CLÉOPÂTRE. – O mon maître et mon souverain!
CÉSAR. – Non, non, madame. – Adieu.
CLÉOPÂTRE. – Il me flatte, mes filles, il me flatte de belles paroles pour me faire oublier ce que je dois à ma gloire. Mais écoute, Charmiane…
IRAS. – Finissez, madame, le jour brillant est passé, et nous entrons dans les ténèbres.
CLÉOPÂTRE. – Va au plus vite. – J'ai déjà donné les ordres, tout est arrangé. Va, et dépêche-toi.
CHARMIANE. – J'y vais, madame.
DOLABELLA. – Où est la reine?
CHARMIANE. – La voici, seigneur.
CLÉOPÂTRE. – Dolabella?
DOLABELLA. – Madame, comme je vous l'ai juré sur vos ordres, auxquels mon attachement me fait un devoir religieux d'obéir, je viens vous annoncer que César a résolu de partir, en passant par la Syrie, et que dans trois jours il vous envoie devant lui, vous et vos enfants. Profitez de votre mieux de cet avis. J'ai rempli vos désirs et ma promesse.
CLÉOPÂTRE. – Dolabella, je ne pourrai jamais m'acquitter envers vous.
DOLABELLA. – Je vous suis dévoué. Adieu, grande reine; il faut que je me rende auprès de César.
CLÉOPÂTRE. – Adieu, et merci. (Dolabella sort.) Iras, qu'en penses-tu? Tu seras donc promenée dans les rues de Rome comme une marionnette d'Égypte, ainsi que moi? Les esclaves artisans, avec leurs tabliers crasseux, leurs équerres et leurs marteaux, nous soulèveront dans leurs bras pour nous montrer: nous serons au milieu du nuage de leurs haleines épaisses, empestées par des mets grossiers, et nous serons obligées d'en respirer la vapeur fétide.
IRAS. – Que les dieux nous en préservent!
CLÉOPÂTRE. – Oui, voilà le sort qui nous attend, Iras. D'insolents licteurs nous montreront au doigt comme des courtisanes publiques; de misérables rimeurs nous chansonneront sur des airs discordants; les histrions, en improvisant, nous traduiront sur le théâtre, et étaleront aux yeux du peuple nos fêtes nocturnes d'Alexandrie: Antoine, ivre, sera amené sur la scène, et moi je verrai quelque écolier à la voix glapissante, représenter Cléopâtre, et avilir ma grandeur sous le rôle d'une prostituée.
IRAS. – O grands dieux!..
CLÉOPÂTRE. – Oui, cela est certain.
IRAS. – Jamais je ne verrai ces horreurs, car je suis bien sûre que mes ongles sont plus forts que mes yeux.
CLÉOPÂTRE. – C'est là, c'est là le moyen de déjouer tous ces préparatifs, et de déjouer leurs absurdes projets. (Charmiane revient.) C'est toi, Charmiane! – Allons, mes femmes, parez-moi en reine: allez, rapportez mes plus brillants atours; je vais encore sur les bords du Cydnus, au-devant de Marc-Antoine. Allons, Iras, obéis. – Oui, courageuse Charmiane, nous en finirons; et quand tu auras rempli cette dernière tâche, je te donnerai la permission de te reposer jusqu'au jour du jugement. Apporte ma couronne; n'oublie rien. Mais, pourquoi ce bruit?
UN GARDE. – Il y a un paysan qui veut absolument être introduit devant Votre Majesté; il vous apporte des figues.
CLÉOPÂTRE. – Qu'on le fasse entrer. (Le garde sort.) Quel faible instrument suffit pour exécuter une grande action! Il m'apporte la liberté. Ma résolution est prise, et je ne sens plus rien en moi d'une femme. Des pieds à la tête je suis changée en marbre inflexible; maintenant la lune inconstante n'est plus ma planète.
LE GARDE. – Voilà cet homme.
CLÉOPÂTRE. – Éloigne-toi, et laisse-nous seuls. (Le garde sort.) (Au paysan.) As-tu là ce joli reptile du Nil qui tue sans douleur?
LE PAYSAN. – Oui, vraiment, je l'ai: mais je ne voudrais pas être la cause que vous eussiez envie de le toucher; car sa morsure est immortelle: ceux qui en meurent n'en reviennent jamais, ou bien rarement.
CLÉOPÂTRE. – Te rappelles-tu quelques personnes qui en soient mortes?
LE PAYSAN. – Plusieurs; des hommes, et des femmes aussi; pas plus tard qu'hier, j'ouïs parler d'une femme, une fort honnête femme, mais un peu sujette à mentir40; ce qui ne convient pas à une femme, à moins que ce ne soit en tout honneur. On disait comment elle était morte de cette morsure, quelle douleur elle avait ressentie. Vraiment, elle rend un fort bon témoignage à cette bête; mais qui croira la moitié de ce qu'on dit ne sera pas sauvé par la moitié de ce qu'on fait. Mais le plus dangereux, c'est que ce reptile est un étrange reptile.
CLÉOPÂTRE. – Va-t'en, adieu.
LE PAYSAN. – Je vous souhaite beaucoup de plaisir avec cette bête.
CLÉOPÂTRE. – Adieu.
LE PAYSAN. – N'oubliez pas, voyez-vous, que le ver fera son devoir de ver.
CLÉOPÂTRE. – Oui, oui, adieu.
LE PAYSAN. – Songez bien, madame, qu'il ne faut donner le ver à garder qu'à des personnes prudentes, car il n'y a, ma foi, rien de bon à attendre du ver.
CLÉOPÂTRE. – Ne t'inquiète pas; on y prendra garde.
LE PAYSAN. – Très-bien, ne lui donnez rien, je vous en prie; car il ne vaut pas la nourriture.
CLÉOPÂTRE. – Et moi, me mangerait-il?
LE PAYSAN. – Vous ne devez pas croire que je sois assez simple pour ne pas savoir que le diable lui-même ne voudrait pas manger une femme: je sais bien aussi que la femme est un mets digne des dieux, quand le diable ne l'assaisonne pas. Mais, en vérité, ces paillards de diables font un grand tort aux dieux dans les femmes; car sur dix femmes que font les dieux, les diables en corrompent cinq.
CLÉOPÂTRE. – Allons, laisse-moi; adieu.
LE PAYSAN. – Oui, en vérité, je vous souhaite beaucoup de plaisir avec ce ver.
CLÉOPÂTRE. – Donne-moi ma robe, mets-moi ma couronne. Je sens en moi des désirs impatients d'immortalité: c'en est fait; le jus de la grappe d'Égypte n'humectera plus ces lèvres. Vite, vite, bonne Iras, vite; il me semble que j'entends Antoine qui m'appelle: je le vois se lever pour louer mon acte de courage, je l'entends se moquer de la fortune de César, Les dieux commencent par donner le bonheur aux hommes, pour excuser le courroux à venir. – Mon époux, je viens! – Que mon courage prouve mes droits à ce titre. Je suis d'air et de feu, et je rends à la terre grossière mes autres éléments. – Bon, avez-vous fini? – Venez donc, et recueillez la dernière chaleur de mes lèvres. Adieu, tendre Charmiane. Iras, adieu pour jamais. (Elle les embrasse. Iras tombe et meurt.) Mes lèvres ont-elles donc le venin de l'aspic? Quoi, tu tombes? As-tu pu quitter la vie aussi doucement, le trait de la mort n'est donc pas plus redoutable que le pinçon d'un amant, qui blesse et qu'on désire encore. Es-tu tranquille! En disparaissant aussi rapidement du monde, tu lui dis qu'il ne vaut pas la peine de lui faire nos adieux.
CHARMIANE. – Dissous-toi, épais nuage, et change-toi en pluie; que je puisse dire que les dieux eux-mêmes pleurent.
CLÉOPÂTRE. – Cet exemple m'accuse de lâcheté. – Si elle rencontre avant moi mon Antoine à la belle chevelure, il l'interrogera sur mon sort, et lui donnera ce baiser qui est le ciel pour moi. (A l'aspic qu'elle applique sur son sein.) Viens, mortel aspic, que ta dent aiguë tranche d'un seul coup ce noeud compliqué de la vie. Allons, pauvre animal venimeux, courrouce-toi et achève. Oh! que ne peux-tu parler pour que je puisse t'entendre appeler le grand César un âne impolitique!
CHARMIANE. – O astre de l'Orient!
CLÉOPÂTRE. – Cesse, cesse tes plaintes. Ne vois-tu pas mon enfant sur mon sein, qui endort sa nourrice en tétant?
CHARMIANE. – Oh! brise-toi, brise-toi, mon coeur!
CLÉOPÂTRE. – O toi! suave comme un baume, doux comme l'air, tendre… O Antoine! – (Elle applique un autre aspic sur son bras.) Allons, viens, toi aussi. – Pourquoi rester plus longtemps?..
CHARMIANE. – Dans ce monde odieux?.. – Allons! adieu donc. – Maintenant, vante-toi, mort! tu as en ta possession une beauté sans égale. Beaux yeux, astres de lumière (en lui fermant les yeux), fermez-vous, et que jamais deux yeux si pleins de majesté n'envisagent le char doré de Phébus!.. – Votre couronne est dérangée; je veux la redresser, et après jouer aussi mon rôle.
PREMIER GARDE. – Où est la reine?
CHARMIANE. – Parlez bas, ne l'éveillez point.
PREMIER GARDE. – César a envoyé…
CHARMIANE. – Un messager trop lent… (Elle s'applique un aspic.) Oh! viens, allons vite, hâte-toi; je commence à te sentir.
PREMIER GARDE, – Approchons. Oh! tout n'est pas en ordre; César est trompé.
SECOND GARDE. – Voilà Dolabella que César avait envoyé; appelez-le.
PREMIER GARDE. – Qu'est-ce que tout ceci? Est-ce bien fait, Charmiane?
CHARMIANE. – C'est bien fait, et c'est digne d'une princesse issue de tant de rois illustres… Ah! soldat!..
DOLABELLA entre. – Comment cela va-t-il ici?
SECOND GARDE. – Tout est mort.
DOLABELLA. – César, tes conjectures ont rencontré juste: tu viens voir de tes yeux l'acte funeste que tu as tant cherché à prévenir.
Place; faites place à César.
DOLABELLA. – Ah! seigneur, vous êtes un devin trop habile: ce que vous craigniez est arrivé.
CÉSAR. – Brave jusqu'à la fin, elle a pénétré notre dessein, et en souveraine elle a suivi sa volonté. – Le genre de leur mort? Je ne vois sur elle aucune trace de sang.
DOLABELLA. – Qui les a quittées le dernier?
PREMIER GARDE. – Un pauvre paysan qui leur a apporté des figues. Voilà encore sa corbeille.
CÉSAR. – Empoisonnées alors?
PREMIER GARDE. – César, Charmiane, que vous voyez là, vivait encore il n'y a qu'un moment. Elle était debout et parlait. Je l'ai trouvée arrangeant le diadème sur le front de sa maîtresse morte; elle tremblait en se tenant debout, et tout à coup elle est tombée.
CÉSAR. – O noble faiblesse!.. Si elles avaient avalé du poison, on le reconnaîtrait à quelque enflure extérieure. Mais elle semble s'être endormie comme si elle voulait attirer encore un autre Antoine dans les filets de ses grâces.
DOLABELLA. – Là, sur son sein, paraît une trace de sang et un peu d'enflure; la même marque paraît sur son bras.
PREMIER GARDE. – C'est la trace d'un aspic; et ces feuilles de figuier ont sur elles une viscosité comme celle que les aspics laissent après eux dans les cavernes du Nil.
CÉSAR. – Il est probable que c'est ainsi qu'elle est morte, car son médecin m'a dit qu'elle avait fait des expériences sans fin sur les genres de mort les plus-faciles. (Aux gardes.) Enlevez-la dans son lit, et emportez ses femmes de ce tombeau. Elle sera ensevelie auprès de son Antoine, et nulle tombe sur la terre n'aura renfermé un couple aussi fameux. D'aussi grandes catastrophes frappent ceux qui en sont les auteurs; et la pitié qu'inspire leur histoire rendra leur nom aussi célèbre que celui du vainqueur qui les a réduits à cette extrémité. – Notre armée, dans une pompe solennelle, suivra leur convoi funèbre, et après cela, à Rome! Dolabella, ayez soin que le plus grand ordre préside à cette solennité41.