plus douce et la plus mielleuse.

La prétention parut, en y réfléchissant, si exagérée, si ridicule, si énorme à M. Percerin, qu'il rit d'abord tout bas, puis tout haut, et qu'il finit par éclater. D'Artagnan l'imita, non qu'il trouvât la chose aussi profondément risible, mais pour ne pas laisser refroidir Aramis. Celui-ci les laissa faire tous deux; puis, lorsqu'ils furent calmés:

– Au premier abord, dit-il, j'ai l'air de hasarder une absurdité, n'est-ce pas? Mais d'Artagnan, qui est la sagesse incarnée, va vous dire que je ne saurais faire autrement que de vous demander cela.

– Voyons, fit le mousquetaire attentif, et sentant avec son flair merveilleux qu'on n'avait fait qu'escarmoucher jusque-là et que le moment de la bataille approchait.

– Voyons, dit Percerin avec incrédulité.

– Pourquoi, continua Aramis, M. Fouquet donne-t-il une fête au roi? N'est-ce pas pour lui plaire?

– Assurément, fit Percerin.

D'Artagnan approuva d'un signe de tête.

– Par quelque galanterie? Par quelque bonne imagination? Par une suite de surprises pareilles à celle dont nous parlions tout à l'heure à propos de l'enrégimentation de nos épicuriens?

– À merveille!

– Eh bien, voici la surprise, mon bon ami. M. Le Brun, que voici, est un homme qui dessine très exactement.

– Oui, dit Percerin, j'ai vu des tableaux de monsieur, et j'ai remarqué que les habits étaient fort soignés. Voilà pourquoi j'ai accepté tout de suite de lui faire un vêtement, soit conforme à ceux de MM. les épicuriens, soit particulier.

– Cher monsieur, nous acceptons votre parole; plus tard, nous y aurons recours, mais pour le moment, M. Le Brun a besoin, non des habits que vous ferez pour lui, mais de ceux que vous faites pour le roi.

Percerin exécuta un bond en arrière que d'Artagnan, l'homme calme et l'appréciateur par excellence, ne trouva pas trop exagéré, tant la proposition que venait de risquer Aramis renfermait de faces étranges et horripilantes.

– Les habits du roi! Donner à qui que ce soit au monde les habits du roi?.. Oh! pour le coup, monsieur l'évêque, Votre Grandeur est folle! s'écria le pauvre tailleur poussé à bout.

– Aidez-moi donc, d'Artagnan, dit Aramis de plus en plus souriant et calme, aidez-moi donc à persuader monsieur; car vous comprenez, vous, n'est-ce pas?

– Eh! eh! pas trop, je l'avoue.

– Comment! mon ami, vous ne comprenez pas que M. Fouquet veut faire au roi la surprise de trouver son portrait en arrivant à Vaux? que le portrait, dont la ressemblance sera frappante, devra être vêtu juste comme sera vêtu le roi le jour où le portrait paraîtra?

– Ah! oui, oui, s'écria le mousquetaire presque persuadé, tant la raison était plausible; oui, mon cher Aramis, vous avez raison; oui, l'idée est heureuse. Gageons qu'elle est de vous, Aramis?

– Je ne sais, répondit négligemment l'évêque; de moi ou de

M. Fouquet…

Puis, interrogeant la figure de Percerin après avoir remarqué l'indécision de d'Artagnan:

– Eh bien, monsieur Percerin, demanda-t-il, qu'en dites-vous?

Voyons.

– Je dis que…

– Que vous êtes libre de refuser, sans doute, je le sais bien, et je ne compte nullement vous forcer, mon cher monsieur; je dirai plus, je comprends même toute la délicatesse que vous mettez à n'aller pas au-devant de l'idée de M. Fouquet: vous redoutez de paraître aduler le roi. Noblesse de coeur, monsieur Percerin! noblesse de coeur!

Le tailleur balbutia.

– Ce serait, en effet, une bien belle flatterie à faire au jeune prince, continua Aramis. «Mais, m'a dit M. le surintendant, si Percerin refuse, dites-lui que cela ne lui fait aucun tort dans mon esprit, et que je l'estime toujours. Seulement…»

– Seulement?.. répéta Percerin avec inquiétude.

– «Seulement, continua Aramis, je serai forcé de dire au roi mon cher monsieur Percerin, vous comprenez, c'est M. Fouquet qui parle; seulement, je serai forcé de dire au roi: «Sire, j'avais l'intention d'offrir à Votre Majesté son image; mais, dans un sentiment de délicatesse, exagérée peut-être, quoique respectable, M. Percerin s'y est opposé.»

– Opposé! s'écria le tailleur épouvanté de la responsabilité qui allait peser sur lui; moi, m'opposer à ce que désire, à ce que veut M. Fouquet quand il s'agit de faire plaisir au roi? oh! le vilain mot que vous avez dit là, monsieur l'évêque! M'opposer! Oh! ce n'est pas moi qui l'ai prononcé Dieu merci! J'en prends à témoin M. le capitaine des mousquetaires. N'est ce pas, monsieur d'Artagnan, que je ne m'oppose à rien?

D'Artagnan fit un signe d'abnégation indiquant qu'il désirait demeurer neutre; il sentait qu'il y avait là-dessous une intrigue, comédie ou tragédie; il se donnait au diable de ne pas la deviner, mais en attendant, il désirait s'abstenir.

Mais déjà Percerin, poursuivi de l'idée qu'on pouvait dire au roi qu'il s'était opposé à ce qu'on lui fît une surprise, avait approché un siège à Le Brun et s'occupait de tirer d'une armoire quatre habits resplendissants, le cinquième étant encore aux mains des ouvriers, et plaçait successivement lesdits chefs-d'oeuvre sur autant de mannequins de Bergame, qui, venus en France du temps de Concini avaient été donnés à Percerin II par le maréchal d'Ancre, après la déconfiture des tailleurs italiens ruinés dans leur concurrence.

Le peintre se mit à dessiner, puis à peindre les habits.

Mais Aramis, qui suivait des yeux toutes les phases de son travail et qui le veillait de près l'arrêta tout à coup.

– Je crois que vous n'êtes pas dans le ton, mon cher monsieur Le Brun, lui dit-il; vos couleurs vous tromperont, et sur la toile se perdra cette parfaite ressemblance qui nous est absolument nécessaire; il faudrait plus de temps pour observer attentivement les nuances.