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Le Guaranis

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VI
LA TERTULIA

Le Cabildo de San Miguel de Tucumán resplendissait de bruit et de lumières; le peuple réuni sur la plaza Mayor voyait par les fenêtres ouvertes la foule des invités, hommes et femmes, dans leurs plus magnifiques costumes et les plus brillantes toilettes encombrer les salons.

Le gouverneur donnait une tertulia de gala pour célébrer, style officiel, l'éclatante victoire remportée par le célèbre et valeureux chef de partisans, don Zèno Cabral, sur les troupes du roi d'Espagne.

La joie éclatait et débordait de toutes parts du Cabildo sur la place et de la place dans les rues, où le peuple, ramassant les miettes éparpillées de la fête officielle, se divertissait à sa manière, riant, chantant, dansant et échangeant deci et delà, tant il était content, quelques coups de couteau.

La tertulia avait pris un nouveau lustre de l'arrivée de M. Dubois, qui, bien que tout le monde connût son titre de duc de Mantoue, avait préféré conserver le nom modeste qu'il avait adopté à son débarquement en Amérique; disant avec une bonhomie charmante à ceux qui lui reprochaient cet incognito acharné auquel personne n'était trompé, que le nom de Dubois lui rappelait les plus belles années de sa jeunesse, alors qu'il luttait sur les bancs de la Convention nationale pour conquérir à son pays la république et des institutions libérales, et qu'il croyait bien faire de reprendre ce nom, maintenant qu'au déclin de sa vie il venait, dans un autre hémisphère, soutenir, de toute l'influence que lui donnait son expérience, le maintien des mêmes principes et le triomphe des mêmes idées.

A cela, les interrogateurs ne trouvaient rien à répondre et se retiraient charmés de l'esprit et des manières du vieux conventionnel, et, hâtons-nous de le signaler, intérieurement flattés de posséder dans leurs rangs un de ces titans de la Convention nationale française qui, de leurs chaises curules, avaient fait trembler le monde, et que la foudre elle-même avait été impuissante à anéantir.

Vers neuf heures et demie du soir, au moment où la fête atteignait son apogée, le capitaine don Luis Ortega, le peintre Émile Gagnepain et le comte de Mendoça entrèrent dans le Cabildo et firent leur apparition dans les salons.

Grâce au capitaine, l'artiste français avait changé son costume de gaucho, terni et usé par l'usage, contre un splendide vêtement de chacrero buenos-airien qui le rendait presque méconnaissable.

La présence des nouveaux arrivants fut peu remarquée dans le tourbillon de la fête et ils purent, sans attirer l'attention, se mêler à la foule des invités qui encombraient littéralement les salles de réception.

Le peintre français eut un instant de bonheur en contemplant cette fête dont l'ensemble et l'ordonnance ressemblaient si peu à ce que, en pareille circonstance, nous sommes accoutumés à voir en Europe.

Le Cabildo, ancien palais du gouverneur de la province, avait à la vérité des salles vastes et bien aérées, mais dont l'ameublement, plus que mesquin, formait un contraste frappant avec les toilettes magnifiques des invités.

Les murs peints à la chaux étaient entièrement nus, des banquettes alignées sur deux rangs complétaient tout l'ameublement des salons, éclairés au moyen de bougies et de guirlandes de verres de couleur dissimulés tant bien que mal au milieu de bouquets de fleurs artificielles; sur une estrade placée au centre du salon du milieu se tenait un orchestre composé d'une quinzaine de musiciens qui, jouant à peu près ad libitum, formaient avec leurs instruments le plus odieux charivari qui se puisse imaginer.

Mais la joie et l'enthousiasme patriotique éclataient sur tous les visages; les invités semblaient fort peu se soucier que la musique fût bonne où mauvaise, pourvu qu'elle leur permît de danser, ce dont ils s'acquittaient avec un entrain réellement réjouissant, sautant et gambadant à qui mieux mieux avec des cris de joie et des frémissements de plaisir.

Au milieu de la foule, le général commandant et le gouverneur se promenaient suivis d'un nombreux état-major étincelant de broderies, rendant d'un air protecteur les saluts qu'on leur adressait.

Près d'eux se tenait M. Dubois, droit, sec et roide, dans son habit noir à la française et ses culottes courtes, formant, avec ceux qui l'entouraient, le plus étrange et le plus singulier contraste.

Le peintre eut peine à retenir un éclat de rire en l'apercevant, et il essaya de se dissimuler au milieu des groupes; mais ce fut peine perdue, M. Dubois l'aperçut et vint droit à lui.

Force fut au peintre de l'attendre.

«Mon jeune ami, dit M. Dubois en passant son bras sous le sien et en l'entraînant dans l'embrasure d'une fenêtre déserte en ce moment, je suis heureux du hasard qui me fait vous rencontrer, j'ai à causer sérieusement avec vous.

– Sérieusement? fit l'artiste avec un geste de désappointement; diable!

– Oui, reprit-il en souriant, vous allez voir.

– C'est que je ne suis guère sérieux de ma nature, reprit-il; je suis artiste, moi, vous le savez, peintre, amant passionné de l'art; c'est justement pour échapper aux exigences de la vie sérieuse que j'ai abandonné la France pour venir en Amérique.

– Alors, vous êtes bien tombé, fit M. Dubois avec une pointe d'ironie.

– Je commence à croire que j'ai eu tort.

– C'est possible, mais revenons à notre affaire.

– Comment? Il s'agit donc d'une affaire?

– Pardieu tout n'est-il pas affaire dans la vie.

– Hum!» fit l'artiste d'un air peu convaincu.

M. Dubois prit un air paterne et, saisissant un bouton de l'habit de son interlocuteur, sans doute pour l'empêcher de s'échapper:

«Écoutez-moi avec attention, dit-il; les quelques jours que j'ai eu l'avantage de passer en votre compagnie m'ont permis d'étudier votre caractère et de l'apprécier à sa juste valeur; vous êtes un jeune homme intelligent, sage, modeste; vous me plaisez.

– Vous êtes bien bon, murmura machinalement Émile pour répondre.

– Je veux faire quelque chose pour vous.

– C'est une idée cela; avez-vous du crédit?

– Beaucoup; beaucoup plus même que, sans doute, vous ne vous l'imaginez.

– Alors, rendez-moi un service.

– Lequel? Parlez. J'ai à cœur de m'acquitter de ce que je vous dois.

– Bah! Ce n'est rien cela; n'en parlons pas.

– Parlons-en, au contraire.

– Non, non, je vous en prie, rendez-moi plutôt le service que je vous demande.

– Lequel?

– Celui de me procurer, ce soir même, une escorte respectable pour que je puisse sans danger atteindre Buenos Aires.

– Que voulez-vous faire à Buenos Aires?

– M'embarquer sur le premier navire qui mettra à la voile, afin de fuir le plus tôt possible cet effroyable pays où on ne parle que politique et où la vie tourne tellement à la tragédie, qu'elle devient impossible à tout homme qui, comme moi, n'existe que pour l'art.»

Le diplomate avait écouté le peintre, le sourire sur les lèvres.

«Vous avez tout dit? lui demanda-t-il.

– A peu près; il ne me reste qu'à ajouter que, si vous me rendez cet immense service, vous me ferez le plus heureux des hommes, et je vous en conserverai une éternelle reconnaissance; ce que je vous demande là est bien facile, il me semble?

– Tout ce qu'il y a de plus facile.

– Alors je puis compter sur votre obligeance?

– Je ne dis pas cela.

– Comment, vous me refusez?

– Pour votre bien; dans votre intérêt même je dois le faire.

– Parbleu, voilà qui est fort par exemple! s'écria l'artiste tout désappointé.

– Mieux que vous, je sais ce qui vous convient, laissez-moi m'expliquer.

– Parlez, mais je vous avertis d'avance que vous ne réussirez pas à me convaincre.

– Peut-être; je disais donc, lorsque vous m'avez interrompu, reprit-il imperturbablement, que vous me plaisez. Appelé par la confiance des hommes éclairés qui jouent le premier rôle dans la glorieuse révolution de ce noble pays, à occuper une place éminente dans leurs conseils, j'ai besoin près de moi d'un homme honnête, intelligent, auquel je puisse me fier, qui sache l'espagnol, que j'ignore, et que je suis trop vieux pour apprendre: en un mot, qui me soit dévoué et qui soit pour moi plutôt un ami qu'un secrétaire; cet homme, après mûres réflexions, je l'ai choisi; c'est vous.

– Moi?

– Oui, mon ami.

– Merci de la préférence.

– Ainsi, vous acceptez?

– Moi! Je refuse! Je refuse de toutes mes forces, au contraire.

– Allons donc, ce n'est pas sérieux?

– Mon cher monsieur Dubois, je ne plaisante pas avec ces choses-là, c'est trop grave.

– Bah! Bah! Vous réfléchirez.

– Mes réflexions sont faites, ma résolution immuable: je vous répète que je refuse. Ah çà, mais c'est une épidémie: tout le monde s'obstine à faire de moi, contre ma volonté, un homme politique; il y aurait, sur mon honneur, de quoi me rendre fou.»

Le diplomate haussa légèrement les épaules, et, frappant amicalement sur le bras du peintre:

«La nuit porte conseil, dit-il; demain, vous me répondrez.»

Et il se détourna comme pour le quitter.

«Mais je vous jure… fit Émile.

– Je n'écoute rien, interrompit-il; dansez, amusez-vous, demain nous causerons.»

Et il le laissa.

«Ils ont tous le diable au corps! s'écria le jeune homme en frappant du pied avec colère dès qu'il fut seul; quelle singulière manie de vouloir à toute force faire de moi un homme sérieux! Bien fin qui m'attrapera demain à Tucumán; je partirai cette nuit, je m'échapperai coûte que coûte. Cette vie est un enfer, je n'y puis tenir plus longtemps; mais le conseil que m'a donné M. Dubois n'est pas mauvais; je veux profiter des quelques heures de liberté qui me restent pour me divertir, si cela m'est possible.»

Après cet aparté pendant lequel il exhala le plus fort de sa colère, le peintre rentra dans le bal.

 

La fête continuait plus folle et plus échevelée que lorsque son compatriote l'avait entraîné à l'écart; on dansait dans tous les angles des salons, non pas nos froides et insipides contredanses françaises, où il est de bon goût de marcher en se tenant roide et guindé, mais les gracieuses samba juecas, les jotas, enfin toutes ces délicieuses danses espagnoles si pleines de laisser-aller, de mouvement, d'abandon et de salero, dont la liberté ne dépasse jamais une certaine limite et qui, cependant, permettent aux femmes de développer toutes les grâces voluptueuses que Dieu a mises en elles, sans choquer le regard inquisiteur du plus austère moraliste.

Le peintre, inconnu à tous ceux qui l'entouraient et parlant trop difficilement l'espagnol, que cependant il comprenait fort bien, pour essayer d'entamer une conversation quelconque avec ses voisins, s'était appuyé l'épaule contre le mur et les bras croisés sur la poitrine, il suivait des yeux avec un intérêt de plus en plus vif les danses qui tourbillonnaient devant lui, lorsque tout à coup la musique se tut, la danse s'arrêta subitement et un grand mouvement s'opéra dans la foule.

De grands cris, cris joyeux, hâtons-nous de le dire, se faisaient entendre sur la place; puis la foule reflua dans le Cabildo, se sépara brusquement en deux parts, laissant un large espace vide au milieu des salles.

Le gouverneur, le général et une vingtaine d'officiers s'avancèrent alors dans cette baie qui leur était ouverte, au-devant des nouveaux invités qui arrivaient et qu'ils étaient loin d'attendre, mais que, cependant, ils se préparaient à recevoir avec un empressement joyeux.

A l'apparition dans le salon des nouveaux venus, les cris éclatèrent avec une force inouïe, les chapeaux et les mouchoirs furent agités avec enthousiasme.

C'est que ceux qui entraient alors étaient les véritables héros de la fête.

Don Zèno Cabral, que l'on croyait campé à dix lieues de San Miguel de Tucumán, entrait au Cabildo avec tout l'état-major de sa montonera.

A la vue de ces hardis partisans qui avaient remporté quelques jours auparavant un avantage signalé sur les Espagnols, la joie devint du délire. Chacun se précipita vers eux pour les voir et les féliciter, et, dans le premier mouvement d'enthousiasme, ils coururent réellement le danger d'être étouffés par leurs admirateurs.

Cependant, peu à peu les démonstrations, sans cesser d'être vives, se calmèrent, les groupes se désunirent, la foule s'écoula et la circulation se rétablit dans les salons que, pendant quelques instants, le peuple de la place avait presque envahis.

La fête recommença.

Mais les invités, dont la curiosité était excitée au plus haut point et qui ne pouvaient se rassasier de regarder ces hommes qu'ils considéraient presque comme des sauveurs, n'y apportaient plus ni le même entrain ni le même élan.

Le peintre, fatigué du rôle secondaire qu'il jouait au milieu de ces gens dont il lui était impossible de comprendre les aspirations ou de partager l'enthousiasme, avait quitté l'angle du salon où, pendant si longtemps, il était demeuré seul, admirant en silence la scène enivrante qui se déroulait devant lui, et il cherchait à se frayer un passage à travers la foule pour gagner incognito la place, espérant s'échapper facilement au milieu du tumulte causé par la venue des montoneros, lorsqu'il se sentit toucher légèrement l'épaule.

Il se retourna et retint avec peine une exclamation de mauvaise humeur, en reconnaissant ses deux compagnons de l'Alameda, ceux qui l'avaient aidé à s'introduire dans le Cabildo; en un mot, le capitaine espagnol et le comte de Mendoça.

Tous deux étaient déguisés et avaient endossé un costume semblable à celui que portait le jeune Français.

«Où allez-vous donc ainsi?» lui demanda le comte en ricanant.

Nous devons rendre cette justice au peintre que, s'il n'avait pas complètement oublié les deux hommes dont il était si fatalement le prisonnier sur parole, du moins, dans son for intérieur, espérait-il échapper à leur vigilance et comptait-il sur le hasard pour leur échapper.

«Moi? répondit-il surpris à l'improviste et ne sachant quelle excuse donner.

– Certes vous, fit le comte.

– Mon Dieu, dit-il de l'air le plus indifférent qu'il put affecter, on étouffe dans ces salons, j'allais sur la place en quête d'un air respirable quelconque.

– Voilà tout?

– Parfaitement.

– Qu'à cela ne tienne, comme vous nous éprouvons le besoin de prendre l'air, nous vous accompagnerons, reprit le comte.

– Soit, je ne demande pas mieux,» dit-il.

Ils firent quelques pas vers la sortie. Mais le jeune homme, se ravisant tout à coup, s'arrêta et, se tournant brusquement vers ses deux gardes du corps qui le suivaient pas à pas:

«Parbleu! leur dit-il résolument, je change d'avis; et, puisque l'occasion d'une explication entre nous se présente, je veux en profiter.

– Qu'est-ce à dire? fit le comte avec hauteur.

– Laissez parler ce caballero, dit le capitaine, je suis certain qu'il a quelque chose d'intéressant à nous apprendre.

– Oui, señor, de fort intéressant même, pour moi!

– Ah! Ah! murmura le comte; voyons donc cela, ce doit être curieux.

– Vous croyez?

– J'en suis convaincu.

– Mais, pardon, reprit le comte, n'êtes-vous pas comme nous, cher seigneur, d'avis qu'il est inutile de mettre le public dans la confidence de choses qui nous regardent seuls?

– Je comprends que vous ayez intérêt à rechercher le mystère; malheureusement telle n'est pas mon opinion; je désire, au contraire, que la plus grande publicité soit donnée à cet entretien.

– Voilà qui est fâcheux.

– Pourquoi donc cela?

– Parce que, dit froidement le comte en sortant de dessous son poncho un pistolet tout armé, si vous dites un mot de plus, si vous ne nous suivez pas à l'instant, je vous brûle la cervelle.»

Le peintre éclata de rire.

«Vous ne seriez pas assez niais pour le faire, dit-il.

– Et pour quelle raison?

– Parce que vous seriez immédiatement arrêté, que de grands intérêts vous obligent à demeurer inconnu, et que ma mort ne vous offrirait pas d'assez grands avantages pour que vous risquiez de sacrifier ainsi votre sûreté personnelle au plaisir de me tuer.

– ¡Cuerpo de Cristo! s'écria en riant le capitaine; bien répondu sur ma foi! Vous êtes battu, mon cher comte.

– Tout n'est pas fini entre nous, dit le comte, en grinçant des dents, mais en faisant disparaître son arme.

– Je m'étonne, señor, reprit froidement le jeune homme, que vous, un hidalgo, un gentilhomme de la vieille roche, vous fassiez ainsi, à tout propos, preuve d'aussi mauvais goût.

– Prenez garde, monsieur, s'écria le comte, ne jouez pas ainsi avec ma colère; si vous me poussez à bout, je puis tout oublier.

– Allons donc, fit Émile en haussant les épaules avec dédain, me prenez-vous pour un enfant craintif qu'on intimide avec des menaces? Vous oubliez qui je suis et qui vous êtes. Croyez-moi, demeurons vis-à-vis l'un de l'autre dans les bornes de la courtoisie, un éclat vous perdrait et vous rendrait ridicule.

– Finissons-en, dit le capitaine en s'interposant, cela n'a déjà que trop duré; n'attirons pas l'attention sur nous, pour une semblable niaiserie. Vous voulez, señor, reconquérir votre liberté en obtenant que nous vous rendions votre parole, n'est-ce pas cela?

– En effet, voilà ce que je demande, señor, ai-je tort?

– Ma foi, non; en agissant ainsi vous ne faites qu'obéir à cet instinct que Dieu a mis au cœur de tous les hommes, je ne saurais vous blâmer.

– Que faites-vous capitaine? s'écria le comte avec violence.

– Eh, mon Dieu! Mon cher comte, je fais ce que je dois faire. De deux choses l'une, ou cet étranger est un honnête homme, auquel nous devons avoir confiance, ou c'est un fripon qui nous trompera quand il en trouvera l'occasion; dans un cas comme dans l'autre, nous devons nous fier à sa parole; s'il est honnête il la tiendra, si non, il parviendra toujours à nous échapper.

– Parfaitement raisonné, señor, répondit l'artiste. Cette parole, je vous l'ai donnée, croyez-moi, elle me lie plus fortement envers vous que la chaîne la mieux forgée.

– J'en suis convaincu, señor; pour terminer cette contestation, je vous déclare ici que vous êtes libre de faire ce que bon vous semblera, sans que nous essayions d'y mettre obstacle, certains que vous ne voudrez pas trahir des hommes contre lesquels vous n'avez aucun motif de haine, et auxquels vous avez promis le secret.

– Vous m'avez bien jugé, señor; je vous remercie de cette opinion, qui est vraie!

– Vous le voulez, s'écria le comte avec une colère contenue, soit; je n'ai pas le droit de m'opposer à votre volonté; mais vous vous repentirez de cette folle confiance envers un homme que vous ne connaissez pas, et qui, de plus, est étranger.

– Allons donc, cher comte, vous poussez trop loin la méfiance aussi! Il y a des honnêtes gens partout, même dans cette France que vous haïssez, et ce cavalier est du nombre. Votre main, señor, et au revoir; peut-être nous rencontrerons-nous dans des circonstances plus favorables; alors j'espère que vous m'accorderez votre amitié comme déjà je vous ai offert la mienne.

– De grand cœur, monsieur, fit le peintre en pressant avec effusion la main qui lui était tendue, et en ne répondant que par un sourire de dédain aux paroles du comte.

– Maintenant que, grâce à Dieu, cette grave discussion est terminée, reprit en riant le capitaine, je crois que toutes nos affaires, ici, sont faites pour cette nuit, mon cher comte, et qu'il est temps de nous retirer.

– Nous ne sommes demeurés que trop longtemps ici; comme vous, je pense qu'il faut en sortir le plus tôt possible, répondit le comte d'un air bourru.

– Si vous me le permettez, je vous accompagnerai jusque sur la place, señores; si séduisante que soit cette fête, elle n'a plus de charmes pour moi; j'éprouve le besoin de me reposer.

– Venez donc,» répondit le capitaine.

Ils quittèrent alors le salon dans lequel ils étaient restés jusque-là, et se dirigèrent vers la sortie.

«Ma foi, pensa le peintre, je suis heureux d'en être quitte à ce prix; me voici donc libre enfin; quant à ce cher monsieur Dubois, je lui souhaite bien du plaisir, et surtout de trouver promptement un autre secrétaire, car il aurait parfaitement tort de compter sur moi.»

Et le jeune homme se frotta joyeusement les mains.

Malheureusement pour lui, la série de ses tribulations n'était pas encore épuisée, ainsi qu'il s'en flattait un peu prématurément.

Au moment où les trois hommes atteignaient la porte de sortie et où ils allaient pénétrer sur le perron de quelques marches qui conduisait dans la cour du Cabildo:

«Les voilà!» dit une voix.

Aussitôt les deux sentinelles placées à la porte croisèrent leurs fusils et leur barrèrent le passage.

«Allons bon, qu'y a-t-il encore? murmura le peintre avec dépit.

– Que signifie cela? demanda le comte avec hauteur.

– Cela signifie, répondit en s'avançant un homme qui, jusqu'à ce moment, s'était tenu dans l'ombre, que je vous arrête au nom de la patrie, et que vous êtes mes prisonniers.»

Celui qui venait de parler ainsi était le capitaine Quiroga.

«Prisonniers, nous! se récrièrent les trois hommes.

– Oui, vous, reprit froidement le capitaine, vous don Jaime de Zuñiga, comte de Mendoça, et vous capitaine don Lucio Ortega, accusés de haute trahison.

– Eh bien! Et moi, qu'ai-je à voir dans tout ceci?

– Vous, mon cher monsieur, on vous arrête comme complice présumé de ces caballeros, en compagnie desquels vous vous êtes introduit dans le Cabildo, et avec lesquels vous avez longtemps causé.

– Ah! Par exemple, c'est à devenir fou! s'écria le peintre au comble de la stupéfaction, mais je ne suis pas du tout l'ami de ces caballeros.

– Assez, répondit froidement le capitaine; maintenant, señores, rendez les armes que probablement vous cachez dans vos vêtements si vous ne voulez pas qu'on vous fouille.»

Les deux Espagnols échangèrent un regard; puis, par un mouvement rapide comme la pensée, ils se ruèrent avec une force invincible sur les sentinelles qui leur barraient le passage, les renversèrent et bondirent dans la cour.

Mais là ils se trouvèrent en présence d'une vingtaine de soldats embusqués à l'avance qui se précipitèrent sur eux, et en un clin d'œil ils furent fouillés et désarmés.

«C'est bien, nous nous rendons, dit le comte; il est inutile de porter davantage la main sur nous et de nous traiter comme des bandits.»

Les soldats s'écartèrent aussitôt et laissèrent les prisonniers, tout froissés de leur chute, se relever et remettre un peu d'ordre dans leurs vêtements.

 

Cette lutte, si courte qu'elle eût été, avait cependant attiré un grand nombre de personnes.

«Allons, venez, dit le capitaine Quiroga en saisissant rudement le bras du peintre pour le faire descendre le perron.

– Mais ceci est horrible, s'écria celui-ci en se débattant avec fureur, vous violez le droit des gens, je suis Français, je suis étranger, laissez-moi, vous dis-je.»

Le débat se serait probablement terminé au désavantage du jeune homme, seul contre tant d'ennemis, si tout à coup le gouverneur ne s'était avancé et, s'adressant au capitaine:

«Laissez aller ce caballero, dit-il, il y a méprise; c'est un honnête homme, il est le secrétaire du duc de Mantoue.»

Et, prenant le bras de l'artiste, tout ahuri de la scène de violence dont il avait failli être victime, il le fit rentrer dans les salons et le conduisit en souriant au duc de Mantoue.

«Voilà votre secrétaire, Excellence, dit-il; je suis arrivé à temps.

– Décidément ils y tiennent, murmura à part lui le jeune homme; le diable emporte la politique et ceux qui s'obstinent a m'y vouloir fourrer. Oh! Si je trouve l'occasion de leur fausser compagnie!..»

Mais, provisoirement, force qui fut de se contraindre et de feindre d'accepter avec joie cette place de secrétaire, pour laquelle il éprouvait une répugnance si décidée.

Les prisonniers avaient été, sous bonne escorte, conduits à la prison où on les avait écroués.

FIN