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Actes et Paroles, Volume 2: Pendant l'exil 1852-1870

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1854
AFFAIRE TAPNER

Nous extrayons de la Nation du 8 fevrier ce qui suit:

"Nous revenons une derniere fois, pour le mouvement memorable qui l'a precedee, sur l'execution de Tapner.

"Le 10 janvier, Victor Hugo adresse a la population de Guernesey l'appel de la democratie. La parole chretienne du proscrit republicain est entendue; elle retentit dans toutes les ames. Sept cents citoyens anglais adressent a la reine une demande en grace en faveur du condamne.

"Le 21, la Chronique de Jersey annonce que le jeudi, 19, la petition, prise en consideration par la cour, a ete renvoyee au secretaire d'etat. Lord Palmerston avait accorde un sursis de huit jours. Commencement de triomphe pour la democratie et esperance d'un triomphe complet sur le bourreau, dans cette circonstance solennelle.

"Dans leur demande en grace, en reponse a l'appel de Victor Hugo, les sept cents citoyens anglais proclamaient le principe de l'inviolabilite de la vie humaine. La peine de mort, disaient-ils, doit etre abolie.

"Le 28, le Star de Guernesey nous apportait la sentence de Tapner, disant que l'execution aurait lieu le 3 fevrier. Et le 3 fevrier Tapner etait pendu (le 10 fevrier, apres nouveau sursis).

"La democratie avait compte sans l'ambassadeur de M. Bonaparte a Londres.

"Cette lutte autour d'un gibet ne saurait etre oubliee dans les annales du temps.

"Avec Tapner a Guernesey, c'est le monde paien qui nous semble monter au gibet. La revolution prochaine a, par l'organe de Victor Hugo, fait entendre a la societe nouvelle la voix de l'avenir et porte la sentence de l'humanite contre les lois de sang de la societe monarchique.

"Le bourreau anglais a eu une nouvelle tete d'homme, mais la democratie a, du haut des rochers de l'exil, fletri le bourreau et remporte sur lui une de ces victoires morales que ne balance pas la tete d'un assassin.

"L'ambassadeur de l'empire a gagne la cause du gibet aupres de lord Palmerston; mais le representant de la republique a gagne devant l'Europe la cause de l'avenir.

"A qui l'honneur de la journee?

"A qui la responsabilite d'une nouvelle strangulation d'homme?

"Et qui des deux, devant le cadavre de Tapner, aura eu droit de regarder l'autre en face, de Victor Hugo ou de M. Waleski, de la democratie proscrite ou de l'empire debout, et assez puissant pour attacher un cadavre humain en trophee au gibet de Guernesey?"

On lit dans l'Homme, du 15 fevrier:

"C'est assez l'habitude des gouvernements et des puissances de la terre de repousser la priere des idees, ces grandes suppliantes. Tout ce qui est autorite, pouvoir, etat, est en general fort avare soit de libertes a fonder, soit de graces a repandre: la force est jalouse; et quand elle n'egorge pas comme a Paris, de haute lutte, ou par guet-apens, elle a, comme a Londres, ses petites fins de non-recevoir, ses necessites politiques, ses justices legales.

"Il arrive parfois, pourtant, que cela coute cher, et que l'autorite qui ne sait pas le pardon est cruellement chatiee, c'est lorsqu'un grand esprit profondement humain veille derriere les echafauds, derriere les gouvernements.

"Ainsi, l'homme qu'on vient de pendre a Guernesey, Victor Hugo l'avait defendu vivant; il l'avait abrite, quand il etait deja dans le froid de la mort, sous la pitie sainte; il avait jete, sur cette misere souillee de crimes, la riche hermine de l'esperance et la grande charte de l'inviolabilite qui permet l'expiation et le repentir. Mais a Londres la puissance est restee sourde a cette voix, comme aux sept cents echos qu'elle avait eveilles dans la petite ile emue, et l'on a pendu Tapner, apres trois sursis qui, pour cet homme de la mort, avaient ete trois renaissances, trois aurores! Eh bien, voila maintenant qu'aussi tenace que la loi, l'esprit vengeur de la philosophie revient, se penche sur le cadavre encore tout chaud, sonde les plaies, raconte les luttes terribles de cette agonie desesperee, ses bonds, ses gestes, ses convulsions supremes, ses regards presque eteints a travers le sang, et les pities indignees de la foule et ses anathemes!

"Qu'aura gagne la loi, qu'aura gagne le gouvernement, dites-le-nous, qu'aura gagne l'exemple a cette execution qui n'a pas ose affronter la grande place, publique et libre, qui par ses details hideux rappelle a tous les tragedies de l'abattoir, et qu'un formidable requisitoire vient de denoncer au monde?

"Ces pages eloquentes, nous le savons, n'emporteront point la peine de mort et ne rendront pas a la vie le condamne que la justice vient d'abattre; mais le gibet de Guernesey sera vu de tous les points de la terre; mais la conscience humaine, qu'avaient peut-etre endormie les succes du crime, sera de nouveau remuee dans toutes ses profondeurs, et tot ou tard, la corde de Tapner cassera, comme au siecle dernier se brisa la roue, sous Calas.

"Quant a nous, gens de la religion nouvelle, quels que puissent etre l'avenir et les destinees, nous sommes heureux et fiers que de tels actes et de si grandes paroles sortent de nos rangs; c'est une esperance, c'est une joie, c'est pour nous une consolation supreme, puisque la patrie nous est fermee, de voir l'idee francaise rayonner ainsi sur nos tentes de l'exil, l'idee de France n'est-ce pas encore le soleil de France?

"Et voyez; pour que l'enseignement, sans doute, soit entier et decisif, comme les roles s'eclairent! Liee par les textes, il faut le reconnaitre, la justice condamne; souveraine et libre, la politique maintient, elle assure son cours a la loi de sang; apotres de charite, missionnaires de misericorde, les pretres de toutes les religions se derobent, ils n'arrivent que pour l'agonie; – et qui vient a la grace? L'opinion publique; – et qui la demande? Un proscrit. Honneur a lui!

"Ainsi, d'une part, les religions et les gouvernements; de l'autre, les peuples et les idees; avec nous la vie, avec eux la mort… Les destins s'accompliront!

"CH. RIBEYROLLES."

On lit dans la Nation du 12 avril 1854:

"L'affaire Tapner, dont le retentissement a ete si grand, vient d'avoir en Amerique une consequence des plus frappantes et des plus inattendues. Nous livrons le fait a la meditation des esprits serieux.

"Dans les premiers jours de fevrier dernier, un nomme Julien fut condamne a mort a Quebec (Canada), pour assassinat sur la personne d'un nomme Pierre Dion, son beau-pere. C'est en ce moment-la precisement que les journaux d'Europe apporterent au Canada la lettre adressee au peuple de Guernesey, par Victor Hugo, pour demander la grace de Tapner.

"Le Moniteur canadien du 16 fevrier, que nous avons sous les yeux, publia l'adresse de Victor Hugo aux Guernesiais, et la fit suivre de la reflexion qu'on va lire. Nous citons:

"Cette sublime refutation de la peine de mort ne vient-elle pas a propos pour enseigner la conduite qu'on devrait tenir envers le malheureux assassin de Pierre Dion?"

"Voici maintenant ce que, a quelques jours de distance, nous lisons dans le Pays de Montreal:

"La sentence de mort prononcee contre Julien, pour le meurtre de son beau-pere, a Quebec, a ete commuee en une detention perpetuelle dans le penitentiaire provincial."

"Et le journal canadien ajoute:

"Victor Hugo avait eleve sa voix eloquente, juste au moment ou la vie et la mort de Julien etaient dans la balance.

"Tous ceux qui aiment et respectent l'humanite; tous ceux qui voient l'expiation du crime, non dans un meurtre de sang-froid, mais dans de longues heures de repentir accordees au coupable, ont appris avec bonheur la nouvelle d'un evenement qui regle implicitement une haute question de philosophie sociale.

"On peut dire qu'au Canada la peine de mort est, de fait, abolie."

"Sainte puissance de la pensee! elle va s'elargissant comme les fleuves; filet d'eau a sa source, ocean a son embouchure; souffle a deux pas, ouragan a deux mille lieues. La meme parole qui, partie de Jersey, semble n'avoir pu ebranler le gibet de Guernesey, passe l'Atlantique et deracine la peine de mort au Canada. Victor Hugo ne peut rien en Europe pour Tapner qui agonise sous ses yeux, et il sauve en Amerique Julien qu'il ne connait pas. La lettre ecrite pour Guernesey arrive a son adresse a Quebec.

"Disons a l'honneur des magistrats du Canada que le procureur general, qui avait condamne a mort Julien, s'est chaudement entremis pour que la condamnation ne fut pas executee; et glorifions le digne gouverneur du bas Canada, le general Rowan, qui a compris et consacre le progres. Avec quel sentiment de devoir accompli et de responsabilite evitee il doit lire en ce moment meme la lettre a lord Palmerston par laquelle Victor Hugo a clos sa lutte au pied du gibet de Guernesey.

"Une chose plus grande encore que le fait lui-meme resulte pour nous de ce que nous venons de raconter. A l'heure qu'il est, ce que l'autorite et le despotisme etouffent sur un continent renait a l'instant meme sur l'autre; et cette meme pulsation du grand coeur de l'humanite qu'on comprimait a Guernesey, a son contre-coup au Canada. Grace a la democratie, grace a la pensee, grace a la presse, le moment approche ou le genre humain n'aura plus qu'une ame."

SAUVAGERIES DE LA GUERRE DE CRIMEE

Extrait d'une lettre du 16 septembre 1854:

"Un evenement tres extraordinaire qui merite une severe censure a eu lieu hier vendredi. Signal fut fait du vaisseau l'Empereur a tous les navires d'envoyer leurs malades a bord du Kanguroo. Dans le cours de la journee, ce dernier fut entoure par des centaines de bateaux charges d'hommes malades et promptement rempli jusqu'a suffocation (speedily crowded to suffocation). Avant la soiree il contenait environ quinze cents invalides de tout rang souffrant a bord. Le spectacle qui s'offrait etait epouvantable (appalling) et les details en sont trop effrayants pour que j'y insiste. Quand l'heure d'appareiller fut venue, le Kanguroo, en replique a l'ordre de partir, hissa le signal: "C'est une tentative dangereuse." (It is a dangerous experiment.) L'Empereur repondit par signal: "Que voulez-vous dire?" Le Kanguroo riposta: "Le navire ne peut pas manoeuvrer." (The ship is unmanageable.) Toute la journee, le Kanguroo resta a l'ancre avec ce signal: "Envoyez des bateaux au secours." A la fin, des ordres furent donnes pour transporter une partie de ce triste chargement sur d'autres navires partant aussi pour Constantinople.

 

"Beaucoup de morts ont eu lieu a bord; il y a eu bien des scenes dechirantes, mais, helas! il ne sert a rien de les decrire. Il est evident, toutefois, que ni a bord ni a terre le service medical n'est suffisant. J'ai vu, de mes yeux, des hommes mourir sur le rivage, sur la ligne de marche et au bivouac, sans aucun secours medical; et cela a la portee d'une flotte de cinq cents voiles, en vue des quartiers generaux! Nous avons besoin d'un plus grand nombre de chirurgiens, et sur la flotte et dans l'armee; souvent, trop souvent, le secours medical fait entierement defaut, et il arrive frequemment trop tard."

(Times du samedi 30 septembre 1854.)

Extrait d'une lettre de Constantinople, du 28 septembre 1854:

"Il est impossible pour personne d'assister aux tristes scenes de ces derniers jours, sans etre surpris et indigne de l'insuffisance de notre service medical. La maniere dont nos blesses et nos malades sont traites n'est digne que des sauvages de Dahomey. Les souffrances a bord du Vulcain ont ete cruelles. Il y avait la trois cents blesses et cent soixante-dix choleriques, et tout ce monde etait assiste par quatre chirurgiens! C'etait un spectacle effrayant. Les blesses prenaient les chirurgiens par le pan de leur habit quand ceux-ci se frayaient leur chemin a travers des monceaux de morts et de mourants; mais les chirurgiens leur faisaient lacher prise! On devait s'attendre, avec raison peut-etre, a ce que les officiers recevraient les premiers soins et absorberaient sans doute a eux seuls l'assistance des quatre hommes de l'art; c'etait donc necessairement se mettre en defaut que d'embarquer des masses de blesses sans avoir personne pour leur donner les secours de la chirurgie et pour suffire meme a leurs besoins les plus pressants. Un grand nombre sont arrives a Scutari sans avoir ete touches par le chirurgien, depuis qu'ils etaient tombes, frappes des balles russes, sur les hauteurs de l'Alma. Leurs blessures etaient tendues (stiff) et leurs forces epuisees quand on les a hisses des bateaux pour les transporter a l'hopital, ou heureusement ils ont pu obtenir les secours de l'art.

"Mais toutes ces horreurs s'effacent, comparees a l'etat des malheureux passagers du Colombo. Ce navire partit de la Crimee le 24 septembre. Les blesses avaient ete embarques deux jours avant de mettre a la voile; et, quand on leva l'ancre, le bateau emportait vingt-sept officiers blesses, quatre cent vingt-deux soldats blesses et cent quatre prisonniers russes; en tout, cinq cent cinquante-trois personnes. La moitie environ des blesses avaient ete panses avant d'etre mis a bord. Pour subvenir aux besoins de cette masse de douleurs, il y avait quatre medecins dont le chirurgien du batiment, deja suffisamment occupe a veiller sur un equipage qui donne presque toujours des malades dans cette saison et dans ces parages. Le navire etait litteralement couvert de formes couchees a terre. Il etait impossible de manoeuvrer. Les officiers ne pouvaient se baisser pour trouver leurs sextants et le navire marchait a l'aventure. On est reste douze heures de plus en mer a cause de cet empechement. Les plus malades etaient mis sur la dunette et, au bout d'un jour ou de deux, ils n'etaient plus qu'un tas de pourritures! Les coups de feu negliges rendaient des vers qui couraient dans toutes les directions et empoisonnaient la nourriture des malheureux passagers. La matiere animale pourrie exhalait une odeur si nauseabonde que les officiers et l'equipage manquaient de se trouver mal, et que le capitaine est aujourd'hui malade de ces cinq jours de miseres. Tous les draps de lit, au nombre de quinze cents, avaient ete jetes a la mer. Trente hommes sont morts pendant la traversee. Les chirurgiens travaillaient aussi fort que possible, mais ils pouvaient bien peu parmi tant de malades; aussi beaucoup de ces malheureux ont passe pour la premiere fois entre les mains du medecin a Scutari, six jours apres la bataille!

"C'est une penible tache que de signaler les fautes et de parler de l'insuffisance d'hommes qui font de leur mieux, mais une deplorable negligence a eu lieu depuis l'arrivee du steamer. Quarante-six hommes ont ete laisses a bord deux jours de plus, quand, avec quelque surcroit d'efforts, on aurait pu les mettre en lieu sur a l'hopital. Le navire est tout a fait infecte; un grand nombre d'hommes vont etre immediatement employes a le nettoyer et a le fumiger, pour eviter le danger du typhus qui se declare generalement dans de pareilles conditions. Deux transports etaient remorques par le Colombo, et leur etat etait presque aussi desastreux."

(Times, no. du vendredi 13 octobre 1854.)

"… Les turcs ont rendu de bons services dans les retranchements. Les pauvres diables souffrent de la dyssenterie, des fievres, du typhus. Leur service medical est nul, et nos chirurgiens n'ont pas le loisir de s'occuper d'eux."

(Times, correspondance datee du 29 octobre 1854.)

Ce qui suit est extrait d'une correspondance adressee au MorningHerald et datee de Balaklava, 8 novembre 1854:

"Mais il est inutile d'insister sur ces details dechirants; qu'il suffise de dire que parmi les carcasses d'environ deux cents chevaux tues ou blesses, sont couches les cadavres de nos braves artilleurs anglais et francais, tous plus ou moins horriblement mutiles. Quelques-uns ont la tete detachee du cou, comme par une hache; d'autres ont la jambe separee de la hanche, d'autres les bras emportes; d'autres encore, frappes a la poitrine ou dans l'estomac, ont ete litteralement broyes comme s'ils avaient ete ecrases par une machine. Mais ce ne sont pas les allies seulement qui sont etendus la; au contraire, il y a dix cadavres russes pour un des notres, avec cette difference que les russes ont tous ete tues par la mousqueterie avant que l'artillerie ait donne. Sur cette place l'ennemi a maintenu constamment une pluie de bombes pendant toute la nuit, mais, les bombes n'eclataient que sur des morts.

"En traversant la route qui mene a Sebastopol, entre des monceaux de morts russes, on arrive a la place ou les gardes ont ete obliges d'abandonner la defense du retranchement qui domine la vallee d'Inkermann. La nos morts sont aussi nombreux que ceux de l'ennemi. En travers du sentier, cote a cote, sont etendus cinq gardes qui ont ete tues par le meme boulet en chargeant l'ennemi. Ils sont couches dans la meme attitude, serrant leur mousquet de leurs mains crispees, ayant tous sur le visage le meme froncement douloureux et terrible. Au dela de ce groupe, les fantassins de la ligne et de la garde russe sont couches epais comme des feuilles au milieu des cadavres.

"Sur la droite du retranchement est la route qui mene a la batterie des Deux-Canons. Le sentier passe a travers un fourre epais, mais le sentier est glissant de sang, et le fourre est couche contre terre et encombre de morts. La scene vue de la batterie est terrible, terrible au dela de toute description. Je me suis tenu sur le parapet vers neuf heures du soir, et j'ai senti mon coeur s'enfoncer comme si j'assistais a la scene meme du carnage. La lune etait a son plein et eclairait toute chose presque comme de jour. En face de moi etait la vallee d'Inkermann, avec la Tchernaya serpentant gracieusement, entre les hauteurs, comme une bande d'argent. C'etait une vue splendide qui, pour la variete et le pittoresque, pouvait lutter avec les plus belles du monde. Pourtant je ne me rappellerai jamais la vallee d'Inkermann qu'avec un sentiment de repulsion et d'horreur; car autour de la place ou je regardais etaient couches plus de cinq mille cadavres. Beaucoup de blesses aussi etaient la; et les lents et penibles gemissements de leur agonie frappaient mon oreille avec une precision sinistre, et, ce qui est plus douloureux encore, j'entendais les cris enroues et le rale desespere de ceux qui se debattaient avant d'expirer.

"Les ambulances aussi vite qu'elles pouvaient venir, recevaient leur charge de souffrants, et on employait jusqu'a des couvertures pour transporter les blesses.

"En dehors de la batterie, les russes sont couches par deux ou trois les uns sur les autres. En dedans, la place est litteralement encombree des gardes russes, du 55e et du 20e regiment. Les belles et hautes formes de nos pauvres compatriotes pouvaient etre distinguees d'un coup d'oeil, quoique les grands habits gris taches de leur sang fussent devenus semblables a l'exterieur. Les hommes sont couches comme ils sont tombes, en tas; ici un des notres sur trois ou quatre russes, la un russe sur trois ou quatre des notres. Quelques-uns s'en sont alles avec le sourire aux levres et semblent comme endormis; d'autres sont horriblement contractes; leurs yeux hors de tete et leurs traits enfles annoncent qu'ils sont morts agonisants, mais menacants jusqu'au bout. Quelques-uns reposent comme s'ils etaient prepares pour l'ensevelissement et comme si la main d'un parent avait arrange leurs membres mutiles, tandis que d'autres sont encore dans des positions de combat, a moitie debout ou a demi agenouilles, serrant leur arme ou dechirant une cartouche. Beaucoup sont etendus, les mains levees vers le ciel, comme pour detourner un coup ou pour proferer une priere, tandis que d'autres ont le froncement hostile de la crainte ou de la haine, comme si vraiment ils etaient morts desesperes. La clarte de la lune repandait sur ces formes une paleur surnaturelle, et le vent froid et humide qui balayait les collines agitait les branches d'arbres au-dessus de ces faces retournees, si bien que l'ombre leur donnait une apparence horrible de vitalite; et il semblait que les morts riaient et allaient parler. Ce n'etait pas seulement une place qui semblait ainsi animee, c'etait tout le champ de bataille.

"Le long de la colline, de petits groupes avec des brancards cherchaient ceux qui vivaient encore; d'autres avec des lanternes retournaient les morts pour decouvrir les officiers qu'on savait tues, mais qu'on n'avait pas retrouves. La aussi il y avait des femmes anglaises dont les maris ou les parents n'etaient pas revenus; elles couraient partout avec des cris lamentables, tournant avidement le visage de nos morts vers la clarte de la lune, desesperees, et bien plus a plaindre que ceux qui etaient gisants."

(Morning Herald du vendredi 24 novembre 1854.)

"… On entendait le choc des verres et le bruit des bouteilles brisees. Ca et la, dans l'ombre, une bougie de cire jaune ou une lanterne a la main, des femmes rodaient parmi les cadavres, regardant l'une apres l'autre ces faces pales et cherchant celle-ci son fils, celle-la son mari."

(Napoleon le Petit, p. 196.)