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Le conte d'hiver

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SCÈNE III

La cabane du berger
Entrent FLORIZEL ET PERDITA

FLORIZEL. – Cette parure inaccoutumée donne une nouvelle vie à chacun de vos charmes. Vous n'êtes point une bergère: c'est Flore, se laissant voir à l'entrée d'avril: – cette fête de la tonte me paraît une assemblée de demi-dieux, et vous en êtes la reine.

PERDITA. – Mon aimable prince, il ne me sied pas de blâmer vos éloges exagérés; ah! pardonnez, si j'en parle ainsi: vous, l'objet illustre des regards de la contrée, vous vous êtes éclipsé sous l'humble habit d'un berger; et moi, pauvre et simple fille, je suis parée comme une déesse. Si ce n'est que nos fêtes sont toujours marquées par la folie, et que les convives avalent tout par la coutume, je rougirais de vous voir dans cet appareil, et de me voir moi, dans le miroir: votre rang vous met à l'abri de la crainte.

FLORIZEL. – Je bénis le jour où mon bon faucon a pris son vol au travers des métairies de votre père.

PERDITA. – Veuille Jupiter vous en donner sujet: pour moi, la différence entre nous me remplit de terreurs. Votre Grandeur n'a pas été accoutumée à la crainte. Je tremble en ce moment même à la seule idée que votre père, conduit par quelque hasard, vienne à passer par ici, comme vous avez fait. O fatalité! De quel oeil verraitil son noble ouvrage si pauvrement relié! Que dirait-il? ou comment soutiendrais-je moi, au milieu de mes splendeurs empruntées, le regard sévère de son auguste présence?

FLORIZEL. – Ne songez qu'au plaisir. Les dieux eux-mêmes, soumettant leur divinité à l'amour, ont emprunté la forme des animaux: Jupiter s'est métamorphosé en taureau, et a poussé des gémissements; le verdâtre Neptune est devenu bélier, et a fait entendre ses bêlements; et le dieu vêtu de feu, Apollon doré, s'est fait humble berger, tel que je parais être maintenant; jamais leurs métamorphoses n'eurent pour objet une plus rare beauté, ni des intentions aussi chastes. Mes désirs ne dépassent pas mon honneur, et mes sens ne sont pas plus ardents que ma bonne foi.

PERDITA. – Oui, mais, cher prince, votre résolution ne pourra tenir, quand une fois il lui faudra essuyer, comme cela est inévitable, toute l'opposition de la puissance du roi; et alors ce sera une alternative nécessaire, ou que vous changiez de dessein, ou que je cesse de vivre.

FLORIZEL. – Chère Perdita, je t'en conjure, n'assombris point, par ces réflexions forcées, la joie de la fête. Ou je serai à toi, ma belle, ou je ne serai plus à mon père; car je ne puis être à moi, ni à personne, si je ne suis pas à toi. C'est à cela que je resterai fidèle, quand les destins diraient non! Sois tranquille et joyeuse; étouffe ces pensées importunes par tout ce que tu vas voir tout à l'heure. Voilà vos hôtes qui viennent; prenez un air gai, comme si c'était aujourd'hui le jour de la célébration de ces noces, que nous nous sommes tous deux juré d'accomplir un jour.

PERDITA. – O fortune, sois-nous favorable!

(Entrent le berger, son fils, Mopsa, Dorcas, valets, Polixène et Camillo déguisés.)

FLORIZEL, à Perdita. – Voyez: vos hôtes s'avancent; préparez-vous à les recevoir gaiement, et que nos visages soient colorés par l'allégresse.

LE BERGER, à Perdita.– Fi donc! ma fille. Quand ma vieille femme vivait, elle était, dans un jour comme celui-ci, le panetiers, l'échanson, le cuisinier, la maîtresse et la servante tout ensemble; elle accueillait tout le monde, chantait sa chanson et dansait à son tour: tantôt ici au haut bout de la table, et tantôt au milieu; sur l'épaule de celui-ci, sur l'épaule de celui-là; le visage en feu de fatigue; et la liqueur qu'elle prenait pour éteindre ses feux, elle en buvait un coup à la santé de chacun. Et vous, vous êtes à l'écart comme si vous étiez un de ceux qu'on fête, et non pas l'hôtesse de l'assemblée. Je vous en prie, souhaitez la bienvenue à ces amis qui nous sont inconnus: c'est le moyen de nous rendre plus amis et d'augmenter notre connaissance. Allons, qu'on m'efface ces rougeurs, et présentez-vous pour ce que vous êtes, pour la maîtresse de la fête; allons, et faites-leur vos remerciements de venir à votre fête de la tonte, si vous voulez que votre beau troupeau prospère.

PERDITA, à Polixène et Camillo. – Monsieur, soyez le bienvenu: c'est la volonté de mon père que je me charge de faire les honneurs de cette fête. (A Camillo.) Vous êtes le bienvenu, monsieur. (A Dorcas.) Donne-moi les fleurs que tu as là. – Respectable seigneur, voilà du romarin et de la rue pour vous: ces fleurs conservent leur aspect et leur odeur pendant tout l'hiver; que la grâce et le souvenir15 soient votre partage; soyez les bienvenus à notre fête.

POLIXÈNE. – Bergère, et vous êtes une charmante bergère, vous avez bien raison de nous présenter, à nos âges, des fleurs d'hiver.

PERDITA. – Monsieur, l'année commence à être ancienne. – A cette époque, où l'été n'est pas encore expiré, où l'hiver transi n'est pas né non plus, les plus belles fleurs de la saison sont nos oeillets et les giroflées rayées, que quelques-uns nomment les bâtardes de la nature; mais, pour cette dernière espèce, il n'en croît point dans notre jardin rustique, et je ne me soucie pas de m'en procurer des boutures.

POLIXÈNE. – Pourquoi, belle fille, les méprisez-vous ainsi?

PERDITA. – C'est que j'ai ouï-dire qu'il y a un art qui, pour les bigarrer, en partage l'ouvrage avec la grande créatrice, la nature.

POLIXÈNE. – Eh bien! quand cela serait, il est toujours vrai qu'il n'est point de moyen de perfectionner la nature sans que ce moyen soit encore l'ouvrage de la nature. Ainsi, au-dessus de cet art que vous dites ajouter à la nature, il est un art qu'elle crée: vous voyez, charmante fille, que tous les jours nous marions une tendre tige avec le tronc le plus sauvage, et que nous savons féconder l'écorce du plus vil arbuste par un bouton d'une race plus noble; ceci est un art que perfectionne la nature, qui la change plutôt: l'art lui-même est encore la nature.

PERDITA. – Cela est vrai.

POLIXÈNE. – Enrichissez donc votre jardin de giroflées, et ne les traitez plus de bâtardes.

PERDITA. – Je n'enfoncerai jamais le plantoir dans la terre pour y mettre une seule tige de leur espèce, pas plus que je ne voudrais, si j'étais peinte, que ce jeune homme me dît que c'est bien et qu'il ne désirât m'épouser que pour cela. – Voici des fleurs pour vous: la chaude lavande, la menthe, la sauge, la marjolaine et le souci, qui se couche avec le soleil et se lève avec lui en pleurant. Ce sont les fleurs de la mi-été, et je crois qu'on les donne aux hommes d'un certain âge. Vous êtes les très-bienvenus.

CAMILLO. – Si j'étais un de vos moutons, je cesserais de paître et je ne vivrais que du plaisir de vous contempler.

PERDITA. – Allons donc! Hélas! vous deviendriez bientôt si maigre que le souffle des vents de janvier vous traverserait de part en part. (A Florizel.) Et vous, mon bon ami, je voudrais bien avoir quelques fleurs de printemps qui pussent convenir à votre jeunesse; et pour vous aussi, bergères, qui portez encore votre virginité sur vos tiges vierges. – O Proserpine! que n'ai-je ici les fleurs que, dans ta frayeur, tu laissas tomber du char de Pluton! Les narcisses, qui viennent avant que l'hirondelle ose se montrer, et qui captivent les vents de mars par leur beauté; les violettes, sombres, mais plus douces que les yeux bleus de Junon ou que l'haleine de Cythérée; les pâles primevères, qui meurent vierges avant qu'elles puissent voir le brillant Phébus dans sa force, malheur trop ordinaire aux jeunes filles; les superbes jonquilles et l'impériale; les lis de toute espèce, et la fleur de lis en est une; oh! je suis dépourvue de toutes ces fleurs pour vous faire des guirlandes et pour vous en couvrir tout entier, vous, mon doux ami.

FLORIZEL. – Quoi! comme un cadavre?

PERDITA. – Non pas, mais comme un gazon sur lequel l'amour doit jouer et s'étendre; non comme un cadavre, ou du moins pour être enseveli vivant dans mes bras. – Allons, prenez vos fleurs; il me semble que je fais ici le rôle que j'ai vu faire dans les Pastorales de la Pentecôte: sûrement cette robe que je porte change mon humeur.

FLORIZEL. – Ce que vous faites vaut toujours mieux que ce que vous avez fait. Quand vous parlez, ma chère, je voudrais vous entendre parler toujours; si vous chantez, je voudrais vous entendre; vous voir vendre et acheter, donner l'aumône, prier, régler votre maison, et tout faire en chantant; quand vous dansez, je voudrais que vous fussiez une vague de la mer, afin que vous pussiez toujours continuer, vous mouvoir toujours, toujours ainsi, et ne jamais faire autre chose: votre manière de faire, toujours plus piquante dans chaque mouvement, relève tellement tout ce que vous faites, que toutes vos actions réunies sont celles d'une reine.

PERDITA. – O Doriclès! vos louanges sont trop fortes: si votre jeunesse et la pureté de votre sang, qui se montre franchement sur vos joues, ne vous annonçaient pas clairement pour un berger exempt de fraude, j'aurais raison de craindre, mon Doriclès, que vous ne me fissiez la cour avec des mensonges.

FLORIZEL. – Je crois que vous avez aussi peu de raison de le craindre, que je songe peu moi-même à vous en donner des motifs. – Mais allons, notre danse, je vous prie. Votre main, ma Perdita; ainsi s'unit un couple de tourterelles, résolues de ne jamais se séparer.

 

PERDITA. – Je le jure pour elles.

POLIXÈNE. – Voilà la plus jolie petite paysanne qui ait foulé le vert gazon: elle ne fait pas un geste, elle n'a pas un maintien qui ne respire quelque chose de plus relevé que sa condition: elle est trop noble pour ce lieu.

CAMILLO. – Il lui dit quelque chose qui lui fait monter la rougeur sur les joues: en vérité, c'est la reine du lait et de la crème.

LE FILS DU BERGER. – Allons, la musique, jouez.

DORCAS, à part. – Mopsa doit être votre maîtresse: et un peu d'ail, pour préservatif contre ses baisers.

MOPSA. – Allons en mesure.

LE FILS DU BERGER. – Pas un mot, pas un mot: il s'agit aujourd'hui d'avoir de bonnes manières. – Allons, jouez.

(On exécute ici une danse de bergers et de bergères.)

POLIXÈNE. – Bon berger, dites-moi, je vous prie, quel est ce jeune paysan qui danse avec votre fille?

LE BERGER. – On l'appelle Doriclès, et il se vante de posséder de riches pâturages; je ne le tiens que de lui, mais je le crois: il a l'air de la vérité. Il dit qu'il aime ma fille: je le crois aussi, car jamais la lune ne s'est mirée dans les eaux aussi longtemps qu'on le voit debout, et lisant, pour ainsi dire, dans les yeux de ma fille; et à parler franchement, je crois qu'à un demi-baiser près on ne saurait choisir lequel des deux aime le mieux l'autre.

POLIXÈNE. – Elle danse avec grâce.

LE BERGER. – Elle fait de même tout ce qu'elle fait, quoique je le dise, moi, qui devrais le taire. Si le jeune Doriclès se décidait pour elle, elle lui apporterait ce à quoi il ne songe guère.

LE VALET, au fils du berger. – Ah! maître, si vous aviez entendu le colporteur à la porte, vous ne voudriez plus danser au son du tambourin ni du chalumeau: non, la cornemuse ne vous ferait plus d'impression. Il chante plusieurs airs différents plus vite que vous ne compteriez l'argent; il les débite comme s'il avait mangé des ballades et que toutes les oreilles fussent ouvertes à ses airs.

LE FILS DU BERGER. – Il ne pouvait pas venir plus à propos. Il faut qu'il entre; moi, j'aime de passion les ballades, quand c'est une histoire lamentable chantée sur un air joyeux, ou une histoire bien plaisante chantée sur un ton lamentable.

LE VALET. – Il a des chansons pour l'homme ou la femme de toutes grandeurs. Il n'y a pas de marchande de modes qui puisse aussi bien accommoder de gants ses pratiques: il a les plus jolies chansons d'amour pour les jeunes filles, et sans aucune licence, ce qui est étrange; et avec de si charmants refrains, de flon flon et lon lon la, et Tombe dessus, et puis pousse16; et dans le cas où quelque vaurien à la bouche béante voudrait, comme qui dirait, y entendre malice et casser grossièrement les vitres, il fait répondre à la fille: Finissez, ne me faites pas de mal, cher ami. Elle s'en débarrasse et lui fait lâcher prise avec: Finissez, ne me faites pas de mal, mon brave homme17.

POLIXÈNE. – Voilà un honnête garçon.

LE FILS DU BERGER. – Sur ma parole, tu parles d'un marchand bien ingénieux. A-t-il quelques marchandises fraîches?

LE VALET. – Il a des rubans de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, plus de pointes18 que n'en pourraient employer les avocats de la Bohême quand ils tomberaient sur lui à la grosse19, rubans de fil, cadis20, batistes, linons, etc., et il met toute sa boutique en chansons comme si c'était autant de dieux et de déesses; vous croiriez qu'une chemise est un ange, il chante les poignets et toute la broderie du jabot.

LE FILS DU BERGER. – Je t'en prie, amène-le-nous, et qu'il s'avance en chantant.

PERDITA. – Avertissez-le d'avance de ne pas se servir de mots inconvenants dans ses airs.

LE FILS DU BERGER. – Vous avez de ces colporteurs qui sont tout autre chose que ce que vous pourriez croire, ma soeur.

PERDITA. – Oui, mon cher frère, ou que je n'ai envie de le savoir.

AUTOLYCUS s'avance en chantant
 
Du linon aussi blanc que la neige,
Du crêpe noir comme le corbeau,
Des gants parfumés comme les roses de Damas,
Des masques pour la figure et pour le nez,
Des bracelets de verre, des colliers d'ambre,
Des parfums pour la chambre des dames,
Des coiffes dorées et des devants de corsages
Dont les garçons peuvent faire présent à leurs belles,
Des épingles et des agrafes d'acier,
Tout ce qu'il faut aux jeunes filles, des pieds à la tête.
Venez, achetez-moi; allons, venez acheter, venez acheter,
Achetez, jeunes gens, ou vos jeunes filles se plaindront.
Venez acheter, etc.
 

LE FILS DU BERGER. – Si je n'étais pas amoureux de Mopsa, tu n'aurais pas un sou de moi; mais, étant captivé comme je le suis, cela entraînera aussi la captivité de quelques rubans et de quelques paires de gants.

MOPSA. – On me les avait promis pour la fête, mais ils ne viendront pas encore trop tard à présent.

DORCAS. – Il vous a promis plus que cela, ou bien il y a des menteurs.

MOPSA. – Il vous a payé plus qu'il ne vous a promis, peut-être même davantage, et ce que vous rougiriez de lui rendre.

LE FILS DU BERGER. – Est-ce qu'il n'y a plus de retenue parmi nos jeunes filles? Porteront-elles leurs jupes là où on devrait voir leurs visages? N'avez-vous pas l'heure d'aller traire, celle de vous coucher ou d'aller au four pour éventer ces secrets, sans qu'il faille que vous veniez en jaser devant tous nos hôtes? Il est heureux qu'ils se parlent à l'oreille. Faites taire vos langues, et pas un mot de plus.

MOPSA. – J'ai fini. Allons, vous m'avez promis un joli lacet et une paire de gants parfumés.

LE FILS DU BERGER. – Ne vous ai-je pas dit comment on m'avait filouté en chemin et pris tout mon argent?

AUTOLYCUS. – Oh! oui, sûrement, monsieur, il y a des filous par les chemins, et il faut bien prendre garde à soi.

LE FILS DU BERGER. – N'aie pas peur, ami, tu ne perdras rien ici.

AUTOLYCUS. – Je l'espère bien, monsieur, car j'ai avec moi bien des paquets importants.

LE FILS DU BERGER. – Qu'as-tu là? des chansons?

MOPSA. – Oh! je t'en prie, achètes-en quelques-unes. J'aime une chanson imprimée à la fureur, car celles-là, nous savons qu'elles sont véritables.

AUTOLYCUS. – Tenez, en voilà une sur un air fort lamentable: comment la femme d'un usurier accoucha tout d'un coup de vingt sacs d'argent, et comment elle avait envie de manger des têtes de serpents et des crapauds grillés.

MOPSA. – Cela est-il vrai? le croyez-vous?

AUTOLYCUS. – Très-vrai, il n'y a pas un mois de cela.

DORCAS. – Les dieux me préservent d'épouser un usurier!

AUTOLYCUS. – Voilà le nom de la sage-femme au bas, une madame Porteconte; et il y avait cinq ou six honnêtes femmes qui étaient présentes. Pourquoi irais-je débiter des mensonges?

MOPSA, au jeune berger. – Oh! je t'en prie, achète-la.

LE FILS DU BERGER. – Allons, mets-la de côté, et voyons encore d'autres chansons; nous ferons les autres emplettes après.

AUTOLYCUS. – Voici une autre ballade d'un poisson qui se montra sur la côte, le mercredi quatre-vingts d'avril, à quarante mille brasses au-dessus de l'eau, et qui chanta cette ballade contre le coeur inflexible des filles. On a cru que c'était une femme qui avait été métamorphosée en poisson, pour ne pas avoir voulu aimer un homme amoureux d'elle: la ballade est vraiment touchante, et tout aussi vraie.

DORCAS. – Cela est vrai aussi? Le croyez-vous?

AUTOLYCUS. – Il y a le certificat de cinq juges de paix, et de témoins plus que n'en contiendrait ma balle.

LE JEUNE BERGER. – Mettez-la aussi de côté: une autre.

AUTOLYCUS. – Voici une chanson gaie, mais bien jolie.

MOPSA. – Ah! voyons quelques chansons gaies.

AUTOLYCUS. – Oh! c'est une chanson extrêmement gaie, et elle va sur l'air de: Deux filles aimaient un amant; il n'y a peut-être pas une fille dans la province qui ne la chante: on me la demande souvent, je puis vous dire.

MOPSA. – Nous pouvons la chanter tous deux; si vous voulez faire votre partie, vous allez entendre: elle est en trois parties.

DORCAS. – Nous avons eu cet air-là, il y a un mois.

AUTOLYCUS. – Je puis faire ma partie, vous savez que c'est mon métier: songez à bien faire la vôtre.

CHANSON.

AUTOLYCUS. – Sortez d'ici, car il faut que je m'en aille. – Où? c'est ce qu'il n'est pas bon que vous sachiez.

DORCAS. – Où?

MOPSA. – Où?

DORCAS. – Où?

MOPSA. – Vous devez, d'après votre serment, me dire tous vos secrets.

DORCAS. – Et à moi aussi; laissez-moi y aller.

MOPSA. – Tu vas à la grange, ou bien au moulin.

DORCAS. – Si tu vas à l'un ou à l'autre, tu as tort.

AUTOLYCUS. – Ni l'un ni l'autre.

DORCAS. – Comment! ni l'un ni l'autre?

AUTOLYCUS. – Ni l'un ni l'autre.

DORCAS. – Tu as juré d'être mon amant.

MOPSA. – Tu me l'as juré bien davantage. Ainsi, où vas-tu donc? Dis-moi, où?

LE FILS DU BERGER. – Nous chanterons tout à l'heure cette chanson à notre aise. – Mon père et nos hôtes sont en conversation sérieuse, et il ne faut pas les troubler; allons, apporte ta balle et suis-moi. Jeunes filles, j'achèterai pour vous deux. – Colporteur, ayons d'abord le premier choix. – Suivez-moi, mes belles.

AUTOLYCUS, à part. – Et vous payerez bien pour elles.

(Il chante.)
 
Voulez-vous acheter du ruban,
Ou de la dentelle pour votre pèlerine,
Ma jolie poulette, ma mignonne?
Ou de la soie, ou du fil,
Quelques jolis colifichets pour votre tête,
Des plus beaux, des plus nouveaux, des plus élégants?
Venez au colporteur;
L'argent est un touche à tout
Qui fait sortir les marchandises de tout le monde.
 
(Le jeune berger, Dorcas et Mopsa sortent ensemble pour choisir et acheter; Autolycus les suit.)
(Entre un valet.)

LE VALET. – Maître, il y a trois charretiers, trois bergers, trois chevriers, trois gardeurs de pourceaux qui se sont tous faits des hommes à poil: ils se nomment eux-mêmes des saltières21, et ils ont une danse qui est, disent les filles, comme une galimafrée de gambades, parce qu'elles n'en sont pas; mais elles ont elles-mêmes dans l'idée qu'elle plaira infiniment, pourvu qu'elle ne soit pas trop rude pour ceux qui ne connaissent que le jeu de boules.

LE BERGER. – Laisse-nous; nous ne voulons point de leur danse; on n'a déjà que trop folâtré ici. – Je sais, monsieur, que nous vous fatiguons.

 

POLIXÈNE. – Vous fatiguez ceux qui nous délassent; je vous prie, voyons ces quatre trios de gardeurs de troupeaux.

LE VALET. – Il y en a trois d'entre eux, monsieur, qui, suivant ce qu'ils racontent, ont dansé devant le roi; et le moins souple des trois ne saute pas moins de douze pieds et demi en carré.

LE BERGER. – Cesse ton babil; puisque cela plaît à ces honnêtes gens, qu'ils viennent; mais qu'ils se dépêchent.

LE VALET. – Hé! ils sont à la porte, mon maître.

(Ici les douze satyres paraissent et exécutent leur danse.)

POLIXÈNE, à part. – Oh! bon père, tu en sauras davantage dans la suite. – Cela n'a-t-il pas été trop loin? – Il est temps de les séparer. – Le bonhomme est simple, il en dit long. – (A Florizel.) Eh bien! beau berger, votre coeur est plein de quelque chose qui distrait votre âme du plaisir de la fête. – Vraiment, quand j'étais jeune et que je filais l'amour comme vous faites, j'avais coutume de charger ma belle de présents: j'aurais pillé le trésor de soie du colporteur, et l'aurais prodigué dans les mains de ma belle. – Vous l'avez laissé partir, et vous n'avez fait aucun marché avec lui. Si votre jeune fille allait l'interpréter mal, et prendre cet oubli pour un défaut d'amour ou de générosité, vous seriez fort embarrassé au moins pour la réponse, si vous tenez à conserver son attachement.

FLORIZEL. – Mon vieux monsieur, je sais qu'elle ne fait aucun cas de pareilles bagatelles. Les cadeaux qu'elle attend de moi sont emballés et enfermés dans mon coeur, dont je lui ai déjà fait don, mais que je ne lui ai pas encore livré. (A Perdita.) Ah! écoute-moi prononcer le voeu de ma vie devant ce vieillard, qui, à ce qu'il semble, aima jadis: je prends ta main, cette main aussi douce que le duvet de la colombe, et aussi blanche qu'elle, ou que la dent d'un Éthiopien et la neige pure repoussée deux fois par le souffle impétueux du nord.

POLIXÈNE. – Que veut dire ceci? Comme ce jeune berger semble laver avec complaisance cette main qui était déjà si blanche auparavant! – Je vous ai interrompu. – Mais revenez à votre protestation: que j'entende votre promesse.

FLORIZEL. – Écoutez, et soyez-en témoin.

POLIXÈNE. – Et mon voisin aussi que voilà?

FLORIZEL. – Et lui aussi, et d'autres que lui, et tous les hommes, la terre, les cieux et l'univers entier; soyez tous témoins que, fussé-je couronné le plus grand monarque du monde et le plus puissant, fussé-je le plus beau jeune homme qui ai fait languir les yeux, eussé-je plus de force et de science que n'en ait jamais eu un mortel, je n'en ferais aucun cas sans son amour, que je les emploierais tous et les consacrerais tous à son service, ou les condamnerais à périr.

POLIXÈNE. – Belle offrande!

CAMILLO. – Qui montre une affection durable.

LE BERGER. – Mais vous, ma fille, en dites-vous autant pour lui?

PERDITA. – Je ne puis m'exprimer aussi bien, pas à beaucoup près aussi bien, non, ni penser mieux; je juge de la pureté de ses sentiments sur celle des miens.

LE BERGER. – Prenez-vous les mains, c'est un marché fait. – Et vous, amis inconnus, vous en rendrez témoignage; je donne ma fille à ce jeune homme, et je veux que sa dot égale la fortune de son amant.

FLORIZEL. – Oh! la dot de votre fille doit être ses vertus. Après une certaine mort, j'aurai plus de richesses que vous ne pouvez l'imaginer encore, assez pour exciter votre surprise; mais, allons, unissons-nous en présence de ces témoins.

LE BERGER, à Florizel. – Allons, voire main. – Et vous, ma fille, la vôtre.

POLIXÈNE. – Arrêtez, berger; un moment, je vous en conjure. – (A Florizel.) Avez-vous un père?

FLORIZEL. – J'en ai un. – Mais que prétendez-vous?

POLIXÈNE. – Sait-il ceci?

FLORIZEL. – Il ne le sait pas et ne le saura jamais.

POLIXÈNE. – Il me semble pourtant qu'un père est l'hôte qui sied le mieux au festin des noces de son fils. Je vous prie, encore un mot: votre père n'est-il pas incapable de gouverner ses affaires? n'est-il pas tombé en enfance par les années et les catarrhes de l'âge? peut-il parler, entendre, distinguer un homme d'un autre, administrer son bien? n'est-il pas toujours au lit, incapable de rien faire que ce qu'il faisait dans son enfance?

FLORIZEL. – Non, mon bon monsieur, il est plein de santé, et il a même plus de forces que n'en ont la plupart des vieillards de son âge.

POLIXÈNE. – Par ma barbe blanche, si cela est, vous lui faites une injure qui ne sent pas trop la tendresse filiale: il est raisonnable que mon fils se choisisse lui-même une épouse; mais il serait de bonne justice aussi que le père, à qui il ne reste plus d'autre joie que celle de voir une belle postérité, fût un peu consulté dans pareille affaire.

FLORIZEL. – Je vous accorde tout cela; mais, mon vénérable monsieur, pour quelques autres raisons qu'il n'est pas à propos que vous sachiez, je ne donne pas connaissance de cette affaire à mon père.

POLIXÈNE. – Il faut qu'il en soit instruit.

FLORIZEL. – Il ne le sera point.

POLIXÈNE. – Je vous en prie, qu'il le soit.

FLORIZEL. – Non, il ne le faut pas.

LE BERGER. – Qu'il le soit, mon fils; il n'aura aucun sujet d'être fâché, quand il viendra à connaître ton choix.

FLORIZEL. – Allons, allons, il ne doit pas en être instruit. – Soyez seulement témoins de notre union.

POLIXÈNE, se découvrant. – De votre divorce, mon jeune monsieur, que je n'ose pas appeler mon fils. Tu es trop vil pour être reconnu, toi, l'héritier d'un sceptre, et qui brigues ici une houlette. – (Au père.) Toi, vieux traître, je suis fâché de ne pouvoir, en te faisant pendre, abréger ta vie que d'une semaine. – (A Perdita.) Et toi, jeune et belle séductrice, tu dois à la fin connaître malgré toi le royal fou auquel tu t'es attaquée.

LE BERGER. – O mon coeur!

POLIXÈNE. – Je ferai déchirer ta beauté avec des ronces, et je rendrai ta figure plus grossière que ton état. – Quant à toi, jeune étourdi, si jamais je m'aperçois que tu oses seulement pousser un soupir de regret de ne plus voir cette petite créature (comme c'est bien mon intention que tu ne la revoies jamais), je te déclare incapable de me succéder, et je ne te reconnaîtrai pas plus pour être de notre sang et de notre famille, que ne l'est tout autre descendant de Deucalion. Souviens-toi de mes paroles, et suis-nous à la cour. – Toi, paysan, quoique tu aies mérité notre colère, nous t'affranchissons pour le présent de son coup mortel. – Et vous, enchanteresse, assez bonne pour un pâtre, oui, et pour lui aussi, car il se rendrait indigne de nous s'il ne s'agissait de notre honneur, – si jamais tu lui ouvres à l'avenir l'entrée de cette cabane, ou que tu entoures son corps de tes embrassements, j'inventerai une mort aussi cruelle pour toi que tu es délicate pour elle.

(Il sort.)

PERDITA. – Perdue sans ressources, en un instant! Je n'ai pas été fort effrayée; une ou deux fois j'ai été sur le point de lui répondre, et de lui dire nettement que le même soleil qui éclaire son palais ne cache point son visage à notre chaumière, et qu'il les voit du même oeil. (A. Florizel.) Voulez-vous bien, monsieur, vous retirer? Je vous ai bien dit ce qu'il adviendrait de tout cela. Je vous prie, prenez soin de vous; ce songe que j'ai fait, j'en suis réveillée maintenant, et je ne veux plus jouer la reine en rien. – Mais je trairai mes brebis, et je pleurerai.

CAMILLO, au berger. – Eh bien! bon père, comment vous trouvez-vous? Parlez encore une fois avant de mourir.

LE BERGER. – Je ne peux ni parler, ni penser, et je n'ose pas savoir ce que je sais. (A Florizel.) Ah! monsieur, vous avez perdu un homme de quatre-vingt-trois ans, qui croyait descendre en paix dans sa tombe; oui, qui espérait mourir sur le lit où mon père est mort, et reposer auprès de ses honnêtes cendres; mais maintenant quelque bourreau doit me revêtir de mon drap mortuaire, et me mettre dans un lieu où nul prêtre ne jettera de la poussière sur mon corps. (A Perdita.) O maudite misérable! qui savais que c'était le prince, et qui as osé l'aventurer à unir ta foi à la sienne. – Je suis perdu! je suis perdu! Si je pouvais mourir en ce moment, j'aurais vécu pour mourir à l'instant où je le désire.

(Il sort.)

FLORIZEL, à Perdita. – Pourquoi me regardez-vous ainsi? Je ne suis qu'affligé, mais non pas effrayé. Je suis retardé, mais non changé. Ce que j'étais, je le suis encore. Plus on me retire en arrière, et plus je veux aller en avant: je ne suis pas mon lien avec répugnance.

CAMILLO. – Mon gracieux seigneur, vous connaissez le caractère de votre père. En ce moment il ne vous permettra aucune représentation; et je présume que vous ne vous proposez pas de lui en faire; il aurait aussi bien de la peine, je le crains, à soutenir votre vue; ainsi, jusqu'à ce que la fureur de Sa Majesté se soit calmée, ne vous présentez pas devant lui.

FLORIZEL. – Je n'en ai pas l'intention. Vous êtes Camillo, je pense?

CAMILLO. – Oui, seigneur.

PERDITA. – Combien de fois vous ai-je dit que cela arriverait? Combien de fois vous ai-je dit que mes grandeurs finiraient dès qu'elles seraient connues?

FLORIZEL. – Elles ne peuvent finir que par la violation de ma foi: et qu'alors la nature écrase les flancs de la terre l'un contre l'autre, qu'elle étouffe toutes les semences qu'elle renferme! Lève les yeux. – Effacez-moi de votre succession, mon père; mon héritage est mon amour.

CAMILLO. – Écoutez les conseils.

FLORIZEL. – Je les écoute; mais ce sont ceux de mon amour; si ma raison veut lui obéir, j'écoute la raison; sinon, mes sens, préférant la folie, lui souhaitent la bienvenue.

CAMILLO. – C'est là du désespoir, seigneur.

FLORIZEL. – Appelez-le de ce nom, si vous voulez; mais il remplit mon voeu; je suis forcé de le croire vertu. Camillo, ni pour la Bohême, ni pour toutes les pompes qu'on y peut recueillir, ni pour tout ce que le soleil éclaire, tout ce que le sein de la terre contient, ou ce que la mer profonde cache dans ses abîmes ignorés, je ne violerai les serments que j'ai faits à cette beauté que j'aime. Ainsi, je vous prie, comme vous avez toujours été l'ami honoré de mon père, lorsqu'il aura perdu la trace de son fils (car je le jure, j'ai l'intention de ne plus le revoir), tempérez sa colère par vos sages conseils. La fortune et moi nous allons lutter ensemble à l'avenir. Voici ce que vous pouvez savoir et redire, que je me suis lancé à la mer avec celle que je ne puis conserver ici sur le rivage; et, fort heureusement pour notre besoin, j'ai un vaisseau prêt à partir, qui n'était pas préparé pour ce dessein. Quant à la route que je veux tenir, il n'est d'aucun avantage pour vous de le savoir, ni d'aucun intérêt pour moi que vous puissiez le redire.

CAMILLO. – Ah! seigneur, je voudrais que votre caractère fût plus docile aux avis, ou plus fort pour répondre à votre nécessité.

FLORIZEL. – Écoutez, Perdita. (A Camillo.) Je vais vous entendre tout à l'heure.

CAMILLO, à part.– Il est inébranlable: il est décidé à fuir. Maintenant je serais heureux si je pouvais faire servir son évasion à mon avantage; le sauver du danger, lui prouver mon affection et mon respect; et parvenir ainsi à revoir ma chère Sicile, et cet infortuné roi, mon maître, que j'ai si grande soif de revoir.

15La rue était appelée l'herbe de grâce, et le romarin l'herbe du souvenir. On portait du romarin aux funérailles. On croyait jadis que cette plante fortifiait la mémoire.
16Noms de chansons de rondes anciennes.
17Autres titres de chansons.
18Points, pointes et points.
19By the grosse; si la traduction du mot est un peu hasardée, la pensée est juste.
20Espèce de drap dont les Arlésiennes font encore des cotillons un peu lourds pour le climat.
21Saltières pour satyres.