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3. Les œuvres
La statue la plus ancienne qu’on ait trouvée jusqu’à ce jour est un colosse, le Sphinx de Gizèh. Il existait déjà du temps de Khéops, et peut-être ne se trompera-t-on pas beaucoup si l’on se hasarde à reconnaître en lui l’œuvre des générations antérieures à Mini, celles que les chroniques sacerdotales appelaient les Serviteurs d’Hor. Taillé en plein roc, au rebord extrême du plateau libyque, il semble hausser la tête pour être le premier à découvrir par-dessus la vallée le lever de son père le soleil.
Les sables l’ont tenu enterré jusqu’au menton pendant des siècles, sans le sauver de la ruine. Son corps effrité n’a plus du lion que la forme générale. Les pattes et la poitrine, réparées sous les Ptolémées et sous les Césars, ne retiennent qu’une partie du dallage dont elles avaient été revêtues à cette époque pour dissimuler les ravages du temps. Le bas de la coiffure est tombé, et le cou aminci semble trop faible pour soutenir le poids de la tête. Le nez et la barbe ont été brisés par des fanatiques, la teinte rouge qui avivait les traits est effacée presque partout. Et pourtant l’ensemble garde jusque dans sa détresse une expression souveraine de force et de grandeur. Les yeux regardent au loin devant eux, avec une intensité de pensée profonde, la bouche sourit encore, la face entière respire le calme et la puissance. L’art qui a conçu et taillé cette statue prodigieuse en pleine montagne était un art complet, maître de lui-même, sûr de ses effets. Combien de siècles ne lui avait-il pas fallu pour arriver à ce degré de maturité et de perfection ? C’est par erreur qu’on a cru voir dans quelques morceaux appartenant à nos musées, les statues de Sapi et de sa femme au Louvre, les bas-reliefs du tombeau de Khâbiousokari à Boulaq, la rudesse et les tâtonnements d’un peuple qui s’essaye. La raideur du geste et de la pose, la carrure exagérée des épaules, la bande de fard vert barbouillée sous les yeux, les caractères qu’ils offrent et qu’on donne comme des marques d’antiquité, apparaissent sur des monuments certains de la Ve et de la VIe dynastie. Les sculpteurs d’un même siècle n’étant pas tous également habiles, si beaucoup étaient capables de bien faire, la plupart n’étaient que des manœuvres, et l’on doit bien se garder de prendre pour gaucherie archaïque ce qui est chez eux maladresse ou insuffisance d’apprentissage. Les œuvres des dynasties primitives dorment encore ignorées sous vingt mètres de sable au pied du Sphinx ; celles des dynasties historiques sortent chaque jour du fond des tombeaux. Elles ne nous ont pas rendu l’art égyptien entier, mais une de ses écoles, la memphite fond des tombeaux.
Le Delta, Hermopolis, Abydos, les environs de Thèbes, Assouân, ne commencent à se révéler que vers la VIe dynastie ; encore est-ce par un petit nombre d’hypogées violés et dépouillés depuis longtemps. Le dommage n’est peut-être pas très grand. Memphis était alors la capitale, et la présence des Pharaons devait y attirer tout ce qui avait du talent dans les principautés vassales. Rien qu’avec le produit des fouilles pratiquées dans ses nécropoles, nous pouvons déterminer les caractères de la sculpture et de la peinture au temps de Snofrou et de ses successeurs, aussi exactement que si nous avions déjà entre les mains tous les monuments que la vallée entière tient en réserve pour ceux qui l’exploreront après nous. Le menu peuple des artistes excellait au maniement de la brosse et du ciseau, et les tableaux qu’il a tracés par milliers témoignent d’une habileté peu commune. Le relief en est léger, la couleur sobre, la composition bien entendue. Les architectures, les arbres, la végétation, les accidents de terrain sont indiqués sommairement, et là seulement où ils sont nécessaires à l’intelligence de la scène représentée. En revanche, l’homme et les animaux sont traités avec une abondance de détail, une vérité d’allures, et parfois une énergie de rendu, que les écoles postérieures ont rarement au même degré. Les six panneaux en bois du tombeau d’Hosi, au musée de Boulaq, sont peut-être ce que nous avons de mieux en ce genre. Mariette les attribuait à la IIIe dynastie, et peut-être a-t-il raison de le faire : je pencherai pourtant à en placer l’exécution sous la Ve. La donnée du tableau n’est rien : Hosi, debout ou assis, et, au-dessus de sa tête, quatre ou cinq colonnes d’hiéroglyphes.
Mais, quelle fermeté de trait, quelle entente du modelé, quelle souplesse d’exécution ! Jamais on n’a taillé le bois d’une main plus ferme et d’un ciseau plus délicat.
Les statues ne présentent point la variété de gestes et d’attitudes qu’on admire dans les tableaux. Un pleureur, une femme qui écrase le grain du ménage, le boulanger qui brasse la pâte sont aussi rares en ronde bosse qu’ils sont fréquents en bas-reliefs. La plupart des personnages sont tantôt debout et marchant, la jambe en avant, tantôt debout, mais immobiles et les deux pieds réunis, tantôt assis sur un siège ou sur un dé de pierre, quelquefois agenouillés, plus souvent accroupis le buste droit et les jambes à plat sur le sol, comme les fellahs d’aujourd’hui. Cette monotonie voulue s’expliquerait peu si l’on ne connaissait l’usage auquel ces images étaient destinées. Elles représentaient le mort pour qui le tombeau avait été creusé, ses parents, ses employés, ses esclaves, les gens de sa famille. Le maître est toujours assis ou debout, et il ne pouvait guère avoir d’autre position. Le tombeau en effet est la maison où il repose de la vie, comme il faisait jadis dans sa maison terrestre, et les scènes tracées sur les parois nous montrent les actes qu’il y accomplissait officiellement. Ici, il assiste aux travaux préliminaires de l’offrande qui le nourrit, la semaille et la récolte, l’élève des bestiaux, la pêche, la chasse, les manipulations des métiers, et surveille toutes les œuvres qu’on accomplit pour la demeure éternelle : il est alors debout, la tête haute, les mains pendantes ou armées de bâtons de commandement. Ailleurs, on lui apporte l’une après l’autre les diverses parties de l’offrande, et alors il est assis sur un fauteuil. Ces deux poses qu’il a dans les tableaux, il les garde dans les statues. Debout, il est censé recevoir l’hommage des vassaux ; assis, il prend sa part du repas de famille. Les gens de la maison ont comme lui l’attitude qui convient à leur rang et à leur métier. L’épouse est debout, assise sur le même siège ou sur un siège isolé, accroupie aux pieds de l’époux, comme pendant la vie. Le fils a le costume de l’enfance, si la statue a été commandée tandis qu’il était encore enfant, le geste et l’attribut de sa charge, s’il est à l’âge d’homme. Les esclaves broient le grain, les celleriers poissent l’amphore, les pleureurs se lamentent et s’arrachent les cheveux. La hiérarchie sociale suivait l’Égyptien dans la tombe et réglait la pose après, comme elle l’avait réglée avant la mort. Et là ne s’arrêtait point l’influence que la conception religieuse de l’âme exerçait sur l’art du sculpteur. Du moment que la statue est le support du double, la première condition à remplir pour que celui-ci puisse s’adapter aisément à son corps de pierre, c’est qu’elle reproduise, au moins sommairement, les proportions et les particularités du corps de chair. La tête est donc un portrait fidèle. Le corps, au contraire, est pour ainsi dire un corps moyen, qui montre le personnage au meilleur de son développement, et lui permet d’exercer parmi les dieux la plénitude de ses fonctions physiques : les hommes sont toujours dans la force de l’âge, les femmes ont toujours le sein ferme et les hanches minces de la jeune fille. C’est seulement dans le cas d’une difformité par trop forte qu’on se départait de cet idéal. On donnait à la statue d’un nain toutes les laideurs du corps du nain, et il fallait bien qu’il en fût ainsi. Si l’on avait mis dans la tombe une statue régulière, le double, habitué pendant la vie terrestre à la difformité de ses membres, n’aurait pu s’appuyer sur ce corps redressé et n’aurait pas été dans les conditions nécessaires pour bien vivre désormais. L’artiste n’était libre que de varier le détail et de disposer les accessoires à son gré ; il n’aurait pu rien changer à l’attitude et à la ressemblance générales sans manquer à la destination de son œuvre. La répétition obstinée des mêmes motifs produit sur le spectateur une véritable monotonie, et l’impression qu’il ressent est encore augmentée par l’aspect particulier que les tenons prennent sous la main du sculpteur. Les statues sont appuyées pour la plupart à une sorte de dossier rectangulaire qui monte droit derrière elles, et, tantôt se termine carrément au niveau du cervelet, tantôt s’achève en un pyramidion dont la pointe se perd parmi les cheveux, tantôt s’arrondit au sommet et paraît au-dessus de la tête du personnage. Les bras sont rarement séparés du corps ; dans bien des cas, ils adhèrent aux côtes et à la hanche. Celle des jambes qui porte en avant est reliée souvent au dossier, sur toute sa longueur, par une tranche de pierre. La raison en serait, dit-on, l’imperfection des outils : le sculpteur n’aurait pas détaché les épaisseurs de matière superflue, de peur de briser par contre-coup le membre qu’il modelait. L’explication a dû être valable au début ; elle ne l’était plus dès la IVe dynastie, car nous avons plus d’un morceau, même en granit, où tous les membres sont libres, soit qu’on les ait affranchis au ciseau, soit qu’on les ait dégagés au violon. Si l’usage des tenons persista jusqu’au bout, ce ne fut pas impuissance, mais routine ou respect exagéré pour les enseignements du passé.
La plupart des musées sont pauvres en statues de l’école memphite. La France et Égypte en possèdent, parmi beaucoup de médiocres, une vingtaine qui suffisent à lui assurer un rang honorable dans l’histoire de l’art, le Scribe accroupi, Skhemka, Pahournofrî, au Louvre, le Sheikh-el-beled et sa femme, Khâfrî, Rânofir, le Scribe agenouillé, à Boulaq. L’original du scribe accroupi n’était point beau, mais son portrait est d’une vérité et d’une vigueur qui compensent largement ce qui manque en beauté idéale.
Les jambes repliées sous lui et posées à plat, dans une de ces positions familières aux Orientaux, mais presque impossibles à garder pour un Européen, le buste droit et bien d’aplomb sur les hanches, la tête levée, la main armée du calame et déjà en place sur la feuille de papyrus étalée, il attend encore, à six mille ans de distance, que le maître veuille bien reprendre la dictée interrompue. La figure est presque carrée, les traits fortement accentués indiquent l’homme dans la force de l’âge. La bouche, longue et garnie de lèvres minces, se relève un peu vers les coins et disparaît presque dans la saillie des muscles qui l’encadrent ; les joues sont plutôt osseuses et dures, les oreilles détachées de la tête sont épaisses et lourdes, le front bas est couronné d’une chevelure drue et coupée ras. L’œil, grand et bien ouvert, doit une vivacité particulière à une fraude ingénieuse de l’artisan antique.
L’orbite de pierre qui l’enchâsse a été évidé, et le creux rempli par un assemblage d’émail blanc et noir ; une monture en bronze accuse le rebord des paupières, tandis qu’un petit clou d’argent, placé au fond de la prunelle, reçoit la lumière, et, la renvoyant, simule l’éclair d’un regard véritable. Les chairs sont un peu molles et pendantes, comme il convient à un homme d’un certain âge, que ses occupations privent de tout exercice violent. Les bras et le dos sont d’un bon relief ; les mains, osseuses et sèches, ont des doigts de longueur plus qu’ordinaire, le genou est fouillé avec minutie. Le corps entier est entraîné, pour ainsi dire, par le mouvement de la figure et sous l’influence du même sentiment d’attente qui domine dans la physionomie ; les muscles du bras, du buste et de l’épaule sont dans un demi-repos seulement, prêts à se remettre au travail. Le souci de l’attitude professionnelle et du geste caractéristique se retrouve avec la même évidence sur toutes les statues que j’ai eu l’occasion d’étudier. Khâfrî est roi.
Il est assis carrément sur le siège de sa dignité, les mains aux genoux, le buste ferme, le chef haut, le regard assuré. L’inscription qui nous apprend son nom aurait été détruite et les marques de son rang enlevées, que nous aurions deviné le Pharaon à sa mine : tout en lui trahit l’homme habitué dès l’enfance à se sentir investi de l’autorité souveraine. Rânofir appartient à une des grandes familles féodales de l’époque. Il est debout, les bras collés au corps, la jambe gauche portée en avant, dans la pose du prince qui regarde ses vassaux défiler devant lui. Le masque est hautain, la démarche hardie ; mais on n’y sent déjà plus le calme et l’assurance surhumaine comme dans les statues de Khâfrî. Avec le Sheikh-el-beled on descend de plusieurs degrés dans l’échelle sociale. Râmké était surintendant des travaux, probablement un des chefs de corvée qui bâtirent les grandes pyramides, et appartenait à la classe moyenne.
Il est tout empreint de contentement et de suffisance bourgeoise. On le voit surveillant ses manœuvres, debout et le bâton d’acacia à la main. Les pieds étaient pourris, mais on lui en a fourni de nouveaux. Le corps est lourd et charnu, l’encolure épaisse, la tête ne manque pas d’énergie dans sa vulgarité, les yeux sont rapportés comme ceux du Scribe accroupi. Par un hasard singulier, il ressemblait au Sheikh-el-beled ou maire de Saqqarah au moment de la découverte. Les fellahs, toujours prompts à saisir le côté plaisant des choses, l’appelèrent aussitôt Sheikh-el-beled, et le nom lui en est demeuré. L’image de sa femme, qu’il avait enterrée à côté de la sienne, est malheureusement très mutilée : ce n’est plus qu’un tronc sans bras ni jambes.
On ne laisse pas que d’y reconnaître un bon type des dames égyptiennes de condition médiocre, aux traits communs, à l’humeur acariâtre. Le Scribe agenouillé de Boulaq appartenait aux rangs les moins élevés de la petite bourgeoisie, telle qu’elle existe aujourd’hui encore ; s’il n’était pas mort depuis six mille ans, je jurerais l’avoir dévisagé, il y a six mois, dans une des petites villes du Saïd.
Il vient d’apporter à l’examen de son chef un rouleau de papyrus ou une tablette chargée d’écritures. Agenouillé selon l’ordonnance, les mains croisées, le dos arrondi, la tête infléchie légèrement, il attend qu’on ait fini de lire. Pense-t-il ? Les scribes n’étaient pas sans éprouver des appréhensions secrètes lorsqu’ils comparaissaient devant leurs supérieurs.
Le bâton jouait un grand rôle dans les relations administratives : une erreur d’addition, une faute d’orthographe, une instruction mal comprise, un ordre exécuté gauchement, et les coups allaient leur train. Le sculpteur a saisi on ne peut mieux l’expression d’incertitude résignée et de douceur moutonne, que l’habitude d’une vie entière passée au service avait donnée à son modèle. La bouche sourit, car ainsi le veut l’étiquette, mais le sourire n’a rien de joyeux. Le nez et les joues grimacent à l’unisson de la bouche. Les deux gros yeux en émail ont le regard fixe de l’homme qui attend sans vouloir arrêter sa vue et concentrer sa pensée sur un objet déterminé. La face manque d’intelligence et de vivacité ; après tout, le métier n’exigeait pas une grande agilité d’esprit. Khâfrî est en diorite, Râmké et sa femme sont en bois, les autres en calcaire ; quelle que soit la matière employée, le jeu du ciseau a été partout aussi libre, aussi fin, aussi délicat. La tête de scribe et le bas-relief du Louvre qui représente le Pharaon Menkoouhor, le nain Khnoumhotpou et les esclaves préparant l’offrande du musée de Boulaq ne le cèdent en rien au Scribe accroupi ou au Sheikh-el-beled. Le boulanger brassant la pâte est tout entier à son travail ; rien n’est plus naturel que la demi-flexion de ses jarrets et l’effort avec lequel il se penche sur le pétrin.
Le nain a la tête grosse, allongée, cantonnée de deux vastes oreilles.
La figure est niaise, l’œil ouvert étroitement et retroussé vers les tempes, la bouche mal fendue. La poitrine est robuste et bien développée, mais le torse n’est pas en proportion avec le reste du corps. L’artiste a eu beau s’ingénier à en voiler la partie inférieure sous une belle jupe blanche, on sent qu’il est trop long pour les bras et pour les jambes. Le ventre se projette en pointe et les hanches se retirent pour faire contrepoids au ventre. Les cuisses n’existent guère qu’à l’état rudimentaire, et l’individu entier, porté qu’il est sur de petits pieds contrefaits, semble être hors d’aplomb et prêt à tomber face contre terre. On trouverait difficilement ailleurs une œuvre qui reproduise plus spirituellement, sans les exagérer, les caractères propres au nain.
La sculpture du premier empire thébain se rattache directement à celle de l’empire memphite. Procédés matériels, dessin, composition, elle lui a tout emprunté, sauf les proportions qu’elle donne au corps humain ; à partir de la XIe dynastie, les jambes sont plus longues et plus grêles, les hanches plus minces, la taille et le cou plus élancés. La plupart des œuvres qu’elle nous a léguées ne sont pas comparables à ce que les siècles précédents avaient produit de meilleur. Les peintures de Siout, de Bershèh, de Béni-Hassan, de Méïdoum, d’Assouân, ne valent point celles des Mastabas de Saqqarah et de Gizèh ; les statues les plus soignées sont inférieures au Sheikh-el-beled et au Scribe accroupi. Deux pourtant ont très bonne façon, le général Râhotpou et sa femme Nofrit. Râhotpou, malgré son haut titre, était de petite extraction ; solide et bien découplé, il a quelque chose d’humble dans la physionomie.
Nofrit, au contraire, était princesse du sang ; je ne sais quoi d’impérieux et de résolu est répandu sur toute sa personne, que le sculpteur a très habilement rendue.
Elle est serrée dans une robe ouverte en pointe sur la poitrine ; les épaules, les seins, le ventre, les cuisses se modèlent sous l’étoffe avec une grâce et une chasteté qu’on ne saurait trop louer. La figure, ronde et grassouillette, est encadrée entre des masses de tresses fines, retenues par un bandeau richement décoré. Les deux époux sont en calcaire et peints, le mari en rouge brun, la femme en jaune bistre. Les autres statues de particuliers que j’ai vues, celles surtout qui proviennent de Thèbes, sont décidément mauvaises, rudes de travail et vulgaires d’expression. Les royales, presque toutes en granit noir ou gris, ont été usurpées en partie par des rois d’époque postérieure, l’Ousirtasen III, dont la tête et les pieds sont au Louvre, par Amenhotpou III, les sphinx du Louvre, les colosses de Boulaq par Ramsès II, et plus d’un musée possède de prétendues images des Pharaons Ramessides qu’un examen attentif nous contraint de restituer à la XIIIe ou à la XIVe dynastie. Ceux dont l’origine n’est l’objet d’aucun doute, le Sovkhotpou III du Louvre, le Mermashaou de Tanis, le Sovkoumsaouf de Boulaq, les colosses de l’île d’Argo sont d’un art très habile, mais sans vigueur et sans originalité ; on dirait que les sculpteurs se sont efforcés de les ramener tous à un même type banal et souriant. Le contraste n’en est que plus grand lorsqu’on passe de ces poupées gigantesques aux sphinx en granit noir, que Mariette découvrit à Tanis, en 1861, et dont il attribua l’érection aux Hyksos. Là, ce n’est plus l’énergie qui fait défaut. Le corps de lion nerveux, ramassé sur lui-même, est plus court qu’il n’est dans les sphinx ordinaires. La tête, au lieu d’être coiffée du linge flottant, est revêtue d’une puissante crinière qui encadre le visage. Petits yeux, nez aquilin, écrasé par le bout, pommettes saillantes, lèvre inférieure avancée légèrement, l’ensemble de la physionomie est si peu en accord avec ce que nous sommes accoutumés à rencontrer en Égypte, qu’on y a reconnu la preuve d’une origine asiatique.
Nos sphinx sont certainement antérieurs à la XVIIIe dynastie, car un des rois d’Avaris, Apopi, a gravé son nom sur leur épaule ; mais on a conclu trop vite de cette circonstance qu’ils étaient du temps de ce prince. En les examinant de plus près, on voit qu’ils ont été dédiés à un Pharaon d’une des dynasties précédentes, et qu’Apopi se les est seulement appropriés. Rien ne prouve que ce Pharaon ait été postérieur à l’invasion asiatique : ses monuments sont peut-être l’œuvre d’une école locale, dont l’origine était indépendante et dont les traditions différaient de celles des ateliers memphites. L’art provincial de l’Égypte nous est si peu connu en dehors d’Abydos, d’El-Kab, d’Assouân et de deux ou trois autres sites, que je n’ose trop insister sur cette hypothèse. Quelle que soit l’origine de l’école tanite, elle continua d’exister longtemps encore après l’expulsion des Pasteurs, car une de ses meilleures œuvres, un groupe qui représente les deux Nils, celui du Nord et celui du Sud, apportant leurs tablettes chargées de fleurs et de poissons, a été consacré par Psousennés de la XXIe dynastie. Les trois premières dynasties du nouvel empire fournissent à elles seules plus de monuments que toutes les autres réunies : bas-reliefs peints, tableaux, statues de rois et de particuliers, colosses, sphinx, c’est par centaines qu’on les compte de la quatrième cataracte aux bouches du Nil. Les vieilles cités sacerdotales, Memphis, Thèbes, Abydos, sont naturellement les plus riches ; mais l’activité est si grande que des bourgades perdues, Ibsamboul, Radésièh, Méshéïkh, ont leurs chefs-d’œuvre comme les grandes villes. Les portraits officiels d’Amenhotpou Ier à Turin, de Thoutmos Ier et de Thoutmos III au British Museum, à Karnak, à Turin, à Boulaq, sont encore conçus dans l’esprit de la XIIe et de la XIIIe dynastie et n’ont point beaucoup d’originalité ; mais les bas-reliefs des tombeaux et des temples marquent un progrès sensible sur ceux des siècles antérieurs. La saillie en est plus accentuée, le modelé mieux ressenti, les personnages sont en plus grand nombre et mieux groupés, la perspective recherchée avec plus de soin et de curiosité ; les tableaux du temple de Déir-el-Baharî, ceux du tombeau de Houi, de Rekhmirî, d’Anna, de Khâmhâ, de vingt autres à Thèbes, sont d’une richesse, d’un éclat, d’une variété inattendus. L’instinct du pittoresque s’éveille, et les dessinateurs introduisent dans la composition les détails d’architecture, les reliefs du sol, les plantes exotiques, tous les détails qu’on négligeait autrefois ou qu’on se contentait d’indiquer sommairement. Le goût du colossal, un peu émoussé depuis le temps du grand sphinx, renaît et se développe de nouveau. Amenhotpou III ne se contente plus des statues de cinq ou six mètres de haut qui suffisaient à ses ancêtres. Celles qu’il élève devant sa chapelle funéraire, sur la rive gauche du Nil, à Thèbes, et dont l’une est le Memnon des Grecs, ont seize mètres ; elles sont en granit, d’un seul bloc et façonnées avec autant de soin que si elles étaient de taille ordinaire. Les avenues de sphinx qu’il lance en avant des temples, à Louxor et à Karnak, ne s’arrêtent pas à quelques toises de la porte, elles se prolongent à distance ; ici c’est le lion à tête humaine, là c’est le bélier agenouillé. Son successeur, le révolutionnaire Khouniaton, loin d’enrayer ce mouvement, fit ce qu’il put pour l’accélérer. Nulle part, peut-être, les sculpteurs n’eurent plus de liberté qu’auprès de lui, à Tell-Amarna. Défilés de troupes, promenades en char, fêtes populaires, réceptions solennelles et distributions de récompenses par le souverain, des palais, des villas, des jardins, les sujets qu’il leur permettait d’aborder se distinguaient par tant de points des motifs traditionnels, qu’ils pouvaient s’abandonner sans contrainte à leur fantaisie et à leur génie naturel. Ils ne se privèrent point de le faire avec une verve et un entrain qu’on ne saurait soupçonner avant d’avoir vu leurs œuvres à Tell-Amarna. Certains de leurs bas-reliefs ont une perspective presque régulière ; tous rendent la vie et le mouvement des masses populaires avec une justesse irréprochable. La réaction politique et religieuse qui suivit ce règne singulier arrêta l’évolution et ramena les artistes à l’observance des régies antiques ; mais leur influence personnelle et leur enseignement prolongèrent quelque chose de leur manière sous Harmhabi, sous Séti Ier, sous Ramsès II. Si l’art égyptien fut, pendant plus d’un siècle encore, doux, libre et fin, c’est à eux qu’il le doit. Peut-être n’a-t-il produit rien de plus parfait que les bas-reliefs du temple d’Abydos ou du tombeau de Séti Ier : la tête du conquérant, toujours dessinée avec amour, est une merveille de grâce émue et discrète.
Le Ramsès II combattant d’Ibsamboul est presque aussi beau dans un autre genre que le portrait de Séti Ier ; le mouvement par lequel il lève la lance a quelque chose d’anguleux, mais le sentiment de triomphe et de force qui anime le corps entier, l’attitude désespérée à la fois et résignée du vaincu rachètent amplement ce défaut. Le groupe d’Harmhabi et du dieu Amon qu’on voit au musée de Turin est un peu sec de facture.
La figure du dieu et celle du roi manquent d’expression, le corps est lourd et mal équilibré. Les beaux colosses en granit rose, qu’Harmhabi avait adossés aux jambages de la porte intérieure de son premier pylône à Karnak, les bas-reliefs de son spéos à Silsilis, son portrait et celui d’une des femmes de sa famille que possède le musée de Boulaq, sont pour ainsi dire sans tache et sans reproche. La reine a une physionomie spirituelle et animée, de grands yeux presque à fleur de tête, une bouche large, mais bien proportionnée ; elle est taillée dans un calcaire compact, dont la teinte laiteuse adoucit la malignité de son regard et de son sourire.
Le roi est en un granit noir dont le ton lugubre inquiète et trouble le spectateur au premier abord.
Sa face, jeune, est empreinte d’une mélancolie assez rare chez les Pharaons de la grande époque. Le nez est droit, mince, bien attaché au front, l’œil long. Les lèvres larges, charnues, un peu contractées aux commissures, se découpent à arêtes vives. Le menton est à peine alourdi par la barbe postiche. Chaque détail est traité avec autant d’adresse que si le sculpteur avait eu sous la main une pierre tendre et non pas une matière rebelle au ciseau ; la sûreté de l’exécution est poussée si loin qu’on oublie la difficulté du travail pour ne plus songer qu’à la valeur de l’œuvre. Il est fâcheux que les artistes égyptiens n’aient jamais signé leur nom, car celui qui a fait le portrait d’Harmhabi méritait d’être connu.
De même que la XVIIIe dynastie, la XIXe voulut avoir ses colosses : le Ramsès II de Louxor mesurait entre cinq ou six mètres, celui du Ramesséum seize, celui de Tanis dix-huit environ ; ceux d’Ibsamboul, sans atteindre à cette taille formidable, présentent à la rivière un front de bataille imposant.
C’est presque un lieu commun aujourd’hui de dire que la décadence de l’art égyptien commença sous Ramsès II. Rien n’est pourtant moins vrai que cette sorte d’axiome. Sans doute, beaucoup des statues et des bas-reliefs qui furent exécutés de son temps sont d’une laideur et d’une rudesse qu’on a peine à concevoir ; mais on les trouve surtout dans les villes de province, où les écoles n’étaient pas florissantes, et où les artistes n’avaient rien qui pût les guider dans leurs travaux. À Thèbes, à Memphis, à Abydos, à Tanis et dans les localités du Delta, où la cour résidait habituellement, même à Ibsamboul et à Beit-el-Oualli, les sculpteurs de Ramsès II ne le cèdent en rien à ceux de Séti Ier et d’Harmhabi. La décadence ne commença qu’après Mînephtah. Lorsque les guerres civiles et les invasions étrangères mirent l’Égypte à deux doigts de sa perte, l’art souffrit comme le reste et baissa rapidement. La peinture et la sculpture sur pierre faiblirent en premier : rien n’est plus triste que de suivre les progrès de leur décadence sous les Ramessides, dans les tableaux des tombes royales, sur les reliefs du temple de Khonsou, sur les colonnes de la salle hypostyle à Karnak. La sculpture sur bois se maintint quelque temps encore ; les admirables statuettes de prêtres et d’enfants du musée de Turin datent de la XXe dynastie. L’avènement de Sheshonq et les querelles des nomes entre eux achevèrent de ruiner Thèbes, et l’école qui avait produit tant de chefs-d’œuvre s’éteignit misérablement.
La renaissance ne s’annonça que trois siècles plus tard, vers la fin de la dynastie éthiopienne. La statue trop vantée de la reine Ameniritis présente déjà des qualités remarquables.
Les formes, un peu longues et grêles, sont chastes et délicates ; mais la tête, surchargée de la perruque des déesses, est morne d’apparence. Psamitik Ier, consolidé sur le trône par ses victoires, s’occupa activement de relever les temples. La vallée du Nil devint, sous sa direction, comme un vaste atelier de sculpture et de peinture. La gravure des hiéroglyphes atteignit une finesse admirable, les belles statues et les bas-reliefs se multiplièrent, une école nouvelle se forma. Elle est caractérisée par une élégance un peu sèche, par l’entente du détail, par une habileté merveilleuse dans la façon d’assouplir la pierre. Les Memphites avaient préféré le calcaire, les Thébaines le granit rose ou gris, les Saïtes s’attaquèrent de préférence au basalte, aux brèches, à la serpentine, et tirèrent un parti merveilleux de ces matières à grain fin et à pâte presque partout homogène. Le plaisir de triompher de la difficulté les entraîna souvent à la rechercher, et l’on vit des artistes de mérite passer des années et des années à ciseler des couvercles de sarcophage, et à découper des statuettes dans les blocs les plus durs. La Touéris et les quatre monuments du tombeau de Psamitik, au musée de Boulaq, sont jusqu’à présent les pièces les plus remarquables que nous possédions de ce genre de travail. La Touéris avait le privilège de protéger les femmes enceintes et de présider aux accouchements.
Son portrait a été découvert à Thèbes, au milieu de la ville antique, par des fellahs en quête d’engrais pour leurs terres. Elle était debout dans une petite chapelle en calcaire blanc que le prêtre Pibisi lui avait dédiée, au nom de la reine Nitocris, fille de Psamitik Ier. Ce charmant hippopotame, au ventre arrondi et aux flasques mamelles de femme, est un bel exemple de difficulté vaincue ; mais je ne lui connais point d’autre mérite. Le groupe de Psamitik a du moins quelque valeur artistique. Il se compose de quatre pièces en basalte vert, une table d’offrandes, une statue d’Osiris, une autre de Nephthys et une vache Hathor, à laquelle le mort est adossé ; le tout un peu flou, un peu artificiel, mais la physionomie des divinités et du mort ne manque pas de douceur, la vache est d’un bon mouvement, le petit personnage qu’elle abrite se groupe bien avec elle.