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Un Trône pour des Sœurs

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From the series: Un Trône pour des Sœurs #1
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CHAPITRE VINGT-DEUX

Sophia encore avait du mal à croire que Sebastian l'avait demandée en mariage. Elle avait déjà eu du mal à s'habituer au fait qu'elle avait trouvé sa place au palais en tant qu'amante, et maintenant, soudain, elle avait son anneau au doigt. Elle avait du mal à croire que les choses aient pu progresser aussi rapidement et que, maintenant, elle allait se marier. C'était comme si elle était emportée par un fleuve, si vite qu'elle n'avait aucun moyen de savoir ce qui se passait la moitié du temps.

Sophia n'avait pas su que préparer un mariage pouvait prendre tant de temps. Elle avait su que, pour un membre de famille royale, cela ne se limiterait pas à trouver un prêtre mais il y avait des complications qu'elle n'avait jamais envisagées. Il y avait des banquets à organiser, des faire-part à envoyer. Il y avait même des permissions à demander, car il faudrait que la douairière et l'Assemblée des Nobles donnent leur accord pour qu'un prince puisse se marier. D'après ce que dirent les officiels auxquels elle demanda, cette demande de permission serait une formalité. Dans ce domaine, les nobles approuveraient tout ce qui dirait leur souverain.

Convaincre la mère de Sebastian avait l'air d'être tout sauf une formalité. Elle avait été assez gentille au cours du dîner où Sophia l'avait rencontrée mais Sophia n'était pas assez naïve pour s'imaginer qu'un souverain apprécierait qu'un de ses fils épouse une femme qui ne pourrait ni renforcer une alliance ni apporter de nouvelles terres au royaume. Pour l'instant, Sophia était encerclée par une petite coterie d'aidants. Un employé s'occupait de toutes les demandes de permission conformes à l'étiquette, un couturier travaillait sur des modèles de robe de mariage et le cuisinier du palais demandait s'il fallait préparer du cygne ou de l'oie.

“Certes, c'est la tradition ici mais je me suis dit que je pourrais peut-être cuisiner une sélection de mets fins de chez vous.”

Leurs noms firent une brève apparition dans l'esprit du cuisinier et Sophia en choisit deux ou trois puis écarta le problème d'un geste de la main.

“Je suis sûre que vous ferez un merveilleux repas, quoi que vous choisissiez”, dit Sophia. Elle aurait aimé que Cora soit là pour l'aider à s'y retrouver.

Elle aurait aussi voulu que Sebastian soit là au lieu d'être pris par ses préparations relatives à l'armée et au rôle qu'il allait y tenir. Sophia sentait qu'elle ne pouvait pas tout faire toute seule. Or, être avec lui … c'était bien là le but, n'est-ce pas ? Quel intérêt y avait-il à se marier si le futur mari n'était même pas présent ?

Si elle avait seulement fait ça pour avoir une bonne vie, cela n'aurait peut-être pas compté. Elle aurait pu préparer son mariage de rêve sans la présence presque superflue d'un mari. Sophia pouvait imaginer Angelica très heureuse dans une des pièces de l'appartement de Sebastian, en train de donner des ordres aux domestiques alors qu'elle se préparait à devenir son épouse.

Sophia voulait Sebastian. Mieux encore, elle l'aimait. Elle souffrait dès qu'il n'était pas là et le monde semblait s'illuminer quand il arrivait. Maintenant, on aurait dit qu'elle était prisonnière des préparations d'un mariage tout en étant en fait privée de voir son futur mari.

Alors, il arriva et Sophia se leva pour le prendre dans ses bras. Elle fut choquée quand il recula d'un pas.

“Sebastian ?”

“Suis-moi, Sophia”, dit-il.

“Que se passe-t-il ?” demanda Sophia. Elle essaya de trouver la réponse en lisant dans les pensées de Sebastian mais, à ce moment-là, elles ne formaient qu'un chaos confus, plein de souffrance et de confusion. Il y en avait trop pour qu'elle puisse se concentrer sur l'une ou l'autre. “Il est arrivé quelque chose ? Sebastian, que se passe-t-il ?”

“J'espérais que tu pourrais me le dire”, dit Sebastian sur un ton qui donna l'impression à Sophia que son sang venait de se congeler. Quelque chose avait mal tourné. Les filles du château avaient inventé une rumeur sur elle ou la mère de Sebastian avait refusé le mariage. Peut-être la boutique à laquelle elle avait vendu la robe était-elle venue parler à Sebastian de sa nouvelle fiancée. Dans son plan, il y avait tant de choses qui pouvaient mal tourner qu'il avait toujours l'air de ne tenir que par miracle.

Comme Sophia ne savait pas ce qui avait mal tourné, elle suivit Sebastian dans le palais. Ils passèrent des pièces principales aux chambres des invités et se dirigèrent vers une pièce où tout avait l'air ordinaire, mis à part la présence d'un garde à l'extérieur de la porte.

“Merci”, dit Sebastian à l'homme. “Tu peux partir, maintenant.”

“Oui, Votre Altesse”, dit l'homme. Il partit mais sa simple présence incita Sophia à se demander ce qui se passait.

Quand Sebastian poussa la porte, elle eut une sorte de réponse. La pièce avait été réaménagée en studio d'artiste. On avait enlevé la plus grande partie des meubles pour laisser la place à des toiles qui, tendues, étaient prêtes à ce que l'on travaille dessus. Sophia n'eut pas besoin de demander qui travaillait ici : l'endroit était visiblement réservé à Laurette van Klet, l'artiste que Sebastian avait embauchée pour peindre un portrait de Sophia. Les esquisses de Sophia l'indiquaient. Il y avait même le commencement d'une peinture à l'huile au cœur de ces esquisses. Elle était encore loin d'être finie et Sophia soupçonna que c'était en fait un travail préparatoire pour une toile plus grande mais elle était quand même plus avancée qu'elle ne l'avait pensé et la représentait telle qu'elle avait été dans le jardin, détendue et plus belle qu'elle pensait être dans la vraie vie.

“Alors ?” demanda Sebastian.

“Alors, c'est beau”, dit Sophia. “Je ne comprends pas —”

“Regarde ici”, dit Sebastian en montrant du doigt un endroit sur la peinture. A cet endroit, à cause de la joie décontractée que Sophia avait ressentie ce jour-là, sa robe était remontée en révélant une partie de son mollet et la marque qui s'y trouvait, pareille à une accusation.

Elle l'avait recouverte de maquillage pour le bal. Depuis, elle l'avait fait de temps à autre mais pas aujourd'hui. Elle avait oublié. Avait-elle aussi oublié de le faire le jour de leur promenade le long de la rivière ? En vérité, elle ne le savait pas mais la preuve était juste devant ses yeux. La seule question, c'était ce qu'elle allait faire maintenant.

“Je ne comprends pas” fut tout ce qu'elle trouva à dire.

Sebastian secoua la tête. “Ne me mens pas, Sophia. Laurette peint ce qu'elle voit. Seulement ce qu'elle voit.” Alors, il tendit le bras vers elle et Sophia se recula mais il la prit par les épaules. “Certaines des femmes du palais ont parlé, elles aussi. Elles disent que tu as quelque chose d'étrange. Je me suis dit qu'elles étaient seulement jalouses. Et si c'était autre chose ?”

Quand il souleva l'ourlet de sa robe, Sophia essaya de l'arrêter car elle savait que, quand il le ferait, tout serait fini. Cependant, elle n'y pouvait rien et, en quelques instants, le symbole du contrat synallagmatique tatoué sur son mollet devint visible.

Sebastian le regarda fixement pendant plusieurs secondes puis recula. Sophia sentit le choc qui venait de lui. Ses pensées surgissaient à une telle vitesse qu'elle avait du mal à les suivre toutes. Elle le vit se laisser tomber sur le plancher au milieu des chevalets qui y avaient été disposés. On aurait dit qu'il essayait de s'isoler du monde.

“Sebastian”, commença à dire Sophia. Elle voulait se rapprocher de lui pour le réconforter mais c'était impossible, n'est-ce pas ? Après tout, c'était elle qui le faisait souffrir.

Il leva le regard et Sophia vit des larmes luire dans ses yeux. Elle ne serait jamais attendue à ce qu'il pleure et aurait vraiment voulu ne jamais en être la cause.

“Pourquoi ?” demanda-t-il. “Pourquoi m'avoir menti, Sophia ? Est-ce même ton vrai nom ?”

“Oui”, lui assura Sophia. Pour la première fois depuis qu'elle l'avait rencontré, elle abandonna l'accent qu'elle avait adopté. “Mais pas de Meinhalt.”

“Même ta voix n'est pas réelle ?” dit Sebastian qui, maintenant, avait l'air bouleversé. “Nous nous connaissons depuis … combien de temps ? Quelques jours, au maximum. Nous ne savons rien l'un de l'autre, n'est-ce pas ? Qui es-tu ?”

Sophia déglutit en entendant cette question car elle n'était pas sûre d'en connaître la réponse. Elle avait essayé de créer une réponse mais elle n'était pas réelle. Elle s'était posé cette question plusieurs fois sans trouver de réponse. Cela dit, entendre Sebastian la lui poser la faisait quand même souffrir.

Elle voulait désespérément tout lui dire sur elle-même, son passé et, surtout, sur la sincérité de son amour pour lui. Elle voulait qu'il sache que, même si tout le reste était faux, son amour pour lui était authentique. Elle voulait qu'il sache qu'elle n'avait jamais voulu lui faire du mal et que, quand elle mentait, quand elle se comportait comme ça, ce n'était même pas elle qui le faisait.

Cependant, le tourbillon de ses émotions l'empêchait de parler. Tout ce qu'elle réussit à dire fut :

“Je ne voulais pas que ça se passe comme ça.”

Sebastian se leva, alla vers une des toiles et, avec la soudaineté d'un orage, il la souleva et la détruisit, la déchira entièrement.

“Tu m'as trompé !” cria-t-il. “Tu as profité de moi ! Tout ce qui t'intéressait, c'était ma richesse ! Mon rang ! Tu n'as jamais tenu à moi !”

En entendant ses paroles, en subissant la violence de la situation, en voyant son image se faire déchirer en morceaux, elle ressentit une douleur à la poitrine. C'était une représentation adéquate de la façon dont elle se voyait, de sa vie, de tout ce qu'on déchirait sous ses yeux.

 

Malgré tous ses efforts, elle se mit à pleurer. Elle resta où elle était et pleura comme une petite fille qui n'avait personne pour la consoler.

Cela sembla étonner Sebastian. Il arrêta ce qu'il faisait et sa rage se calma. Il la fixa comme s'il était désolé, comme s'il se rendait compte qu'il était allé trop loin.

Et pourtant, il n'alla pas la consoler.

Elle voulait désespérément lire dans ses pensées mais elles étaient un tel chaos d'émotions intensifiées, de sentiments contradictoires, qu'elle ne pouvait pas du tout les lire.

“Je n'ai nulle part où aller”, laissa involontairement échapper Sophia.

Elle le regretta immédiatement. Elle ne voulait plus ni de sa sympathie ni de son aide.

Et pourtant, il restait là, muet. Sa rage et son choc semblaient s'apaiser, ses traits semblaient peu à peu exprimer une chose qui rappelait la compassion ou la pitié.

Elle ne voulait pas de pitié, surtout pas la sienne.

Elle voulait de l'amour, du véritable amour, et elle se rendit à cet instant que, même si elle l'avait trouvé avec Sebastian, elle l'avait définitivement perdu.

Sophia recula.

Essuyant les larmes qui lui coulaient sur les joues, elle retira l'anneau qu'il lui avait donné. Elle le laissa tomber par terre parce qu'elle n'osait plus toucher Sebastian et parce qu'elle ne pouvait pas l'emmener avec elle.

Elle voulait désespérément lui dire : Je veux que tu saches que, même si tout le reste était un mensonge, mon amour ne l'était pas.

Cependant, à ce moment, un sanglot lui monta dans la gorge et il fut si fort qu'il la rendit muette.

Elle ne put que se retourner et fuir. Fuir de ce château, fuir cet homme qu'elle aimait et cette vie qui lui avait filé entre les doigts.

CHAPITRE VINGT-TROIS

Kate rentra à Ashton frustrée mais aussi en ressentant une sorte d'apaisement. Elle était frustrée parce qu'elle n'avait pas gagné la force qu'elle cherchait. Elle était apaisée parce que cela simplifiait la situation de beaucoup de façons. Comme elle ne pouvait pas accepter la proposition de la sorcière, elle allait reprendre sa vie d'apprentie de Thomas à la forge et essayer de s'instruire sur les épées en les agitant en l'air.

Ce n'était pas ce qu'elle avait voulu quand elle avait quitté la ville mais cela pouvait être une bonne vie, particulièrement en présence de Will. On n'obtenait peut-être pas ce qu'on voulait dans la vie mais ce que l'on obtenait à la place pouvait quand même être bien. Quand elle atteignit la périphérie de la ville et repensa à Will qui l'attendait à la forge, Kate sourit. Elle serait vite revenue, maintenant.

Kate descendit de cheval et le fit marcher en direction de la forge. Elle avait chevauché assez longtemps pour la journée et elle avait mal aux jambes après un tel effort.

“Quand nous serons arrivés”, dit-elle au cheval, “tu auras à nouveau une vie tranquille et je serai la meilleure apprentie que Thomas puisse désirer.”

Le forgeron était vraiment meilleur professeur que la sorcière. Il était gentil, patient et, surtout, quand on était l'apprentie d'un forgeron, il n'y avait aucun risque de devoir une faveur inconnue à une sorcière. Il y avait des choses qu'elle ne pouvait pas faire, même pour acquérir le pouvoir de se venger. Quand elle le comprit, cela lui apporta une sorte de paix, comme si une flamme qui avait menacé de tout consumer en elle venait de décliner.

Cela dit, c'était peut-être une bonne chose. C'était peut-être le signe qu'elle devait renoncer à la violence. Peut-être —

“Te voilà !” cria une voix. “Je te reconnais !”

Et Kate connaissait cette voix. La dernière fois qu'elle l'avait entendue, son propriétaire l'avait poursuivie jusqu'au bord de la rivière, résolu à la réduire en bouillie avant de la ramener à l'orphelinat manu militari.

Effectivement, quand elle regarda, elle vit le plus grand des garçons des quais qui avançait vers elle d'un air prétentieux, avec la certitude de quelqu'un qui savait que Kate ne pouvait s'enfuir nulle part. Il prenait son temps et Kate connaissait assez les tactiques des brutes pour savoir qu'il ne faisait que lui donner le temps d'avoir peur.

Dans ses pensées, elle lisait qu'il était étonné d'avoir eu la chance de l'avoir finalement retrouvée après avoir cherché si longtemps.

Il avait l'air en mauvais état. Il avait encore les ecchymoses qu'il avait récoltées en se battant sur les quais mais elles étaient accompagnées par de nouvelles marques qui venaient forcément d'une raclée. S'il avait été qui que ce soit d'autre, Kate aurait pu ressentir un peu de pitié pour lui. Elle préféra s'éloigner de lui en se demandant si elle allait pouvoir remonter sur le cheval et s'enfuir.

“Inutile de t'enfuir”, dit-il. “Ça fait des jours que je te cherche, petite salope ! Les autres sont repartis à l'orphelinat tout penauds. Ils ont dit qu'ils préféraient qu'on les vende à une mine que continuer à chercher. Moi, je n'ai pas renoncé.”

“C'est bien”, répliqua Kate. Elle se dirigeait encore vers le cheval. Si elle pouvait le monter, elle pourrait s'éloigner de cet idiot aussi rapidement qu'elle l'avait fait sur la rivière.

“Bien pour moi, mal pour toi”, dit le garçon. “N'essaie même pas de t'enfuir. Tu t'imagines que je ne sais pas que tu travailles pour le forgeron ? Je t'ai cherchée. J'ai posé des questions. Et maintenant …”

Kate arrêta de s'approcher du cheval. Elle resta fermement où elle était pendant que le garçon avançait.

“Et maintenant quoi ?” demanda Kate. “Tu n'as plus tes deux amis pour t'aider.”

“Tu t'imagines que j'ai besoin d'eux ? Pour m'occuper d'une fille ? Je t'ai pourchassée, j'ai évité moi-même les chasseurs et, maintenant, je vais te forcer à me supplier de te ramener là-bas.”

Kate sortit l'épée d'entraînement de sa ceinture. Elle était seulement en bois mais quand même assez longue pour menacer le garçon.

“Tu devrais y penser, d'abord”, dit Kate.

“J'y pense”, dit le garçon. “Je pense que, quand je te ramènerai, les sœurs me permettront de rejoindre un des gangs de chasseurs. Je paierai mon contrat synallagmatique avec mon premier prisonnier. Alors, je pourrai faire ce que je veux.”

Kate soupira en entendant des propos d'une telle stupidité. Elle savait comment ces projets finissaient dans le monde réel. “Tu peux déjà faire ce que tu veux. Écoute, c'est quoi, ton nom ?”

“Zachariah”, dit le garçon comme s'il était sur la défensive, comme s'il s'attendait à ce que Kate lui joue un mauvais tour.

“Eh bien, Zachariah, regarde où tu es. Tu n'es pas à l'orphelinat, n'est-ce pas ? Tu n'es pas lié par contrat synallagmatique. Tu peux partir, faire ce que tu veux. Tu es évité les chasseurs pendant un jour ou deux : pourquoi pas pour toujours ? Il y en a moins à la campagne, n'est-ce pas ? Tu n'as qu'à faire demi-tour et t'en aller.”

Ça semblait tellement évident à Kate. Ils n'étaient ni l'un ni l'autre liés par contrat synallagmatique ou en danger. Le garçon pouvait aller de son côté et Kate du sien et la Maison des Oubliés n'aurait plus d'emprise sur eux. Le garçon pourrait peut-être se faire une vie ailleurs qu'à Ashton, qu'il trouve une ferme où travailler ou, ce qui était plus vraisemblable, qu'il devienne voleur. N'était-ce pas assez ?

“Je pourrais le faire”, dit-il, “mais je ne veux pas. Ce que je veux faire, c'est te réduire en purée, appeler les gardes puis rire pendant qu'ils t'emportent. Gardes !”

Il le cria si fort que Kate grimaça.

“Gardes ! Il y a une fugitive !” Il regarda Kate avec un rictus au visage. “Et quand ils t'attraperont, ils te forceront à livrer ta sœur. Je pourrai peut-être —”

“Ne parle pas de ma sœur !” hurla Kate en lui envoyant un coup de son épée d'entraînement à la tête. Il recula et l'épée le heurta à l'épaule, sur laquelle elle ricocha.

“Je vais te massacrer”, promit-il en chargeant. Il fonça dans Kate et, en un instant, ils tombèrent tous les deux à terre, emportés ensemble par l'élan.

Kate le frappa avec son épée en bois mais le garçon la saisit et la lui arracha des mains. Il la frappa violemment et, à cet instant, Kate eut l'impression d'être de retour sur le terrain d'entraînement ou sur les quais. Elle sentit le goût du sang de la même façon, vit mille chandelles. Elle se sentit tout aussi démunie qu'avant et elle détesta cette sensation.

“Quand je te laisserai, on croira que tu auras reçu un coup de sabot de ton cheval”, dit-il. “Alors, je retrouverai ta sœur et je vous ramènerai toutes les deux manu militari.”

Kate tendit la main pour reprendre l'épée en bois qu'il lui avait fait tomber de la main. Il la frappa encore puis saisit l'épée lui-même et la souleva.

“Oh, c'est ça que tu veux ?” demanda-t-il.

“Non”, répondit-elle d'une voix qui lui parut étrange, même à elle. “Je veux seulement que tu aies les mains occupées.”

Elle sortit son couteau de son étui et l'enfonça dans la poitrine du garçon d'un seul mouvement.

Ce fut plus facile qu'elle avait pensé que ce serait. Le couteau était aiguisé et le garçon avait la chair tendre mais, malgré cela, elle avait l'impression qu'il n'aurait pas dû sembler si facile de tuer quelqu'un. Il ne devrait pas être aussi simple d'enfoncer un couteau sous les côtes d'un être humain et de l'écouter avoir le souffle coupé quand la lame atteignait le cœur.

Zachariah eut l'air choqué par la douleur soudaine qu'il ressentit. Il sembla être sur le point de dire quelque chose, peut-être d'appeler encore les gardes, mais les mots ne vinrent pas. Ce fut le sang qui lui coula de la bouche et il s'effondra de tout son poids sur Kate.

Le pire, c'est que le pouvoir de Kate lui montra le moment de sa mort, quand ses pensées passèrent de la douleur et de la panique à un genre de vide total, quand son esprit le quitta. Elle sentit l'instant de sa mort et …

… en fait, que sentit-elle ? C'était une question que Kate aurait crue moins complexe. Elle pensait surtout qu'il l'avait mérité, qu'il fallait qu'elle se libère de son poids mort avant qu'il ne l'écrase. Cela dit, Kate ne ressentait aucun remords. Pas encore. Pas la panique que Kate était sûre qu'elle aurait dû ressentir parce qu'elle venait de tuer quelqu'un.

Au lieu de cela, étrangement, elle se rendit compte qu'elle se sentait presque calme. Immobile, comme le cœur d'une tornade, comme si le reste du monde n'était pas vraiment réel. Kate poussa le corps plus grand du garçon et s'en libéra, essuya son couteau puis constata qu'il y avait aussi du sang sur sa tunique mais qu'elle n'y pouvait rien.

Au loin, des coups de sifflet et des cris signalèrent l'approche des gardes ou seulement des gens du coin qui se rassemblaient quand quelqu'un avait appelé à l'aide. C'était ce qu'on faisait quand il y avait du danger, n'est-ce pas ? Les gens criaient et tous ceux qui habitaient là se réunissaient pour chasser les voleurs ou repousser les loups. Ou pendre les assassins. Kate les entendit approcher et, pendant ce qui lui sembla être une éternité, elle ne put que se tenir là en essayant de comprendre ce qui lui arrivait.

Alors, l'émotion se mit à prendre le dessus sur le choc. Elle venait de tuer quelqu'un et l'horreur de la situation s'abattit sur elle comme du plomb. Quelle qu'en soit la raison, quelle que soit la situation, elle venait de poignarder quelqu'un. Si les gardes venaient la chercher ou si la foule lui infligeait sa justice plus brutale, le fait que le garçon l'ait presque battue à mort à ce moment-là aurait-il la moindre importance ?

D'une façon ou d'une autre, Kate en doutait. Elle repartit vers son cheval, trébuchant à moitié sous l'émotion et la douleur combinées de la raclée qu'elle avait reçue. Elle dut s'y prendre à trois fois rien que pour remonter sur le cheval, se hissa sur la selle avec maladresse et tomba presque, même à ce moment.

Elle ne savait que faire du corps de Zachariah, n'était pas sûre de pouvoir faire quoi que ce soit car elle avait eu beaucoup de mal à bouger son poids mort. Dans tous les cas, elle entendait que les ennuis se rapprochaient et qu'elle n'avait plus le temps que de fuir. Donc, elle le laissa sur place, au milieu de la rue, et partit vers la boutique du forgeron.

Alors que Kate chevauchait, elle commençait à mieux comprendre les implications de tout ce qu'elle venait de faire. Elle était liée par contrat synallagmatique, fuyait sa destinée, avait tué un garçon qui essayait de la ramener à l'orphelinat. Ils la tueraient pour ça et ce serait un miracle s'ils se contentaient de la pendre au lieu de la laisser mourir de faim dans un cachot ou de la briser en morceaux sur une roue.

 

Elle était presque revenue à la forge quand elle se rendit compte qu'elle ne pouvait pas y retourner. Kate ne savait pas si on l'avait vue se battre contre Zachariah. Quelqu'un avait forcément entendu ce qu'il criait. Les gens n'auraient aucune difficulté à comprendre que c'était elle que le garçon avait trouvée, surtout s'il avait déjà posé aux gens des questions sur elle.

Si elle revenait chez Thomas et Winifred, elle leur emmènerait tous ses ennuis. Pareil pour Will. Quelle était la peine que l'on encourait pour aider un assassin ? Rien que l'idée qu'il puisse arriver malheur à Will rendait Kate malade.

Will et Thomas étaient à l'extérieur quand Kate revint. Elle ne descendit pas de cheval. Elle n'osa pas parce que, si elle le faisait, ils pourraient la convaincre de rester ou lui dire qu'ils la protégeraient du danger qui arrivait alors qu'ils ne le pouvaient pas, alors que personne ne le pouvait.

“Kate”, dit Will avec un sourire. “Tu es revenue ! C'est bien, tu es de retour juste à temps. Mon père et moi, on a une surprise pour —”

“Will”, dit son père en l'interrompant. Thomas était visiblement plus perspicace que son fils. “Tais-toi un moment. Il y a un problème.”

Kate resta assise sur le cheval, les regardant fixement sans savoir quoi dire. Il semblait mal de dire quoi que ce soit parce que, dès le moment où elle le ferait, elle infligerait une douleur énorme aux seules personnes qui lui aient jamais témoigné de la gentillesse.

“Kate ?” dit Will. “Que se passe-t-il ? Pourquoi y a-t-il du sang sur ta tunique ? Est-ce que quelqu'un t'a attaquée ?”

Kate hocha la tête. “Un garçon de la Maison des Oubliés. Il voulait me ramener. Il m'a attaquée et —” Elle avait du mal à le dire. Elle ne voulait pas que Will ou Thomas pensent qu'elle était une sorte de monstre.

“Et ?” demanda Thomas.

“Et je l'ai tué”, dit Kate. “Je n'ai pas eu le choix.”

Était-ce vrai ? Quand elle avait enfoncé le couteau dans la poitrine du garçon, elle avait pensé qu'elle n'avait pas d'autre possibilité mais, en vérité, à ce moment-là, elle avait voulu tuer Zachariah. Il avait mérité son sort après tout ce qu'il avait fait et tout ce qu'il avait menacé de faire.

“Entre”, dit Will. “Il faut qu'on te cache.”

Cependant, Thomas comprenait mieux la situation. “Même si on la cache, ils la trouveront, Will. Ils savent que j'ai une nouvelle apprentie. Ils viendront vite ici.”

“Qu'est-ce qu'on fait, alors ?” demanda Will.

Kate répondit. “Il n'y a qu'une chose que je puisse faire : partir. Si je m'éloigne de la ville, ils ne me chercheront pas pour toujours mais, si je reste ici, ils vous feront du mal ainsi qu'à moi.”

“Non”, dit Will. “On peut empêcher ça. On peut les combattre.”

Alors, Kate secoua la tête. “On ne peut pas. Ils sont trop nombreux. Ils se contenteraient de te tuer en même temps que moi et je le refuse, Will. Il faut que je parte.”

Kate sentit la douleur et la déception émaner de Will comme de la fumée. Elle ressentait à peu près la même chose à ce moment-là mais elle savait que Will ne comprenait pas les dangers qui arrivaient.

“Je ne veux pas que tu partes”, dit-il.

“Moi non plus”, répondit Kate, “mais il le faut. Je suis désolée, Will. Thomas, merci, tu m'as donné un foyer et j'aurais voulu en apprendre plus.”

“Tu aurais été une bonne apprentie”, dit Thomas. “J'ai quelque chose pour toi. Ça devait être une surprise pour toi. Will ?”

L'espace d'un instant, Will ne réagit pas puis, finalement, il hocha la tête. Il se dirigea vers l'endroit où un tissu recouvrait quelque chose et l'enleva. Kate vit la lueur d'une épée. Mieux encore, c'était une épée qu'elle reconnut parce qu'elle en portait la version en bois à la hanche.

“Je n'ai eu le temps de forger qu'une lame simple”, dit Thomas. “J'avais pensé que l’affûtage, l'enroulage de la poignée et la finition feraient partie de ta formation. Cela dit, c'est une arme solide et légère.”

Il la prit et la tendit à Kate. Elle était loin d'être finie mais était plus belle qu'elle n'aurait pu s'y attendre. Elle était longue et légère et Kate pensait qu'elle serait parfaitement équilibrée quand elle y enroulerait une poignée. C'était probablement la plus belle chose qu'elle ait jamais possédée.

“J'ai travaillé dessus avec mon père”, dit Will. “Nous voulions fêter ton retour. Maintenant … je pense que c'est un cadeau d'adieu.”

“Je ne sais pas quoi dire”, dit-elle. “Merci. Merci énormément à tous les deux.”

Kate prit l'épée, la rangea à côté de l'épée en bois pour qu'elles pendent toutes les deux à sa ceinture, côte à côte. Elle avait l'impression qu'il fallait qu'elle dise plus que seulement merci. Il y avait tant d'autres choses qu'elle voulait dire, qu'elle voulait faire, mais elle entendait encore les cris au loin et ils gagnaient en volume car les gens avaient dû trouver le cadavre qu'elle avait abandonné. Ces cris indiquaient clairement qu'il ne restait pas assez de temps pour dire autre chose.

Elle dut se contenter de se pencher depuis la selle et de faire une bise rapide et sèche à Will sans même être sûre de bien le faire. Elle n'avait jamais eu le temps de s'entraîner. Elle se releva avant qu'il ait le temps de dire un mot, même si cela ne fit pas grande différence pour elle puisque son talent lui révéla de toute façon toutes les choses qu'il voulait dire. Même en les entendant comme ça, Kate souffrit et eut l'impression que, quand elle se détournerait, cela lui arracherait le cœur de la poitrine.

Kate se détourna quand même. Elle éperonna le cheval et partit en écoutant les cris qui devenaient de plus en plus forts à mesure que le nombre de ses poursuivants augmentait. Elle n'eut pas besoin de se demander où elle allait se rendre. Il n'y avait qu'un endroit où elle puisse aller si elle voulait survivre.

Finalement, il semblait que la femme de la fontaine allait obtenir ce qu'elle voulait.