La prononciation du français langue étrangère

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Trouvain, Jürgen/Bonneau, Anne/Colotte, Vincent/Fauth, Camille/Fohr, Dominique/Jouvet, Denis/Jügler, Jeanin/Laprie, Yves/Mella, Odile/Möbius, Bernd/Zimmerer, Frank (2016): « The IFCASL corpus of French and German non-native and native read speech », in : Proceedings of the 9th Language Resources and Evaluation Conference (LREC), Portorož, 1333–1338.

Trouvain, Jürgen/Fauth, Camille/Möbius, Bernd (2016) : « Breath and non-breath pauses in fluent and disfluent phases of German and French L1 and L2 read speech », in : Proceedings of Speech Prosody (SP8), Boston, 31–35.

Trouvain, Jürgen/Laprie, Yves/Möbius, Bernd/Andreeva, Bistra/Colotte, Vincent/Fauth, Camille/Fohr, Dominique/Mella, Odile/Jügler, Jeanin/Zimmerer, Frank/Nancy, Loria (2013) : « Designing a bilingual speech corpus for French and German language learners », in : Proceedings Corpus et Outils en Linguistique, Langues et Parole : Statuts, Usages et Mésusages, Strasbourg, 32–34.

Sturm, Jessica (2013) : « Explicit phonetics instruction in L2 French : A global analysis of improvement », in : System 41.3, 654–662.

Wendt, Otto [1888] (21895) : Encyklopädie des französischen Unterrichts. Methodik und Hilfsmittel für Studierende und Lehrer der französischen Sprache mit Rücksicht auf die Anforderungen der Praxis, Hanovre : Meyer.

Comment enseigner le schwa et la liaison ?

Ce que nous apprend l’analyse d’un corpus de parole de 145 élèves autrichiens

Elissa Pustka, Elisabeth Heiszenberger, Léa Courdès-Murphy (Vienne)

1 Introduction1

Le schwa et la liaison sont les deux phénomènes les plus étudiés de la phonologie du français (cf. Lyche 2016). Dans les deux cas a lieu une alternance : concernant le schwa, il s’agit d’une alternance entre une voyelle et zéro (1) et, dans le cas de la liaison, d’une alternance entre une consonne et zéro (2) :

(1) s(e)ra [səʁa]~[sʁa]

(2) les amis [lezami], mais les copains [lekɔpɛ̃]

De plus, les deux phénomènes ont en commun que le segment en question possède un équivalent orthographique (respectivement <e> et <s> dans les exemples (1) et (2)) qui est généralement le point de départ de l’apprentissage des langues étrangères. La principale difficulté rencontrée par les élèves est que ce segment peut rester sans réalisation. En outre, les apprenant.e.s plus avancé.e.s doivent finalement découvrir puis maîtriser le conditionnement sociolinguistique et pragmatique des schwas et des liaisons variables. Jusqu’à présent, la plupart des études sur le développement de la compétence sociolinguistique se concentrent sur les apprenant.e.s avancé.e.s étudiant le français à l’université. L’objectif de cette contribution est double. Premièrement, nous souhaitons étudier le comportement du schwa et de la liaison chez des apprenant.e.s moins avancé.e.s apprenant le français à l’école. Tout au long de nos analyses, nous nous demanderons si cette variation peut être acquise de façon implicite à partir de l’input limité en classe ou si une exposition plus importante à des matériaux authentiques et une instruction explicite sont nécessaires. Deuxièmement, nous tenterons de guider les (futur.e.s.) professeur.e.s de français en leur exposant, à partir d’une large base empirique actuelle, les points sur lesquels insister dans leur l’enseignement. Ces conseils s’appuient sur les premiers résultats du projet de recherche Pronunciation in Progress : French Schwa and Liaison (2018–2022) qui vise à étudier la prononciation française de 145 élèves autrichiens (L1 allemand). Son sigle, Pro2F, est composé des débuts des mots centraux qui composent son titre (soulignés ci-dessus) et se lit [pʁɔf], comme l’abréviation familière prof en français pour le mot professeur, soulignant ainsi son potentiel d’application didactique.

Dans ce travail, nous présenterons en premier lieu (cf. section 2) l’état des connaissances actuelles concernant la (non-)réalisation du schwa et de la liaison tant chez les francophones natifs que chez les apprenant.e.s. Nous détaillerons ensuite (cf. section 3) la méthodologie d’enquête du projet de recherche Pro2F en décrivant les participant.e.s, les types de tâches enregistrées ainsi que le protocole de transcription et de codage. Nous poursuivrons par un examen détaillé des observations des taux de réalisation du schwa et de la liaison menées sur notre propre corpus d’étude (cf. section 4) avant de conclure et de discuter ces résultats.

2 État de l’art
2.1 La norme-cible de la prononciation du français

Étant donné que le schwa et la liaison sont des phénomènes soumis à une forte variation en français langue première (L1), la prononciation à enseigner ne va pas de soi. Une norme de référence, certes artificielle, est néanmoins présentée dans les manuels de prononciation (Pustka 22016 : 14–15). Pour le français, les trois manuels de prononciation les plus souvent cités sont Martinon 1913, Grammont 1914 et Fouché 1959. Dans le domaine de la liaison, l’article de Delattre 1947 fait encore figure de référence aujourd’hui. Une nouvelle approche est de chercher la norme de façon empirique à partir des représentations et perceptions des francophones natifs (Chalier 2019). Ceux-ci considèrent généralement les présentateurs de radio et de télévision comme des modèles. À l’heure actuelle, il n’existe toutefois qu’une seule étude sur la liaison en lecture chez les présentateurs (Pustka/Chalier/Jansen 2017). Une étude comparable est celle de Pustka 2015 sur la liaison dans des livres-audio pour enfants, lu par des comédiens. De plus, on peut se référer aux productions de locuteurs et locutrices non-professionnel.le.s décrites dans le cadre de la phonologie de corpus (Durand/Gut/Kristoffersen 2014). La liaison n’a toutefois pas encore été étudiée dans des tests de perception où ces données de production doivent être évaluées.

2.1.1 Le schwa

Concernant le schwa, les manuels de référence fournissent de longues listes de règles et d’exceptions. Ceux-ci dégagent trois grands facteurs pour expliquer leur (non-)réalisation : (i) la longueur du mot (monosyllabique vs polysyllabique) et, pour les mots polysyllabiques, la position dans le mot (syllabe initiale, interne ou finale), (ii) la position dans le groupe accentuel (début, milieu ou fin) ainsi que (iii) le contexte gauche (après une ou deux consonnes). Le tableau 1 montre que, dans les trois manuels, les mêmes régularités émergent : après une seule consonne, le schwa tombe – sauf dans les clitiques (monosyllabiques) et en syllabe initiale de mots polysyllabiques où il est variable ; en revanche, après deux consonnes, le schwa est réalisé – sauf en syllabe finale devant consonne où il est variable et en finale absolue où il est élidé. Les quelques petites divergences constatées entre ces trois auteurs concernent des exceptions lexicales. À titre d’exemple, Fouché 1959 considère que le schwa peut être prononcé dans un s(e)cret à cause des deux consonnes qui le suivent, et Martinon 1913 note en syllabe interne quelques exceptions comme appart(e)ment qu’il ne considère cependant pas comme correctes. Concernant la position finale devant consonne, tous admettent que la réalisation du schwa après un groupe obstruante-liquide est variable (3) :

(3) quatr(e) [katʁə]/[katʁ̩]/[katʁ̥]/[kat])

Pour ce qui est des autres groupes consonantiques, les avis divergent : en opposition aux deux autres, Fouché 1959 admet que l’élision est ici de règle (4) :

(4) il rest(e) debout [il.ʁɛst.də.bu]


Début de groupe Après une consonne Après deux consonnes
Clitique Mot polysyllabique Clitique Mot polysyllabique
Syllabe initiale Syllabe interne Syllabe finale Fin de groupe Syllabe initiale Syllabe interne Syllabe finale Fin de groupe
Manuel ##C_#C V#C_#C V#C_C VC_C VC_#C VC_## VC#C_#C V#CC_C VCC_C VCC_#C VCC_##
Grammont 1914 [ə]/∅ [ə]/∅ --- [ə] [ə] [ə] [ə]/∅ ---
Martinon 1913 [ə]/∅ [ə]/∅ [ə] [ə] [ə](/∅) [ə]/∅
Fouché 1959 [ə]/∅ [ə]/∅ ([ə]/) ∅ [ə] [ə] [ə] [ə]/∅

Tab. 1 :

 

Le comportement du schwa selon les manuels classiques (encadré en gras : classification remise en cause par la recherche actuelle au profit de [ə]/∅).

Ces dernières décennies, la phonologie de corpus a légèrement modifié mais aussi précisé ces propos. Le point le plus discuté est certainement la réalisation fréquente du schwa en syllabe initiale, voire sa stabilisation dans un nombre important de mots : p. ex. depuis, relation, secrétaire. Dans d’autres mots et groupes figés, en revanche, c’est la variante sans schwa qui s’est (presque) stabilisée : p. ex. d(e)mi, p(e)tit, s(e)maine, s(e)ra ; je ne sais pas [ʃepa], qu’est-c(e) que/qui, tout l(e) temps (cf. Hansen 1994, Pustka 2007).

Des travaux plus récents ont également permis de montrer que les contextes variables sont fortement influencés par des facteurs sociolinguistiques classiques. Ainsi, des études telles que celle d’Hansen 2000 ou encore de Lyche 2016 établissent que le genre et le niveau d’éducation n’influencent pas l’élision du schwa, en revanche l’âge et l’origine géographique jouent un rôle très important. En effet, d’une part, les jeunes locuteurs élident plus fréquemment des schwas variables que leurs ainés et, d’autre part, dans le nord de la France le schwa est plus souvent élidé que dans la Sud de la France (cf. Lyche 2016), mais moins fréquemment qu’au Canada (cf. Côté 2012). Cependant, le facteur explicatif le plus important semble être la présence ou l’absence d’un support graphique. Plusieurs études ont souligné la grande différence entre les tâches de lecture et de parole spontanée : selon Hansen 1994/2000 et Lyche 2016, les francophones réalisent le schwa considérablement plus fréquemment en lecture qu’en parole spontanée. En lecture, entre seulement 0 % et 23 % des schwas sont élidés dans les contextes variables (clitiques et première syllabe de mots polysyllabiques).

Ce bref survol de l’état de l’art sur le schwa en français de référence montre donc qu’un petit nombre de régularités et d’exceptions lexicales se cachent derrière la variation qui peuvent donc facilement être traduites en règles normatives pour la production. En ce qui concerne la perception, en revanche, on ne peut pas nier que la variation régionale constitue un véritable défi. À titre d’exemple, le schwa est bien plus fréquent (mais pas catégorique) dans le Sud de la France (cf. Pustka 2007) et très rare (mais non exclu) au Québec (cf. Côté 2012).

2.1.2 La liaison

La tripartition en liaisons obligatoires, facultatives et interdites proposée par Delattre 1947 est encore aujourd’hui une référence incontournable (même si celle-ci a été modifiée à la lumière de la phonologie de corpus). Dans la phrase nominale, par exemple, une liaison doit obligatoirement être réalisée entre un déterminant et un substantif (5), elle est toutefois facultative après un substantif au pluriel (6), et elle est interdite après un substantif au singulier (7) :

(5) vos enfants [vo.zɑ͂.fɑ͂]

(6) des soldat(s) anglais [de.sɔl.da.zɑ͂.ɡlɛ]/[de.sɔl.da.ɑ͂.ɡlɛ]

(7) un soldat anglais [œ͂.sɔl.da.ɑ͂.ɡlɛ]

Nous ne reproduisons pas ses tableaux ici car ils ont subi de nombreuses modifications à la lumière de la phonologie de corpus, notamment suite aux études d’Ågren 1971 et de De Jong 1994, et surtout grâce aux résultats du programme de recherche international Phonologie du Français Contemporain PFC (projet-pfc.net, Durand/Laks/Lyche 2002).

En partant de ces résultats empiriques, Pustka (2011) 22016 propose dans son manuel de phonologie du français destiné aux étudiant.e.s germanophones de nouveaux tableaux normatifs pour les liaisons obligatoires (cf. tableau 2), fréquentes, rares et interdites. Son message le plus important est le suivant : la liaison facultative est, dans la plupart des contextes, tellement rare et de style si soutenu qu’on peut s’en passer dans l’enseignement du FLE, surtout au niveau scolaire. Une toute petite partie d’entre elle est, en revanche, si répandue qu’elle devrait être enseignée dès le début de l’apprentissage.


Domaine Contexte Exemples
Phrase nominale DET + SUBST les [z]amis, un [n]ami
ADJ + SUBST petit [t]ami, deux [z]amis
Phrase verbale PRON CL + V vous [z]avez, il y en [n]a
V + PRON CL allez-[z]y, dit-[t]il
Phrase prépositionnelle PREP mono + SUBST en [n]avril
Phrase adverbiale ADV mono + ADJ très [z]aimable
Mots composés et groupes figés de temps [z]en temps, Jeux [z]Olympiques

Tab. 2 :

La liaison obligatoire (selon Pustka 22016 : 161).

Delattre (1947 : 43–44) classifie également la totalité des contextes du tableau 2 comme des liaisons obligatoires. Les études de corpus auprès de francophones natifs, en revanche, montrent que la liaison n’y est pas réalisée à 100 % en parole spontanée. On y observe une grande variabilité en lien avec des facteurs sociolinguistiques (p. ex. l’âge) ainsi qu’avec la variation lexicale (Durand et al. 2011) qui rend la création de règles normatives pour la liaison plus difficile que pour le schwa. Ceci est dû à un conditionnement prosodique et lexical. Ainsi, alors qu’une réalisation *[leami] pour les amis [lezami] ne peut pas être rencontrée en français, chez une amie [ʃeynami] peut tout à fait s’entendre. On constate donc la régularité suivante : alors que la liaison est toujours réalisée après les prépositions monosyllabiques quand elles sont suivies du pronom monosyllabique elle(s) (8) des non-réalisations peuvent être observées devant un groupe nominal (9) :

(8) chez elle [ʃe.zɛl]

(9) che(z) une amie [ʃe.y.na.mi]

Cette différence se manifeste avec des taux de non-réalisation différents en fonction de la préposition : dans le corpus PFC, en liaisonne pratiquement toujours, dans à 95 %, mais chez seulement à 88 % (Durand/Lyche 2008 : 44). Les adverbes présentent une variation lexicale encore plus importante, la liaison étant réalisée de manière presque catégorique après très (97 %), souvent après tout (83 %) et plus (64 %), de façon très variable après bien (43 %) et rarement après assez (5 %), pas (1 %) et toujours (0 %) (Mallet 2008 : 252, 281). Concernant les adjectifs préposés, les études menées sur la base du corpus PFC confirment les résultats de travaux antérieurs en expliquant que ces mots sont en grande partie évités devant des substantifs commençant par une voyelle et que s’ils s’y retrouvent tout de même, la liaison n’y est pas forcément réalisée (Durand/Lyche 2008 : 45–46, Durand et al. 2011 : 43–45).

Ces résultats tirés du corpus PFC proviennent bien évidemment de locuteurs et locutrices francophones non professionnel.le.s de la parole publique (cf. section 2.1). L’étude de la lecture du texte PFC par des présentateurs de radio et de télévision dans Pustka/Chalier/Jansen 2017 montre que les taux de réalisation après la préposition dans (dans le contexte dans une impasse stupide) et l’adverbe très (très inquiet) atteignent 100 %. La réalisation systématique de la liaison après l’adverbe très se confirme dans le corpus de livres-audio de Pustka 2015 où, en outre, les taux de réalisation sont également très élevés pour les autres adverbes (entre 83 % et 90 %), mis à part pas avec 37 %. De plus, le taux de réalisation chez les présentateurs de Pustka/Chalier/Jansen 2017 s’élève à 100 % après grand en lecture (grand émoi, grand honneur) ainsi qu’à 90 % en parole spontanée pour les adjectifs préposés en général (exceptions : fort // accent, léger // accent belge). Ces résultats justifient la simplification didactique du traitement de la liaison après les adjectifs ainsi qu’après les prépositions et les adverbes monosyllabiques (hormis pas) comme obligatoires en cours de français.

En plus de ces contextes, la liaison est assez fréquente après c’est, est, quand et dont – même si les taux de réalisation observés dans les différents corpus divergent (cf. tableau 3).


Contexte Delattre 1947 Ågren 1973 De Jong 1994 Corpus PFC Pustka 2015 Pustka/Chalier/Jansen 2017
Intuition Radio Parole spontané Parole spontanée + lecture Livres-audio Parole spontané Lecture
c’est + --- --- 87 % --- ---
est + FAC 97 % 69 % 44 %, 50 % 86 % 50 % 100 %
quand + OBL --- 96 % 78 % 93 % --- ---
dont + FAC --- 95 % --- --- --- ---

Tab. 3 :

 

Réalisation de la liaison fréquente.

Face à cette variation se pose la question du traitement de la liaison dans ces contextes dans l’enseignement du français. La solution la plus facile est certainement d’enseigner ces liaisons dès le début de l’apprentissage comme si elles étaient obligatoires (Pustka 22016 : 162). Étant donné que les programmes scolaires prévoient aussi un enseignement de la variation socio-stylistique, une alternative serait d’envisager d’enseigner au moins la forme est comme variable : « Pour la forme verbale est, une règle stipulant que la liaison est obligatoire en lecture, mais facultative en conversation semble adéquate » (Pustka/Chalier/Jansen 2017 : 113). Il faut souligner qu’au niveau de la perception, les apprenant.e.s vont forcément être confrontés à la variation en écoutant leur professeur.e de français et/ou l’assistant.e de langues et des matériaux sonores ou audio-visuels.

Pour ce qui est de la liaison rare, les manuels traditionnels germanophones témoignent d’une certaine crainte que les étudiant.e.s en réalisent trop. De 1888 à 2016, ils donnent de manière unanime le conseil suivant : les élèves devraient se concentrer sur les liaisons obligatoires (cf. Pustka 2015 : 48). Quand on examine les manuels scolaires les plus répandus en Allemagne, on constate que la liaison après les déterminants et les pronoms clitiques (p. ex. les [z]amis, nous [z]avons) est enseignée dès les premières semaines dans le cadre de l’enseignement de la grammaire. La liaison après les prépositions et les adverbes (p. ex. chez [z]elle, très [z]intéressant) est en revanche négligée. Seul le manuel Découvertes note également la liaison après c’est, en s’abstenant pourtant de préciser que celle-ci est variable (Pustka 2021).