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Les Soeurs Rondoli

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RENCONTRE

À Édouard Rod.


Ce fut un hasard, un vrai hasard. Le baron d’Étraille, fatigué de rester debout, entra, tous les appartements de la princesse étant ouverts ce soir de fête, dans la chambre à coucher déserte et presque sombre au sortir des salons illuminés.

Il cherchait un siège où dormir, certain que sa femme ne voudrait point partir avant le jour. Il aperçut dès la porte le large lit d’azur à fleurs d’or, dressé au milieu de la vaste pièce, pareil à un catafalque où aurait été enseveli l’amour, car la princesse n’était plus jeune. Par derrière, une grande tache claire donnait la sensation d’un lac vu par une haute fenêtre. C’était la glace, immense, discrète, habillée de draperies sombres qu’on laissait tomber quelquefois, qu’on avait souvent relevées; et la glace semblait regarder la couche, sa complice. On eût dit qu’elle avait des souvenirs, des regrets, comme ces châteaux que hantent les spectres des morts, et qu’on allait voir passer sur sa face unie et vide ces formes charmantes qu’ont les hanches nues des femmes, et les gestes doux des bras quand ils enlacent.

Le baron s’était arrêté souriant, un peu ému au seuil de cette chambre d’amour. Mais soudain, quelque chose apparut dans la glace comme si les fantômes évoqués eussent surgi devant lui. Un homme et une femme, assis sur un divan très bas caché dans l’ombre, s’étaient levés. Et le cristal poli, reflétant leurs images, les montrait debout et se baisant aux lèvres avant de se séparer.

Le baron reconnut sa femme et le marquis de Cervigné. Il se retourna et s’éloigna en homme fort et maître de lui; et il attendit que le jour vînt pour emmener la baronne; mais il ne songeait plus à dormir.

Dès qu’il fut seul avec elle, il lui dit:

«Madame, je vous ai vue tout à l’heure dans la chambre de la princesse de Raynes. Je n’ai point besoin de m’expliquer davantage. Je n’aime ni les reproches, ni les violences, ni le ridicule. Voulant éviter ces choses, nous allons nous séparer sans bruit. Les hommes d’affaires régleront votre situation suivant mes ordres. Vous serez libre de vivre à votre guise n’étant plus sous mon toit, mais je vous préviens que si quelque scandale a lieu, comme vous continuez à porter mon nom, je serai forcé de me montrer sévère».

Elle voulut parler; il l’en empêcha, s’inclina, et rentra chez lui.

Il se sentait plutôt étonné et triste que malheureux. Il l’avait beaucoup aimée dans les premiers temps de leur mariage. Cette ardeur s’était peu à peu refroidie, et maintenant il avait souvent des caprices, soit au théâtre, soit dans le monde, tout en gardant néanmoins un certain goût pour la baronne.

Elle était fort jeune, vingt-quatre ans à peine, petite, singulièrement blonde, et maigre, trop maigre. C’était une poupée de Paris, fine, gâtée, élégante, coquette, assez spirituelle, avec plus de charme que de beauté. Il disait familièrement à son frère en parlant d’elle: «Ma femme est charmante, provocante, seulement… elle ne vous laisse rien dans la main. Elle ressemble à ces verres de champagne où tout est mousse. Quand on a fini par trouver le fond, c’est bon tout de même, mais il y en a trop peu».

Il marchait dans sa chambre, de long en large, agité et songeant à mille choses. Par moments, des souffles de colère le soulevaient et il sentait des envies brutales d’aller casser les reins du marquis ou le souffleter au cercle. Puis il constatait que cela serait de mauvais goût, qu’on rirait de lui et non de l’autre, et que ces emportements lui venaient bien plus de sa vanité blessée que de son coeur meurtri. Il se coucha, mais ne dormit point.

On apprit dans Paris, quelques jours plus tard, que le baron et la baronne d’Étraille s’étaient séparés à l’amiable pour incompatibilité d’humeur. On ne soupçonna rien, on ne chuchota pas et on ne s’étonna point.

Le baron, cependant, pour éviter des rencontres qui lui seraient pénibles, voyagea pendant un an, puis il passa l’été suivant aux bains de mer, l’automne à chasser et il revint à Paris pour l’hiver. Pas une fois il ne vit sa femme.

Il savait qu’on ne disait rien d’elle. Elle avait soin, au moins, de garder les apparences. Il n’en demandait pas davantage.

Il s’ennuya, voyagea encore, puis restaura son château de Villebosc, ce qui lui demanda deux ans, puis il y reçut ses amis, ce qui l’occupa quinze mois au moins; puis, fatigué de ce plaisir usé, il rentra dans son hôtel de la rue de Lille, juste six années après la séparation.

Il avait maintenant quarante-cinq ans, pas mal de cheveux blancs, un peu de ventre, et cette mélancolie des gens qui ont été beaux, recherchés, aimés et qui se détériorent tous les jours.

Un mois après son retour à Paris, il prit froid en sortant du cercle et se mit à tousser. Son médecin lui ordonna d’aller finir l’hiver à Nice.

Il partit donc, un lundi soir, par le rapide.

Comme il se trouvait en retard, il arriva alors que le train se mettait en marche. Il y avait une place dans un coupé, il y monta. Une personne était déjà installée sur le fauteuil du fond, tellement enveloppée de fourrures et de manteaux qu’il ne put même deviner si c’était un homme ou une femme. On n’apercevait rien d’elle qu’un long paquet de vêtements. Quand il vit qu’il ne saurait rien, le baron, à son tour, s’installa, mit sa toque de voyage, déploya ses couvertures, se roula dedans, s’étendit et s’endormit.

Il ne se réveilla qu’à l’aurore, et tout de suite il regarda vers son compagnon. Il n’avait point bougé de toute la nuit et il semblait encore en plein sommeil.

M. d’Étraille en profita pour faire sa toilette du matin, brosser sa barbe et ses cheveux, refaire l’aspect de son visage que la nuit change si fort, si fort, quand on atteint un certain âge.

Le grand poète a dit:

Quand on est jeune, on a des matins triomphants!

Quand on est jeune, on a de magnifiques réveils, avec la peau fraîche, l’oeil luisant, les cheveux brillants de sève.

Quand on vieillit, on a des réveils lamentables. L’oeil terne, la joue rouge et bouffie, la bouche épaisse, les cheveux en bouillie et la barbe mêlée donnent au visage un aspect vieux, fatigué, fini.

Le baron avait ouvert son nécessaire de voyage et il rajusta sa physionomie en quelques coups de brosse. Puis il attendit.

Le train siffla, s’arrêta. Le voisin fit un mouvement. Il était sans doute réveillé. Puis la machine repartit. Un rayon de soleil oblique entrait maintenant dans le wagon et tombait juste en travers du dormeur, qui remua de nouveau, donna quelques coups de tête comme un poulet qui sort de sa coquille, et montra tranquillement son visage.

C’était une jeune femme blonde, toute fraîche, fort jolie et grasse. Elle s’assit.

Le baron, stupéfait, la regardait. Il ne savait plus ce qu’il devait croire. Car vraiment on eût juré que c’était… que c’était sa femme, mais sa femme extraordinairement changée… à son avantage, engraissée, oh! engraissée autant que lui-même, mais en mieux.

Elle le regarda tranquillement, parut ne pas le reconnaître, et se débarrassa avec placidité des étoffes qui l’entouraient.

Elle avait l’assurance calme d’une femme sûre d’elle-même, l’audace insolente du réveil, se sachant, se sentant en pleine beauté, en pleine fraîcheur.

Le baron perdait vraiment la tête.

Était-ce sa femme? Ou une autre qui lui aurait ressemblé comme une soeur? Depuis six ans qu’il ne l’avait vue, il pouvait se tromper.

Elle bâilla. Il reconnut son geste. Mais de nouveau elle se tourna vers lui et le parcourut, le couvrit d’un regard tranquille, indifférent, d’un regard qui ne sait rien, puis elle considéra la campagne.

Il demeura éperdu, horriblement perplexe. Il attendit, la guettant de côté, avec obstination.

Mais oui, c’était sa femme, morbleu! Comment pouvait-il hésiter? Il n’y en avait pas deux avec ce nez-là? Mille souvenirs lui revenaient, des souvenirs de caresses, des petits détails de son corps, un grain de beauté sur la hanche, un autre au dos, en face du premier. Comme il les avait souvent baisés! Il se sentait envahi par une griserie ancienne, retrouvant l’odeur de sa peau, son sourire quand elle lui jetait ses bras sur les épaules, les intonations douces de sa voix, toutes ses câlineries gracieuses.

Mais, comme elle était changée, embellie, c’était elle et ce n’était plus elle. Il la trouvait plus mûre, plus faite, plus femme, plus séduisante, plus désirable, adorablement désirable.

Donc cette femme étrangère, inconnue, rencontrée par hasard dans un wagon était à lui, lui appartenait de par la loi. Il n’avait qu’à dire: «Je veux».

Il avait jadis dormi dans ses bras, vécu dans son amour. Il la retrouvait maintenant si changée qu’il la reconnaissait à peine. C’était une autre et c’était elle en même temps: c’était une autre, née, formée, grandie depuis qu’il l’avait quittée; c’était elle aussi qu’il avait possédée, dont il retrouvait les attitudes modifiées, les traits anciens plus formés, le sourire moins mignard, les gestes plus assurés. C’étaient deux femmes en une, mêlant une grande part d’inconnu nouveau à une grande part de souvenir aimé. C’était quelque chose de singulier, de troublant, d’excitant, une sorte de mystère d’amour où flottait une confusion délicieuse. C’était sa femme dans un corps nouveau, dans une chair nouvelle que ses lèvres n’avaient point parcourus.

Et il pensait, en effet, qu’en six années tout change en nous. Seul le contour demeure reconnaissable, et quelquefois même il disparaît.

Le sang, les cheveux, la peau, tout recommence, tout se reforme. Et quand on est demeuré longtemps sans se voir, on retrouve un autre être tout différent, bien qu’il soit le même et qu’il porte le même nom.

Et le coeur aussi peut varier, les idées aussi se modifient, se renouvellent, si bien qu’en quarante ans de vie nous pouvons, par de lentes et constantes transformations, devenir quatre ou cinq êtres absolument nouveaux et différents.

 

Il songeait, troublé jusqu’à l’âme. La pensée lui vint brusquement du soir où il l’avait surprise dans la chambre de la princesse. Aucune fureur ne l’agita. Il n’avait pas sous les yeux la même femme, la petite poupée maigre et vive de jadis.

Qu’allait-il faire? Comment lui parler? Que lui dire? L’avait-elle reconnu, elle?

Le train s’arrêtait de nouveau. Il se leva, salua et prononça: «Berthe, n’avez-vous besoin de rien. Je pourrais vous apporter…»

Elle le regarda des pieds à la tête et répondit, sans étonnement, sans confusion, sans colère, avec une placide indifférence: «Non – de rien – merci».

Il descendit et fit quelques pas sur le quai pour se secouer comme pour reprendre ses sens après une chute. Qu’allait-il faire maintenant? Monter dans un autre wagon? Il aurait l’air de fuir. Se montrer galant, empressé? Il aurait l’air de demander pardon. Parler comme un maître? Il aurait l’air d’un goujat, et puis, vraiment, il n’en avait plus le droit.

Il remonta et reprit sa place.

Elle aussi, pendant son absence, avait fait vivement sa toilette. Elle était étendue maintenant sur le fauteuil, impassible et radieuse.

Il se tourna vers elle et lui dit: «Ma chère Berthe, puisqu’un hasard bien singulier nous remet en présence après six ans de séparation, de séparation sans violence, allons-nous continuer à nous regarder comme deux ennemis irréconciliables? Nous sommes enfermés en tête-à-tête? Tant pis, ou tant mieux. Moi je ne m’en irai pas. Donc n’est-il pas préférable de causer comme… comme… comme… des… amis, jusqu’au terme de notre route?»

Elle répondit tranquillement: «Comme vous voudrez».

Alors il demeura court, ne sachant que dire. Puis, ayant de l’audace, il s’approcha, s’assis sur le fauteuil du milieu, et d’une voix galante: «Je vois qu’il faut vous faire la cour, soit. C’est d’ailleurs un plaisir, car vous êtes charmante. Vous ne vous figurez point comme vous avez gagné depuis six ans. Je ne connais pas de femme qui m’ait donné la sensation délicieuse que j’aie eue en vous voyant sortir de vos fourrures, tout à l’heure. Vraiment, je n’aurais pas cru possible un tel changement…»

Elle prononça, sans remuer la tête, et sans le regarder: «Je ne vous en dirai pas autant, car vous avez beaucoup perdu».

Il rougit, confus et troublé, puis avec un sourire résigné: «Vous êtes dure».

Elle se tourna vers lui: «Pourquoi? Je constate. Vous n’avez pas l’intention de m’offrir votre amour, n’est-ce pas? Donc il est absolument indifférent que je vous trouve bien ou mal? Mais je vois que ce sujet vous est pénible. Parlons d’autre chose. Qu’avez-vous fait depuis que je ne vous ai vu?»

Il avait perdu contenance, il balbutia: «Moi? j’ai voyagé, j’ai chassé, j’ai vieilli, comme vous le voyez. Et vous?»

Elle déclara avec sérénité: «Moi, j’ai gardé les apparences comme vous me l’aviez ordonné».

Un mot brutal lui vint aux lèvres. Il ne le dit pas, mais prenant la main de sa femme, il la baisa: «Et je vous en remercie».

Elle fut surprise. Il était fort vraiment, et toujours maître de lui.

Il reprit: «Puisque vous avez consenti à ma première demande, voulez-vous maintenant que nous causions sans aigreur».

Elle eut un petit geste de mépris».De l’aigreur? mais je n’en ai pas. Vous m’êtes complètement étranger. Je cherche seulement à animer une conversation difficile».

Il la regardait toujours, séduit malgré sa rudesse, sentant un désir brutal l’envahir, un désir irrésistible, un désir de maître.

Elle prononça, sentant bien qu’elle l’avait blessé, et s’acharnant: «Quel âge avez-vous donc aujourd’hui? Je vous croyais plus jeune que vous ne paraissez».

Il pâlit: «J’ai quarante-cinq ans». Puis il ajouta: «J’ai oublié de vous demander des nouvelles de la princesse de Raynes. Vous la voyez toujours?»

Elle lui jeta un regard de haine: «Oui, toujours. Elle va fort bien – merci».

Et ils demeurèrent côte à côte, le coeur agité, l’âme irritée. Tout à coup il déclara: «Ma chère Berthe, je viens de changer d’avis. Vous êtes ma femme, et je prétends que vous reveniez aujourd’hui sous mon toit. Je trouve que vous avez gagné en beauté et en caractère, et je vous reprends. Je suis votre mari, c’est mon droit».

Elle fut stupéfaite, et le regarda dans les yeux pour y lire sa pensée. Il avait un visage impassible, impénétrable et résolu.

Elle répondit: «Je suis bien fâchée, mais j’ai des engagements».

Il sourit: «Tant pis pour vous. La loi me donne la force. J’en userai».

On arrivait à Marseille; le train sifflait, ralentissant sa marche. La baronne se leva, roula ses couvertures avec assurance, puis se tournant vers son mari: «Mon cher Raymond, n’abusez pas d’un tête-à-tête que j’ai préparé. J’ai voulu prendre une précaution, suivant vos conseils, pour n’avoir rien à craindre ni de vous ni du monde, quoi qu’il arrive. Vous allez à Nice, n’est-ce pas?

– J’irai où vous irez.

– Pas du tout. Écoutez-moi, et je vous promets que vous me laisserez tranquille. Tout à l’heure, sur le quai de la gare, vous allez voir la princesse de Raynes et la comtesse Henriot qui m’attendent avec leurs maris. J’ai voulu qu’on nous vît ensemble, vous et moi, et qu’on sût bien que nous avons passé la nuit seuls, dans ce coupé. Ne craignez rien. Ces dames le raconteront partout, tant la chose paraîtra surprenante.

«Je vous disais tout à l’heure que, suivant en tous points vos recommandations, j’avais soigneusement gardé les apparences. Il n’a pas été question du reste, n’est-ce pas. Eh bien, c’est pour continuer que j’ai tenu à cette rencontre. Vous m’avez ordonné d’éviter avec soin le scandale, je l’évite, mon cher…, car j’ai peur…, j’ai peur…»

Elle attendit que le train fût complètement arrêté, et comme une bande d’amis s’élançait à sa portière et l’ouvrait, elle acheva:

«J’ai peur d’être enceinte».

La princesse tendait les bras pour l’embrasser. La baronne lui dit montrant le baron stupide d’étonnement et cherchant à deviner la vérité:

«Vous ne reconnaissez donc pas Raymond? Il est bien changé, en effet. Il a consenti à m’accompagner pour ne pas me laisser voyager seule. Nous faisons quelquefois des fugues comme cela, en bons amis qui ne peuvent vivre ensemble. Nous allons d’ailleurs nous quitter ici. Il a déjà assez de moi».

Elle tendait sa main qu’il prit machinalement. Puis elle sauta sur le quai au milieu de ceux qui l’attendaient.

Le baron ferma brusquement la portière, trop ému pour dire un mot ou pour prendre une résolution. Il entendait la voix de sa femme et ses rires joyeux qui s’éloignaient.

Il ne l’a jamais revue.

Avait-elle menti? Disait-elle vrai? Il l’ignora toujours.

11 mars 1884

SUICIDES

À Georges Legrand.


Il ne passe guère de jour sans qu’on lise dans quelque journal le fait divers suivant:

«Dans la nuit de mercredi à jeudi, les habitants de la maison portant le n° 40 de la rue de… ont été réveillés par deux détonations successives. Le bruit partait d’un logement habité par M. X… La porte fut ouverte, et on trouva ce locataire baigné dans son sang, tenant encore à la main le revolver avec lequel il s’était donné la mort.

«M. X… était âgé de cinquante-sept ans, jouissait d’une aisance honorable et avait tout ce qu’il faut pour être heureux. On ignore absolument la cause de sa funeste détermination».

Quelles douleurs profondes, quelles lésions du coeur, désespoirs cachés, blessures brûlantes poussent au suicide ces gens qui sont heureux? On cherche, on imagine des drames d’amour, on soupçonne des désastres d’argent et, comme on ne découvre jamais rien de précis, on met sur ces morts, le mot «Mystère».

Une lettre trouvée sur la table d’un de ces «suicidés sans raison», et écrite pendant la dernière nuit, auprès du pistolet chargé, est tombée entre nos mains. Nous la croyons intéressante. Elle ne révèle aucune des grandes catastrophes qu’on cherche toujours derrière ces actes de désespoir; mais elle montre la lente succession des petites misères de la vie, la désorganisation fatale d’une existence solitaire, dont les rêves sont disparus, elle donne la raison de ces fins tragiques que les nerveux et les sensitifs seuls comprendront.

La voici:

«Il est minuit. Quand j’aurai fini cette lettre, je me tuerai. Pourquoi? Je vais tâcher de le dire, non pour ceux qui liront ces lignes, mais pour moi-même, pour renforcer mon courage défaillant, me bien pénétrer de la nécessité maintenant fatale de cet acte qui ne pourrait être que différé.

J’ai été élevé par des parents simples qui croyaient à tout. Et j’ai cru comme eux.

Mon rêve dura longtemps. Les derniers lambeaux viennent seulement de se déchirer.

Depuis quelques années déjà un phénomène se passe en moi. Tous les événements de l’existence qui, autrefois, resplendissaient à mes yeux comme des aurores, me semblent se décolorer. La signification des choses m’est apparue dans sa réalité brutale; et la raison vraie de l’amour m’a dégoûté même des poétiques tendresses.

Nous sommes les jouets éternels d’illusions stupides et charmantes toujours renouvelées.

Alors, vieillissant, j’avais pris mon parti de l’horrible misère des choses, de l’inutilité des efforts, de la vanité des attentes, quand une lumière nouvelle sur le néant de tout m’est apparue ce soir, après dîner.

Autrefois, j’étais joyeux! Tout me charmait: les femmes qui passent, l’aspect des rues, les lieux que j’habite; et je m’intéressais même à la forme des vêtements. Mais la répétition des mêmes visions a fini par m’emplir le coeur de lassitude et d’ennui, comme il arriverait pour un spectateur entrant chaque soir au même théâtre.

Tous les jours, à la même heure depuis trente ans, je me lève; et, dans le même restaurant, depuis trente ans, je mange aux mêmes heures les mêmes plats apportés par des garçons différents.

J’ai tenté de voyager? L’isolement qu’on éprouve en des lieux inconnus m’a fait peur. Je me suis senti tellement seul sur la terre, et si petit, que j’ai repris bien vite la route de chez moi.

Mais alors l’immuable physionomie de mes meubles, depuis trente ans à la même place, l’usure de mes fauteuils que j’avais connus neufs, l’odeur de mon appartement (car chaque logis prend, avec le temps, une odeur particulière), m’ont donné, chaque soir, la nausée des habitudes et la noire mélancolie de vivre ainsi.

Tout se répète sans cesse et lamentablement. La manière même dont je mets en rentrant la clef dans la serrure, la place où je trouve toujours mes allumettes, le premier coup d’oeil jeté dans ma chambre quand le phosphore s’enflamme, me donnent envie de sauter par la fenêtre et d’en finir avec ces événements monotones auxquels nous n’échappons jamais.

J’éprouve chaque jour, en me rasant, un désir immodéré de me couper la gorge; et ma figure, toujours la même, que je revois dans la petite place avec du savon sur les joues, m’a plusieurs fois fait pleurer de tristesse.

Je ne puis même plus me retrouver auprès des gens que je rencontrais jadis avec plaisir, tant je les connais, tant je sais ce qu’ils vont me dire et ce que je vais répondre, tant j’ai vu le moule de leurs pensées immuables, le pli de leurs raisonnements. Chaque cerveau est comme un cirque, où tourne éternellement un pauvre cheval enfermé. Quels que soient nos efforts, nos détours, nos crochets, la limite est proche et arrondie d’une façon continue, sans saillies imprévues et sans porte sur l’inconnu. Il faut tourner, tourner toujours, par les mêmes idées, les mêmes joies, les mêmes plaisanteries, les mêmes habitudes, les mêmes croyances, les mêmes écoeurements.

Le brouillard était affreux, ce soir. Il enveloppait le boulevard où les becs de gaz obscurcis semblaient des chandelles fumeuses. Un poids plus lourd que d’habitude me pesait sur les épaules. Je digérais mal, probablement.

Car une bonne digestion est tout dans la vie. C’est elle qui donne l’inspiration à l’artiste, les désirs amoureux aux jeunes gens, des idées claires aux penseurs, la joie de vivre à tout le monde, et elle permet de manger beaucoup (ce qui est encore le plus grand bonheur). Un estomac malade pousse au scepticisme, à l’incrédulité, fait germer les songes noirs et les désirs de mort. Je l’ai remarqué fort souvent. Je ne me tuerais peut-être pas si j’avais bien digéré ce soir.

Quand je fus assis dans le fauteuil où je m’assois tous les jours depuis trente ans, je jetai les yeux autour de moi, et je me sentis saisi par une détresse si horrible que je me crus près de devenir fou.

 

Je cherchai ce que je pourrais faire pour échapper à moi-même? Toute occupation m’épouvanta comme plus odieuse encore que l’inaction. Alors, je songeai à mettre de l’ordre dans mes papiers.

Voici longtemps que je songeais à cette besogne d’épurer mes tiroirs; car depuis trente ans, je jette pêle-mêle dans le même meuble mes lettres et mes factures, et le désordre de ce mélange m’a souvent causé bien des ennuis. Mais j’éprouve une telle fatigue morale et physique à la seule pensée de ranger quelque chose que je n’ai jamais eu le courage de me mettre à ce travail odieux.

Donc je m’assis devant mon secrétaire et je l’ouvris, voulant faire un choix dans mes papiers anciens pour en détruire une grande partie.

Je demeurai d’abord troublé devant cet entassement de feuilles jaunies, puis j’en pris une.

Oh! ne touchez jamais à ce meuble, à ce cimetière, des correspondances d’autrefois, si vous tenez à la vie! Et, si vous l’ouvrez par hasard, saisissez à pleines mains les lettres qu’il contient, fermez les yeux pour n’en point lire un mot, pour qu’une seule écriture oubliée et reconnue ne vous jette d’un seul coup dans l’océan des souvenirs; portez au feu ces papiers mortels; et, quand ils seront en cendres, écrasez-les encore en une poussière invisible… ou sinon vous êtes perdu… comme je suis perdu depuis une heure!…

Ah! les premières lettres que j’ai relues ne m’ont point intéressé. Elles étaient récentes d’ailleurs, et me venaient d’hommes vivants que je rencontre encore assez souvent et dont la présence ne me touche guère. Mais soudain une enveloppe m’a fait tressaillir. Une grande écriture large y avait tracé mon nom; et brusquement les larmes me sont montées aux yeux. C’était mon plus cher ami, celui-là, le compagnon de ma jeunesse, le confident de mes espérances; et il m’apparut si nettement, avec son sourire bon enfant et la main tendue vers moi qu’un frisson me secoua les os. Oui, oui, les morts reviennent, car je l’ai vu! Notre mémoire est un monde plus parfait que l’univers: elle rend la vie à ce qui n’existe plus!

La main tremblante, le regard brumeux, j’ai relu tout ce qu’il me disait, et dans mon pauvre coeur sanglotant j’ai senti une meurtrissure si douloureuse que je me mis à pousser des gémissements comme un homme dont on brise les membres.

Alors j’ai remonté toute ma vie ainsi qu’on remonte un fleuve. J’ai reconnu des gens oubliés depuis si longtemps que je ne savais plus leur nom. Leur figure seule vivait en moi. Dans les lettres de ma mère, j’ai retrouvé les vieux domestiques et la forme de notre maison et les petits détails insignifiants où s’attache l’esprit des enfants.

Oui, j’ai revu soudain toutes les vieilles toilettes de ma mère avec ses physionomies différentes suivant les modes qu’elle portait et les coiffures qu’elle avait successivement adoptées. Elle me hantait surtout dans une robe de soie à ramages anciens; et je me rappelais une phrase, qu’un jour, portant cette robe, elle m’avait dite: «Robert, mon enfant, si tu ne te tiens pas droit, tu seras bossu toute ta vie».

Puis soudain, ouvrant un autre tiroir, je me retrouvai en face de mes souvenirs d’amour: une bottine de bal, un mouchoir déchiré, une jarretière même, des cheveux et des fleurs desséchées. Alors les doux romans de ma vie, dont les héroïnes encore vivantes ont aujourd’hui des cheveux tout blancs, m’ont plongé dans l’amère mélancolie des choses à jamais finies. Oh! les fronts jeunes où frisent les cheveux dorés, la caresse des mains, le regard qui parle, les coeurs qui battent, ce sourire qui promet les lèvres, ces lèvres qui promettent l’étreinte… Et le premier baiser…, ce baiser sans fin qui fait se fermer les yeux, qui anéantit toute pensée dans l’incommensurable bonheur de la possession prochaine.

Prenant à pleines mains ces vieux gages des tendresses lointaines, je les couvris de caresses furieuses, et dans mon âme ravagée par les souvenirs, je revoyais chacune à l’heure de l’abandon, et je souffrais un supplice plus cruel que toutes les tortures imaginées par toutes les fables de l’enfer.

Une dernière lettre restait. Elle était de moi et dictée de cinquante ans auparavant par mon professeur d’écriture. La voici:

«MA PETITE MAMAN CHÉRIE,

«J’ai aujourd’hui sept ans. C’est l’âge de raison, j’en profite pour te remercier de m’avoir donné le jour.

«Ton petit garçon qui t’adore,

«Robert».

C’était fini. J’arrivais à la source, et brusquement je me retournai pour envisager le reste de mes jours. Je vis la vieillesse hideuse et solitaire, et les infirmités prochaines et tout fini, fini, fini! Et personne autour de moi.

Mon revolver est là, sur la table… Je l’arme… Ne relisez jamais vos vieilles lettres».

Et voilà comment se tuent beaucoup d’hommes dont on fouille en vain l’existence pour y découvrir de grands chagrins.

17 avril 1883