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Le Guaranis

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VIII
È-CANAN-PAYAGOAI 18.
LE VILLAGE

Les Guaycurus et leurs alliés les Payagoas sont essentiellement pasteurs, ce qui a beaucoup retardé leurs progrès dans l'art de bâtir; cependant, depuis quelques années, ils semblent avoir une tendance à devenir plus sédentaires, et même ils commencent à s'occuper d'agriculture.

Alliés ensemble depuis nombre d'années, les Guaycurus et les Payagoas paraissent s'être partagé le désert.

Les premiers, si essentiellement cavaliers qu'ils sont nommés Indios cavalheiros par les Brésiliens, passent pour ainsi dire leur vie à cheval, gardant, dans les vastes plaines qu'ils parcourent, ces innombrables troupeaux de taureaux sauvages qui forment leur principale richesse.

Les Payagoas, au contraire, sont sédentaires; ils établissent leurs demeures sur les bords des fleuves, des rivières ou des lacs, s'occupant principalement à pêcher, et vivant plutôt sur l'eau que sur terre. Aussi ont-ils acquis une expérience assez grande de la navigation et possèdent-ils une science assez avancée de l'astronomie maritime.

Quant aux mœurs et aux coutumes, les Guaycurus et les Payagoas diffèrent fort peu entre eux; parler de l'une de ces deux nations est faire connaître l'autre.

Nous avons dit plus haut que c'est ordinairement le bord des rivières que choisissent ces nations pour s'y établir durant quelques mois, c'est-à-dire pendant tout le temps que d'un côté on trouve du poisson et de l'autre des pâturages pour les animaux.

Cependant le sort de ces demeures éphémères dépend beaucoup, soit du caprice d'un chef, de l'avertissement mystérieux du sorcier de la tribu ou de la présence imprévue de quelque oiseau prophétique qui vient par hasard se percher sur une cabane; de sorte qu'il arrive souvent que des guerriers, partis depuis quelques semaines en expédition, sont tout étonnés de voir que, lorsqu'ils se croyaient rendus chez eux, leur village a disparu, et qu'il faut le chercher dans le coin reculé d'un autre désert.

Ces villages sont cependant construits d'après certains principes et ne manquent pas de régularité: les rues sont, en général, fort larges, très droites, et les maisons conservent un certain alignement entre elles.

Les maisons, avons-nous dit, ces habitations, comme du reste celles de tous les peuples nomades, méritent à peine ce nom, ce sont des espèces de granges faites en troncs de palmier ou d'autres arbres, dont les cloisons sont composées de feuilles superposées; des espèces de nattes de jonc, posées horizontalement pendant le temps sec et sur un plan incliné dans la saison des pluies, forment le toit; l'eau pénètre facilement ce frêle rempart pendant les orages, et alors les femmes et les enfants sont obligés de l'éponger ou de la vider avec des couïs et des paniers tressés.

Seules les cabanes des chefs sont exemptes de ce désagrément et abritent aussi bien leurs propriétaires de l'eau que de la chaleur, à cause des nombreuses nattes superposées à différents intervalles, et qui, par ce moyen, deviennent impénétrables.

Chaque village possède une large place, au centre de laquelle s'élève l'arbre dédié au Nunigogigo, ou esprit de vie, auprès duquel les sorciers ou pîaejes viinagegitos, gens qui jouissent d'un immense crédit chez ce peuple crédule et superstitieux, sont sans cesse occupés à faire de bizarres cérémonies et à invoquer l'oiseau prophétique, le messager des âmes, nommé Makauhan, que, bien que demeurant invisible au vulgaire, ils écoutent pendant des journées entières, l'évoquant au moyen d'une espèce d'instrument appelé maraca; puis ils supplient le grand génie de leur expliquer le sens mystérieux des chants qu'ils ont entendus.

C'est au pied de cet arbre que se réunissent les chefs pour délibérer et que se tiennent les grands conseils de la nation, conseils dans lesquels ne se traitent que les questions d'intérêt général.

Contrairement à tous les autres Indiens de l'Amérique méridionale qui ont l'habitude d'enterrer les morts dans les cabanes que ceux-ci ont jadis habitées, les Guaycurus ont, à l'entrée de chaque village, un cimetière général, espèce de grand hangar recouvert de nattes où chaque famille choisit le lieu de sa sépulture.

Les Indiens évitent de passer la nuit auprès de ce cimetière, à cause de la persuasion dans laquelle ils sont que les simples guerriers et les esclaves, étant exclus du paradis, sont destinés à devenir après leur mort des ombres errantes, contraintes à demeurer dans l'enceinte funèbre du cimetière.

Diogo ne savait trop quelle route suivre pour se rendre au village des Payagoas, dont il ignorait, non seulement la position, mais même l'existence.

Comme souvent déjà il s'était trouvé en rapport avec eux et qu'il connaissait leurs usages, il s'était lancé à tout hasard dans la direction que le chef lui avait indiquée, s'attachant à suivre le plus possible le bord de la rivière, convaincu que là seulement il trouverait leur village, si ce village existait réellement, ce dont il n'avait aucune raison de douter après l'assurance que lui en avait donnée Tarou-Niom.

Il galopa ainsi toute la nuit sans s'arrêter, ne sachant trop où il allait et appelant de tous ses vœux le lever du soleil, afin de pouvoir s'orienter.

Enfin le jour parut. Diogo gravit un monticule assez élevé, et de là il interrogea l'horizon.

A trois ou quatre lieues de l'endroit où il s'était arrêté, sur la rive même du fleuve, le capitão aperçut, d'une façon un peu brouillée, il est vrai, mais cependant distincte pour son regard perçant, un amas confus et assez considérable de cabanes, au-dessus desquelles planait un nuage épais de fumée.

Diogo descendit le monticule et reprit sa course, piquant droit au village; lorsqu'il en approcha, il reconnut qu'il était beaucoup plus important qu'il ne l'avait supposé d'abord et fortifié au moyen d'une enceinte formée par un fossé large et profond, derrière lequel on avait élevé une rangée de pieux reliés et attachés entre eux par des lianes.

Le capitão appela à lui toute son audace et, après un instant d'hésitation, il s'avança bravement vers le village, dans lequel il entra au galop de son cheval, qu'il se plaisait à faire piaffer et caracoler.

Comme c'était le matin, l'œil plongeait facilement dans les cabanes ouvertes.

Les guerriers dormaient encore pour la plupart, couchés sur des cuirs étendus à terre, – car ils ignorent l'usage du hamac, – le corps couvert par des vêtements de femme et la tête posée sur les petites bottes de foin dont leurs compagnes se servent pour monter à cheval.

Dans les rues que traversait le capitão, il ne rencontrait que des enfants ou bien quelques femmes allant chercher leur provision de bois; d'autres préparaient la farine de manioc; quelques-unes, accroupies devant leurs cabanes, fabriquaient, soit des poteries, soit des corbeilles, mais le plus grand nombre étaient occupées à tisser les étoffes de coton dont elles se servent pour se vêtir.

Du reste, malgré l'heure matinale, une grande activité régnait dans le village, qui paraissait être fort peuplé: le capitão jetait, au passage, un regard curieux sur tout ce qui s'offrait à sa vue, et s'étonnait intérieurement de l'existence sérieuse et laborieuse de ces pauvres Indiens qu'on se plaît à représenter comme tellement indolents, que le moindre; travail leur répugne, et comme aimant mieux passer; la journée entière à fumer ou à dormir qu'à vaquer aux soins que réclament si impérieusement les besoins de la vie.

Cependant, malgré la curiosité qui le dévorait et l'admiration que lui causait ce spectacle, la prudence lui ordonnait impérieusement de ne rien laisser paraître sur son visage et de feindre l'indifférence la plus complète, de crainte d'attirer trop l'attention sur lui et d'éveiller les soupçons.

Bien qu'il eût heureusement pénétré dans l'intérieur du village, Diogo cependant ne laissait pas que d'être assez embarrassé pour trouver la case habitée par le capitão des Payagoas, indication qu'il ne lui était pas permis de demander sous peine de se rendre immédiatement suspect, par la raison toute simple que l'alliance entre les deux nations était tellement étroite, que de continuelles relations devaient exister entre elles et rendre impossible l'ignorance dont il ferait preuve.

Diogo cherchait vainement dans son esprit, tout en continuant à faire galoper son cheval, le moyen de sortir d'embarras, lorsque le hasard, qui semblait définitivement le protéger, vint encore une fois à son aide dans cette circonstance. Au moment où il passait devant une cabane de belle apparence formant l'angle de la place, son cheval, effrayé par un pécari apprivoisé, qui vint tout à coup avec d'affreux hurlements se jeter dans ses jambes, commença à se cabrer et à lancer des ruades qui, en un instant, réunirent autour de lui une vingtaine de ces oisifs qui foisonnent toujours dans les centres de population, qu'ils soient indiens ou civilisés.

Ces oisifs, dont le nombre croissait de minute en minute, se pressaient de plus en plus autour du cheval que le capitão avait une peine extrême à retenir et à empêcher d'écraser quelques-uns des imprudents dont les cris commençaient à effrayer sérieusement l'animal.

Au même instant, un homme de haute taille sortit de la hutte dont nous avons parlé et, attiré par le bruit, fendit la foule, qui s'écarta respectueusement sur son passage, et se trouva bientôt en face du capitão.

Celui-ci qui, deux jours auparavant, lorsqu'il avait été à la recherche du guide, s'était rencontré avec le chef des Payagoas, le reconnut aussitôt.

 

Le saluant alors à l'indienne, et du même coup arrêtant son cheval par un prodige d'adresse et de force, il s'élança à terre.

«Aï! s'écria le chef, un guerrier guaycurus! Que se passe-t-il donc ici?

– A l'instant où j'allais arrêter mon cheval devant la case du capitão, pour lequel j'ai un message, répondit Diogo sans se déconcerter, un pécari l'a effrayé.

– Epoï! Mon frère est bien un Guaycurus cavalheiros, dit gracieusement Emavidi; l'animal est dompté et n'a garde de remuer à présent. Comment se nomme mon frère?

– Le Grand-Sarigue, dit Diogo en s'inclinant et se souvenant à propos du nom que lui avait donné Tarou-Niom.

– Aï! Je connais le nom de mon frère. C'est un guerrier renommé, j'en ai souvent entendu parler avec éloge; je suis heureux de le voir.»

Le capitão jugea nécessaire de s'incliner de nouveau à ce compliment flatteur.

Emavidi continua:

«Mon frère a fait une longue traite pour arriver ici; il acceptera l'hospitalité du chef; les Payagoas aiment les Guaycurus, ils sont frères.

– J'accepte l'offre gracieuse du chef,» répondit le capitão.

Emavidi-Chaimè frappa dans ses mains; un esclave accourut. Le chef lui ordonna de prendre soin du cheval de Diogo. Il congédia d'un geste la foule arrêtée devant sa porte et introduisit son hôte dans la maison dont il ferma l'entrée avec une claie, recouverte d'un cuir de bœuf, pour éviter les regards curieux des oisifs rassemblés dans la rue et qui s'obstinaient, malgré son ordre, à ne pas s'éloigner.

La cabane du chef était spacieuse, bien aérée, propre et disposée intérieurement avec une intelligence peu commune; quelques meubles grossiers, tels que tables, bancs et tabourets, la garnissaient seuls.

Dans un angle éloigné de la pièce, les esclaves se livraient à certains travaux sous la direction de la femme du chef.

Sur un signe d'Emavidi, elle vint avec empressement souhaiter la bienvenue à l'étranger et lui offrir tous les rafraîchissements dont elle supposait qu'il devait avoir besoin.

L'hospitalité est parmi les Indiens la loi la plus sacrée et la plus inviolable.

Cette femme se nommait Pinia-Paï (l'étoile blanche). Elle était grande, bien faite; ses traits étaient fins et intelligents, sans être complètement beaux; l'expression de sa physionomie était douce; elle paraissait avoir vingt-deux ou vingt-trois ans au plus.

Son costume se composait d'une pièce d'étoffe rayée de plusieurs couleurs, qui l'enveloppait assez étroitement depuis la poitrine jusqu'au pieds, serrée aux hanches par une ceinture fort large nommée ayulate, d'un rouge cramoisi. Cette ceinture est blanche chez les jeunes filles, et elles ne doivent la quitter que lorsqu'elles se marient. Pinia-Paï n'était ni peinte ni tatouée; ses longs cheveux noirs, tressés à la mode brésilienne, tombaient presque jusqu'à terre; de petits cylindres d'argent, enfilés au bout les uns des autres et formant une espèce de chapelet, entouraient son cou; des plaques de métal, attachées sur sa poitrine, voilaient à demi les seins, et de larges demi-cercles en or étaient suspendus à ses oreilles.

Sous ce costume pittoresque, cette jeune femme ne manquait pas d'une certaine grâce piquante et devait, ce qui arriva en effet, paraître charmante au capitão, Indien lui-même, et qui prisait surtout le genre de beauté qui distingue les femmes de sa race.

Avec une célérité pleine d'égard, l'Étoile-Blanche eut, en un instant, fait garnir la table de mets dont l'abondance faisait excuser la frugalité, car ils ne se composaient que de laitage, de fruits, de poisson bouilli et de viande séchée au soleil et rôtie sur les charbons ardents.

Diogo, sur l'invitation du chef, se mit en devoir de faire honneur à ce repas improvisé dont il commençait à sentir intérieurement la nécessité après la longue nuit qu'il avait passée à galoper à travers la plaine.

Le chef, bien que lui-même ne prît aucune part au repas, excitait son hôte à manger, et le capitão, dont l'appétit semblait croître en raison de ce qu'il engloutissait, ne se faisait pas prier pour attaquer vigoureusement tous les plats.

D'ailleurs, à part la faim qu'éprouvait Diogo, il savait que ne pas manger beaucoup lorsqu'on est invité à la table d'un chef est considéré par celui-ci comme une impolitesse et presque une marque de mépris; aussi, comme il lui importait de gagner les bonnes grâces du capitão et de s'en faire un ami, faisait-il des efforts réellement prodigieux pour absorber le plus possible de victuailles.

Cependant, il arriva un moment où, malgré toute sa bonne volonté, force lui fut de s'arrêter.

Emavidi-Chaimè, qui avait suivi avec intérêt les prouesses accomplies par son hôte, semblait charmé; il lui offrit alors, en guise de digestif, du tabac contenu dans un long tuyau de feuilles de palmier roulées, et les deux hommes se mirent à fumer et à s'envoyer réciproquement, dans le plus grand silence, des bouffées de fumée au visage.

Dès que sa présence n'avait plus été nécessaire auprès de son hôte, l'Étoile-Blanche s'était discrètement retirée dans un autre compartiment de la case, en faisant signe à ses esclaves de la suivre, afin de laisser aux deux hommes liberté complète de causer entre eux.

Cependant un laps de temps assez long s'écoula avant qu'une seule parole fût échangée; la nature des Indiens est contemplative et a beaucoup de rapport avec celle des Orientaux. Le tabac produit sur eux l'effet d'un narcotique, et s'il ne les endort pas complètement, du moins il les plonge pour un temps assez long dans une espèce d'extase somnolente pleine de douces et voluptueuses rêveries, qui a de grands rapports avec le kief des Turcs et des Arabes.

Ce fut Emavidi-Chaimè qui, le premier, rompit le silence.

«Mon frère, le Grand-Sarigue, est porteur pour moi d'un message de Tarou-Niom? dit-il.

– Oui, répondit Diogo rentrant immédiatement dans son rôle.

– Ce message m'est-il personnel ou s'adresse-t-il aux autres capitães de la nation et au grand conseil.

– Il n'est que pour mon frère Emavidi-Chaimè.

– Epoï, mon frère juge-t-il convenable de me le communiquer en ce moment, ou préfère-t-il attendre et prendre quelques heures d'un repos qui, peut-être, lui est nécessaire?

– Les guerriers guaycurus ne sont pas des femmes débiles, répondit Diogo; une course de quelques heures à cheval ne saurait rien ôter à leur vigueur.

– Mon frère a bien parlé; ce qu'il dit est vrai; mes oreilles sont ouvertes, les paroles de Tarou-Niom réjouissent toujours le cœur de son ami. Le capitão des Guaycurus a, sans doute, remis à mon frère un objet quelconque qui me fasse reconnaître la vérité de son message.

– Tarou-Niom est prudent, répondit Diogo; il sait que les chiens Paï foulent maintenant la terre sacrée des Guaycurus et des Payagoas, la trahison est venue avec eux.»

Ôtant alors de la ceinture, où il l'avait placé, le couteau que lui avait remis le chef, il le présenta au Payagoas.

«Voici, dit-il, le keaio de Tarou-Niom, le capitão Emavidi-Chaimè le reconnaît-il?»

Le chef le prit dans ses mains, le considéra un instant avec attention et le replaçant sur la table:

«Je le reconnais, dit-il; mon frère peut parler, j'ai foi en lui.»

Diogo s'inclina en signe de remercîment, passa de nouveau le couteau à sa ceinture et répondit:

«Voici les paroles de Tarou-Niom; elles sont gravées dans le cœur du Grand-Sarigue; il n'y changera pas un mot. Tarou-Niom rappelle au capitão des Payagoas sa promesse; il lui demande s'il a réellement l'intention de la tenir.

– Oui, je tiendrai la promesse faite à mon frère, le capitão des Guaycurus; aujourd'hui même le grand conseil s'assemblera, et demain les pirogues de guerre remonteront la rivière; moi-même les dirigerai.»

Diogo fit un geste d'étonnement.

«Que veut donc dire mon frère? fit-il, je ne le comprends pas; ne dit-il point que les pirogues de guerre remonteront la rivière?

– Je l'ai dit, en effet, répondit le chef

– Pour quelle raison mon frère prendra-t-il cette direction?

– Mais pour aider, ainsi que cela a été convenu entre nous, Tarou-Niom à vaincre les chiens Paï, n'est-ce pas l'accomplissement de cette promesse que réclame de moi le capitão?

– Écoutez les paroles du chef; les Paï sont enveloppés par mes guerriers; la fuite leur est impossible; déjà découragés et à demi mourants de faim, dans deux ou trois soleils au plus tard ils tomberont entre mes mains, que mon frère Emavidi-Chaimè se souvienne de sa promesse.

– Eh bien? interrompit le chef.

– D'autres ennemis plus sérieux, continua imperturbablement Diogo, nous menacent en ce moment et réclament notre attention.

– C'est donc vrai ce que m'a, ce matin même, annoncé un de mes éclaireurs? s'écria le chef avec une émotion mal contenue.

– Ce n'est malheureusement que trop vrai, répondit froidement Diogo, qui ne soupçonnait pas le moins du monde à quoi le Payagoas faisait allusion, mais qui brûlait de le savoir; c'est spécialement dans le but de vous confirmer cette nouvelle et de prendre avec vous les dispositions nécessaires, c'est-à-dire, fit-il avec un sourire gracieux, concerter seulement les mesures de sûreté qu'il vous plaira d'adopter dans l'intérêt général et les reporter immédiatement à Tarou-Niom, afin qu'il puisse vous appuyer efficacement, qu'il m'a envoyé près de son frère.

– Ainsi, les blancs entrent par tous les côtés à la fois sur notre territoire?

– Oui.

– Le capitão Joachim Ferreira serait donc réellement parti de Villa-Bella, à la tête d'une expédition nombreuse?

– Il ne peut y avoir le moindre doute à cet égard, répondit résolument Diogo, qui, pour la première fois, entendait parler de cette expédition.

– Et Tarou-Niom, reprit le chef, pense que je dois disputer le passage aux Paï?

– Six mille guerriers se joindront à ceux du chef payagoa.

– Mais c'est surtout le passage de la rivière qu'il est important de défendre.

– Cette opinion est aussi celle de Tarou-Niom.

– Epoï, mes guerriers, aidés par ceux de mon frère Tarou-Niom, garderont le gué de Camato (cheval), tandis que les grandes pirogues de guerre intercepteront les communications et inquiéteront les Paï le long de la rivière. Est-ce cela que désire le capitão guaycurus?

– Mon frère a parfaitement saisi sa pensée et compris ses intentions.

– A combien fait-on monter le nombre des Paï qui viennent de Villa-Bella?

– On a assuré à Tarou-Niom qu'ils étaient au moins deux mille.

– Aï! Voilà qui est extraordinaire, s'écria le chef; on m'avait certifié, à moi, que leur nombre ne dépassait pas cinq cents.»

Diogo se mordit les lèvres, mais se remettant aussitôt:

«Ils sont plus nombreux que les feuilles balayées par le vent d'orage, dit-il; seulement, ils se sont divisés en petits détachements de guerre, afin de tromper l'œil clairvoyant des Payagoas.

– Eha! s'écria le chef avec stupeur, voilà qui est terrible!

– De plus, ajouta Diogo qui connaissait la répulsion que les Indiens éprouvent pour les nègres et la profonde terreur que leur vue leur inspire, chaque détachement de guerre est suivi d'une quantité considérable de Coatas– nègres, – qui ont fait le redoutable serment de massacrer tous les guerriers payagoas et d'enlever leurs femmes et leurs filles dont ils prétendent faire leurs esclaves.

– Oh! Oh! fit le chef avec un sentiment d'épouvante mal dissimulé, les Coatas ne sont pas des hommes, ils ressemblent au génie du mal. L'avertissement de mon frère ne sera pas perdu; ce soir même les femmes et les enfants abandonneront le village pour se retirer dans le Llano de Manso, et les guerriers se mettront en marche pour le gué de Camato, suivis de toutes les pirogues de guerre. Il n'y a pas un instant à perdre.»

Diogo se leva.

«Le Grand-Sarigue part-il donc déjà? demanda le chef en se levant aussi.

– Il le faut, chef; Tarou-Niom m'a recommandé de faire la plus grande diligence.

– Epoï! Mon frère remerciera le grand capitão des Guaycurus: son avis sauve la nation des Payagoas d'un massacre complet.»

Les deux hommes sortirent. Sur l'ordre d'Emavidi-Chaimè, un esclave amena le cheval de Diogo; celui-ci sauta en selle, échangea quelques paroles encore avec le chef, puis ils se séparèrent.

Le capitão était radieux; jusque-là tout lui avait réussi au delà de ses espérances; non seulement il connaissait les projets de l'ennemi, mais encore il avait appris que les Paulistas, entrés tout à coup en campagne, pourraient, à un moment donné, leur venir en aide si, toutefois, il parvenait à persuader au marquis de renoncer à s'opiniâtrer davantage dans l'exécution d'un voyage que tout rendait impossible; de plus, il avait empêché la jonction des deux nations indiennes, ce qui, en conservant libre le passage des fleuves, offrait une chance de salut à la caravane, chance bien faible, il est vrai, mais qui n'en était pas moins positive.

 

Diogo sortit au petit pas du village, plongé dans ces réflexions couleur de rose et ne désirant plus qu'une chose: rejoindre le plus vite possible ses compagnons afin d'apprendre au marquis ce qu'il avait à craindre et à espérer.

Lorsque le soldat vit se dérouler devant lui la plaine déserte, il se pencha sur le cou de son cheval, rafraîchi et reposé par deux heures de repos, lui fit sentir l'éperon et commença à filer avec la rapidité du vent, piquant droit à la colline où campait le marquis.

Soudain, au détour d'un sentier, il se croisa avec un cavalier qui arrivait sur lui avec une rapidité égale à la sienne; les deux hommes échangèrent un regard au passage.

Diogo ne put retenir une exclamation de surprise et presque de crainte. Dans ce cavalier il avait reconnu Malco Díaz!

«Voilà la chance qui tourne!» grommela-t-il entre ses dents, tout en excitant encore son cheval, qui semblait dévorer l'espace.

18Textuellement: Beaucoup de monde. (Note de l'auteur.)