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Le conte d'hiver

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LÉONTES. – Et n'est-ce rien que de se parler à l'oreille? que d'appuyer joue contre joue? de mesurer leur nez ensemble? de se baiser les lèvres en dedans? d'étouffer un éclat de rire par un soupir? Et, signe infaillible d'un honneur profané, de faire chevaucher leur pied l'un sur l'autre? de se cacher ensemble dans les coins, de souhaiter que l'horloge aille plus vite? que les heures se changent en minutes et midi en minuit, que tous les yeux fussent aveuglés par une taie, hors les leurs, les leurs seulement, qui voudraient être coupables sans être vus: n'est-ce rien que tout cela? En ce cas, et le monde, et tout ce qu'il enferme, n'est donc rien non plus; ce ciel qui nous couvre n'est rien; la Bohême n'est rien; ma femme n'est rien, et tous ces riens ne signifient rien, si tout cela n'est rien.

CAMILLO. – Mon cher seigneur, guérissez-vous de cette funeste pensée, et au plus tôt, car elle est très-dangereuse.

LÉONTES. – C'est possible, mais c'est vrai.

CAMILLO. – Non, seigneur, non.

LÉONTES. – C'est vrai: vous mentez, vous mentez. Je te dis que tu mens, Camillo, et je te hais. Je te déclare un homme stupide, un misérable sans âme, ou un hypocrite qui temporise, qui peut voir de tes yeux indifféremment le bien et le mal, également enclin à tous les deux. Si le sang de ma femme était aussi corrompu que l'est son honneur, elle ne vivrait pas le temps qu'un sablier met à s'écouler.

CAMILLO. – Qui est donc son corrupteur?

LÉONTES. – Qui? Eh! celui qui la porte toujours pendue à son cou, comme une médaille, le roi de Bohême. Qui?.. Si j'avais autour de moi des serviteurs zélés et fidèles qui eussent des yeux pour voir mon honneur comme ils voient leurs profits et leurs intérêts personnels, ils feraient une chose qui couperait court à cette débauche. Oui, et toi, mon échanson, toi que j'ai tiré de l'obscurité et élevé au rang d'un grand seigneur, toi qui peux voir aussi clairement que le ciel voit la terre et que la terre voit le ciel, combien je suis outragé… Tu pourrais épicer une coupe pour procurer à mon ennemi un sommeil éternel, et cette potion serait un baume pour mon coeur.

CAMILLO. – Oui, seigneur, je pourrais le faire, et cela non avec une potion violente, mais avec une liqueur lente, dont les effets ne trahiraient pas la malignité, comme le poison. Mais je ne puis croire à cette souillure chez mon auguste maîtresse, si souverainement honnête et vertueuse. Je vous ai aimé, sire…

LÉONTES. – Eh bien! va en douter et pourrir à ton aise! – Me crois-tu assez inconséquent, assez troublé pour chercher à me tourmenter moi-même, pour souiller la pureté et la blancheur de mes draps, qui, en se conservant, procure le sommeil, mais qui, une fois tachée, devient des aiguillons, des épines, des orties et des queues de guêpes, – pour provoquer l'ignominie à propos du sang du prince mon fils, que je crois être à moi et que j'aime comme mon enfant, sans de mûres et convaincantes raisons qui m'y forcent, dis, voudrais-je le faire? Un homme peut-il s'égarer ainsi?

CAMILLO. – Je suis obligé de vous croire, seigneur, et je vous débarrasserai du roi de Bohême, pourvu que, quand il sera écarté, Votre Majesté consente à reprendre la reine et à la traiter comme auparavant, ne fût-ce que pour l'intérêt de votre fils et pour imposer par là silence à l'injure des langues dans les cours et les royaumes connus du vôtre et qui vous sont alliés.

LÉONTES. – Tu me conseilles là précisément la conduite que je me suis prescrite à moi-même. Je ne porterai aucune atteinte à son honneur, aucune.

CAMILLO. – Allez donc, seigneur, et montrez au roi de Bohême et à votre reine le visage serein que l'amitié porte dans les fêtes. C'est moi qui suis l'échanson de Polixène: s'il reçoit de ma main un breuvage bienfaisant, ne me tenez plus pour votre serviteur.

LÉONTES. – C'est assez: fais cela, et la moitié de mon coeur est à toi; si tu ne le fais pas, tu perces le tien.

CAMILLO. – Je le ferai, seigneur.

LÉONTES. – J'aurai l'air amical, comme tu me le conseilles. (Il sort.)

CAMILLO, seul. – O malheureuse reine! – Mais moi, à quelle position suis-je réduit? – Il faut que je sois l'empoisonneur du vertueux Polixène; et mon motif pour cette action, c'est l'obéissance à un maître, à un homme qui, en guerre contre lui-même, voudrait que tous ceux qui lui appartiennent fussent de même. – En faisant cette action, j'avance ma fortune. – Quand je pourrais trouver l'exemple de mille sujets qui auraient frappé des rois consacrés et prospéré ensuite, je ne le ferais pas encore; mais puisque ni l'airain, ni le marbre, ni le parchemin ne m'en offrent un seul, que la scélératesse elle-même se refuse à un tel forfait… il faut que j'abandonne la cour; que je le fasse ou que je ne le fasse pas, ma ruine est inévitable. Étoiles bienfaisantes, luisez à présent sur moi! Voici le roi de Bohême.

(Entre Polixène.)

POLIXÈNE. – Cela est étrange! Il me semble que ma faveur commence à baisser ici! Ne pas me parler! – Bonjour, Camillo.

CAMILLO. – Salut, noble roi.

POLIXÈNE. – Quelles nouvelles à la cour?

CAMILLO. – Rien d'extraordinaire, seigneur.

POLIXÈNE. – A l'air qu'a le roi, on dirait qu'il a perdu une province, quelque pays qu'il chérissait comme lui-même. Je viens dans le moment même de l'aborder avec les compliments accoutumés; lui, détournant ses yeux du côté opposé, et donnant à sa lèvre abaissée le mouvement du mépris, s'éloigne rapidement de moi, me laissant à mes réflexions sur ce qui a pu changer ainsi ses manières.

CAMILLO. – Je n'ose pas le savoir, seigneur…

POLIXÈNE. – Comment, vous n'osez pas le savoir! vous n'osez pas? Vous le savez, et vous n'osez pas le savoir pour moi? C'est là ce que vous voulez dire; car pour vous, ce que vous savez, il faut bien que vous le sachiez, et vous ne pouvez pas dire que vous n'osez pas le savoir. Cher Camillo, votre visage altéré est pour moi un miroir où je lis aussi le changement du mien; car il faut bien que j'aie quelque part à cette altération en trouvant ma position changée en même temps.

CAMILLO. – Il y a un mal qui met le désordre chez quelques-uns de nous, mais je ne puis nommer ce mal, et c'est de vous qu'il a été gagné, de vous qui pourtant vous portez fort bien.

POLIXÈNE. – Comment! gagné de moi? N'allez pas me prêter le regard du basilic: j'ai envisagé des milliers d'hommes qui n'ont fait que prospérer par mon coup d'oeil, mais je n'ai donné la mort à aucun. Camillo… comme il est certain que vous êtes un gentilhomme plein de science et d'expérience, ce qui orne autant notre noblesse que peuvent le faire les noms illustres de nos aïeux, qui nous ont transmis la noblesse par héritage, je vous conjure, si vous savez quelque chose qu'il soit de mon intérêt de connaître, de m'en instruire; ne me le laissez pas ignorer en l'emprisonnant dans le secret.

CAMILLO. – Je ne puis répondre.

POLIXÈNE. – Une maladie gagnée de moi, et cependant je me porte bien! Il faut que vous me répondiez, entendez-vous, Camillo? Je vous en conjure, au nom de tout ce que l'honneur permet (et cette prière que je vous fais n'est pas des dernières qu'il autorise), je vous conjure de me déclarer quel malheur imprévu tu devines être prêt de se glisser sur moi, à quelle distance il est encore, comment il s'approche, quel est le moyen de le prévenir, s'il y en a; sinon, quel est celui de le mieux supporter.

CAMILLO. – Seigneur, je vais vous le dire, puisque j'en suis sommé au nom de l'honneur et par un homme que je crois plein d'honneur. Faites donc attention à mon conseil, qui doit être aussi promptement suivi que je veux être prompt à vous le donner, ou nous n'avons qu'à nous écrier, vous et moi: Nous sommes perdus! Et adieu.

POLIXÈNE. – Poursuivez, cher Camillo.

CAMILLO. – Je suis l'homme chargé de vous tuer.

POLIXÈNE. – Par qui, Camillo?

CAMILLO. – Par le roi.

POLIXÈNE. – Pourquoi?

CAMILLO. – Il croit, ou plutôt il jure avec conviction, comme s'il l'avait vu de ses yeux ou qu'il eût été l'agent employé pour vous y engager, que vous avez eu un commerce illicite avec la reine.

POLIXÈNE. – Ah! si cela est vrai, que mon sang se tourne en liqueur venimeuse et que mon nom soit accouplé au nom de celui qui a trahi le meilleur de tous; que ma réputation la plus pure se change en une odeur infecte qui offense les sens les plus obtus, en quelque lieu que je me présente, et que mon approche soit évitée et plus abhorrée que la plus contagieuse peste dont l'histoire ou la tradition aient jamais parlé!

CAMILLO. – Jurez, pour le dissuader, par toutes les étoiles du ciel et par toutes leurs influences; vous pourriez aussi bien empêcher la mer d'obéir à la lune que réussir à écarter par vos serments ou ébranler par vos avis le fondement de sa folie: elle est appuyée sur sa folie, et elle durera autant que son corps.

POLIXÈNE. – Comment cette idée a-t-elle pu se former?

CAMILLO. – Je l'ignore, mais je suis certain qu'il est plus sûr d'éviter ce qui est formé que de s'arrêter à chercher comment cela est né. Si donc vous osez vous fier à mon honnêteté, qui réside enfermée dans ce corps, que vous emmènerez avec vous en otage, partons cette nuit: j'informerai secrètement de l'affaire vos serviteurs, et je saurai les faire sortir de la ville par deux ou par trois à différentes poternes. Quant à moi, je dévoue mon sort à votre service, perdant ici ma fortune par cette confidence. Ne balancez pas; car, par l'honneur de mes parents, je vous ai dit la vérité: si vous en cherchez d'autres preuves, je n'ose pas rester à les attendre; et vous ne serez pas plus en sûreté qu'un homme condamné par la propre bouche du roi, et dont il a juré la mort.

POLIXÈNE. – Je te crois. J'ai vu son coeur sur son visage. Donne-moi ta main, sois mon guide, et ta place sera toujours à côté de la mienne. Mes vaisseaux sont prêts, et il y a deux jours que mes gens attendaient mon départ de cette cour. – Cette jalousie a pour objet une créature bien précieuse; plus elle est une personne rare, plus cette jalousie doit être extrême: et plus il est puissant, plus elle doit être violente; il s'imagine qu'il est déshonoré par un homme qui a toujours professé d'être son ami; sa vengeance doit donc, par cette raison, en être plus cruelle. La crainte m'environne de ses ombres; qu'une prompte fuite soit mon salut et sauve la gracieuse reine, le sujet des pensées de Léontes, mais qui est sans raison l'objet de ses injustes soupçons. Viens, Camillo; je te respecterai comme mon père, si tu parviens à sauver ma vie de ces lieux. Fuyons.

 

CAMILLO. – J'ai l'autorité de demander les clefs de toutes les poternes: que Votre Majesté profite des moments: le temps presse; allons, seigneur, partons. (Ils sortent.)

FIN DU PREMIER ACTE

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I

Sicile. – Même lieu que l'acte précédent
Entrent HERMIONE, MAMILIUS, Dames

HERMIONE. – Prenez-moi cet enfant avec vous; il me fatigue au point que je n'y peux plus tenir.

PREMIÈRE DAME. – Allons, venez, mon gracieux seigneur. Sera-ce moi qui serai votre camarade de jeu?

MAMILIUS. – Non, je ne veux point de vous.

PREMIÈRE DAME. – Pourquoi cela, mon cher petit prince?

MAMILIUS. – Vous m'embrassez trop fort, et puis vous me parlez comme si j'étais un petit enfant. (A la seconde dame.) Je vous aime mieux, vous.

SECONDE DAME. – Et pourquoi cela, mon prince?

MAMILIUS. – Ce n'est pas parce que vos sourcils sont plus noirs; cependant des sourcils noirs, à ce qu'on dit, siéent le mieux à certaines femmes, pourvu qu'ils ne soient pas trop épais, mais qu'ils fassent un demi-cercle ou un croissant tracé avec une plume.

SECONDE DAME. – Qui vous a appris cela?

MAMILIUS. – Je l'ai appris sur le visage des femmes. – Dites-moi, je vous prie, de quelle couleur sont vos sourcils?

PREMIÈRE DAME. – Bleus, seigneur.

MAMILIUS. – Oh! c'est une plaisanterie que vous faites: j'ai bien vu le nez d'une femme qui était bleu, mais non pas ses sourcils.

SECONDE DAME. – Écoutez-moi. La reine votre mère va fort s'arrondissant: nous offrirons un de ces jours nos services à un beau prince nouveau-né; vous seriez bien content alors de jouer avec nous, si nous voulions de vous.

PREMIÈRE DAME. – Il est vrai qu'elle prend depuis peu une assez belle rondeur: puisse-t-elle rencontrer une heure favorable!

HERMIONE. – De quels sages propos est-il question entre vous? Venez, mon ami; je veux bien de vous à présent; je vous prie, venez vous asseoir auprès de nous, et dites-nous un conte.

MAMILIUS. – Faut-il qu'il soit triste ou gai?

HERMIONE. – Aussi gai que vous voudrez.

MAMILIUS. – Un conte triste va mieux en hiver; j'en sais un d'esprits et de lutins.

HERMIONE. – Contez-nous celui-là, mon fils: allons, venez vous asseoir. – Allons, commencez et faites de votre mieux pour m'effrayer avec vos esprits; vous êtes fort là-dessus.

MAMILIUS. – Il y avait une fois un homme…

HERMIONE. – Asseyez-vous donc là… Allons, continuez.

MAMILIUS. – Qui demeurait près du cimetière. – Je veux le conter tout bas: les grillons qui sont ici ne l'entendront pas.

HERMIONE. – Approchez-vous donc, et contez-le-moi à l'oreille.

(Entrent Léontes, Antigone, seigneurs et suite.)

LÉONTES. – Vous l'avez rencontré là? et sa suite? et Camillo avec lui?

UN DES COURTISANS. – Derrière le bosquet de sapins: c'est là que je les ai trouvés; jamais je n'ai vu hommes courir si vite. Je les ai suivis des yeux jusqu'à leurs vaisseaux.

LÉONTES. – Combien je suis heureux dans mes conjectures et juste dans mes soupçons! – Hélas! plût au ciel que j'eusse moins de pénétration! Que je suis à plaindre de posséder ce don! – Il peut se trouver une araignée noyée au fond d'une coupe, un homme peut boire la coupe, partir et n'avoir pris aucun venin, car son imagination n'en est point infectée; mais si l'on offre à ses yeux l'insecte abhorré, et si on lui fait connaître ce qu'il a bu, il s'agite alors, il tourmente et son gosier et ses flancs de secousses et d'efforts. – Moi j'ai bu et j'ai vu l'araignée. – Camillo le secondait dans cette affaire; c'est lui qui est son entremetteur. – Il y a un complot tramé contre ma vie et ma couronne. – Tout ce que soupçonnait ma défiance est vrai. – Ce perfide scélérat que j'employais était engagé d'avance par l'autre: il lui a découvert mon dessein; et moi, je reste un simple mannequin dont ils s'amusent à leur gré. – Comment les poternes se sont-elles si facilement ouvertes?

LE COURTISAN. – Par la force de sa grande autorité, qui s'est fait obéir ainsi plus d'une fois d'après vos ordres.

LÉONTES. – Je ne le sais que trop. – Donnez-moi cet enfant. (A Hermione.) Je suis bien aise que vous ne l'ayez pas nourri; quoiqu'il ait quelques traits de moi, cependant il y a en lui trop de votre sang.

HERMIONE. – Que voulez-vous dire? Est-ce un badinage?

LÉONTES. – Qu'on emmène l'enfant d'ici: je ne veux pas qu'il approche d'elle; emmenez-le. – Et qu'elle s'amuse avec celui dont elle est enceinte; car c'est Polixène qui vous a ainsi arrondie.

HERMIONE. – Je dirais seulement que ce n'est pas lui, que je serais bien sûre d'être crue de vous sur ma parole, quand vous affecteriez de prétendre le contraire.

LÉONTES. – Vous, mes seigneurs, considérez-la, observez-la bien; dites si vous voulez: C'est une belle dame, mais la justice qui est dans vos coeurs vous fera ajouter aussitôt: C'est bien dommage qu'elle ne soit pas honnête ni vertueuse! Ne louez en elle que la beauté de ses formes extérieures, qui, sur ma parole, méritent de grands éloges; mais ajoutez de suite un haussement d'épaules, un murmure entre vos dents, une exclamation, et toutes ces petites flétrissures que la calomnie emploie; oh! je me trompe, c'est la pitié qui s'exprime ainsi, car la calomnie flétrit la vertu même. – Que ces haussements d'épaules, ces murmures, ces exclamations surviennent et se placent immédiatement après que vous aurez dit: Qu'elle est belle! et avant que vous puissiez ajouter: Qu'elle est honnête! Qu'on apprenne seulement ceci de moi, qui ai le plus sujet de gémir que cela soit: c'est une adultère.

HERMIONE. – Si un scélérat parlait ainsi, le scélérat le plus accompli du monde entier, il en serait plus scélérat encore: vous, seigneur, vous ne faites que vous tromper.

LÉONTES. – Vous vous êtes trompée, madame, en prenant Polixène pour Léontes. O toi, créature… je ne veux pas t'appeler du nom qui te convient, de crainte que la grossièreté barbare, s'autorisant de mon exemple, ne se permette un pareil langage, sans égard pour le rang, et n'oublie la distinction que la politesse doit mettre entre le prince et le mendiant. – J'ai dit qu'elle est adultère, j'ai dit avec qui: elle est plus encore, elle est traître à son roi, et Camillo est son complice, un homme qui sait ce qu'elle devrait rougir de savoir, quand le secret en serait réservé à elle seule et à son vil amant. Camillo sait qu'elle est une profanatrice du lit nuptial, et aussi corrompue que ces femmes à qui le vulgaire prodigue des noms énergiques; oui, de plus elle est complice de leur récente évasion.

HERMIONE. – Non, sur ma vie, je n'ai aucune part à tout cela. Combien vous aurez de regret, quand vous viendrez à être mieux instruit, de m'avoir ainsi diffamée publiquement! Mon cher seigneur, vous aurez bien de la peine à me faire une réputation suffisante en disant que vous vous êtes trompé.

LÉONTES. – Non, non, si je me trompe, d'après les preuves sur lesquelles je me fonde, le centre de la terre n'est pas assez fort pour porter la toupie d'un écolier. – Emmenez-la en prison; celui qui parlera pour elle se rend coupable seulement pour avoir parlé.

HERMIONE. – Il y a quelque planète malfaisante qui domine dans le ciel. Je dois attendre avec patience que le ciel présente un aspect plus favorable. – Chers seigneurs, je ne suis point sujette aux pleurs, comme l'est ordinairement notre sexe; peut-être que le défaut de ces vaines larmes tarira votre pitié; mais je porte logé là (elle montre son coeur) cette douleur de l'honneur blessé qui brûle trop fort pour qu'elle puisse être éteinte par les larmes. Je vous conjure tous, seigneurs, de me juger sur les pensées les plus honorables que votre charité pourra vous inspirer: et que la volonté du roi s'accomplisse.

LÉONTES, aux gardes. – Serai-je obéi?

HERMIONE. – Quel est celui de vous qui vient avec moi? – Je demande en grâce à Votre Majesté que mes femmes m'accompagnent; car vous voyez que mon état le réclame. (A ses femmes.) Ne pleurez point, pauvres amies, il n'y a point de sujet: quand vous apprendrez que votre maîtresse a mérité la prison, fondez en larmes quand j'y serai conduite; mais cette accusation-ci ne peut tourner qu'à mon plus grand honneur. – Adieu, seigneur: jamais je n'avais souhaité de vous voir affligé; mais aujourd'hui, j'ai confiance que cela m'arrivera. – Venez, mes femmes; vous en avez la permission.

LÉONTES. – Allez, exécutez nos ordres. – Allez-vous-en.

(Les gardes conduisent la reine accompagnée de ses femmes.)

UN SEIGNEUR. – J'en conjure Votre Majesté, rappelez la reine.

ANTIGONE. – Soyez bien sûr de ce que vous faites, seigneur, de crainte que votre justice ne se trouve être de la violence. Trois grands personnages sont ici compromis, vous-même, votre reine et votre fils.

LE SEIGNEUR. – Pour elle, seigneur, j'ose engager ma vie, et je le ferai si vous voulez l'accepter, que la reine est sans tache aux yeux du ciel et envers vous; je veux dire innocente de ce dont vous l'accusez.

ANTIGONE. – S'il est prouvé qu'elle ne le soit pas, j'établirai mon domicile à côté de ma femme, j'irai toujours accouplé avec elle; je ne me fierai à elle que lorsque je la sentirai et la verrai: si la reine est infidèle, il n'y a plus un pouce de la femme, – que dis-je? une drachme de sa chair qui ne soit perfide.

LÉONTES. – Taisez-vous.

LE SEIGNEUR. – Mon cher souverain…

ANTIGONE. – C'est pour vous que nous parlons, et non pas pour nous. Vous êtes trompé par quelque instigateur qui sera damné pour sa peine: si je connaissais ce lâche, je le damnerais déjà dans ce monde. – Si son honneur est souillé… j'ai trois filles; l'aînée a onze ans, la seconde neuf, et la cadette environ cinq: si cette accusation se trouve fondée, elles me le payeront, sur mon honneur; je les mutile toutes trois: elles ne verront pas l'âge de quatorze ans pour enfanter des générations bâtardes: elles sont mes cohéritières, et je me mutilerais plutôt moi-même que de souffrir qu'elles ne produisent pas des enfants légitimes.

LÉONTES. – Cessez; plus de vaines paroles; vous ne sentez mon affront qu'avec des sens aussi froids que le nez d'un mort: mais moi, je le vois, je le sens; sentez ce que je vous fais, et voyez en même temps la main qui vous touche6.

ANTIGONE. – Si cela est vrai, nous n'avons pas besoin de tombeau pour ensevelir la vertu: il n'y en a pas un seul grain pour adoucir l'aspect de cette terre fangeuse.

LÉONTES. – Quoi! ne m'en croit-on pas sur parole?

LE SEIGNEUR. – J'aimerais bien mieux que ce fût vous qu'on refusât de croire sur ce point, seigneur, plutôt que moi, et je serais bien plus satisfait de voir son honneur justifié que votre soupçon, quelque blâmé que vous en pussiez être.

LÉONTES. – Eh! qu'avons-nous besoin aussi de vous consulter là-dessus? Que ne suivons-nous plutôt l'instinct qui nous force à le croire? Notre prérogative n'exige point vos conseils: c'est notre bonté naturelle qui vous fait cette confidence; et si (soit par stupidité, ou par une adroite affectation) vous ne voulez pas ou ne pouvez pas goûter et sentir la vérité comme nous, apprenez que nous n'avons plus besoin de vos avis. L'affaire, la conduite à suivre, la perte ou le gain, tout nous est personnel.

ANTIGONE. – Et je souhaiterais, mon souverain, que vous eussiez jugé cette affaire dans le silence de votre jugement, sans en rien communiquer à personne.

 

LÉONTES. – Comment cela se pouvait-il? Ou l'âge a renforcé votre ignorance, ou vous êtes né stupide. Ne sommes-nous pas autorisés dans notre conduite par la fuite de Camillo, jointe à leur familiarité, qui était palpable autant que peut être une chose qui n'a plus besoin que d'être vue pour être prouvée, tant les circonstances étaient évidentes? Rien ne manquait à l'évidence, que d'avoir vu la chose. Cependant, pour une plus forte confirmation (car, dans une affaire de cette importance, la précipitation serait lamentable), j'ai envoyé en hâte à la ville sacrée de Delphes, au temple d'Apollon, Dion et Cléomène, dont vous connaissez le mérite plus que suffisant. Ainsi c'est l'oracle qui me dictera la marche à suivre, et ce conseil spirituel, une fois obtenu, m'arrêtera ou me poussera en avant. Ai-je bien fait?

LE SEIGNEUR. – Très-bien, seigneur.

LÉONTES. – Quoique je sois convaincu et que je n'aie pas besoin d'en savoir plus que je n'en sais, cependant l'oracle servira à tranquilliser les esprits des autres, et ceux dont l'ignorante crédulité se refuse à voir la vérité. Ainsi nous avons trouvé convenable qu'elle fût séparée de notre personne et emprisonnée, de peur qu'elle ne soit chargée d'accomplir la trahison tramée par les deux complices qui ont pris la fuite. Allons, suivez-nous; nous devons parler au peuple; car cette affaire va nous mettre tous en mouvement.

ANTIGONE, à part. – Pour finir par en rire, à ce que je présume, si la bonne vérité était connue.

(Ils sortent.)
6Il y avait ici quelque geste indiqué pour l'acteur, peut-être celui de mettre deux doigts sur la tête d'Antigone en forme de cornes.