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Le vicomte de Bragelonne, Tome IV.

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Chapitre CCI – Ce qu'avait deviné Raoul

Raoul parti, les deux exclamations qui l'avaient suivi exhalées, Athos et d'Artagnan se retrouvèrent seuls, en face l'un de l'autre.

Athos reprit aussitôt l'air empressé qu'il avait à l'arrivée de d'Artagnan.

– Eh bien! dit-il, cher ami, que veniez-vous m'annoncer?

– Moi? demanda d'Artagnan.

– Sans doute, vous. On ne vous envoie pas ainsi sans cause?

Athos sourit.

– Dame! fit d'Artagnan.

– Je vais vous mettre à votre aise, cher ami. Le roi est furieux, n'est-ce pas?

– Mais je dois vous avouer qu'il n'est pas content.

– Et vous venez?..

– De sa part, oui.

– Pour m'arrêter, alors?

– Vous avez mis le doigt sur la chose, cher ami.

– Je m'y attendais. Allons!

– Oh! oh! que diable! fit d'Artagnan, comme vous êtes pressé, vous!

– Je crains de vous mettre en retard, dit en souriant Athos.

– J'ai le temps. N'êtes-vous pas curieux, d'ailleurs, de savoir comment les choses se sont passées entre moi et le roi?

– S'il vous plaît de me le raconter, cher ami, j'écouterai cela avec plaisir.

Et il montra à d'Artagnan un grand fauteuil dans lequel celui-ci s'étendit en prenant ses aises.

– J'y tiens, voyez-vous, continua d'Artagnan, attendu que la conversation est assez curieuse.

– J'écoute.

– Eh bien! d'abord, le roi m'a fait appeler.

– Après mon départ?

– Vous descendiez les dernières marches de l'escalier, à ce que m'ont dit les mousquetaires. Je suis arrivé. Mon ami, il n'était pas rouge, il était violet. J'ignorais encore ce qui s'était passé. Seulement, à terre, sur le parquet, je voyais une épée brisée en deux morceaux.

– Capitaine d'Artagnan! s'écria le roi en m'apercevant.

– Sire, répondis-je.

– Je quitte M. de La Fère, qui est un insolent!

– Un insolent? m'écriai-je avec un tel accent, que le roi s'arrêta court.

– Capitaine d'Artagnan, reprit le roi les dents serrées, vous allez m'écouter et m'obéir.

– C'est mon devoir, Sire.

– J'ai voulu épargner à ce gentilhomme, pour lequel je garde quelques bons souvenirs, l'affront de ne pas le faire arrêter chez moi.

– Ah! ah! dis-je tranquillement.

– Mais, continua-t-il, vous allez prendre un carrosse…

Je fis un mouvement.

– S'il vous répugne de l'arrêter vous-même, continua le roi, envoyez-moi mon capitaine des gardes.

– Sire, répliquai-je, il n'est pas besoin du capitaine des gardes puisque je suis de service.

– Je ne voudrais pas vous déplaire, dit le roi avec bonté; car vous m'avez toujours bien servi, monsieur d'Artagnan.

– Vous ne me déplaisez pas, Sire, répondis-je. Je suis de service, voilà tout.

– Mais, dit le roi avec étonnement, il me semble que le comte est votre ami?

– Il serait mon père, Sire, que je n'en serais pas moins de service.

Le roi me regarda; il vit mon visage impassible et parut satisfait.

– Vous arrêterez donc M. le comte de La Fère? demanda-t-il.

– Sans doute, Sire, si vous m'en donnez l'ordre.

– Eh bien! l'ordre, je vous le donne.

Je m'inclinai.

– Où est le comte, Sire?

– Vous le chercherez.

– Et je l'arrêterai en quelque lieu qu'il soit, alors?

– Oui… cependant, tâchez qu'il soit chez lui. S'il retournait dans ses terres, sortez de Paris et prenez-le sur la route.

Je saluai; et, comme je restais en place:

– Eh bien? demanda le roi.

– J'attends, Sire?

– Qu'attendez-vous?

– L'ordre signé.

Le roi parut contrarié.

En effet, c'était un nouveau coup d'autorité à faire, c'était réparer l'acte arbitraire, si toutefois arbitraire il y a.

Il prit la plume lentement et de mauvaise humeur puis il écrivit:

«Ordre à M. le chevalier d'Artagnan, capitaine-lieutenant de mes mousquetaires, d'arrêter M. le comte de La Fère partout où on le trouvera.»

Puis il se tourna de mon côté.

J'attendais sans sourciller. Sans doute il crut voir une bravade dans ma tranquillité, car il signa vivement; puis, me remettant l'ordre:

– Allez! s'écria-t-il.

J'obéis, et me voici.

Athos serra la main de son ami.

– Marchons, dit-il.

– Oh! fit d'Artagnan, vous avez bien quelques petites affaires à arranger avant de quitter comme cela votre logement?

– Moi? Pas du tout.

– Comment!..

– Mon Dieu, non. Vous le savez, d'Artagnan, j'ai toujours été simple voyageur sur la terre, prêt à aller au bout du monde à l'ordre de mon roi, prêt à quitter ce monde pour l'autre à l'ordre de mon Dieu. Que faut-il à l'homme prévenu? Un portemanteau ou un cercueil. Je suis prêt aujourd'hui comme toujours, cher ami. Emmenez-moi donc.

– Mais Bragelonne?..

– Je l'ai élevé dans les principes que je m'étais faits à moi- même, et vous voyez qu'en vous apercevant il a deviné à l'instant même la cause qui vous amenait. Nous l'avons dépisté un moment; mais, soyez tranquille, il s'attend assez à ma disgrâce pour ne pas s'effrayer outre mesure. Marchons.

– Marchons, dit tranquillement d'Artagnan.

– Mon ami, dit le comte, comme j'ai brisé mon épée chez le roi, et que j'en ai jeté les morceaux à ses pieds, je crois que cela me dispense de vous la remettre.

– Vous avez raison; et, d'ailleurs, que diable voulez-vous que je fasse de votre épée?

– Marche-t-on devant vous ou derrière vous?

– On marche à mon bras, répliqua d'Artagnan.

Et il prit le bras du comte de La Fère pour descendre l'escalier.

Ils arrivèrent ainsi au palier.

Grimaud, qu'ils avaient rencontré dans l'antichambre, regardait cette sortie d'un air inquiet. Il connaissait trop la vie pour ne pas se douter qu'il y eût quelque chose de caché là-dessous.

– Ah! c'est toi, mon bon Grimaud? dit Athos. Nous allons…

– Faire un tour dans mon carrosse, interrompit d'Artagnan avec un mouvement amical de la tête.

Grimaud remercia d'Artagnan par une grimace qui avait visiblement l'intention d'être un sourire, et il accompagna les deux amis jusqu'à la portière. Athos monta le premier; d'Artagnan le suivit sans avoir rien dit au cocher. Ce départ, tout simple et sans autre démonstration, ne fit aucune sensation dans le voisinage. Lorsque le carrosse eut atteint les quais:

– Vous me menez à la Bastille, à ce que je vois? dit Athos.

– Moi? dit d'Artagnan. Je vous mène où vous voulez aller, pas ailleurs.

– Comment cela? fit le comte surpris.

– Pardieu! dit d'Artagnan, vous comprenez bien, mon cher comte, que je ne me suis chargé de la commission que pour que vous en fassiez à votre fantaisie. Vous ne vous attendez pas à ce que je vous fasse écrouer comme cela brutalement, sans réflexion. Si je n'avais pas prévu cela, j'eusse laissé faire M. le capitaine des gardes.

– Ainsi?.. demanda Athos.

– Ainsi, je vous le répète, nous allons où vous voulez.

– Cher ami, dit Athos en embrassant d'Artagnan, je vous reconnais bien là.

– Dame! il me semble que c'est tout simple. Le cocher va vous mener à la barrière du Cours-la-Reine; vous y trouverez un cheval que j'ai ordonné de tenir tout prêt, avec ce cheval, vous ferez trois postes tout d'une traite, et, moi, j'aurai soin de ne rentrer chez le roi, pour lui dire que vous êtes parti, qu'au moment où il sera impossible de vous joindre. Pendant ce temps, vous aurez gagné Le Havre, et, du Havre, l'Angleterre, où vous trouverez la jolie maison que m'a donnée mon ami M. Monck, sans parler de l'hospitalité que le roi Charles ne manquera pas de vous offrir… Eh bien! que dites-vous de ce projet?

– Menez-moi à la Bastille, dit Athos en souriant.

– Mauvaise tête! dit d'Artagnan; réfléchissez donc.

– Quoi?

– Que vous n'avez plus vingt ans. Croyez-moi, mon ami, je vous

parle d'après moi. Une prison est mortelle aux gens de notre âge.

Non, non, je ne souffrirai pas que vous languissiez en prison.

Rien que d'y penser, la tête m'en tourne!

– Ami, répondit Athos, Dieu m'a fait, par bonheur, aussi fort de corps que d'esprit Croyez-moi, je serai fort jusqu'à mon dernier soupir.

– Mais ce n'est pas de la force, mon cher, c'est de la folie.

– Non, d'Artagnan, c'est une raison suprême. Ne croyez pas que je discute le moins du monde avec vous cette question de savoir si vous vous perdriez en me sauvant. J'eusse fait ce que vous faites, si la fuite eût été dans mes convenances. J'eusse donc accepté de vous ce que, sans aucun doute, en pareille circonstance, vous eussiez accepté de moi. Non! je vous connais trop pour effleurer seulement ce sujet.

– Ah! si vous me laissiez faire, dit d'Artagnan, comme j'enverrais le roi courir après vous!

– Il est le roi, cher ami.

– Oh! cela m'est bien égal; et, tout roi qu'il est, je lui répondrais parfaitement: «Sire, emprisonnez, exilez, tuez tout en France et en Europe; ordonnez-moi d'arrêter et de poignarder qui vous voudrez, fût-ce Monsieur, votre frère; mais ne touchez jamais à un des quatre mousquetaires, ou sinon, mordioux!..»

– Cher ami, répondit Athos avec calme, je voudrais vous persuader d'une chose, c'est que je désire être arrêté, c'est que je tiens à une arrestation par dessus tout.

D'Artagnan fit un mouvement d'épaules.

– Que voulez-vous! continua Athos, c'est ainsi: vous me laisseriez aller, que je reviendrais de moi-même me constituer prisonnier. Je veux prouver à ce jeune homme que l'éclat de sa couronne étourdit, je veux lui prouver qu'il n'est le premier des hommes qu'à la condition d'en être le plus généreux et le plus sage. Il me punit, il m'emprisonne, il me torture, soit! Il abuse, et je veux lui faire savoir ce que c'est qu'un remords, en attendant que Dieu lui apprenne ce que c'est qu'un châtiment.

– Mon ami, répondit d'Artagnan, je sais trop que, lorsque vous avez dit non, c'est non. Je n'insiste plus; vous voulez aller à la Bastille?

 

– Je le veux.

– Allons-y!.. À la Bastille! continua d'Artagnan en s'adressant au cocher.

Et, se rejetant dans le carrosse, il mâcha sa moustache avec un acharnement qui, pour Athos, signifiait une résolution prise ou en train de naître.

Le silence se fit dans le carrosse, qui continua de rouler, mais pas plus vite, pas plus lentement. Athos reprit la main du mousquetaire.

– Vous n'êtes point fâché contre moi, d'Artagnan? dit-il.

– Moi? Eh! pardieu! non. Ce que vous faites par héroïsme, vous, je l'eusse fait, moi, par entêtement.

– Mais vous êtes bien d'avis que Dieu me vengera, n'est-ce pas, d'Artagnan?

– Et je connais sur la terre des gens qui aideront Dieu, dit le capitaine.

Chapitre CCII – Trois convives étonnés de souper ensemble

Le carrosse était arrivé devant la première porte de la Bastille. Un factionnaire l'arrêta, et d'Artagnan n'eut qu'un mot à dire pour que la consigne fût levée. Le carrosse entra donc.

Tandis que l'on suivait le grand chemin couvert qui conduisait à la cour du Gouvernement, d'Artagnan dont l'oeil de lynx voyait tout, même à travers les murs, s'écria tout à coup:

– Eh! qu'est-ce que je vois?

– Bon! dit tranquillement Athos, qui voyez-vous, mon ami?

– Regardez donc là-bas!

– Dans la cour?

– Oui; vite, dépêchez-vous.

– Eh bien! un carrosse.

– Bien!

– Quelque pauvre prisonnier comme moi qu'on amène.

– Ce serait trop drôle!

– Je ne vous comprends pas.

– Dépêchez-vous de regarder encore pour voir celui qui va sortir de ce carrosse.

Justement un second factionnaire venait d'arrêter d'Artagnan. Les formalités s'accomplissaient. Athos pouvait voir à cent pas l'homme que son ami lui avait signalé.

Cet homme descendit, en effet, de carrosse à la porte même du

Gouvernement.

– Eh bien! demanda d'Artagnan, vous le voyez?

– Oui; c'est un homme en habit gris.

– Qu'en dites-vous?

– Je ne sais trop; c'est, comme je vous le dis, un homme en habit gris qui descend de carrosse: voilà tout.

– Athos, je gagerais que c'est lui.

– Qui lui?

– Aramis.

– Aramis arrêté? Impossible!

– Je ne vous dis pas qu'il est arrêté, puisque nous le voyons seul dans son carrosse.

– Alors, que fait-il ici?

– Oh! il connaît Baisemeaux, le gouverneur, répliqua le mousquetaire d'un ton sournois. Ma foi! nous arrivons à temps!

– Pour quoi faire?

– Pour voir.

– Je regrette fort cette rencontre; Aramis, en me voyant, va prendre de l'ennui, d'abord de me voir, ensuite d'être vu.

– Bien raisonné.

– Malheureusement, il n'y a pas de remède quand on rencontre quelqu'un dans la Bastille; voulût-on reculer pour l'éviter, c'est impossible.

– Je vous dis, Athos, que j'ai mon idée; il s'agit d'épargner à

Aramis l'ennui dont vous parliez.

– Comment faire?

– Comme je vous dirai, ou, pour mieux m'expliquer, laissez-moi conter la chose à ma façon; je ne vous recommanderai pas de mentir, cela vous serait impossible.

– Eh bien! alors?

– Eh bien! je mentirai pour deux; c'est si facile avec la nature et l'habitude du Gascon!

Athos sourit. Le carrosse s'arrêta où s'était arrêté celui que nous venons de signaler, sur le seuil du Gouvernement même.

– C'est entendu? fit d'Artagnan bas à son ami.

Athos consentit par un geste. Ils montèrent l'escalier. Si l'on s'étonne de la facilité avec laquelle ils étaient entrés dans la Bastille, on se souviendra qu'en entrant, c'est-à-dire au plus difficile, d'Artagnan avait annoncé qu'il amenait un prisonnier d'État.

À la troisième porte, au contraire, c'est-à-dire une fois bien entré, il dit seulement au factionnaire:

– Chez M. de Baisemeaux.

Et tous deux passèrent. Ils furent bientôt dans la salle à manger du gouverneur, où le premier visage qui frappa les yeux de d'Artagnan fut celui d'Aramis, qui était assis côte à côte avec Baisemeaux, et attendait l'arrivée d'un bon repas, dont l'odeur fumait par tout l'appartement.

Si d'Artagnan joua la surprise, Aramis ne la joua pas; il tressaillit en voyant ses deux amis, et son émotion fut visible.

Cependant Athos et d'Artagnan faisaient leurs compliments, et Baisemeaux, étonné, abasourdi de la présence de ces trois hôtes, commençait mille évolutions autour d'eux.

– Ah çà! dit Aramis, par quel hasard?..

– Nous vous le demandons, riposta d'Artagnan.

– Est-ce que nous nous constituons tous prisonniers? s'écria

Aramis avec l'affectation de l'hilarité.

– Eh! eh! fit d'Artagnan, il est vrai que les murs sentent la prison en diable. Monsieur de Baisemeaux, vous savez que vous m'avez invité à dîner l'autre jour?

– Moi? s'écria Baisemeaux?

– Ah çà! mais on dirait que vous tombez des nues. Vous ne vous souvenez pas?

Baisemeaux pâlit, rougit, regarda Aramis qui le regardait, et finit par balbutier:

– Certes… je suis ravi… mais… sur l'honneur… je ne… Ah! misérable mémoire!

– Eh! mais j'ai tort, dit d'Artagnan comme un homme fâché.

– Tort, de quoi?

– Tort de me souvenir, à ce qu'il paraît.

Baisemeaux se précipita vers lui.

– Ne vous formalisez pas, cher capitaine, dit-il; je suis la plus pauvre tête du royaume. Sortez-moi de mes pigeons et de leur colombier, je ne vaux pas un soldat de six semaines.

– Enfin, maintenant, vous vous souvenez, dit d'Artagnan avec aplomb.

– Oui, oui, répliqua le gouverneur hésitant, je me souviens.

– C'était chez le roi; vous me disiez je ne sais quelles histoires sur vos comptes avec MM. Louvières et Tremblay.

– Ah! oui, parfaitement!

– Et sur les bontés de M. d'Herblay pour vous.

– Ah! s'écria Aramis en regardant au blanc des yeux le malheureux gouverneur, vous disiez que vous n'aviez pas de mémoire, monsieur Baisemeaux!

Celui-ci interrompit court le mousquetaire.

– Comment donc! c'est cela; vous avez raison. Il me semble que j'y suis encore. Mille millions de pardons! Mais, notez bien ceci, cher monsieur d'Artagnan, à cette heure comme aux autres, prié ou non prié, vous êtes le maître chez moi, vous et monsieur d'Herblay, votre ami, dit-il en se tournant vers Aramis, et Monsieur, ajouta-t-il en saluant Athos.

– J'ai bien pensé à tout cela, répondit d'Artagnan. Voici pourquoi je venais: n'ayant rien à faire ce soir au Palais-Royal, je voulais tâter de votre ordinaire, quand, sur la route, je rencontrai M. le comte.

Athos salua.

– M. le comte, qui quittait Sa Majesté, me remit un ordre qui exige prompte exécution. Nous étions près d'ici; j'ai voulu poursuivre, ne fût-ce que pour vous serrer la main et vous présenter Monsieur, dont vous me parlâtes si avantageusement chez le roi, ce même soir où…

– Très bien! très bien! M. le comte de La Fère, n'est-ce pas?

– Justement.

– M. le comte est le bienvenu.

– Et il dînera avec vous deux, n'est-ce pas? tandis que moi, pauvre limier, je vais courir pour mon service. Heureux mortels que vous êtes, vous autres! ajouta-t-il en soupirant comme Porthos l'eût pu faire.

– Ainsi, vous partez? dirent Aramis et Baisemeaux unis dans un même sentiment de surprise joyeuse.

La nuance fut saisie par d'Artagnan.

– Je vous laisse à ma place, dit-il, un noble et bon convive. Et il frappa doucement sur l'épaule d'Athos, qui, lui aussi, s'étonnait et ne pouvait s'empêcher de le témoigner un peu; nuance qui fut saisie par Aramis seul, M. de Baisemeaux n'étant pas de la force des trois amis.

– Quoi! nous vous perdons? reprit le bon gouverneur.

– Je vous demande une heure ou une heure et demie. Je reviendrai pour le dessert.

– Oh! nous vous attendrons, dit Baisemeaux.

– Ce serait me désobliger.

– Vous reviendriez? dit Athos d'un air de doute.

– Assurément, dit-il en lui serrant la main confidentiellement.

Et il ajouta plus bas:

– Attendez-moi, Athos; soyez gai, et surtout ne parlez pas affaires, pour l'amour de Dieu!

Une nouvelle pression de main confirma le comte dans l'obligation de se tenir discret et impénétrable. Baisemeaux reconduisit d'Artagnan jusqu'à la porte.

Aramis, avec force caresses, s'empara d'Athos, résolu de le faire parler; mais Athos avait toutes les vertus au suprême degré. Quand la nécessité l'exigeait, il eût été le premier orateur du monde, au besoin; il fût mort avant de dire une syllabe, dans l'occasion.

Ces trois messieurs se placèrent donc, dix minutes après le départ de d'Artagnan, devant une bonne table meublée avec le luxe gastronomique le plus substantiel.

Les grosses pièces, les conserves, les vins les plus variés, apparurent successivement sur cette table servie aux dépens du roi, et sur la dépense de laquelle M. Colbert eût trouvé facilement à s'économiser deux tiers, sans faire maigrir personne à la Bastille.

Baisemeaux fut le seul qui mangeât et qui bût résolument. Aramis ne refusa rien et effleura tout; Athos après le potage et les trois hors-d'oeuvre, ne toucha plus à rien.

La conversation fut ce qu'elle devait être entre trois hommes si opposés d'humeur et de projets.

Aramis ne cessa de se demander par quelle singulière rencontre Athos se trouvait chez Baisemeaux lorsque d'Artagnan n'y était plus, et pourquoi d'Artagnan ne s'y trouvait plus quand Athos y était resté. Athos creusa toute la profondeur de cet esprit d'Aramis, qui vivait de subterfuges et d'intrigues, il regarda bien son homme et le flaira occupé de quelque projet important. Puis il se concentra, lui aussi, dans ses propres intérêts, en se demandant pourquoi d'Artagnan avait quitté la Bastille si étrangement vite, en laissant là un prisonnier si mal introduit et si mal écroué.

Mais ce n'est pas sur ces personnages que nous arrêterons notre examen. Nous les abandonnons à eux-mêmes, devant les débris des chapons, des perdrix et des poissons mutilés par le couteau généreux de Baisemeaux.

Celui que nous poursuivrons, c'est d'Artagnan, qui, remontant dans le carrosse qui l'avait amené, cria au cocher, à l'oreille:

– Chez le roi, et brûlons le pavé!

Chapitre CCIII – Ce qui se passait au Louvre pendant le souper de la Bastille

M. de Saint-Aignan avait fait sa commission auprès de La Vallière, ainsi qu'on l'a vu dans un des précédents chapitres; mais, quelle que fût son éloquence, il ne persuada point à la jeune fille qu'elle eût un protecteur assez considérable dans le roi, et qu'elle n'avait besoin de personne au monde quand le roi était pour elle.

En effet, au premier mot que le confident prononça de la découverte du fameux secret, Louise, éplorée, jeta les hauts cris et s'abandonna tout entière à une douleur que le roi n'eut pas trouvée obligeante, si, d'un coin de l'appartement, il eût pu en être le témoin. De Saint-Aignan, ambassadeur, s'en formalisa comme aurait pu faire son maître, et revint chez le roi annoncer ce qu'il avait vu et entendu. C'est là que nous le retrouvons, fort agité, en présence de Louis, plus agité encore.

– Mais, dit le roi à son courtisan, lorsque celui-ci eut achevé sa narration, qu'a-t-elle conclu? La verrai-je au moins tout à l'heure avant le souper? Viendra-t-elle, ou faudra-t-il que je passe chez elle?

– Je crois, Sire, que, si Votre Majesté désire la voir, il faudra que le roi fasse non seulement les premiers pas, mais tout le chemin.

– Rien pour moi! Ce Bragelonne lui tient donc bien au coeur? murmura Louis XIV entre ses dents.

– Oh! Sire, cela n'est pas possible, car c'est vous que Mlle de

La Vallière aime, et cela de tout son coeur. Mais, vous savez,

M. de Bragelonne appartient à cette race sévère qui joue les héros romains.

Le roi sourit faiblement. Il savait à quoi s'en tenir. Athos le quittait.

– Quant à Mlle de La Vallière, continua de Saint-Aignan, elle a été élevée chez Madame douairière, c'est-à-dire dans la retraite et l'austérité. Ces deux fiancés-là se sont froidement fait de petits serments devant la lune et les étoiles, et, voyez-vous, Sire, aujourd'hui, pour rompre cela c'est le diable!

De Saint-Aignan croyait faire rire encore le roi; mais bien au contraire, du simple sourire Louis passa au sérieux complet. Il ressentait déjà ce que le comte avait promis à d'Artagnan de lui donner: des remords. Il songeait qu'en effet ces deux jeunes gens s'étaient aimés et juré alliance; que l'un des deux avait tenu parole, et que l'autre était trop probe pour ne pas gémir de s'être parjuré.

Et, avec le remords, la jalousie aiguillonnait vivement le coeur du roi. Il ne prononça plus une parole, et, au lieu d'aller chez sa mère, ou chez la reine, ou chez Madame pour s'égayer un peu et faire rire les dames, ainsi qu'il le disait lui-même, il se plongea dans le vaste fauteuil où Louis XIII, son auguste père, s'était tant ennuyé avec Baradas et Cinq-Mars pendant tant de jours et d'années.

 

De Saint-Aignan comprit que le roi n'était pas amusable en ce moment-là. Il hasarda la dernière ressource et prononça le nom de Louise. Le roi leva la tête.

– Que fera Votre Majesté ce soir? Faut-il prévenir Mlle de La

Vallière?

– Dame! il me semble qu'elle est prévenue, répondit le roi.

– Se promènera-t-on?

– On sort de se promener, répliqua le roi.

– Eh bien! Sire?

– Eh bien! rêvons, de Saint-Aignan, rêvons chacun de notre côté; quand Mlle de La Vallière aura bien regretté ce qu'elle regrette le remords faisait son oeuvre, eh bien! alors, daignera-t-elle nous donner de ses nouvelles!

– Ah! Sire, pouvez-vous ainsi méconnaître ce coeur dévoué?

Le roi se leva rouge de dépit; la jalousie mordait à son tour. De Saint-Aignan commençait à trouver la position difficile, quand la portière se leva. Le roi fit un brusque mouvement; sa première idée fut qu'il lui arrivait un billet de La Vallière; mais, à la place d'un messager d'amour, il ne vit que son capitaine des mousquetaires debout et muet dans l'embrasure.

– Monsieur d'Artagnan! fit-il. Ah!.. Eh bien?

D'Artagnan regarda de Saint-Aignan. Les yeux du roi prirent la même direction que ceux de son capitaine. Ces regards eussent été clairs pour tout le monde; à bien plus forte raison le furent-ils pour de Saint-Aignan. Le courtisan salua et sortit. Le roi et d'Artagnan se trouvèrent seuls.

– Est-ce fait? demanda le roi.

– Oui, Sire, répondit le capitaine des mousquetaires d'une voix grave, c'est fait.

Le roi ne trouva plus un mot à dire. Cependant l'orgueil lui commandait de n'en pas rester là. Quand un roi a pris une décision, même injuste, il faut qu'il prouve à tous ceux qui la lui ont vu prendre, et surtout il faut qu'il se prouve à lui-même qu'il avait raison en la prenant. Il y a un moyen pour cela, un moyen presque infaillible, c'est de chercher des torts à la victime.

Louis, élevé par Mazarin et Anne d'Autriche, savait, mieux qu'aucun prince ne le sut jamais, son métier de roi. Aussi essaya- t-il de le prouver en cette occasion. Après un moment de silence, pendant lequel il avait fait tout bas les réflexions que nous venons de faire tout haut:

– Qu'a dit le comte? reprit-il négligemment.

– Mais rien, Sire.

– Cependant, il ne s'est pas laissé arrêter sans rien dire?

– Il a dit qu'il s'attendait à être arrêté, Sire.

Le roi releva la tête avec fierté.

– Je présume que M. le comte de La Fère n'a pas continué son rôle de rebelle? dit-il.

– D'abord, Sire, qu'appelez-vous rebelle? demanda tranquillement le mousquetaire. Un rebelle aux yeux du roi, est-ce l'homme qui, non seulement se laisse coffrer à la Bastille, mais qui encore résiste à ceux qui ne veulent pas l'y conduire?

– Qui ne veulent pas l'y conduire? s'écria le roi. Qu'entends-je là, capitaine? Êtes-vous fou?

– Je ne crois pas, Sire.

– Vous parlez de gens qui ne voulaient pas arrêter M. de La

Fère?..

– Oui, Sire.

– Et quels sont ces gens-là?

– Ceux que Votre Majesté en avait chargés, apparemment, dit le mousquetaire.

– Mais c'est vous que j'en avais chargé, s'écria le roi.

– Oui, Sire, c'est moi.

– Et vous dites que, malgré mon ordre, vous aviez l'intention de ne pas arrêter l'homme qui m'avait insulté?

– C'était absolument mon intention, oui, Sire.

– Oh!

– Je lui ai même proposé de monter sur un cheval que j'avais fait préparer pour lui à la barrière de la Conférence.

– Et dans quel but aviez-vous fait préparer ce cheval?

– Mais, Sire, pour que M. le comte de La Fère pût gagner Le Havre et, de là, l'Angleterre.

– Vous me trahissiez donc, alors, monsieur? s'écria le roi étincelant de fierté sauvage.

– Parfaitement.

Il n'y avait rien à répondre à des articulations faites sur ce ton. Le roi sentit une si rude résistance, qu'il s'étonna.

– Vous aviez au moins une raison, monsieur d'Artagnan, quand vous agissiez ainsi? interrogea le roi avec majesté.

– J'ai toujours une raison, Sire.

– Ce n'est pas la raison de l'amitié, au moins, la seule que vous puissiez faire valoir, la seule qui puisse vous excuser, car je vous avais mis bien à l'aise sur ce chapitre.

– Moi, Sire?

– Ne vous ai-je pas laissé le choix d'arrêter ou de ne pas arrêter M. le comte de La Fère?

– Oui, Sire; mais…

– Mais quoi? interrompit le roi impatient.

– Mais en me prévenant, Sire, que, si je ne l'arrêtais pas, votre capitaine des gardes l'arrêterait, lui.

– Ne vous faisais-je pas la partie assez belle, du moment où je ne vous forçais pas la main?

– À moi, oui, Sire; à mon ami, non.

– Non?

– Sans doute, puisque, par moi ou par le capitaine des gardes, mon ami était toujours arrêté.

– Et voilà votre dévouement, monsieur? un dévouement qui raisonne, qui choisit? Vous n'êtes pas un soldat, monsieur!

– J'attends que Votre Majesté me dise ce que je suis.

– Eh bien! vous êtes un frondeur!

– Depuis qu'il n'y a plus de Fronde, alors, Sire…

– Mais, si ce que vous dites est vrai…

– Ce que je dis est toujours vrai, Sire.

– Que venez-vous faire ici? Voyons.

– Je viens ici dire au roi: Sire, M. de La Fère est à la

Bastille…

– Ce n'est point votre faute, à ce qu'il paraît.

– C'est vrai, Sire, mais enfin, il y est, et, puisqu'il y est, il est important que Votre Majesté le sache.

– Ah! monsieur d'Artagnan, vous bravez votre roi!

– Sire…

– Monsieur d'Artagnan, je vous préviens que vous abusez de ma patience.

– Au contraire, Sire.

– Comment, au contraire?

– Je viens me faire arrêter aussi.

– Vous faire arrêter, vous?

– Sans doute. Mon ami va s'ennuyer là-bas, et je viens proposer à

Votre Majesté de me permettre de lui faire compagnie; que Votre

Majesté dise un mot, et je m'arrête moi-même; je n'aurai pas besoin du capitaine des gardes pour cela, je vous en réponds.

Le roi s'élança vers la table et saisit une plume pour donner l'ordre d'emprisonner d'Artagnan.

– Faites attention que c'est pour toujours, monsieur, s'écria-t- il avec l'accent de la menace.

– J'y compte bien, reprit le mousquetaire; car lorsqu'une fois vous aurez fait ce beau coup-là, vous n'oserez plus me regarder en face.

Le roi jeta sa plume avec violence.

– Allez-vous-en! dit-il.

– Oh! non pas, Sire, s'il plaît à Votre Majesté.

– Comment, non pas?

– Sire, je venais pour parler doucement au roi; le roi s'est emporté, c'est un malheur, mais je n'en dirai pas moins au roi ce que j'ai à lui dire.

– Votre démission, monsieur, s'écria le roi!

– Sire, vous savez que ma démission ne me tient pas au coeur, puisque, à Blois, le jour où Votre Majesté a refusé au roi Charles le million que lui a donné mon ami le comte de La Fère, j'ai offert ma démission au roi.

– Eh bien! alors, faites vite.

– Non, Sire; car ce n'est point de ma démission qu'il s'agit ici; Votre Majesté avait pris la plume pour m'envoyer à la Bastille, pourquoi change-t elle d'avis?

– D'Artagnan! tête gasconne! qui est le roi de vous ou de moi!

Voyons.

– C'est vous, Sire, malheureusement.

– Comment, malheureusement?

– Oui, Sire; car, si c'était moi…

– Si c'était vous, vous approuveriez la rébellion de

M. d'Artagnan, n'est-ce pas?

– Oui, certes!

– En vérité?

Et le roi haussa les épaules.

– Et je dirais à mon capitaine des mousquetaires, continua d'Artagnan, je lui dirais en le regardant avec des yeux humains et non avec des charbons enflammés, je lui dirais: «Monsieur d'Artagnan, j'ai oublié que je suis le roi. Je suis descendu de mon trône pour outrager un gentilhomme.»

– Monsieur, s'écria le roi, croyez-vous que c'est excuser votre ami que de surpasser son insolence?

– Oh! Sire, j'irai bien plus loin que lui, dit d'Artagnan, et ce sera votre faute. Je vous dirai, ce qu'il ne vous a pas dit, lui, l'homme de toutes les délicatesses; je vous dirai: Sire, vous avez sacrifié son fils, et il défendait son fils; vous l'avez sacrifié lui-même; il vous parlait au nom de l'honneur, de la religion et de la vertu, vous l'avez repoussé, chassé, emprisonné. Moi, je serai plus dur que lui, Sire; et je vous dirai: Sire, choisissez! Voulez-vous des amis ou des valets? des soldats ou des danseurs à révérences? des grands hommes ou des polichinelles? Voulez-vous qu'on vous serve ou voulez-vous qu'on plie! voulez-vous qu'on vous aime ou voulez-vous qu'on ait peur de vous? Si vous préférez la bassesse, l'intrigue, la couardise, oh! dites-le, Sire; nous partirons, nous autres, qui sommes les seuls restes, je dirai plus, les seuls modèles de la vaillance d'autrefois; nous qui avons servi et dépassé peut-être en courage, en mérite, des hommes déjà grands dans la postérité. Choisissez, Sire, et hâtez-vous. Ce qui vous reste de grands seigneurs, gardez-le; vous aurez toujours assez de courtisans. Hâtez-vous, et envoyez-moi à la Bastille avec mon ami; car, si vous n'avez pas su écouter le comte de La Fère, c'est-à-dire la voix la plus douce et la plus noble de l'honneur; si vous ne savez pas entendre d'Artagnan, c'est-à-dire la plus franche et la plus rude voix de la sincérité, vous êtes un mauvais roi, et demain, vous serez un pauvre roi. Or, les mauvais rois, on les abhorre; les pauvres rois, on les chasse. Voilà ce que j'avais à vous dire, Sire; vous avez eu tort de me pousser jusque-là.