Entretiens Du Siècle Court

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Entretiens Du Siècle Court
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Marco Lupis

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Ce livre a été créé avec StreetLib Write (http://write.streetlib.com).

table des matières

1  Marco Lupis

2  ENTRETIENS

3  Introduction

4  Sous-commandant Marcos

5  Peter Gabriel

6  Claudia Schiffer

7  Gong Li

8  Ingrid Betancourt

9  Aung San Suu Kyi

10  Lucia Pinochet

11  Mireya Garcia

12  Kenzaburô Ôé

13  Benazir Bhutto

14  Le roi Constantin de Grèce

15  Hun Sen

16  Roh Moo-hyun

17  Hubert de Givenchy

18  Maria Dolores Mirò

19  Tamara Nijinsky

20  Franco Battiato

21  Ivano Fossati

22  Tinto Brass

23  Peter Greenaway

24  Suso Cecchi d’Amico

25  Rocco Forte

26  Nicolas Hayeck

27  Roger Peyrefitte

28  José Luis de Vilallonga

29  Baronessa Cordopatri

30  Andrea Muccioli

31  Xanana Gusmao

32  José Ramos-Horta

33  Monsignor do Nascimento

34  Khalida Messaoudi

35  Eleonora Jakupi

36  Lee Kuan Yew

37  Khushwant Singh

38  Shobhaa De

39  Joan Chen

40  Carlos Saul Menem

41  Pauline Hanson

42  Général Volkogonov

43  Gao Xingjian

44  Wang Dan

45  Zang Liang

46  Stanley Ho

47  Päldèn Gyatso

48  Gloria Macapagal Arroyo

49  Cardinal Sin

50  Général Giap

51  Amiral Corsini

52  Monseigneur Gassis

53  Men Songzhen

54  Épilogue

55  Remerciements

56  Notes

Du même auteur :

Il Male inutile

I Cannibali di Mao

Cristo si è fermato a Shingo

Acteal


À bord d’un hélicoptère de l’armée américaine pendant une mission

Journaliste, photoreporter et écrivain,

Marco Lupis

a été le correspondant à Hong Kong du quotidien La Repubblica .

ENTRETIENS

du Siècle Court

Marco Lupis

Rencontres avec les protagonistes de la politique, de la culture et de l’art du XX ème siècle

Traduction : Maïa Rosenberger

PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE RÉSERVÉE

Copyright © 2017 by Marco Lupis Macedonio Palermo di Santa Margherita

Tous droits réservés à l’auteur

interviste@lupis.it

www.marcolupis.com

Première édition italienne Copyright © 2017 Edizioni del Drago

ISBN :

Copyright © 2 018 Tektime


Cette œuvre est protégée par les lois sur le droit d’auteur.

Toute reproduction, même partielle, est interdite.

Le journaliste est l’historien de l’instant

Albert Camus

À Francesco, Alessandro et Caterina

Introduction

Tertium non datur [1]

C’était l’automne à Milan, en ce désormais lointain mois d’octobre 1976, quand, remontant rapidement le Corso Venezia vers le théâtre San Babila, j’allais faire la première interview de ma vie.

J’avais seize ans, et avec mon ami Alberto j’animais pour l’une des premières radios privées italiennes, Radio Milano Libera, une émission d’information au titre peu original de “Spazio giovani” [2] .

 

Ces années-là étaient réellement des années formidables, où tout semblait pouvoir arriver, et arrivait effectivement. Des années merveilleuses. Des années terribles. C’étaient les années de plomb, celles de la contestation étudiante, des cercles autogérés, des grèves lycéennes, des manifestations qui débouchaient presque toujours sur la violence. Des années d’enthousiasmes énormes, riches d’un ferment culturel qui semblait devoir exploser tant il était vif, inclusif, global. Des années d’affrontements et, parfois, de morts : d’un côté les jeunes de gauche, de l’autre ceux de droite. Tout était beaucoup plus simple qu’aujourd’hui : on était d’un côté, ou de l’autre. Tertium non datur .

Mais c’était surtout des années où chacun d’entre nous avait l’impression, et souvent bien plus qu’une simple impression, de pouvoir changer les choses. De réussir -à sa mesure- à faire la différence .

Nous, dans le fond, nous traversions tranquillement ce tumulte d’excitation, de culture et de violence. Les attentats, les bombes, les Brigades rouges étaient un arrière-plan fixe de notre adolescence –ou de notre jeunesse, selon l’âge- mais, somme toute, ils ne nous choquaient pas plus que ça. Nous avions rapidement appris à vivre avec, d’une manière pas très différente de celle que j’allais rencontrer des années plus tard auprès des populations vivant un conflit ou une guerre civile. Leur vie s’est adaptée à ces conditions extrêmes, un peu comme notre vie d’alors.

Avec mon ami Alberto, nous voulions vraiment essayer de faire la différence ; armés d’enthousiasmes sans limites et d’une grande, très grande inconscience, à un âge où les adolescents d’aujourd’hui passent leur temps à poster des selfies sur Instagram et à changer de smartphone, nous lisions tout ce qui nous tombait sous la main, nous participions aux kermesses musicales -à cette époque magique où le rock naissait et se diffusait- aux méga-concerts dans les parcs, aux ciné-clubs.

C’est pour cela qu’en cet après-midi humide d’un octobre d’il y a quarante ans, nous nous hâtions vers le théâtre San Babila, des idées plein la tête et un enregistreur à cassettes dans la poche.

Le rendez-vous était fixé à 16 heures, environ une heure avant le début de la représentation de matinée. Dans les sous-sols du théâtre, où se trouvaient les loges des artistes, on nous conduisit jusqu’à celle du premier rôle. C’est là que nous attendait le protagoniste de notre interview, la première de ma “carrière” de journaliste : Peppino de Filippo [3] .

Je ne me rappelle pas grand chose de cet entretien, et les bandes des enregistrements de nos émissions se sont perdues dans l’un des innombrables déménagements de mon existence.

Mais je me souviens encore parfaitement aujourd’hui de cette décharge électrique subtile, de ce frisson d’énergie qui précède -je devais le comprendre mille fois par la suite- une interview importante. Une rencontre importante, car chaque interview est bien plus qu’une simple série de questions et de réponses.

Peppino de Filippo était à la fin d’une carrière théâtrale et cinématographique -il devait mourir quelques années plus tard- qui avait déjà fait date. Il nous reçut devant son miroir, sans cesser de se maquiller. Il fut gentil, courtois et disponible, et fit semblant de ne pas s’étonner de trouver en face de lui deux adolescents boutonneux. Je me souviens de ses gestes calmes, méthodiques, alors qu’il appliquait son maquillage de scène, qui me sembla lourd, épais, et très pâle. Mais je me souviens surtout d’une chose : la tristesse profonde de son regard. Une tristesse qui me toucha intensément, parce que je la ressentis intensément. Peut-être sentait-il que son existence touchait à son terme, ou peut-être n’était-ce que la démonstration de ce que l’on dit depuis toujours des comiques, qui, faisant rire tout le monde, sont les personnes les plus tristes du monde.

Nous parlâmes de théâtre, et, naturellement, de son frère Eduardo [4] . Il nous raconta qu’il était né sur les planches, toujours en tournée avec la compagnie familiale.

Nous le quittâmes environ une heure après, un peu étourdis, notre cassette pleine.

Ce ne fut pas seulement la première interview de ma vie. Ce fut surtout le moment où je compris que le métier de journaliste était la seule option envisageable pour moi. Et ce fut le moment où j’expérimentai pour la première fois cette alchimie étrange, cette subtile magie, presque, qui s’instaure entre l’interviewé et l’intervieweur.

Une interview peut être la formule mathématique de la vérité, ou une exhibition inutile et vaniteuse. L'interview est également une arme puissante entre les mains du journaliste, qui a le pouvoir de décider s’il doit complaire à l’interviewé ou servir et captiver le lecteur.

Pour moi, l’interview est aussi beaucoup plus ; c’est une confrontation psychologique, une séance de psychanalyse. Interviewé et intervieweur y sont tous deux impliqués.

Comme me le dit plus tard le marquis de Vilallonga, dans l’un des entretiens de cet ouvrage, « le secret est tout entier dans cet état de grâce qui se crée quand le journaliste cesse de l’être et devient un ami à qui on raconte tout. Même ce qu’on ne raconte pas à un journaliste ».

L’interview est la mise en pratique de l’art socratique de la maïeutique, la capacité du journaliste à tirer de l’interviewé ses pensées les plus sincères, à le pousser à baisser sa garde, à le surprendre pendant qu’il raconte et se raconte sans fard.

Cette alchimie particulière ne se crée pas toujours. Mais quand cela arrive, c’est une belle interview. Quelque chose de plus qu’un échange stérile d’attaques et de parades, rien à voir avec la vanité inutile du journaliste qui ne vise qu’à obtenir un scoop .

En plus de trente ans d’activité journalistique, j’ai rencontré des célébrités, des chefs d’État, des Premiers ministres, des leaders religieux et politiques. Mais je dois reconnaître que je n’ai pas ressenti une véritable forme d’empathie avec eux.

En vertu de ma formation culturelle et de mes origines familiales, j’aurais dû me sentir de leur côté, du côté de celles et ceux qui exercent le pouvoir, qui ont le pouvoir de décider du destin de millions de personnes, de leur vie et souvent de leur mort. Parfois du devenir de peuples entiers.

Mais cela ne s’est jamais passé comme ça. Je n’ai éprouvé d’empathie, de courant de sympathie, de frisson et d’excitation qu’en rencontrant les rebelles, les lutteurs, ceux qui étaient prêts –et qui en donnaient la preuve- à sacrifier leur existence, souvent tranquille et aisée, pour leurs idéaux.

Qu’il s’agisse d’un chef révolutionnaire en passe-montagne, rencontré dans une cabane de la jungle mexicaine, ou d’une des ces mères courageuses qui, digne et opiniâtre, essayait de connaître la vérité sur la fin horrible de ses enfants, desaparecidos dans le Chili de Pinochet.

Ce sont eux qui m’ont semblé être les véritables grands de ce monde. Eux qui m’ont semblé avoir le pouvoir véritable.

Grotteria, août 2017

*****

Les entretiens rassemblés dans ce livre ont été publiés entre 1993 et 2006 dans des titres de presse pour lesquels j’ai travaillé au fil du temps, comme envoyé ou correspondant, principalement en Amérique latine et en Extrême-Orient : les hebdomadaires Panorama et L’Espresso , les quotidiens Il Tempo , Il Corriere della Sera et La Repubblica ; certains ont été faits pour la rai .

J’ai volontairement conservé la forme initiale dans laquelle ils ont été rédigés à l’origine, parfois selon l’alternance classique de questions/réponses, et d’autres fois dans la structure plus informelle de l’entretien au fil de l’eau .

J’ai choisi de faire précéder chaque entretien d’une introduction qui permette d’aider le lecteur à s’orienter dans l’espace et dans l’époque à laquelle ils ont été réalisés.

1

Sous-commandant Marcos

Venceremos ! (tôt ou tard)

Chiapas, Mexique, San Cristobal de Las Casas, Hôtel Flamboyant . Le message a été glissé sous la porte de ma chambre :

Départ aujourd’hui pour la Selva.

Rendez-vous à la réception à 19h00.

Prendre des chaussures de marche, une couverture,

un sac à dos et des boîtes de conserve.

Je n’ai qu’une heure et demie pour réunir le tout. Ma destination se trouve au cœur de la jungle. À la frontière du Mexique et du Guatemala, où commence la Selva Lacandona, l’un des rares endroits encore inexplorés au monde. Actuellement, il n’y a qu’un “tour-operator”, très particulier, qui puisse me faire arriver jusque là-bas. Il se fait appeler sous-commandant Marcos et la Selva Lacandona est son dernier refuge.

*****

De toute ma carrière, ce dont je reste aujourd’hui encore le plus fier est sans aucun doute cette rencontre d’avril 1995 avec le sous-commandant Marcos dans la jungle Lacandona du Chiapas, pour le supplément hebdomadaire Sette du Corriere della Sera. Première interview par un journaliste italien. Je ne suis pas sûr, en fait, que le sympathique et omniprésent Gianni Minà [5] n’y soit pas allé avant moi ; mais à coup sûr bien avant que le mythique sous-commandant, dans son éternel passe-montagne noir, n’ait mis sur pied dans les années suivantes une espèce d’authentique “service de presse guérillero” qui escortait vers son refuge de la jungle des journalistes du monde entier.

Cela faisait presque deux semaines que, dans les derniers jours de mars 1995, l’avion en provenance de Ciudad de Mexico avait atterri sur le petit aéroport militaire de Tuxla Gutierrez, la capitale du Chiapas. Sur la piste roulaient des avions frappés de l’emblème de l’armée mexicaine et des véhicules militaires stationnaient, menaçants, en bord de piste. Trois millions d’habitants vivaient sur ce territoire grand comme un tiers de l’Italie. La plupart d’entre eux ont du sang indien dans les veines : deux cent cinquante mille descendent directement des Mayas.

Je me trouvais dans l’une des zones les plus pauvres du monde : quatre-vingt-dix pour cent des Indiens n’ont pas accès à l’eau potable. Soixante-trois pour cent sont analphabètes.

 

Tout me semblait très clair : d’un côté les quelques propriétaires terriens blancs, richissimes. De l’autre les innombrables campesinos , qui gagnaient en moyenne sept pesos par jour, soit moins de dix dollars.

Pour eux, l’espoir de changement était né le premier janvier 1994. Alors que le Mexique signait l’accord de libre échange commercial avec les États-Unis et le Canada, un révolutionnaire cagoulé déclarait la guerre à son propre pays : à cheval, armés de fusils -certains (très peu) étaient vrais, les autres étaient en bois- deux mille hommes de l’Armée zapatiste de libération nationale occupaient San Cristobal de Las Casas, l'ancienne capitale du Chiapas ; leur mot d’ordre : « Terre et liberté ».

Nous savons aujourd’hui comment s’est achevé le premier round, décisif : les cinquante mille soldats envoyés avec des blindés pour dompter la révolte ont eu le dessus. Et Marcos ? Qu’était devenu l’homme qui avait d’une certaine manière fait revivre la légende d’Emiliano Zapata, héros de la révolution mexicaine de 1910 ?

*****

19 h 00, Hôtel Flamboyant : mon contact est ponctuel. Il s’appelle Antonio, c’est un journaliste mexicain qui n’est pas monté qu’une fois dans la Selva, mais dix, cent fois. Bien sûr, aujourd’hui, ce n’est plus comme l’an dernier, quand Marcos était relativement tranquille avec ses hommes dans le petit village de Guadalupe Tepeyac, aux portes de la Selva, équipé d’un téléphone, d’un ordinateur, d’une connexion Internet, prêt à recevoir les envoyés spéciaux des télévisions américaines. Aujourd’hui, rien n’a changé pour les Indiens, mais pour Marcos et les siens tout a changé : depuis la dernière offensive du gouvernement, les chefs zapatistes ont vraiment dû se cacher dans la montagne. Là, plus de téléphones, pas d’électricité. Ni de routes : rien.

Le colectivo (comme on appelle ici ces étranges minibus-taxis) roule à toute vitesse entre les tournants, dans la nuit. À l’intérieur, une odeur de sueur et de tissu mouillé. Il faut deux heures pour arriver à Ocosingo, un pueblo aux portes de la Selva. Dans les rues, des filles aux longs cheveux noirs et aux traits indiens rient. Des militaires, en nombre, partout. Pas de fenêtres aux chambres de l’unique hôtel, juste un grillage à la porte. On dirait une prison. Une information à la radio : « Le père de Marcos a déclaré aujourd’hui : mon fils, le professeur d’université Rafael Sebastian Guillen Vicente, 38 ans, né à Tampico, est le sous-commandant Marcos ».

Le lendemain matin, j’ai un nouveau guide. Il s’appelle Porfirio. C’est un Indien, lui aussi.

Dans sa camionnette, il nous faut presque sept heures de trous et de poussière pour arriver à Lacandon, le dernier village. La route s’arrête là. Et la Selva commence. Il ne pleut pas, mais nous avons tout de même de la boue jusqu’aux genoux. Nous dormons dans des cabanes, sur le trajet, dans la jungle. Après deux jours de marche forcée, exténuante, au beau milieu de la jungle inhospitalière, écrasés par l’humidité, nous arrivons au village. La communauté s’appelle Giardin ; nous sommes dans la zone des Montes Azules . Près de deux cents personnes vivent là. Des vieux, des enfants et des femmes. Les hommes sont à la guerre. Nous sommes bien accueillis. Très peu parlent espagnol. Ils parlent tous Tzeltal , le dialecte maya. Je demande : « On va voir Marcos ?». « Peut-être », acquiesce Porfirio.

À trois heures du matin on me réveille avec délicatesse : il faut y aller. Pas de lune, mais beaucoup d’étoiles. Une demi-heure de marche pour arriver dans une cabane. Je devine à l’intérieur la présence de trois hommes. Tout est noir, comme leurs passe-montagnes. Dans la note diffusée par le gouvernement, Marcos est un professeur de philosophie, titulaire d’une thèse sur Althusser, et d’une formation post doctorat à la Sorbonne. En français, une voix rompt le silence de la cabane : « Nous n’avons que vingt minutes. Je préfère parler en espagnol, si ça ne pose pas de problèmes. Je suis le sous-commandant Marcos. Mieux vaut ne pas utiliser l’enregistreur, parce que si l’enregistrement était saisi tout le monde aurait des problèmes, et vous le premier. Même si nous sommes officiellement en période de trêve, en réalité on me recherche par tous les moyens. Posez-moi les questions que vous voulez ».

Pourquoi vous faites-vous appeler sous-commandant ?

On dit de moi : « Marcos est le chef ». Ce n’est pas vrai. Les chefs, ce sont eux, le peuple zapatiste, moi je n’ai de responsabilités qu’au niveau militaire. Ils m’ont chargé de parler parce que je suis hispanophone. Mais ce sont les camarades qui parlent à travers moi. Moi, je ne fais qu’obéir.

Dix ans de clandestinité, c’est beaucoup… Comment vivez-vous dans la montagne ?

Je lis. Parmi les douze livres que j’ai emportés avec moi dans la Selva, j’ai le Chant Général , de Pablo Neruda. Et le Don Quichotte ...

Et puis ?

Et puis les jours, les années passent, à lutter. À voir tous les jours la même pauvreté, la même injustice… On ne peut pas rester ici sans que l’envie de lutter, de changer les choses, n’augmente. Sauf si on est un cynique, ou un fils de pute. Et puis il y a les choses que les journalistes ne me demandent pas, en général. Comme le fait que parfois, dans la Selva, on doit manger des rats et boire l’urine de nos compagnons pour ne pas mourir de soif pendant nos longs déplacements… c’est tout.

Qu’est-ce qui vous manque ? Qu’avez-vous laissé derrière vous ?

Ce qui me manque, c’est le sucre. Et une paire de chaussettes sèches. Je ne souhaite à personne d’avoir toujours les pieds mouillés, jour et nuit, dans le froid. Et puis le sucre : c’est la seule chose que la Selva ne donne pas, il faut le faire venir de loin, nous en aurions besoin pour les efforts physiques. Pour ceux d’entre nous qui viennent de la ville, certains souvenirs sont une forme de masochisme. On se répète : « Tu te souviens des glaces de Coyoacàn ? Et des tacos de Division del Norte ?» Des souvenirs. Ici, si on attrape un faisan ou un autre animal, il faut attendre trois ou quatre heures avant qu’il ne soit prêt, et si la faim tourmente les hommes et qu’ils le mangent cru, le lendemain c’est diarrhée pour tout le monde. Ici la vie est différente, on voit tout sous une autre forme…Ah, oui, vous m’avez demandé ce que j’ai laissé en ville. Un ticket de métro, une montagne de livres, un cahier plein de poésies… et quelques amis. Pas énormément, mais quelques-uns.

Quand montrerez-vous votre visage ?

Je ne sais pas. Je crois que le passe-montagne a aussi une signification idéologique positive, il correspond à la conception de notre révolution, qui n’est pas individuelle, qui n’a pas de chef. Avec le passe-montagne, nous sommes tous Marcos.

Mais pour le gouvernement, vous cachez votre visage parce que vous avez quelque chose à cacher…

Eux, ils n’ont rien compris. Mais le vrai problème, ce n’est même pas le gouvernement, c’est plutôt les forces réactionnaires du Chiapas, les éleveurs et les grands propriétaires terriens de la région, avec leurs “gardes blanches” privées. Je ne crois pas qu’il y ait une grosse différence entre le comportement raciste classique d’un Blanc Sud-Africain vis à vis d’un Noir et celui d’un propriétaire terrien du Chiapas avec un Indien. Ici, l’espérance de vie d’un Indien est de 50-60 ans pour les hommes et de 45-50 pour les femmes.

Et les enfants ?

La mortalité infantile est très élevée. Je vais vous raconter l’histoire de Paticha, à vous aussi. Il y a un moment de ça, en nous déplaçant d’une zone à l’autre de la Selva, il nous arrivait parfois de traverser une petite communauté, très pauvre, où un compagnon zapatiste nous accueillait à chaque fois. Il avait une petite fille de trois-quatre ans, qui s’appelait Patricia, mais elle, elle prononçait son nom “Paticha”. Je lui demandais ce qu’elle voudrait faire quand elle serait grande et elle me répondait toujours : « la guérillera ». Une nuit, nous l’avons vue, elle avait beaucoup de fièvre. Nous n’avions pas d’antibiotiques et elle devait déjà avoir quarante de fièvre, ou plus. Les linges mouillés séchaient sur elle comme sur un poêle. Elle est morte dans mes bras. Patricia n’avait pas d’acte de naissance. Et elle n’a pas eu d’acte de décès. Pour le Mexique, elle n’a jamais existé, même sa mort n’a jamais existé. Voilà, c’est ça, la réalité des Indiens du Chiapas.

Le Mouvement Zapatiste a mis en crise le système politique mexicain tout entier, mais il n’a pas vaincu.

Le Mexique a besoin de démocratie et de personnes au-dessus de la mêlée qui puissent la garantir. Si notre lutte permet d’atteindre ce but, elle n’aura pas été vaine. Mais l’Armée Zapatiste ne deviendra jamais un parti politique. Elle disparaîtra. Et quand ça arrivera, ça voudra dire que nous aurons la démocratie.

Et si ça n’arrive pas ?

Militairement, nous sommes encerclés. La vérité est que le gouvernement ne voudra pas céder facilement parce que le Chiapas, et la selva Lacandona en particulier, flottent littéralement sur une mer de pétrole. Et le pétrole du Chiapas est la garantie que l’État mexicain a donnée aux États-Unis pour les milliards de dollars que les Usa lui ont prêtés. Il ne peut pas montrer aux Américains qu’il ne contrôle pas la situation.

Et vous ?

Nous, par contre, nous n’avons rien à perdre. Notre lutte est une lutte pour la survie et pour une paix digne.

Notre lutte est une lutte juste.

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