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Le conte d'hiver

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LÉONTES. – Poursuis, poursuis; tu ne peux en trop dire, j'ai mérité que toutes les langues m'accablent des plus amers reproches.

UN SEIGNEUR, à Pauline. – N'ajoutez rien de plus; quel que soit l'événement, vous avez fait une faute, en vous permettant la hardiesse de ces discours.

PAULINE. – J'en suis fâchée; je sais me repentir des fautes que j'ai faites, quand on vient à me les faire connaître. Hélas! j'ai trop montré la témérité d'une femme; il est blessé dans son noble coeur. (Au roi.) Ce qui est passé, et sans remède, ne doit plus être une cause de chagrin; ne vous affligez point de mes reproches. Punissez-moi plutôt de vous avoir rappelé ce que vous deviez oublier. – Mon cher souverain, sire, mon royal seigneur, pardonnez à une femme insensée; c'est l'amour que je portais à votre reine. – Allons, me voilà folle encore! – Je ne veux plus vous parler d'elle, ni de vos enfants; je ne vous rappellerai point le souvenir de mon seigneur, qui est perdu aussi. Recueillez toute votre patience, je ne dirai plus rien.

LÉONTES. – Tu as bien parlé, puisque tu ne m'as dit que la vérité; je la reçois mieux que je ne recevrais ta pitié. Je t'en prie, conduis-moi vers les cadavres de ma reine et de mon fils; un seul tombeau les enfermera tous deux, et les causes de leur mort y seront inscrites, à ma honte éternelle. Une fois le jour, j'irai visiter la chapelle où ils reposeront, et mon plaisir sera d'y verser des larmes. Je fais voeu de consacrer mes jours à ce devoir, aussi longtemps que la nature voudra m'en donner la force. – Venez, conduisez-moi vers les objets de ma douleur.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Un désert de la Bohême voisin de la mer
ANTIGONE portant l'enfant, et un MATELOT

ANTIGONE. – Tu es donc bien sûr que notre vaisseau a touché les côtes désertes de la Bohême?

LE MARINIER. – Oui, seigneur, et j'ai bien peur que nous n'y ayons débarqué dans un mauvais moment; le ciel a l'air courroucé et nous menace de violentes rafales. Sur ma conscience, les dieux sont irrités de notre entreprise et nous témoignent leur colère.

ANTIGONE. – Que leurs saintes volontés s'accomplissent! Va, retourne à bord, veille sur ta barque, je ne serai pas longtemps à t'aller rejoindre.

LE MARINIER. – Hâtez-vous le plus possible, et ne vous avancez pas trop loin dans les terres; nous aurons probablement du mauvais temps: d'ailleurs, le désert est fameux par les animaux féroces dont il est infesté.

ANTIGONE. – Va toujours: je vais te suivre dans un moment.

LE MARINIER. – Je suis bien joyeux d'être ainsi débarrassé de cette affaire.

(Il sort.)

ANTIGONE. – Viens, pauvre enfant. – J'ai ouï dire (mais sans y croire) que les âmes des morts revenaient quelquefois; si cela est possible, ta mère m'a apparu la nuit dernière: car jamais rêve ne ressembla autant à la veille. Je vois s'avancer à moi une femme, la tête penchée tantôt d'un côté, tantôt de l'autre. Jamais je n'ai vu objet si rempli de douleur et conservant tant de noblesse: vêtue d'une robe d'une blancheur éclatante comme la sainteté même, elle s'est approchée de la cabine où j'étais couché: trois fois elle s'est inclinée devant moi, et sa bouche s'ouvrant pour parler, ses yeux sont devenus deux ruisseaux de larmes: après ce torrent de pleurs, elle a rompu le silence par ces mots: «Vertueux Antigone, puisque la destinée, faisant violence à tes bons sentiments, t'a choisi pour être chargé d'exposer mon pauvre enfant, d'après ton serment, la Bohême t'offre des déserts assez éloignés: pleures-y et abandonne mon enfant au milieu de ses cris; et comme cet enfant est réputé perdu pour toujours, appelle-la, je t'en conjure, du nom de Perdita. Et toi, pour ce barbare ministère qui t'a été imposé par mon époux, tu ne reverras jamais ta femme Pauline.» – Et à ces mots, poussant un cri aigu, elle s'est évanouie dans l'air. Très-effrayé, je me suis remis avec le temps, et je suis resté persuadé que c'était une réalité et non un songe. Les rêves sont des illusions; et cependant pour cette fois je cède à la superstition et j'y crois. Je pense qu'Hermione a subi la mort; et qu'Apollon a voulu que cet enfant, étant en vérité la progéniture de Polixène, fût déposé ici, pour y vivre, ou pour y périr, sur les terres de son véritable père. – Allons, jeune fleur, puisses-tu prospérer ici! Repose là, voici ta description et de plus ceci (Il dépose auprès d'elle un coffre rempli de bijoux et d'or) qui pourra, s'il plaît à la fortune, servir à t'élever, ma jolie enfant, et cependant rester en ta possession. – La tempête commence: pauvre petite infortunée, qui, pour la faute de ta mère, est ainsi exposée à l'abandon, et à tout ce qui peut s'ensuivre. – Je ne puis pleurer, mais mon coeur saigne. Je suis maudit d'être forcé à cela par mon serment. – Adieu! – Le jour s'obscurcit de plus en plus: tu as bien l'air d'avoir une affreuse tempête pour te bercer: jamais je n'ai vu le ciel si sombre en plein jour. Quels sont ces cris sauvages? Pourvu que je puisse regagner la barque. Voilà la chasse. – Allons, je te quitte pour jamais.

(Il fuit, poursuivi par un ours.)
(Un vieux berger s'avance près des lieux où est l'enfant.)

LE BERGER. – Je voudrais qu'il n'y eût point d'âge entre dix et vingt-trois ans, ou que la jeunesse dormît tout le reste du temps dans l'intervalle: car on ne fait autre chose dans l'intervalle que donner des enfants aux filles, insulter des vieillards, piller et se battre. Écoutez donc! Qui pourrait, sinon des cerveaux brûlés de dix-neuf et de vingt-deux ans chasser par le temps qu'il fait? Ils m'ont fait égarer deux de mes meilleures brebis, et je crains bien que le loup ne les trouve avant leur maître; si elles sont quelque part, ce doit être sur le bord de la mer, où elles broutent du lierre. Bonne Fortune, si tu voulais… Qu'avons-nous ici? (Ramassant l'enfant.) Merci de nous, un enfant, un joli petit enfant! Je m'étonne si c'est un garçon ou une fille?.. Une jolie petite fille, une très-jolie petite fille; oh! sûrement c'est quelque escapade; quoique je n'aie pas étudié dans les livres, cependant je sais lire les traces d'une femme de chambre en aventure. C'est quelque oeuvre consommée sur l'escalier, ou sur un coffre, ou derrière la porte. Ceux qui l'ont fait avaient plus chaud que cette pauvre petite malheureuse n'a ici; je veux la recueillir par pitié; cependant j'attendrai que mon fils vienne; il criait il n'y a qu'un moment: holà, ho! holà!

(Entre le fils du berger.)

LE FILS. – Ho! ho!

LE BERGER. – Quoi, tu étais si près? Si tu veux voir une chose dont on parlera encore quand tu seras mort et réduit en poussière, viens ici. Qu'est-ce donc qui te trouble, mon garçon?

LE FILS. – Ah! j'ai vu deux choses, sur la mer et sur terre, mais je ne puis dire que ce soit une mer; car c'est le ciel à l'heure qu'il est, et entre la mer et le firmament, vous ne pourriez pas passer la pointe d'une aiguille.

LE BERGER. – Quoi! mon garçon, qu'est-ce que c'est?

LE FILS. – Je voudrais que vous eussiez vu seulement comme elle écume, comme elle fait rage, comme elle creuse ses rivages; mais ce n'est pas là ce que je veux dire. Oh! quel pitoyable cri de ces pauvres malheureux! qu'il était affreux de les voir, et puis de ne plus les voir; tantôt le vaisseau allait percer la lune avec son grand mât, et retombait aussitôt englouti dans les flots d'écume, comme si vous jetiez un morceau de liége dans un tonneau… Et puis ce que j'ai vu sur la terre! comme l'ours a dépouillé l'os de son épaule, comme il me criait au secours! en disant que son nom était Antigone, un grand seigneur. – Mais pour finir du navire, il fallait voir comme la mer l'a avalé; mais surtout comme les pauvres gens hurlaient et comme la mer se moquait d'eux. – Et comme le pauvre gentilhomme hurlait, et l'ours se moquait de lui, et tous deux hurlaient plus haut que la mer ou la tempête.

LE BERGER. – Miséricorde! quand donc as-tu vu cela, mon fils?

LE FILS. – Tout à l'heure, tout à l'heure: il n'y a pas un clin d'oeil que j'ai vu ces choses. Les malheureux ne sont pas encore froids sous l'eau, et l'ours n'a pas encore à moitié dîné de la chair du gentilhomme: il l'achève à présent.

LE BERGER. – Je voudrais bien avoir été là, pour secourir le pauvre vieillard.

LE FILS, à part. – Et moi, je voudrais que vous eussiez été près du navire pour le secourir. Votre charité n'aurait pas tenu pied.

LE BERGER. – C'est terrible! – Mais regarde ici, mon garçon, maintenant, bénis ta bonne fortune; toi, tu as rencontré des mourants, et moi des nouveau-nés. Voilà qui vaut la peine d'être vu: vois-tu, c'est le manteau d'un enfant de gentilhomme! Regarde ici, ramasse, mon fils, ramasse, ouvre-le. Ah! voyons. – On m'a prédit que je serais enrichi par les fées; c'est quelque enfant changé par elles. – Ouvre ce paquet: qu'y a-t-il dedans, garçon?

LE FILS. – Vous êtes un vieux tiré d'affaire; si les péchés de votre jeunesse vous sont pardonnés, vous êtes sûr de bien vivre. De l'or, tout or!

LE BERGER. – C'est de l'or dès fées; et cela se verra bien; ramasse-le vite, cache-le; et cours, cours chez nous par le plus court chemin. Nous avons du bonheur, mon garçon, et pour l'être toujours il ne nous faut que du secret. – Que mes brebis aillent où elles voudront. – Viens, mon cher enfant, viens chez nous par le plus court.

LE FILS. – Prenez, vous, le chemin le plus court avec ce que vous avez trouvé; moi, je vais voir si l'ours a laissé là le gentilhomme, et combien il en a dévoré. Les ours ne sont jamais féroces que quand ils ont faim; s'il en a laissé quelque chose, je l'ensevelirai.

LE BERGER. – C'est une bonne action: si tu peux reconnaître par ce qui restera de lui quel homme c'était, viens me chercher pour me le faire voir.

 

LE FILS. – Oui, je le ferai, et vous m'aiderez à l'enterrer.

LE BERGER. – Voilà un heureux jour, mon garçon, et nous ferons de bonnes actions avec ceci.

(Ils sortent.)
FIN DU TROISIÈME ACTE

ACTE QUATRIÈME

LE TEMPS, faisant le rôle d'un choeur.

LE TEMPS. – Moi qui plais à quelques-uns, et qui éprouve tous les hommes, la joie des bons et la terreur des méchants; moi qui fais et détruis l'erreur, en vertu de mon nom, je prends sur moi de faire usage de mes ailes. Ne me faites pas un crime à moi, ni à la rapidité de mon vol, si je glisse sur l'espace de seize années, laissant ce vaste intervalle dans l'oubli: puisqu'il est en mon pouvoir de renverser les lois, et de créer et d'anéantir une coutume dans l'espace d'une des heures dont je suis le père, laissez-moi être encore ce que j'étais avant que les usages anciens ou modernes fussent établis. Je sers de témoin aux siècles qui les ont introduits, et j'en servirai de même aux coutumes les plus nouvelles qui règnent de nos jours; je mettrai hors de mode ce qui brille maintenant, comme mon histoire le paraît à présent. Si votre indulgence me le permet, je retourne mon horloge, et j'avance mes scènes comme si vous eussiez dormi dans l'intervalle. Laissant Léontes, les effets de sa folle jalousie et le chagrin dont il est si accablé, qu'il s'enferme tout seul; imaginez, obligeants spectateurs, que je vais me rendre à présent dans la belle Bohême, et rappelez-vous que j'ai fait mention d'un fils du roi que je vous nomme maintenant Florizel; je me hâte aussi de vous parler de Perdita, qui a acquis des grâces merveilleuses. Je ne veux pas vous prédire ce qui lui arrive plus tard, mais que les nouvelles du Temps se développent peu à peu devant vous. La fille d'un berger, ce qui la concerne et ce qui s'ensuit, voilà ce que le Temps va présenter à votre attention. Accordez-moi cela, si vous avez quelquefois plus mal employé votre temps; sinon, le Temps lui-même vous dit qu'il vous souhaite sincèrement de ne jamais l'employer plus mal.

(Il sort.)

SCÈNE I

Appartement dans le palais
Entrent POLIXÈNE ET CAMILLO

POLIXÈNE. – Je te prie, cher Camillo, ne m'importune pas davantage; c'est pour moi une maladie de te refuser quelque chose; mais ce serait une mort de t'accorder cette demande.

CAMILLO. – Il y a seize années que je n'ai revu mon pays. Je désire y reposer mes os, quoique j'aie respiré un air étranger pendant la plus grande partie de ma vie. D'ailleurs, le roi repentant, mon maître, m'a envoyé demander: je pourrais apporter quelque soulagement à ses cruels chagrins, ou du moins j'ai la présomption de le croire; ce qui est un second aiguillon qui me pousse à partir.

POLIXÈNE. – Si tu m'aimes, Camillo, n'efface pas tous tes services passés, en me quittant à présent: le besoin que j'ai de toi, c'est ta propre vertu qui l'a fait naître; il valait mieux ne te posséder jamais que de te perdre ainsi: tu m'as commencé des entreprises que personne n'est en état de bien conduire sans toi: tu dois ou rester pour les mener toi-même jusqu'à leur entière exécution, ou emporter avec toi tous les services que tu m'as rendus. Si je ne les ai pas assez récompensés, et je ne puis trop les récompenser, mon étude désormais sera de t'en prouver mieux ma reconnaissance, et j'en recueillerai encore l'avantage d'augmenter notre amitié. Je te prie, ne me parle plus de ce fatal pays de Sicile, dont le nom seul me rappelle avec douleur le souvenir de mon frère, avec lequel je suis réconcilié, de ce roi repentant, comme tu le nommes, et pour lequel on doit même à présent déplorer comme de nouveau la perte qu'il a faite de ses enfants et de la plus vertueuse des reines. – Dis-moi, quand as-tu vu le prince Florizel, mon fils? Les rois ne sont pas moins malheureux d'avoir des enfants indignes d'eux que de les perdre lorsqu'ils ont éprouvé leurs vertus.

CAMILLO. – Seigneur, il y a trois jours que j'ai vu le prince: quelles peuvent être ses heureuses occupations, c'est ce que j'ignore; mais j'ai remarqué parfois que, depuis quelque temps il est fort retiré de la cour, et qu'on le voit moins assidu que par le passé aux exercices de son rang.

POLIXÈNE. – J'ai fait la même remarque que vous, Camillo, et avec quelque attention: au point que j'ai des yeux à mon service qui veillent sur son éloignement de la cour; et j'ai été informé qu'il est presque toujours dans la maison d'un berger des plus simples, un homme qui, dit-on, d'un état de néant, est parvenu, par des moyens que ne peuvent concevoir ses voisins, à une fortune incalculable.

CAMILLO. – J'ai entendu parler de cet homme, seigneur; il a une fille des plus rares: sa réputation s'étend au delà de ce qu'on peut attendre, en la voyant sortir d'une semblable chaumière.

POLIXÈNE. – C'est là aussi une partie de ce qu'on m'a rapporté. Mais je crains l'appât qui attire là notre fils. Il faut que tu m'accompagnes en ce lieu: je veux aller, sans nous faire connaître, causer un peu avec ce berger, et le questionner: il ne doit pas être bien difficile, je pense, de tirer de la simplicité de ce paysan le motif qui attire ainsi mon fils chez lui. Je t'en prie, sois de moitié avec moi dans cette affaire, et bannis toute idée de la Sicile.

CAMILLO. – J'obéis volontiers à vos ordres.

POLIXÈNE. – Mon bon Camillo! – Il faut aller nous déguiser.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

Un chemin près de la chaumière du berger
AUTOLYCUS entre en chantant
 
Quand les narcisses commencent à se montrer,
Oh! eh! la jeune fille danse dans les vallons:
Alors commence la plus douce saison de l'année.
Tout se colore dans les domaines de l'hiver13.
La toile blanchit étendue sur la haie;
Oh! eh! les tendres oiseaux! comme ils chantent!
Cela aiguise mes dents voraces;
Un quart de bière est un mets de roi.
 
 
L'alouette joyeuse qui chante tira lira,
Eh! oh! oh! eh! la grive et le geai
Sont des chants d'été pour moi et pour mes tantes14,
Lorsque nous nous roulons sur le foin.
 

J'ai servi le prince Florizel, et dans mon temps j'ai porté du velours. Aujourd'hui je suis hors de service.

 
Mais irai-je me lamenter pour cela, ma chère?
La pâle lune luit pendant la nuit;
Et lorsque j'erre çà et là,
C'est alors que je vais le plus droit.
S'il est permis aux chaudronniers de vivre
Et de porter leur malle couverte de peau de cochon
Je puis bien rendre mes comptes
Et les certifier dans les ceps.
 

Mon trafic, c'est les draps. Là où le milan bâtit son nid, veillez sur votre menu linge. Mon père m'a nommé Autolycus; et étant, comme je le suis, entré dans ce monde sous la planète de Mercure, j'ai été destiné à escamoter des bagatelles de peu de valeur. C'est aux dés et aux femmes de mauvaise vie que je dois d'être ainsi caparaçonné, et mon revenu est la menue filouterie. Les gibets et les coups sur le grand chemin sont trop forts pour moi: être battu et pendu, c'est ma terreur; quant à la vie future, j'en perds la pensée en dormant. (Apercevant le fils du berger.) Une prise! une prise!

(Entre le fils du berger.)

LE BERGER. – Voyons, onze béliers donnent vingt-huit livres de laine: vingt-huit livres rapportent une livre et un schelling en sus: à présent, quinze cents toisons… à combien monte le tout?

AUTOLYCUS, à part. – Si le lacet tient, l'oison est à moi.

LE BERGER. – Je ne puis en venir à bout sans jetons. – Voyons: que vais-je acheter pour la fête de la tonte des moutons? – Trois livres de sucre, cinq livres de raisins secs, et du riz. – Qu'est-ce que ma soeur veut faire du riz? – Mais mon père l'a faite souveraine de la fête, et elle sait à quoi il est bon. Elle m'a fait vingt-quatre bouquets pour les tondeurs, tous chanteurs à trois parties, et de fort bons chanteurs: mais la plupart sont des ténors et des basses-tailles; il n'y a parmi eux qu'un puritain qui chante des psaumes sur des airs de bourrées. Il faut que j'aie du safran pour colorer des gâteaux, du macis, des dattes, point… je ne connais pas cela; des noix muscades, sept; une ou deux racines de gingembre; mais je pourrais demander cela. Quatre livres de pruneaux et autant de raisins séchés au soleil.

AUTOLYCUS, poussant un gémissement et étendu sur la terre.– Ah! faut-il que je sois né!

LE BERGER. – Merci de moi…

AUTOLYCUS. – Oh! à mon secours! à mon secours! Ôtez-moi ces haillons, et après, la mort, la mort!

LE BERGER. – Hélas! pauvre homme, tu aurais besoin d'autres haillons pour te couvrir, au lieu d'ôter ceux que tu as.

AUTOLYCUS. – Ah! monsieur, leur malpropreté me fait plus souffrir que les coups de fouet que j'ai reçus; et j'en ai pourtant reçu de bien rudes, et par millions.

LE BERGER. – Hélas! pauvre malheureux! un million de coups. C'est beaucoup de choses!

AUTOLYCUS. – Je suis volé, monsieur, et assommé. On m'a pris mon argent et mes habits, et l'on m'a affublé de ces détestables lambeaux.

LE BERGER. – Est-ce un homme à cheval, ou un homme à pied?

AUTOLYCUS. – Un homme à pied, mon cher monsieur, un homme à pied.

LE BERGER. – En effet, ce doit être un homme à pied, d'après les vêtements qu'il t'a laissés: si c'était là le manteau d'un homme à cheval, il a fait un rude service. – Prête-moi ta main, je t'aiderai à te relever; allons, prête-moi ta main.

(Il lui aide à se relever.)

AUTOLYCUS. – Ah! mon bon monsieur, doucement; ah!

LE BERGER. – Hélas! pauvre malheureux!

AUTOLYCUS. – Ah! monsieur! doucement, mon bon monsieur: j'ai peur, monsieur, d'avoir mon épaule démise.

LE BERGER. – Eh bien! peux-tu te tenir debout?

AUTOLYCUS. – Doucement, mon cher monsieur… (Il met la main dans la poche du berger.) Mon cher monsieur, doucement; vous m'avez rendu un service bien charitable.

LE BERGER. – Aurais-tu besoin de quelque argent? je peux t'en donner un peu.

AUTOLYCUS. – Non, mon cher monsieur, non, je vous en conjure, monsieur. J'ai un parent à moins de trois quarts de mille d'ici chez qui j'allais; je trouverai là de l'argent et tout ce dont j'aurai besoin: ne m'offrez point d'argent, monsieur, je vous en prie; cela me fend le coeur.

LE BERGER. – Quelle espèce d'homme était-ce que celui qui vous a dépouillé?

AUTOLYCUS. – Un homme, monsieur, que j'ai connu pour donner à jouer au trou-madame: je l'ai vu au service du prince; je ne saurais vous dire, mon bon monsieur, pour laquelle de ses vertus c'était; mais il a été fustigé et chassé de la cour.

LE BERGER. – Pour ses vices, voulez-vous dire? Il n'y a point de vertu chassée de la cour; on l'y choie assez pour l'engager à s'y établir, et cependant elle ne fera jamais qu'y séjourner en passant.

AUTOLYCUS. – Oui, monsieur, j'ai voulu dire ses vices; je connais bien cet homme-là; il a été depuis porteur de singes; ensuite, solliciteur de procès, huissier: ensuite, il a fabriqué des marionnettes de l'enfant prodigue, et il a épousé la femme d'un chaudronnier, à un mille du lieu où sont ma terre et mon bien; après avoir parcouru une multitude de professions malhonnêtes, il s'est établi dans le métier de coquin: quelques-uns l'appellent Autolycus.

LE BERGER. – Malédiction sur lui! c'est un filou, sur ma vie, c'est un filou: il hante les fêtes de village, les foires et les combats de l'ours.

AUTOLYCUS. – Justement, monsieur, c'est lui; monsieur, c'est lui; c'est ce coquin-là qui m'a accoutré comme vous me voyez.

 

LE BERGER. – Il n'y a pas de plus insigne poltron dans toute la Bohême. Si vous aviez seulement fait les gros yeux, ou que vous lui eussiez craché au visage, il se serait enfui.

AUTOLYCUS. – Il faut vous avouer, monsieur, que je ne suis pas un homme à me battre; de ce côté-là, je ne vaux rien du tout, et il le savait bien, je le garantirais.

LE BERGER. – Comment vous trouvez-vous à présent?

AUTOLYCUS. – Mon cher monsieur, beaucoup mieux que je n'étais; je puis me tenir sur mes jambes et marcher; je vais même prendre congé de vous, et m'acheminer tout doucement vers la demeure de mon parent.

LE BERGER. – Vous conduirai-je un bout de chemin?

AUTOLYCUS. – Non, mon bon monsieur; non, mon cher monsieur.

LE BERGER.. – Alors portez-vous bien; il faut que j'aille acheter des épices pour notre fête de la tonte.

(Il sort.)

AUTOLYCUS seul. – Prospérez, mon cher monsieur. – Votre bourse n'est pas assez chaude à présent pour acheter vos épices. Je me trouverai aussi à votre fête de la tonte, je vous le promets. Si je ne fais pas succéder à cette filouterie un autre escamotage, et si des tondeurs je ne fais pas de vrais moutons, je consens à être effacé du registre, et que mon nom soit enregistré sur le livre de la probité.

 
Trotte, trotte par le sentier,
Un coeur joyeux va tout le jour;
Un coeur triste est las au bout d'un mille.
 
(Il s'en va.)
13Il y a sans doute ici une antithèse entre les mots red et pale, rouge et pâle: mais pale, par l'arrangement des mots, n'est pas adjectif comme l'a cru Letourneur, et veut dire le giron; winter's pale, le giron de l'hiver, les domaines de l'hiver.
14Aunt, dans le jargon des mauvais lieux, voulait dire la maîtresse de la maison.