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Le Jour des Rois

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Le Jour des Rois
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NOTICE SUR LE JOUR DES ROIS

Quoique la partie comique de cette pièce appartienne tout entière à Shakspeare, il est encore redevable de son sujet à Bandello. Nous y retrouvons cette ressemblance extraordinaire de deux personnes dont Plaute s'est plus d'une fois servie pour le noeud de ses comédies, et que Shakspeare lui a déjà empruntée dans ses Méprises.

Lorsque Rome fut conquise, en 1527, par les Espagnols et les Allemands; il se trouva parmi les prisonniers un riche marchand nommé Ambrogio, qui avait un fils et une fille, tous les deux d'une beauté et d'une ressemblance si parfaites que, s'ils changeaient d'habillements, le père lui-même avait peine à les distinguer1. Paolo, c'est le nom du garçon, fut le partage d'un Allemand, et sa soeur jumelle, Nicuola, tomba entre les mains de deux soldats qui la traitèrent avec beaucoup de douceur, dans l'espérance qu'ils en tireraient une rançon considérable. Ambrogio parvint à se sauver de la captivité, et ayant soustrait, en les cachant dans la terre, une grande partie de ses richesses à la cupidité des ennemis, il se mit à la recherche de ses enfants, racheta sa fille, mais ne put retrouver son fils, et le crut mort.

Cette pensée le tourmentant de plus en plus, il quitta Rome et se retira à Erte, lieu de sa naissance. Ce fut là qu'un autre marchand, veuf depuis plusieurs années, devint amoureux de Nicuola et la demanda en mariage; mais Ambrogio, craignant que cette union peu assortie du côté de l'âge, ne fût pas heureuse pour Nicuola, et ne voulant pas refuser trop brusquement ce vieux soupirant, lui dit qu'il ne se séparerait pas de sa fille qu'il n'eût retrouvé son fils, espoir qu'il conservait toujours.

Cependant Nicuola avait aussi fait impression sur le coeur d'un jeune gentilhomme nommé Lattanzio Puccini, et n'était pas indifférente à son amour. Dans ce temps-là, des affaires appelèrent Ambrogio à Rome, et il conduisit sa fille à Fabriano, chez un de ses parents, pour ne pas la laisser seule. Cette absence arrêta la passion de Lattanzio, qui changea bientôt d'objet et se porta vers la fille de Lanzetti, la belle Catella. Au contraire, Nicuola revint à Erte toujours plus éprise, et apprit avec la plus vive douleur la nouvelle inclination de son amant. Ambrogio fut obligé de faire un second voyage, et cette fois-ci il laissa sa fille dans un couvent où était Camilla, nièce de Lattanzio. Celui-ci y venait souvent commander toutes sortes d'ouvrages à l'aiguille que faisaient les religieuses. Nicuola écoutait quelquefois les conversations qu'il avait avec sa nièce Camilla. Un jour, il lui racontait avec tristesse qu'il avait perdu un jeune page qu'il aimait, et qui lui était très-nécessaire. Ce récit fit naître à Nicuola l'idée de s'habiller en homme, et d'entrer chez Lattanzio en qualité de page. Sa gouvernante l'aida dans ce projet. Elle fut admise, en effet, sous le nom de Romulo, dans la maison de son infidèle amant; et comme Julia, dans les Deux Gentilshommes de Vérone, elle fut bientôt chargée d'aller parler à sa rivale de l'amour de son maître. Catella était peu sensible aux sollicitations de Lattanzio; mais le faux page fit une telle impression sur son coeur qu'elle n'éprouva plus que de la répugnance pour celui qui l'envoyait.

Pendant ces intrigues, le maître de Paolo l'avait pris en affection, au point que, venant à mourir, il l'avait fait son héritier. Paolo s'empressa de retourner à Rome, et de là à Erte pour y chercher son père. Il passe sous la fenêtre de Catella, qui le prend pour le prétendu page. Ambrogio arrive: Nicuola l'aperçoit dans la rue, et, dans sa frayeur, elle se sauve chez sa gouvernante. Celle-ci lui conseille de reprendre les habits de son sexe, et court annoncer au père qu'elle lui conduira sa fille le lendemain.

Cependant Lattanzio attend Romulo avec inquiétude et impatience; il le cherche partout, et on lui montre la maison de la gouvernante, où l'on avait vu entrer Nicuola sous son déguisement. Il lie conversation avec la duègne, qui lui découvre tout, lui vante la constance de son ancienne maîtresse, et prépare la réconciliation qu'achève la vue de Nicuola elle-même.

Catella prend toujours Paolo pour Romulo. Paolo, qui l'aime, s'aperçoit de sa méprise et la détrompe.

Bientôt tout s'éclaircit. Ambrogio se réjouit du retour de son fils et consent au mariage de sa fille. Lanzetti, qui a cru que Paolo n'était autre que Nicuola déguisée, revient de son erreur et accorde aussi Catella au fils d'Ambrogio.

Shakspeare a mis cette nouvelle sur la scène avec sa négligence ordinaire, car le déguisement de Viola, amoureuse du duc qu'elle ne connaît point, n'est pas aussi bien motivé que celui de la Nicuola de Bandello. En général, les événements de la nouvelle sont conduits avec beaucoup plus d'art que ceux de la comédie; mais c'est dans les caractères, le comique des situations et la poésie des détails, que Shakspeare retrouve sa supériorité et fait oublier tous les reproches d'invraisemblance que la critique pourrait lui adresser. L'originalité de sir André, de sir Tobie et du bouffon, les espiègleries de la friponne Marie, la gravité comique et les prétentions de Malvolio, la scène délicieuse du jardin et de la lettre, le duel de sir André et du faux page, le charme que répand sur toute la pièce l'amour de Viola, un heureux mélange de sentiment et de cette gaieté que les Anglais appellent humour, tout contribue à rendre cette pièce une des plus agréables de Shakspeare.

Selon le docteur Malone, elle aurait été écrite dans l'année 1614; mais dans une comédie de Ben Jonson, antérieure à cette date, on trouve un passage qui semblerait applicable au Jour des rois, Ben Jonson saisissait toutes les occasions de tourner en ridicule les défauts de Shakspeare. Un de ses personnages dit, à la fin de l'acte III de sa pièce intitulée: Every man out of his humour:

«…Il eût fallu que sa comédie fût fondée sur une autre intrigue que celle d'un duc amoureux d'une comtesse, tandis que cette comtesse serait amoureuse du fils du duc, et ce fils du duc amoureux de la suivante de la dame. Vivent ces amours embrouillés, avec un paysan bouffon pour valet, plutôt que des événements trop rapprochés de notre temps!»

Un autre témoignage tout à fait décisif est la découverte faite par M. Collier d'un petit journal manuscrit du temps, dans lequel une représentation du Jour des Rois, ou Ce que vous voudrez, est indiquée à la date du 2 février 1601.

LE JOUR DES ROIS
OU
CE QUE VOUS VOUDREZ

COMÉDIE

PERSONNAGES

ORSINO, duc d'Illyrie.

SEBASTIEN, jeune gentilhomme, frère de Viola.

ANTONIO, capitaine de vaisseau, ami de Sébastien.

VALENTIN, }

CURIO,} gentilshommes de la suite du duc.

SIR TOBIE BELCH, oncle d'Olivia.

UN CAPITAINE DE VAISSEAU, ami de Viola.

SIR ANDRÉ AGUE-CHEEK2.

MALVOLIO, intendant d'Olivia.

FABIEN, }

PAYSAN BOUFFON,} au service d'Olivia.

OLIVIA, riche comtesse.

VIOLA, amoureuse du duc.

MARIE, suivante d'Olivia.

UN PRÊTRE.

SEIGNEURS, MATELOTS, OFFICIERS, MUSICIENS, SERVITEURS, etc.

La scène est dans une ville d'Illyrie et sur la côte voisine

ACTE PREMIER

SCÈNE I

Appartement dans le palais du duc
LE DUC, CURIO, seigneurs
(Des musiciens jouent.)

LE DUC. – Si la musique est l'aliment de l'amour, jouez donc; donnez-m'en jusqu'à ce que ma passion surchargée en soit malade et expire. – Répétez cet air; il avait une chute mourante: oh! il a fait sur mon oreille l'impression du doux vent du midi dont le souffle, en passant sur un champ de violettes, leur dérobe et leur rend à la fois des parfums. – C'est assez, pas davantage: ces sons ne sont plus aussi doux qu'ils l'étaient tout à l'heure. O esprit de l'amour, que tu es avide de fraîcheur et de nouveauté! Aussi vaste que la mer, et, comme elle, recevant tout dans ton sein, rien n'y entre, quelle que soit sa valeur et son mérite, sans dégénérer et perdre tout son prix au bout d'une minute. L'imagination est si féconde en formes changeantes, que rien n'égale ses bizarres fantaisies.

CURIO. – Voulez-vous venir chasser, seigneur?

LE DUC. – Quoi donc, Curio?

CURIO. – La biche.

LE DUC. – C'est ce que je fais: je poursuis la plus noble biche que j'aie vue. Ah! la première fois que mes yeux ont contemplé Olivia, il me sembla que sa présence purifiait l'air: de cet instant je fus changé en cerf3, et mes désirs, comme une meute féroce et cruelle, n'ont cessé depuis de me poursuivre. – (Valentin entre.) Eh bien! quelles nouvelles d'Olivia?

 

VALENTIN. – Sous votre bon plaisir, seigneur, je n'ai pu être admis devant elle, et je ne vous rapporte que cette réponse de la part de sa suivante. Le ciel même, avant qu'il ait été réchauffé pendant sept années, ne jouira point librement de sa vue; mais, comme une religieuse cloîtrée, elle ne marchera que sous le voile; elle arrosera une fois chaque jour le pavé de sa chambre de ses larmes amères, et le tout pour pleurer un frère qui n'est plus, et dont elle veut entretenir la tendre et vive image dans son triste souvenir.

LE DUC. – Oh! celle qui a un coeur assez sensible pour payer ce tribut de tendresse à un frère, combien elle aimera quand le trait doré de l'amour aura donné la mort à la foule de toutes les autres affections qui vivent en elle, quand ses nobles perfections, son foie, son cerveau, son coeur4, ces trônes souverains, seront une fois occupés et remplis tout entiers par un seul roi suprême! – Allons nous coucher sur ces doux lits de fleurs: les pensers de l'amour reposent mollement sous le dais d'une voûte de feuillage.

(Ils sortent.)

SCÈNE II

La côte de la mer.

VIOLA, UN CAPITAINE, suivi de matelots

VIOLA. – Amis, quel est ce pays?

LE CAPITAINE. – C'est l'Illyrie, madame.

VIOLA. – Et que ferai-je en Illyrie? mon frère est dans l'Élysée. Peut-être n'est-il pas noyé. Qu'en pensez-vous, matelots?

LE CAPITAINE. – C'est par un hasard que vous avez été sauvée vous-même.

VIOLA. – O mon pauvre frère! – Et peut-être pourra-t-il l'être aussi par hasard.

LE CAPITAINE. – Cela est vrai, madame; et pour augmenter votre confiance dans le hasard, soyez assurée que lorsque notre vaisseau s'est ouvert, au moment où vous, et ces tristes restes échappés avec vous, vous êtes attachés au bord de notre chaloupe, j'ai vu votre frère, plein de prévoyance dans le péril, se lier avec une adresse que lui suggéraient le courage et l'espoir à un gros mât qui surnageait sur les flots: je l'y ai vu assis comme Arion sur le dos d'un dauphin, en allant de front avec les vagues, tant que j'ai pu le voir.

VIOLA. – Tenez, voilà de l'or, pour ce que vous venez de me dire. Mon propre salut me fait naître l'espérance (et votre récit l'encourage) qu'il pourra lui en arriver autant. Connaissez-vous ce pays?

LE CAPITAINE. – Oui, madame, très-bien; car je suis né et j'ai été élevé à moins de trois lieues de cet endroit même.

VIOLA. – Qui gouverne ici?

LE CAPITAINE. – Un duc aussi illustre par son caractère que par son nom.

VIOLA. – Quel est son nom?

LE CAPITAINE. – Orsino.

VIOLA. – Orsino! J'ai entendu mon père le nommer; il était garçon alors.

LE CAPITAINE. – Il l'est encore, ou du moins il l'était tout dernièrement; car il n'y a pas un mois que je suis parti d'ici, et alors il courait un bruit tout récent (vous savez que les petits causent toujours sur ce que font les grands) qu'il sollicitait l'amour de la belle Olivia.

VIOLA. – Qui est-elle?

LE CAPITAINE. – Une vertueuse jeune personne, la fille d'un comte qui est mort il y a environ un an; il la laissa en mourant à la protection de son fils, son frère, qui est mort aussi peu de temps après, et c'est pour l'amour de ce frère qu'elle a, dit-on, renoncé à la vue et à la société des hommes.

VIOLA. – Oh! que je voudrais être au service de cette dame et y rester inconnue au monde jusqu'à ce que j'aie eu le temps de mûrir mes desseins!

LE CAPITAINE. – Cela serait difficile à obtenir. Elle ne veut écouter aucune proposition, non pas même celle du duc.

VIOLA. – Capitaine, tu as une heureuse physionomie; et quoique la nature renferme souvent la corruption sous une belle enveloppe, cependant je suis portée à croire de toi que tu as une âme qui convient à ces beaux dehors. Je te prie, et je t'en récompenserai généreusement, cache ce que je suis, et aide-moi à me procurer le déguisement dont j'aurai peut-être besoin pour exécuter mes projets. Je veux m'attacher au service de ce duc. Tu me présenteras à lui en qualité d'eunuque: cela peut en valoir la peine, car je sais chanter; je saurai lui parler sur divers tons de musique variée, qui lui rendront mon service agréable. Ce qui peut advenir plus tard, je l'abandonne au temps: conforme seulement ton silence à mes désirs.

LE CAPITAINE. – Soyez son eunuque, moi je serai votre muet. Quand ma langue sera indiscrète, que mes yeux cessent de voir!

VIOLA. – Je te remercie, conduis-moi.

(Ils sortent.)

SCÈNE III

Appartement de la maison d'Olivia
SIR TOBIE et MARIE

SIR TOBIE. – Que diable prétend ma nièce en prenant si fort à coeur la mort de son frère? Je suis sûr, moi, que le chagrin est ennemi de la vie.

MARIE. – Sur ma parole, sir Tobie, il faut que vous veniez de meilleure heure le soir. Madame votre nièce a de grandes objections5 à vos heures indues.

SIR TOBIE. – Eh bien! qu'elle excipe avant d'être excipée6.

MARIE. – Fort bien; mais il faut vous confiner dans les modestes limites de l'ordre.

SIR TOBIE. —Confiner7! je ne me tiendrai pas plus finement que je ne fais; ces habits sont assez bons pour boire et ces bottes aussi, ou sinon qu'elles se pendent à leurs propres tirants.

MARIE. – Ces grandes rasades vous tueront: j'entendais madame en parler encore hier, ainsi que de cet imbécile chevalier que vous avez amené un soir ici pour lui faire la cour.

SIR TOBIE. – Quoi? sir André Ague-cheek?

MARIE. – Oui, lui-même.

SIR TOBIE. – C'est un homme des plus braves qu'il y ait en Illyrie.

MARIE. – Et qu'importe à la chose?

SIR TOBIE. – Comment! il a trois mille ducats de rente.

MARIE. – Oui! mais il ne fera qu'une année de tous ses ducats: c'est un vrai fou, un prodigue.

SIR TOBIE. – Fi! n'avez-vous pas honte de dire cela? Il joue de la viole de Gambo8, il parle trois ou quatre langues, mot à mot, sans livre, et il possède les meilleurs dons de nature.

MARIE. – Oh! oui, certes, il les possède au naturel; car, outre que c'est un sot, c'est un grand querelleur; et si ce n'est qu'il a le don d'un lâche pour apaiser la fougue qui l'emporte dans une querelle, c'est l'opinion des gens sensés qu'on lui ferait bientôt le don d'un tombeau.

SIR TOBIE. – Par cette main, ce sont des bélîtres, des détracteurs, que ceux qui tiennent de lui ces propos. – Qui sont-ils?

MARIE. – Ce sont des gens qui ajoutent encore qu'il est ivre toutes les nuits en votre compagnie.

SIR TOBIE. – A force de porter des santés à ma nièce: je boirai à sa santé aussi longtemps qu'il y aura un passage dans mon gosier, et du vin en Illyrie. C'est un lâche et un poltron9 que celui qui ne veut pas boire à ma nièce, jusqu'à ce que la cervelle lui tourne comme un sabot de village. Allons, fille, castiliano vulgo10: voici sir André Ague-face.

(Entre sir André Ague-cheek.)

SIR ANDRÉ. – Ah! sir Tobie Belch! Comment vous va, sir Tobie Belch?

SIR TOBIE. – Ah! mon cher sir André!

SIR ANDRÉ, à Marie. – Salut, jolie grondeuse.

MARIE. – Salut, monsieur.

SIR TOBIE. – Accoste, sir André, accoste.

SIR ANDRÉ. – Qu'est-ce que c'est?

SIR TOBIE. – La femme de chambre de ma nièce.

SIR ANDRÉ. – Belle madame Accoste, je désire faire connaissance avec vous.

MARIE. – Mon nom est Marie, monsieur.

SIR ANDRÉ. – Belle madame Marie Accoste

SIR TOBIE. – Vous vous méprenez, chevalier. Quand je dis accoste, je veux dire envisagez-la, abordez-la, faites-lui votre cour, attaquez-la.

SIR ANDRÉ. – Sur ma foi, je ne voudrais pas l'attaquer ainsi en compagnie. Est-ce là le sens du mot accoste?

MARIE. – Portez-vous bien, messieurs.

SIR TOBIE. – Si tu la laisses partir ainsi, sir André, puisses-tu ne jamais tirer l'épée!

SIR ANDRÉ. – Si vous partez ainsi, mademoiselle, je ne veux jamais tirer l'épée. Belle dame, croyez-vous avoir des sots sous la main?

MARIE. – Monsieur, je ne vous ai pas sous la main.

SIR ANDRÉ. – Par ma foi, vous allez l'avoir tout à l'heure, car voici ma main.

MARIE. – Maintenant, monsieur, la pensée est libre. Je vous prie de porter votre main à la baratte au beurre, et laissez-la boire.

SIR ANDRÉ. – Pourquoi, mon cher coeur? quelle est votre métaphore?

MARIE. – Elle est sèche, monsieur11.

SIR ANDRÉ. – Comment donc! je le crois bien; je ne suis pas assez âne pour ne pas tenir ma main sèche. Mais que signifie votre plaisanterie?

MARIE. – C'est une plaisanterie toute sèche, monsieur.

SIR ANDRÉ. – En avez-vous beaucoup de semblables?

MARIE. – Oui, monsieur, je les ai au bout de mes doigts: allons, je laisse aller votre main, je suis desséchée12.

(Marie sort.)

SIR TOBIE. – Chevalier, tu as besoin d'une coupe de vin des Canaries; je ne t'ai jamais vu si bien terrassé.

SIR ANDRÉ. – Jamais de votre vie, je pense, à moins que vous ne me voyez terrassé par le canarie. Il me semble qu'il y a des jours où je n'ai pas plus d'esprit qu'un chrétien ou qu'un homme ordinaire. Mais je suis un grand mangeur de boeuf, et je crois que cela fait tort à mon esprit.

SIR TOBIE. – Il n'y a pas de doute.

SIR ANDRÉ. – Si je le croyais, je m'en abstiendrais. – Je retourne chez moi à cheval demain, sir Tobie.

SIR TOBIE. – Pourquoi, mon cher chevalier?

 

SIR ANDRÉ. – Que signifie pourquoi13? Le faire ou ne le pas faire? Je voudrais avoir employé à apprendre les langues le temps que j'ai mis à l'escrime, à la danse, à la chasse à l'ours. – Oh! si j'avais suivi les beaux-arts!

SIR TOBIE. – Oh! vous auriez eu une superbe chevelure.

SIR ANDRÉ. – Quoi, cela aurait-il amendé mes cheveux?

SIR TOBIE. – Sans contredit, car vous voyez qu'ils ne frisent pas naturellement.

SIR ANDRÉ. – Mais cela me sied assez bien, n'est-il pas vrai?

SIR TOBIE. – A merveille. Ils pendent droit comme le lin sur une quenouille, et j'espère un jour voir une ménagère vous prendre entre ses jambes et vous filer.

SIR ANDRÉ. – Ma foi, je retourne chez moi demain, sir Tobie. Votre nièce ne veut pas se laisser voir, ou, si elle voit quelqu'un, il y a quatre à parier contre un qu'elle ne voudra pas de moi. Le comte lui-même, qui est ici tout près, lui fait la cour.

SIR TOBIE. – Elle ne veut point du comte. Elle ne veut point de mari au-dessus d'elle, ni en fortune, ni en âge, ni en esprit. Je lui en ai entendu faire le serment. Hem! il y a de la résolution là-dedans, ami!

SIR ANDRÉ. – Je veux rester un mois de plus. Je suis l'homme du monde qui a les idées les plus drôles: j'aime extrêmement les mascarades et les bals tout à la fois.

SIR TOBIE. – Êtes-vous bon pour ces balivernes, chevalier?

SIR ANDRÉ. – Autant qu'homme en Illyrie, quel qu'il soit, au-dessous du rang de mes supérieurs…; et cependant je ne veux pas me comparer à un vieillard.

SIR TOBIE. – Quel est votre talent pour une gaillarde14, chevalier?

SIR ANDRÉ. – Hé! je suis en état de faire une cabriole15.

SIR TOBIE. – Et moi je sais découper le mouton.

SIR ANDRÉ. – Et je me flatte d'avoir le saut en arrière aussi vigoureux qu'aucun homme de l'Illyrie.

SIR TOBIE. – Pourquoi donc cacher ces talents? Pourquoi tenir ces dons derrière le rideau? Craignez-vous qu'ils prennent la poussière comme le portrait de madame Mall16? Que n'allez-vous à l'église en dansant une gaillarde, pour revenir chez vous en dansant une courante? Je ne marcherais plus qu'au pas d'une gigue; je ne voudrais même uriner que sur un pas de cinq17. Que prétendez-vous? Le monde est-il fait pour qu'on enfouisse ses talents? Je croyais bien, à voir la merveilleuse constitution de votre jambe, que vous aviez été formé sous l'étoile d'une gaillarde.

SIR ANDRÉ. – Oui, elle est fortement constituée, et elle a assez bonne grâce avec un bas de couleur de flamme. Irons-nous à quelques divertissements?

SIR TOBIE. – Que ferons-nous de mieux? Ne sommes-nous pas nés sous le Taureau?

SIR ANDRÉ. – Le taureau? c'est-à-dire, les flancs et le coeur18.

SIR TOBIE. – Non, monsieur, ce sont les jambes et les cuisses. Que je vous voie faire la cabriole. Ah! plus haut: ah! ah! à merveille.

(Ils sortent.)
1......... Simillima proles,Indiscreta suis, gratusque parentibus error.(VIRGILE.)
2Ague cheek, mal de joue.
3Allusion à l'histoire d'Actéon.
4Le foie, le cerveau et le coeur étaient regardés comme le siége des passions, des jugements, des sentiments.
5En anglais exceptions, d'où la réponse de sir Tobie.
6Let her except before excepted.
7To confine, jeu de mots sur confine et fine.
8Instrument qu'on tenait entre les jambes.
9Coystril, un coq peureux.
10Castiliano vulgo, à l'espagnole.
11Peut-être pour dire: elle est vide; ou bien, d'après la chiromancie, une main sèche signifie ici une constitution froide.
12I am barren.
13Pourquoi, en français dans le texte.
14Espèce de danse.
15Caper, cabriole, capre.
16Mall, surnommée Coupe-Bourse, femme fameuse dans les annales des lieux de prostitution.
17A cinque-pace.
18Allusion à l'astrologie médicale, qui rapporte les différentes affections des parties du corps à l'influence dominante de certaines constellations.