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Antoine et Cléopâtre

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SCÈNE VIII

Une plaine près d'Actium
Entrent CÉSAR, TAURUS, officiers et autres

CÉSAR. – Taurus!

TAURUS. – Seigneur!

CÉSAR. – N'agis point sur terre; reste tranquille, et ne provoque pas le combat que l'affaire ne soit décidée sur mer: ne dépasse pas les ordres de ce parchemin, notre fortune en dépend.

(Ils sortent.)
(Entrent Antoine et Énobarbus.)

ANTOINE. – Plaçons nos escadrons de ce côté de la montagne, en face de l'armée de César; de ce poste, nous pourrons découvrir le nombre de ses vaisseaux et agir en conséquence.

(Ils sortent.)
(Canidius traverse le théâtre d'un côté avec son armée de terre, et Taurus, lieutenant de César, passe de l'autre côté, dès qu'ils ont disparu on entend le bruit d'un combat naval.)

ÉNOBARBUS rentre. – Tout est perdu! tout est perdu! Je n'en puis voir davantage. L'Antoniade25, le vaisseau amiral de la flotte égyptienne tourne son gouvernail et fuit avec les soixante autres vaisseaux. Ce spectacle a foudroyé mes yeux.

(Entre Scarus.)

SCARUS. – Dieux et déesses, et tout ce qu'il y a de puissances dans l'Olympe!

ÉNOBARBUS. – Quel est ce transport?

SCARUS. – La plus belle part de l'univers est perdue par pure ignorance. Nous avons perdu royaumes et provinces pour des baisers.

ÉNOBARBUS. – Où en est le combat?

SCARUS. – De notre côté, comme la peste lorsqu'on a vu les boutons et que la mort est certaine. Cette infâme prostituée d'Égypte, que la lèpre saisisse, au fort de l'action, lorsque les avantages semblaient jumeaux, tous deux semblables, et que nous semblions même être l'aîné, je ne sais quel taon26 la pique comme une génisse au mois de juin, mais elle fait hausser les voiles et fuit.

ÉNOBARBUS. – J'en ai été témoin; mes yeux, rendus malades par ce spectacle, n'ont pu en soutenir plus longtemps la vue.

SCARUS. – À peine a-t-elle cinglé, en s'enfuyant, qu'Antoine, noble victime de ses enchantements, déploie les ailes de son vaisseau, et, comme un insensé, abandonne le combat au fort de la mêlée, et fuit sur ses traces. Je n'ai jamais vu d'action si honteuse. Jamais l'expérience, la bravoure et l'honneur ne se sont aussi indignement trahis.

ÉNOBARBUS. – Hélas! hélas!

CANIDIUS arrive. – Notre fortune sur mer est aux abois et s'abîme de la manière la plus lamentable. Si notre général s'était souvenu de ce qu'il fut jadis, tout allait à merveille. Oh! il nous a donné bien lâchement l'exemple de la fuite!

ÉNOBARBUS, à part. – Oui. Ah! en êtes vous là? En ce cas, bonsoir; adieu.

CANIDIUS. – Ils fuient vers le Péloponèse.

SCARUS. – Cela est aisé; et j'irai aussi attendre là l'événement.

CANIDIUS. – Je vais me rendre à César avec mes légions et ma cavalerie; déjà six rois m'ont donné l'exemple de la soumission.

ÉNOBARBUS. – Je veux suivre encore la fortune chancelante d'Antoine, quoique la prudence me conseille le contraire.

(Ils sortent par différents côtés.)

SCÈNE IX

Alexandrie. – Appartement du palais
ANTOINE et sa suite

ANTOINE. – Écoutez, la terre me défend de la fouler plus longtemps. Elle a honte de me porter! Approchez, mes amis; je me suis si fort attardé27 dans le monde que j'ai perdu ma route pour jamais. – Il me reste un vaisseau chargé d'or, prenez-le; partagez-le entre vous. Fuyez, et allez faire votre paix avec César.

TOUS. – Fuir? Non, pas nous.

ANTOINE. – J'ai bien fui moi-même, et j'ai appris aux lâches à se sauver et à montrer leur dos à l'ennemi. Amis, quittez-moi; je suis décidé à suivre une voie dans laquelle je n'ai aucun besoin de vous. Allez. Mon trésor est dans le port; prenez-le. – Oh! j'ai suivi celle que je rougis maintenant d'envisager! Mes cheveux eux-mêmes se révoltent, car mes cheveux blancs reprochent aux cheveux bruns leur imprudence, et ceux-ci reprochent aux autres leur lâcheté et leur folie. – Mes amis, quittez-moi; je vous donnerai des lettres pour quelques amis, qui vous faciliteront l'accès auprès de César. Je vous en conjure, ne vous affligez point: ne me parlez pas de votre répugnance, suivez le conseil que mon désespoir vous donne bien haut; abandonnez ceux qui s'abandonnent eux-mêmes. Descendez tout droit au rivage. Je vais dans un instant vous mettre en possession de ce trésor et de ce vaisseau. – Laissez-moi, je vous prie, un moment. – Je vous en conjure, laissez-moi; je vous en prie, car j'ai perdu le droit de vous commander. Je vous rejoindrai tout à l'heure.

(Il s'assied.)
(Entrent Éros, et Cléopâtre soutenue par Charmiane et Iras.)

ÉROS. – Oui, madame, approchez-vous; venez, consolez-le.

IRAS. – Consolez-le, chère reine.

CHAHMIANE. – Le consoler! Oui, sans doute.

CLÉOPÂTRE. – Laissez-moi m'asseoir. O Junon!

ANTOINE. – Non, non, non, non.

ÉROS. – La voyez-vous, seigneur?

ANTOINE, détournant les yeux. – Oh! loin de moi, loin, loin!

CHARMIANE. – Madame…

IRAS. – Madame, chère souveraine…

ÉROS. – Seigneur, seigneur!

ANTOINE. – Oui, mon seigneur, oui, vraiment. – Il portait à Philippes son épée dans le fourreau, comme un danseur, tandis que je frappais le vieux et maigre Cassius, et ce fut moi qui donnai la mort au frénétique Brutus28. Lui, il n'agissait que par des lieutenants et n'avait aucune expérience des grands exploits de la guerre; et aujourd'hui… – N'importe.

CLÉOPÂTRE. – Ah! restez-là.

ÉROS. – La reine, seigneur, la reine!

IRAS. – Avancez vers lui, madame. Parlez-lui. Il est hors de lui, il est accablé par la honte.

CLÉOPÂTRE. – Allons, soutenez-moi donc. – Oh!

ÉROS. – Noble seigneur, levez-vous: la reine s'approche; sa tête est penchée et la mort va la saisir; mais vous pouvez la consoler et la rappeler à la vie.

ANTOINE. – J'ai porté un coup mortel à ma réputation! le coup le plus lâche…

ÉROS. – Seigneur, la reine…

ANTOINE. – O Égyptienne, où m'as-tu conduit? Vois, je cherche à dérober mon ignominie à tes yeux, en jetant mes regards en arrière, sur ce que j'ai laissé derrière moi, plongé dans le déshonneur.

CLÉOPÂTRE. – Ah! seigneur, seigneur, pardonnez à mes timides vaisseaux; j'étais loin de prévoir que vous me suivriez.

ANTOINE. – Égyptienne, tu savais trop bien que mon coeur était attaché au gouvernail de ton vaisseau, et que tu me traînerais à la remorque. Tu connaissais ton empire absolu sur mon âme, et tu savais qu'un signe de toi m'eût fait désobéir aux ordres des dieux mêmes.

CLÉOPÂTRE. – Oh! pardonne-moi!

ANTOINE. – Maintenant il faut que j'envoie d'humbles propositions à ce jeune homme. Il faut que je supplie, que je rampe dans tous les détours de l'humiliation; moi qui gouvernais, en me jouant, la moitié de l'univers, qui créais et anéantissais, à mon gré, les fortunes! Tu savais trop à quel point tu avais asservi mon âme, et que mon épée, affaiblie par ma passion, lui obéirait toujours.

CLÉOPÂTRE. – Oh! pardon.

ANTOINE. – Ah! ne pleure pas; une seule de tes larmes vaut tout ce que j'ai jamais pu gagner ou perdre: donne-moi un baiser, il me paye de tout. – Nous avons envoyé notre maître d'école29. – Est-il de retour? – Ma bien-airnée, je me sens abattu. Un peu de vin là-dedans et quelques aliments. – La fortune sait que plus elle me menace, et plus je la brave.

SCÈNE X

Le camp de César en Égypte
CÉSAR, AGRIPPA, DOLABELLA, THYRÉUS, suite

CÉSAR. – Qu'on fasse entrer l'envoyé d'Antoine. Le connaissez-vous?

 

DOLABELLA. – César, c'est son maître d'école; preuve qu'il est bien déplumé, puisqu'il envoie ici une si petite plume de son aile, lui qui avait tant de rois pour messagers, il n'y a que quelques mois.

(Entre Euphronius.)

CÉSAR. – Approche et parle.

EUPHRONIUS. – Tel que je suis, je viens de la part d'Antoine; j'étais, il n'y a pas longtemps, aussi petit dans ses desseins que la goutte de rosée sur une feuille de myrte en comparaison de l'Océan.

CÉSAR. – Soit; remplis ta commission.

EUPHRONIUS. – Il salue en toi le maître de sa destinée et demande à vivre en Égypte. Si tu refuses, il abaisse ses prétentions et te prie de le laisser respirer entre la terre et le ciel, en simple citoyen, dans Athènes. Voilà pour ce qui le regarde. – Quant à Cléopâtre, elle rend hommage à ta grandeur; elle se soumet à ta puissance et te demande, pour ses enfants, le diadème des Ptolémées, qui maintenant est assujetti à ta volonté suprême.

CÉSAR. – Pour Antoine, je n'écoute point sa requête. – Quant à la reine, je ne lui refuse point ni de l'entendre, ni de la satisfaire; mais c'est à condition qu'elle chassera de l'Égypte son amant déshonoré ou qu'elle lui ôtera la vie. Si elle m'obéit en ce point, sa prière ne sera point rebutée. Annonce à tous deux ma réponse.

EUPHRONIUS. – Que la fortune continue de te suivre!

CÉSAR. – Faites-lui traverser le camp. (Euphronius sort – A Thyréus.) Voici le moment d'essayer ton éloquence, pars, détache Cléopâtre des intérêts d'Antoine; promets-lui, en mon nom, tout ce qu'elle te demandera; ajoute toi-même des offres de ton invention. Les femmes dans la meilleure fortune ne sont pas fortes; mais l'infortune rendrait parjure les vestales mêmes. Essaye ton adresse, Thyréus, fixe toi-même ta récompense, tes désirs seront obéis comme des lois.

THYRÉUS. – César, je pars.

CÉSAR. – Observe comment Antoine soutient son malheur; apprends-moi ce que tu conjectures de sa manière d'agir et de ses démarches.

THYRÉUS. – César, je le ferai.

SCENE XI

Alexandrie. – Appartement du palais
Entrent CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS, CHARMIANE, IRAS

CLÉOPÂTRE. – Que faut-il faire, Énobarbus?

ÉNOBARBUS. – Penser et mourir30.

CLÉOPÂTRE. – La faute est-elle à Antoine ou à moi?

ÉNOBARBUS. – A Antoine seul: lui qui permet à sa volonté de maîtriser sa raison. Eh! qu'importe que vous ayez fui loin de ce grand spectacle de la guerre, où la terreur passait alternativement d'une flotte à l'autre! Pourquoi vous a-t-il suivie? L'ardeur de son affection n'aurait pas dû porter un coup fatal à sa réputation de grand capitaine, au moment où la moitié de l'univers combattait l'autre, lui, étant le seul sujet de la querelle. Ce fut une honte égale à sa perte d'aller suivre vos pavillons fuyants et d'abandonner sa flotte étonnée de sa fuite.

CLÉOPÂTRE. – Tais-toi, je t'en prie.

(Entrent Antoine et Euphronius)

ANTOINE. – Et c'est là sa réponse?

EUPHRONIUS. – Oui, seigneur.

ANTOINE. – Ainsi, la reine sera bien accueillie si elle veut me sacrifier.

EUPHRONIUS. – C'est ce qu'il a dit.

ANTOINE. – Qu'elle le sache. – Envoyez au jeune César cette tête grise, et il remplira de royaumes, jusqu'aux bords, la coupe de vos désirs.

CLÉOPÂTRE. – Votre tête, seigneur!

ANTOINE. – Retourne vers lui. – Dis-lui qu'il porte sur son visage les roses de la jeunesse, que l'univers attend de lui plus que des actions ordinaires; dis-lui qu'il serait possible que son or, ses vaisseaux, ses légions, appartinssent à un lâche; que des généraux subalternes peuvent triompher au service d'un enfant aussi bien que sous les ordres de César: et que je le défie de venir, mettant de côté l'inégalité de nos fortunes, se mesurer avec moi, qui suis déjà sur le déclin de l'âge, fer contre fer et seul à seul. Je vais lui écrire. (Au député.) Suis-moi.

(Antoine sort avec Euphronius.)

ÉNOBARBUS. – Oui, cela est bien vraisemblable que César, entouré d'une armée victorieuse, ira mettre en jeu son bonheur, et se donner en spectacle comme un spadassin! – Je vois bien que les jugements des hommes ressemblent à leur fortune, et que les objets extérieurs entraînent les qualités de l'âme et les font en même temps déchoir. Qu'il puisse rêver, lui qui connaît la valeur des choses, que César dans l'abondance répondra à son dénùment! César, tu as aussi vaincu sa raison.

(Un esclave entre.)

L'ESCLAVE. – Voici un envoyé de César.

CLÉOPÂTRE. – Quoi! pas plus de cérémonies? – Voyez, mes femmes! – On se bouche le nez près de la rose épanouie dont on venait à genoux admirer les boutons!

ÉNOBARBUS, à part. – Mon honneur et moi nous commençons à nous quereller. La loyauté gardée à des fous change notre constance en vraie folie; cependant, celui qui persiste à suivre avec fidélité un maître déchu est le vainqueur du vainqueur de son maître, et acquiert une place dans l'histoire.

(Entre Thyréus.)

CLÉOPÂTRE. – Que veut César?

THYRÉUS. – Venez l'entendre à l'écart.

CLÉOPÂTRE. – Il n'y a ici que des amis; parle hardiment.

THYRÉUS. – Mais peut-être sont-ils aussi les amis d'Antoine.

ÉNOBARBUS. – Il aurait besoin d'avoir autant d'amis que César, sans quoi nous lui sommes fort inutiles. S'il plaisait à César, Antoine volerait au-devant de son amitié: pour nous, vous le savez, nous sommes les amis de ses amis, j'entends de César.

THYRÉUS. – Allons! Ainsi donc, illustre reine, César vous exhorte à ne pas tenir compte de votre situation, mais à vous souvenir seulement qu'il est César.

CLÉOPÂTRE. – Poursuis. – C'est agir loyalement.

THYRÉUS. – Il sait que vous restez attachée à Antoine moins par amour que par crainte.

CLÉOPÂTRE. – Oh!

THYRÉUS. – Il plaint donc les atteintes portées à votre honneur comme des taches forcées, mais non méritées.

CLÉOPÂTRE. – Il est un dieu qui sait démêler la vérité. Mon honneur n'a point cédé, il a été conquis par la force.

ÉNOBARBUS, à part. – Pour m'assurer de ce fait, je le demanderai à Antoine. – Seigneur, seigneur, tu es un vaisseau qui prend tellement l'eau qu'il faut te laisser couler à fond, car ce que tu as de plus cher t'abandonne.

(Énobarbus sort.)

THYRÉUS. – Dirai-je à César ce que vous désirez de lui; car il souhaite surtout qu'on lui demande pour pouvoir accorder. Il serait enchanté que vous fissiez de sa fortune un bâton pour vous appuyer. Mais ce qui enflammerait encore plus son zèle pour vous, ce serait d'apprendre de moi que vous avez quitté Antoine, et que vous vous réfugiez sous l'abri de sa puissance, lui le maître de l'univers.

CLÉOPÂTRE. – Quel est ton nom?

THYRÉUS. – Mon nom est Thyréus.

CLÉOPÂTRE. – Gracieux messager, dis au grand César que je baise sa main victorieuse en la personne de son député; dis-lui que je m'empresse de déposer ma couronne à ses pieds et de lui rendre hommage à genoux. Dis-lui que j'attends de sa voix souveraine la sentence de l'Égypte.

THYRÉUS. – C'est le parti le plus honorable pour vous. Quand la prudence et la fortune sont aux prises, si la première n'ose que ce qu'elle peut, nul hasard ne peut l'ébranler. – Accordez-moi la faveur de déposer mon hommage sur votre main.

CLÉOPÂTRE. – Plus d'une fois le père de votre César, après avoir rêvé à la conquête des royaumes, posa ses lèvres sur cette main indigne de lui, et la couvrit d'une pluie de baisers.

(Antoine entre avec Énobarbus.)

ANTOINE. – Des faveurs!.. par Jupiter tonnant! – Qui es-tu?

THYRÉUS. – Un homme qui exécute les ordres du plus puissant des hommes et du plus digne d'être obéi.

ÉNOBARBUS. – Tu seras fouetté!

ANTOINE, à ses esclaves. – Approchez ici. – (A Cléopâtre.) – Et toi, milan! – Eh bien! dieux et diables! mon autorité s'évanouit! Naguère, quand je criais holà! des rois accouraient aussitôt, comme une troupe d'enfants dans une course, et me répondaient: Que me voulez-vous? – N'avez-vous point d'oreilles? Je suis encore Antoine. (Ses gens entrent.) Saisissez-moi cet insolent, et fouettez-le.

ÉNOBARBUS. – Il vaut mieux se jouer à un jeune lionceau qu'à un vieux lion mourant.

ANTOINE. – Par la lune et les étoiles! – Qu'il soit fouetté! Fussent-ils vingt des plus puissants tributaires qui rendent hommage à César, si je les surprenais ayant l'insolence de baiser la main de cette… Comment s'appelle-t-elle? Jadis, c'était Cléopâtre! Fouettez-le jusqu'à ce que vous le voyiez vous regarder d'un air suppliant comme un écolier et vous demander miséricorde par ses gémissements. Qu'on m'emmène.

THYRÉUS. – Marc-Antoine…

ANTOINE. – Qu'on l'entraîne, et quand il sera fouetté, qu'on le ramène. Ce valet de César lui reportera un message. (On emmène Thyréus. —A Cléopâtre.) Vous étiez à moitié flétrie quand je vous ai connue. – Ai-je laissé dans Rome ma couche vierge encore? Ai-je renoncé à être le père d'une postérité légitime, et par la perle des femmes, pour être trompé par une femme qui regarde des valets?

CLÉOPÂTRE. – Mon cher seigneur…

ANTOINE. – Vous avez toujours été perfide. Mais quand nous nous endurcissons dans nos penchants dépravés, ô malheur! les justes dieux ferment nos yeux, laissent perdre notre raison dans notre propre infamie, nous font adorer nos erreurs, et rient de nous voir marcher fièrement à notre perte.

CLÉOPÂTRE. – Oh! en sommes-nous là?

ANTOINE. – Je vous ai trouvée comme un mets refroidi sur la table de Jules-César mort; de plus, vous étiez aussi un reste de Cnéius Pompée; sans compter toutes les heures souillées de vos débauches clandestines, et qui n'ont pas été enregistrées dans le livre de la Renommée; car je suis sûr, quoique vous puissiez deviner, que vous ne savez pas ce que c'est, ce que ce doit être que la vertu.

CLÉOPÂTRE. – Pourquoi tout cela?

ANTOINE. – Souffrir qu'un malheureux qui reçoit un salaire et dit: Dieu vous le rende, prenne des libertés familières avec cette main qui s'enchaîne à la mienne dans nos jeux, avec cette main, sceau royal et gage des grands coeurs! Oh! que ne suis-je sur la montagne de Bascan, pour couvrir de mes cris le mugissement des bêtes à cornes! car j'ai un motif terrible de fureur; et m'exprimer avec courtoisie, ce serait être comme un homme qui, se voyant la corde au cou, remercie le bourreau de l'adresse qu'il montre. (Thyréus rentre avec les gens d'Antoine.) Est-il fouetté?

L'ESCLAVE. – Solidement, seigneur.

ANTOINE. – A-t-il jeté des cris? A-t-il demandé grâce?

L'ESCLAVE. – Oui, seigneur.

ANTOINE, à Thyréus. – Si ton père vit encore, qu'il regrette de n'avoir pas eu une fille au lieu de toi. Repens-toi d'avoir suivi César dans ses triomphes, puisque tu as été fouetté pour l'avoir suivi. Désormais, que la blanche main d'une dame te donne la fièvre, tremble à sa seule vue. – Retourne à César; apprends-lui ta réception. Vois et dis-lui à quel point il m'irrite contre lui; car il affecte l'orgueil et le dédain, et s'arrête à ce que je suis, sans se souvenir de ce que je fus. Il m'irrite, et, dans ce moment, cela est fort aisé, à présent que les astres favorables qui jadis étaient mes guides ont fui de leur orbite et ont précipité leur feu dans l'abîme de l'enfer. Si mon langage et ce que j'ai fait lui déplaisent, dis-lui qu'Hipparchus, mon affranchi, est en sa puissance et qu'il peut, à son plaisir, le fouetter, le pendre ou le torturer comme il voudra, pour s'acquitter avec moi. Presse-le de le faire; maintenant, toi et tes coups, allez-vous-en.

(Thyréus sort.)

CLÉOPÂTRE. – Avez-vous fini?

ANTOINE. – Hélas! notre lune terrestre est éclipsée; ce présage seul annonce la chute d'Antoine.

CLÉOPÂTRE. – Il faut que j'attende qu'il puisse m'écouter.

ANTOINE. – Pour flatter César, avez-vous pu échanger des regards avec un homme qui lui lace ses chaussures?

 

CLÉOPÂTRE. – Vous ne me connaissez pas encore?

ANTOINE, – Je vous connais un coeur glacé pour moi.

CLÉOPÂTRE. – Ah! cher amant, si cela est, que le ciel change mon coeur glacé en grêle et l'empoisonne dans sa source! que le premier grêlon s'arrête dans mon gosier et s'y dissolve avec ma vie! que le second frappe Césarion jusqu'à ce que, l'un après l'autre, tous les fruits de mes entrailles, et mes braves Égyptiens écrasés sous cet orage de grêle, gisent tous sans tombeau et deviennent la proie des mouches et des moucherons du Nil!

ANTOINE. – Je suis satisfait. César veut s'établir dans Alexandrie; c'est là que je lutterai contre sa fortune. Nos troupes de terre ont tenu ferme; notre flotte dispersée s'est ralliée et vogue encore sous un appareil menaçant. Où étais-tu, mon coeur? Entends-tu, reine, si je reviens encore une fois du champ de bataille pour baiser ces lèvres, je reviendrai tout couvert de sang. Mon épée et moi, nous allons gagner notre place dans l'histoire. J'espère encore.

CLÉOPÂTRE. – Je reconnais mon héros.

ANTOINE. – Je veux que mes muscles, que mon coeur, que mon haleine, déploient une triple force, et je combattrai à toute outrance. Quand mes heures coulaient dans la prospérité, les hommes rachetaient de moi leur vie pour un bon mot; mais maintenant je serrerai les dents et j'enverrai dans les ténèbres tout ce qui tentera de m'arrêter. – Viens, passons encore une nuit dans la joie. Qu'on appelle autour de moi tous mes sombres officiers; qu'on remplisse nos coupes; et pour la dernière fois, oublions en buvant la cloche de minuit.

CLÉOPÂTRE. – C'est aujourd'hui le jour de ma naissance. Je m'attendais à le passer dans la tristesse. Mais puisque mon seigneur est encore Antoine, je veux être Cléopâtre.

ANTOINE. – Nous goûterons encore le bonheur.

CLÉOPÂTRE. – Qu'on appelle auprès de mon Antoine tous ses braves officiers.

ANTOINE. – Oui. Je leur parlerai; et ce soir je veux que le vin enlumine leurs cicatrices. – Venez, ma reine, il y a encore de la sève. Au premier combat que je livrerai, je forcerai la mort à me chérir, car je veux rivaliser avec sa faux homicide.

(Ils sortent tous les deux.)

ÉNOBARBUS. – Allons, le voilà qui veut surpasser la foudre. Être furieux, c'est être vaillant par excès de peur; et, dans cette disposition, la colombe attaquerait l'épervier. Je vois cependant que mon général ne regagne du coeur qu'aux dépens de sa tête. Quand le courage usurpe sur la raison du guerrier, il ronge l'épée avec laquelle il combat. – Je vais chercher les moyens de le quitter.

FIN DU TROISIÈME ACTE
25«La galère capitainesse de Cléopâtre s'appelait Antoniade, en laquelle il advint une chose de sinistre présage; des arondelles avaient fait leurs nids dessoubs la pouppe: il y en vint d'autres puis après qui chassèrent ces premières, et démolirent leurs nids.» PLUTARQUE.
26Taon, mouche qui fait affoler les boeufs en été par la violence de sa piqûre.
27Benighted, surpris par la nuit; nous avons conservé le mot attardé, qui rend assez bien le mot anglais.
28«C'est ainsi que le débauché Antoine traitait le sublime patriotisme de Brutus.» WARBURTON.
29Euphronius.
30Les uns veulent qu'il y ait drink and die, boire et mourir, parce que Énobarbus est ami des festins; mais la plus ancienne version porte think and die; et d'ailleurs Énobarbus est indigné et cherche à justifier la trahison qu'il médite; naturellement généreux, ce n'est pas avec une gaieté hypocrite qu'il se prépare à déserter.