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Les etranges noces de Rouletabille

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II
VLADIMIR RACONTE UNE ÉTRANGE HISTOIRE A ROULETABILLE

Relevé de sa garde par Tondor (le domestique transylvain de Vladimir, le seul qui restât à la petite troupe depuis la mort héroïque de Modeste et du Katerdjibaschi), Rouletabille rentra dans sa tente, qu'il partageait avec Athanase Khetew.

Le Bulgare dormait profondément, enveloppé dans son manteau qui lui servait de couverture. A la lueur de la bougie plantée dans le goulot d'une bouteille, Rouletabille considéra assez longtemps ce rude visage. Pendant le sommeil, il était vraiment apaisé, c'était là une figure d'honnête homme qui ne reflétait aucun remords et qui se reposait de tous les tourments des jours mauvais, lesquels depuis plus de dix ans avaient creusé leurs sillons terribles dans cette chair encore jeune. «Il est digne d'être aimé!» se dit Rouletabille, mais il pensa qu'Ivana ne l'aimait pas et que c'était une traîtresse qui avait trompé tout le monde. Là-dessus, il se déshabilla, fit ses ablutions comme chez lui, éteignit le fourneau à pétrole et se glissa sous les couvertures de son lit de camp. A tout hasard, sur la tablette, il avait mis une carabine toute chargée à portée de sa main. Il s'endormit en pensant à sainte Sophie et il rêva qu'il se noyait dans une cataracte [Voir Le Château Noir.].

Depuis une heure, il somnolait ainsi quand il se dressa tout à coup sur son séant, l'oreille au guet.

Il entendait, derrière sa toile, à quelques pas de là, des voix, un chuchotement rapide, puis de sourdes exclamations; et il reconnut ces voix: tantôt c'était celle de Vladimir Petrovitch et tantôt celle de La Candeur; celle de Vladimir marquait la plus farouche mauvaise humeur, et celle de La Candeur une extraordinaire satisfaction.

–A toi! disait l'un.

–Non, c'est à toi! répondait l'autre et puis il y avait un silence, et puis encore des exclamations.

Rouletabille se glissa dans sa culotte. Il voulait savoir ce qui se passait à côté, et pourquoi ces deux hommes ne dormaient pas, eux qui avaient affecté une telle fatigue.

Sans faire de bruit et sans éveiller Athanase, qui ronflait doucement, il sortit de sa tente et s'approcha de celle de La Candeur et de Vladimir, qui laissait passer, par les interstices de la toile mal jointe, des rais de lumière.

Rouletabille dénoua fort adroitement les ficelles qui rattachaient la porte flottante et apparut tout à coup aux regards médusés du bon La Candeur et du triste Vladimir. Rouletabille remarqua que La Candeur était écarlate, tout en sueur et dans un état d'exaltation peu ordinaire, tandis que Vladimir était fort pâle.

–Ah ça, mais est-ce que vous vous fichez du monde? souffla le reporter, vous jouez?…

Il y avait, en effet, entre les deux jeunes gens une petite table portative, et sur cette table un jeu de cartes et un morceau de papier, sur lequel quelques notes étaient écrites au crayon.

Rouletabille bondit sur le jeu de cartes. Il leur en avait déjà confisqué deux dès le début du voyage et il pensait bien qu'ils n'avaient plus de cartes. Cette passion du jeu les empêchait de prendre un repos nécessaire.

–Vous jouez au lieu de dormir?… Vous n'êtes pas enragés, dites?… Vous n'avez pas honte?… je vous l'ai pourtant assez défendu! Dès le premier soir il a été entendu que je ne verrais plus entre vos mains un jeu de cartes!… M'avez-vous juré que vous ne joueriez plus, oui ou non?…

–Rouletabille, ne te fâche pas, émit La Candeur, conciliant, je vais te dire: nous avons essayé de dormir, mais le sommeil n'est pas venu!…

–Tas de menteurs! Vous ne vous êtes même pas déshabillés et votre couchette n'est pas défaite!… Mais vous n'aviez plus de cartes! Où donc avez-vous trouvé ce sale jeu-là? Il est ignoble!…

–C'est le sous-off qui accompagnait m'sieur Athanase, murmura La Candeur en baissant la tête, qui l'a laissé tomber de sa poche!…

–Tu le lui as acheté, oui, bandit! ou Vladimir le lui a volé!

–Monsieur! monsieur! pour qui me prenez-vous?…

–Et à quoi jouiez-vous?…

–Mais, fit La Candeur, à ce petit jeu russe dont je t'ai parlé autrefois et qui est si amusant…

–Et qu'est-ce que vous jouez? fit le reporter en saisissant le papier qui était sur la table et sur lequel il lut: «Bon pour cinq cents francs». Signé: «Vladimir Petrovitch».

Il arracha le billet et, furieux:

–Tu es encore plus bête que je ne croyais, dit-il à La Candeur… Que tu joues de l'argent contre de l'argent, passe encore, mais contre la signature de Vladimir Petrovitch…

–Je n'ai pas osé «faire Charlemagne», expliqua La Candeur.

–Je joue sur signature parce qu'il m'a gagné tout mon argent, dit Vladimir qui n'avait point une bonne mine.

–Tu en avais beaucoup?

–Demandez-le à La Candeur.

–Voilà… dit La Candeur en rougissant. Voilà comment les choses se sont passées… Au commencement, c'est moi qui n'avais pas d'argent et je savais que Vladimir en avait. C'est triste de voyager sans argent. J'ai proposé à Vladimir de lui jouer mon épingle de cravate qui est le dernier souvenir qui me reste de ma soeur morte en me maudissant.

–Pourquoi ta soeur t'a-t-elle maudit, La Candeur?

–Parce que je m'étais fait journaliste! Tu comprends que je ne tenais pas énormément à ce souvenir-là. Je m'étais débarrassé de tous les autres. Je jugeais l'occasion bonne pour mon épingle de cravate. Mais ce sera pour une autre fois, car comme tu le vois, je ne l'ai pas perdue!

–Et avec elle tu as gagné tout l'argent de Vladimir? Dis-moi, combien…

–Je vais te dire… je vais te dire… on a commencé d'abord par jouer petit jeu… tout petit jeu… Mon épingle vaut bien soixante-quinze francs… Vladimir me l'a jouée contre vingt-cinq!… ça n'était guère… le malheur, pour Vladimir, est que de vingt-cinq, en cinquante, en cent… (car Vladimir a le tort de poursuivre son argent, je le lui ai assez dit) je lui ai gagné tout ce qu'il avait dans sa poche… Maintenant, comme je ne suis pas un mufle, je lui joue des billets qu'il me fait. A ce qu'il paraît qu'il a encore de l'argent à toucher sur l'invention de sa cuirasse!

–La Candeur, tu vas me dire combien tu as gagné à Vladimir!

–Qu'est-ce que ça peut te faire?

–Cela me fait que j'ignore d'où vient cet argent-là…

–Puisqu'il vient de la cuirasse!… [Voir Le Château Noir].

–Assez, combien?…

La Candeur, de plus en plus écarlate, fit:

–Je ne sais plus au juste… et il se décida à fouiller dans l'une de ses poches d'où il tira trois ou quatre billets de banque de cent levas (francs).

–Ce n'est pas tout! fit Rouletabille.

–Non, grogna La Candeur, en voilà encore…

Et il tira, cette fois, cinq billets de cinq cents levas.

–Fichtre! tu te mets bien! c'est tout?

–Je crois que c'est tout, susurra le bon géant en détournant la tête.

Mais Rouletabille se précipita sur lui, le fouilla et le vida d'une quantité incroyable de billets de banque qu'il avait entassés au petit bonheur dans la fièvre du jeu et qu'il se laissait enlever avec des soupirs de soufflets de forge…

Rouletabille compta:

Il y avait là quarante mille levas (quarante mille francs)!

Rouletabille regardait La Candeur, mais La Candeur n'osait pas regarder Rouletabille.

–C'est la première fois que j'ai eu de la veine! balbutia-t-il.

–Attends! dit Rouletabille, d'une voix légèrement oppressée, car il ne s'attendait point au déballage de cette petite fortune, attends. Nous en parlerons tout à l'heure de ta veine.

Et il ajouta:

–C'est donc cela que tu proposais toujours à ces messieurs du Château Noir, une rançon de quarante mille francs!…

–Mais oui, gémit La Candeur; j'ai bon coeur, moi!…

–Avec l'argent des autres c'est facile d'avoir bon coeur, émit Vladimir.

A ce moment-là, j'avais encore presque tout mon argent dans ma poche, mais La Candeur n'hésitait pas à en disposer comme s'il était déjà dans la sienne!…

–C'était pour le bien de la communauté, répliqua La Candeur…

–Tu as bon coeur, gronda Rouletabille, mais je me demande si, au fond, tu n'es pas aussi crapule que Vladimir!…

–Monsieur, dit Vladimir en se levant, j'affirme que vous me faites beaucoup de peine!…

Et il voulut s'esquiver, mais, Rouletabille le retint et lui demanda sur un ton sec, qui fit pâlir le jeune Slave:

–D'où vient l'argent?

–Monsieur, je vous assure qu'il vient fort honnêtement de la vente de l'invention de ma cuirasse… je tiens cette cuirasse d'un de mes amis de Kiew, qui a passé plus de dix ans de sa vie à l'inventer, à la perfectionner, enfin à en faire un véritable objet d'art militaire pour lequel il a dépensé une véritable fortune. Désespéré, lors de la dernière guerre de la Russie avec le Japon, de n'avoir pu vendre sa cuirasse au gouvernement russe, il est entré dans les bureaux de la censure, à Odessa, et m'a fait cadeau du fruit de ses veilles et de la cause de tous ses malheurs. Plus favorisé que lui, monsieur…

Rouletabille l'interrompit.

–Assez, Vladimir Petrovitch!… Je te jure que si tu ne me dis pas comment tu as eu tout cet argent, je te livre aux autorités bulgares pieds et poings liés! Tu leur raconteras, à elles, l'histoire de ta cuirasse.

Vladimir vit que c'était fini de rire et commença, en soupirant comme un enfant malade:

–Eh bien, je vais vous dire la vérité!… Elle est beaucoup moins grave que vous ne croyez, et toute cette affaire est arrivée, mon Dieu! presque sans que je m'en aperçoive.

–Va!…

Rouletabille pensait: «Il est capable de tout! Pourvu qu'il n'ait assassiné personne!»

La Candeur, avec une désolante mélancolie et une grandissante inquiétude, regardait du coin de l'oeil ces beaux billets dont la possession lui avait causé tant de joie et qui étaient maintenant la cause d'une explication difficile dont, certes! il se serait très bien passé.

 

Vladimir commençait:

–Rappelez-vous, monsieur, ce jour où, à Sofia, en sortant de l'hôtel Vilitchkov, vous nous trouvâtes, La Candeur et moi, enveloppés, à cause du froid, en des vêtements de fortune. La Candeur avait une couverture et moi, monsieur, j'avais une fourrure, une fourrure magnifique, une fourrure que vous avez admirée, monsieur…

–Oui, la fourrure d'une amie à vous, m'avez-vous dit, la fourrure d'une princesse… je me rappelle très bien, fit Rouletabille, qui fronçait terriblement les sourcils… Après?

Vladimir s'épouvanta tout à fait.

–Oh! monsieur, s'écria-t-il, vous n'allez pas croire que je l'ai vendue!…

–Ah! tu ne l'as pas vendue?…

–Monsieur, pour qui me prenez-vous?

–Qu'en as-tu donc fait?

–Remarquez, reprit Vladimir, en clignotant de ses lourdes paupières et en roucoulant de sa plus douce voix, car il se remettait peu à peu et, ayant fait un rapide examen de conscience, il en était sans doute arrivé à se demander pourquoi il avait essayé de dissimuler un acte qui ne lui apparaissait point si répréhensible… Remarquez, monsieur, que j'aurais pu la vendre! Ne vous récriez pas! Vous connaissez la princesse?

–Oui… heu!… je l'ai entr'aperçue…

–Oh! vous lui avez parlé…

–C'est elle qui m'a parlé… je me rappelle m'être heurté sur votre palier contre une grande dégingandée vieille dame aux cheveux couleur de feu qui paraissait un peu folle et qui sortait de chez vous sans manteau, et le chapeau en bataille sur son postiche qui avait perdu tout équilibre.

–Oh! monsieur Rouletabille, que vous a fait la princesse pour que vous la traitiez de la sorte?…

–Elle m'a dit tout simplement ceci, mon cher monsieur Vladimir: «C'est bien à monsieur Rouletabille que j'ai le plaisir de parler?… Vladimir m'a beaucoup parlé de vous. Je vous prie! permettez-moi de me présenter à vous! Je suis une vieille amie de la famille de Vladimir et je m'intéresse à ce garçon qui a beaucoup de talent et qui envoie au journal l'Époque de Paris de si jolis articles, ma parole!»

–La princesse vous a dit cela? fit Vladimir qui, cette fois avait rougi jusqu'à la racine des cheveux.

–Naturellement… je lui ai même répondu: «Mais parfaitement, madame… c'est Vladimir qui écrit mes articles et c'est moi qui porte à la poste les articles de Vladimir!»

–Dieu, que c'est drôle! exprima assez nonchalamment Vladimir.

–Pour savoir si c'est drôle, j'attendrai la suite de l'histoire… déclara, d'une voix menaçante, Rouletabille.

Rappelé à l'ordre, Vladimir toussa et continua:

–Je vous disais donc, à propos de cette fourrure, qu'il n'eût tenu qu'à moi de la vendre, car enfin la princesse—la princesse Kochkaref… de la fameuse famille Kochkaref de Kiew… les Kochkaref sont bien connus…

–Allez!… mais allez donc…

–… Car enfin la princesse, qui est une vieille amie de ma famille et qui me veut beaucoup de bien, m'a dit plus d'une fois, cependant que j'admirais ce magnifique manteau: «Vladimir, s'il vous fait envie, mon ami, il est à vous!»

–Petit misérable! jeta Rouletabille…

–Ah! monsieur, calmez-vous, je ne mange pas de ce pain-là! interrompit Vladimir avec une admirable expression de dégoût! C'est ce que, chaque fois qu'elle parlait ainsi, j'ai fait comprendre à la princesse qui, voyant qu'elle me froissait dans mes sentiments naturels, voulut bien ne pas insister. Mais voici ce qui arriva. Ce manteau était l'objet de la jalousie de quelques amies de la princesse qui en discutaient le prix de façon fort déplaisante et qui ne voulaient point croire qu'elle l'eût payé cinquante mille roubles à un marchand de Moscou… à cause de quoi la princesse m'avait dit:

«—Vladimir, pour les faire taire, ces péronnelles, vous devriez un jour ou l'autre porter ma fourrure au clou, la faire estimer, refuser bien entendu le prix que l'on vous en offrirait, et revenir avec mon manteau en proclamant la somme que l'on était prêt à vous avancer dessus!…»

«Voilà ce que m'avait dit la princesse, et voilà ce que j'ai fait, monsieur, pas autre chose!… je le jure!…

–Et moi, je jure que je ne comprends pas très bien, dit Rouletabille.

–Vous allez comprendre, monsieur, et vous auriez déjà compris si votre impatience ne vous faisait m'interrompre tout le temps… Voilà la chose… Elle est simple… Le jour même de notre départ de Sofia, quand vous nous eûtes annoncé que nous partions pour une grande et longue expédition, quel a été mon premier mouvement?… Mon premier mouvement a été de courir chez la princesse pour me débarrasser de ce précieux manteau, que je ne voulais pas conserver plus longtemps sous ma responsabilité; le hasard fit que je pris justement par la rue où se trouve le Mont-de-Piété, et que, me trouvant en face de cette institution dont il avait été si souvent question entre la princesse et moi, je me suis mis à penser: «Tiens! voilà l'occasion de faire estimer le manteau!» J'entrai. On m'offrit de me prêter dessus la valeur de 43.000 francs!…

–Et vous avez accepté?…

–Non, monsieur, j'ai refusé. J'ai dit: Non!

–Alors?

–Alors, je ne sais par quelle fatalité, l'employé, qui était sans doute distrait, comprit que je lui répondais: Oui. Et voilà comment on m'allongea 43.000 levas sans que j'aie eu même le temps de protester!

–Mais vous avez eu le temps de les ramasser!…

–Ne me jugez pas mal, monsieur. En sortant du Mont-de-Piété, mon premier soin a été de renvoyer à la princesse sa «reconnaissance!»

–Ah! ah! vous lui avez renvoyé sa «reconnaissance»… répéta Rouletabille, stupide devant un si prodigieux toupet…

–Oui, monsieur, c'est comme je vous le dis! Je lui ai renvoyé sa «reconnaissance», et ainsi elle pourra retirer son manteau quand elle le voudra!

–Oui-da! j'espère que la bonne dame vous sera reconnaissante d'une aussi délicate attention!…

–Elle n'y manquera point, monsieur, je la connais..

–Et qu'elle vous remerciera d'avoir pensé à un aussi infime détail…

–Monsieur, entre nous, je lui devais bien ça!…

–Mais vous lui devez aussi les 43.000 francs!

–Qui est-ce qui le nie? monsieur. En même temps que je lui faisais parvenir sa «reconnaissance», qu'elle pourra montrer à ses amis, ce qui lui sera, comme elle le désirait, un motif de triomphe, je la prévenais que, partant le soir même, je n'avais pas le temps de passer chez elle, mais que je lui rapporterais cet argent dès mon retour à Sofia!

–Brigand! Vous avez usé de cet argent comme s'il vous appartenait!

–Eh! monsieur, la première chose que j'ai faite a été, à cause de mon bon coeur, de prêter quinze cents levas à La Candeur puis d'en distraire quinze cents pour moi, ce qui nous a permis à tous deux de nous présenter devant vous avec un équipement convenable.

–Non content de payer vos effets avec de l'argent qui ne vous appartenait pas, vous avez joué le reste et vous l'avez perdu!…

–Eh, monsieur, voilà pourquoi vous me voyez si ennuyé! Perdre son argent n'est rien, mais celui des autres peut vous causer bien des désagréments!…

Rouletabille se retourna vers La Candeur.

–Tu ne voudrais pas conserver cet argent volé? lui dit-il.

–Et pourquoi donc? répondit La Candeur avec des larmes dans la voix, je ne l'ai pas volé, moi, cet argent! je l'ai honnêtement gagné, il est à moi!…

Rouletabille ne répondit à cette parole égoïste et peu scrupuleuse que par un regard de mépris qui fit courber la tête à La Candeur. Finalement, le chef de l'expédition fit disparaître la liasse de billets dans sa poche.

–Ah! mon Dieu! gémit le géant, je ne les reverrai plus.

–Non, tu ne les reverras plus, fais-en ton deuil!… Je les remettrai moi-même à la princesse Kochkaref, à notre retour à Sofia!

Vladimir déclara à son tour d'une voix plaintive et non dénuée d'amertume:

–Du moment, monsieur, que vous trouvez que j'ai mal fait, c'est encore la meilleure solution. Au fond, que l'argent de cette dame soit dans votre poche ou dans celle de La Candeur, le résultat n'est-il pas le même pour moi?

–Mais pour moi, canaille! crois-tu que c'est la même chose, glapit La Candeur en sautant sur Vladimir.

Rouletabille dut les séparer.

–Excuse-moi, Rouletabille, fit le pauvre La Candeur, en se laissant tomber sur son lit de camp qui, illico, s'effondra, c'était la première fois que je gagnais!…

Rouletabille, sortit sans répondre, raide comme la justice. En rentrant sous sa tente, il trouva Athanase Khetew, éveillé, qui avait tout entendu.

–Vous avez bien fait, lui dit le Bulgare, de leur prendre tout cet argent. Il pourra nous servir par les temps qui courent!

Et il se retourna du côté de la toile pour continuer son somme, interrompu.

Rouletabille en resta les bras ballants, puis il se remit, se coucha et s'endormit en se disant:

–Décidément, je n'ai encore rien compris à l'âme slave!

III
LES COMITADJIS

Le lendemain matin, la petite troupe continua de s'enfoncer vers le Sud-Est.

–Il me semble que nous nous éloignons bien de l'armée, dit Rouletabille.

–Je vous ai donné ma parole que nous la retrouverons à temps, répliqua Athanase.

–Et Gaulow! lui cria la voix gutturale d'Ivana.

–Nous le retrouverons aussi, Ivana!… mes cavaliers m'ont quitté pour faire de la bonne besogne… Quand ils auront des nouvelles sûres de Kara-Sélim, ils me les feront savoir… tranquillisez-vous!…

Elle cingla sa bête et prit de l'avance, sans répondre.

Athanase marchait tantôt très en avant de la bande et tantôt en arrière.

Il paraissait encore plus sombre et préoccupé qu'à l'ordinaire.

Soudain l'attention de Rouletabille fut attirée par une figure qu'il n'avait pas encore vue. Ce nouveau personnage avait dû rejoindre les muletiers à la première heure du jour. C'était un vieillard qui frappait par un certain air de majesté, bien qu'il fût habillé de haillons et qu'il marchât la tête basse et comme plongé dans un rêve…

Rouletabille se rapprocha d'Athanase:

–Qui est-ce? demanda-t-il.

–C'est le bonhomme Cyrille, célèbre pour ses malheurs.

–Il a l'air, en effet, très malheureux, dit Rouletabille.

–Non, maintenant, la joie l'habite… Il a pu s'échapper des prisons d'Anatolie, et est revenu dans le pays qu'il n'avait point revu depuis la guerre de l'Indépendance.

–Et pourquoi vient-il avec nous?

–Parce que, répliqua d'une façon assez mystérieuse Athanase… parce qu'il y a des raisons pour qu'il vienne avec moi…

Mais il ne s'attarda pas à l'effet produit par ces dernières paroles et continua:

–Voilà un homme!… On peut le dire: un homme qui a vu le monde dans sa jeunesse, qui a vécu en Bessarabie, à Odessa, à Galatz, à Bucarest, enfin à l'étranger et qui est revenu dans sa patrie quand il a eu compris pour quoi l'homme est né, c'est-à-dire pour la liberté. Il a travaillé jadis avec Levisky à l'organisation d'un comité révolutionnaire et, pour être libre dans ses actions, il a tué sa femme qui s'opposait à ses manifestations patriotiques. Enfin, il a connu mon père, qui, lui aussi, était un de ces hommes…

–Vous devriez le faire monter sur une de nos mules…

–Non, les mules sont déjà trop chargées, et puis, du reste, nous voici arrivés…

–Où?…

Athanase répondit singulièrement:

–Dans un endroit qui vous intéressera… vous pourrez faire ensuite un bel article… N'êtes-vous pas venu chez nous pour cela?…

Et, comme on débouchait dans une clairière, au bord d'une sombre forêt de pins, un geste d'Athanase arrêta les muletiers…

Et voici ce que vit Rouletabille:

Le bonhomme Cyrille était tombé à genoux, à l'aspect d'un village, que l'on apercevait, en contre-bas, à travers les branches. Avec quelle émotion il semblait revoir, après tant d'années de prisons turques, cet amas de pauvres masures aux soubassements de pierre jaunâtre, aux clayonnages enduits de chaux, aux toits en terrasse! Un peu plus loin, il y avait un misérable pont de bois jeté au travers du torrent. Soudain, il s'arracha à cette contemplation et se leva, en apercevant un vieillard courbé par les ans comme lui-même et qui gravissait péniblement la côte un fusil sur l'épaule.

–Ivan! s'écria-t-il.

A cette voix, l'autre s'approcha avec précaution. Il ne reconnaissait point cette figure, mais Cyrille se nomma et les deux vieillards tombèrent dans les bras l'un de l'autre.

–Celui-là, fit Athanase, est Ivan, le charron, qui a connu aussi mon père.

Et il donna des détails sur Ivan avec une grande volubilité et une jubilation évidente.

La caractéristique d'Athanase, que commençait à démêler Rouletabille, était dans cette opposition continuelle d'une sournoiserie qui lui venait de son long métier d'espion et d'une franchise soudaine où se manifestaient avec éclat ses sentiments jusqu'alors les plus cachés. Ensuite, Athanase conversa à voix basse avec les deux vieillards qui saluèrent les voyageurs et disparurent bientôt derrière les troncs noirs de la forêt desséchée. Athanase attendit quelques minutes, puis il dit aux jeunes gens:

 

–Maintenant, suivez-moi en silence et vous n'aurez pas perdu votre temps si vous avez de vrais coeurs d'homme.

La singularité avec laquelle Athanase s'exprimait, la lumière qui brillait dans ses yeux et sur son front avaient frappé le reporter.

–Que veut-il dire? Nous ne l'avons jamais vu ainsi… faisait La Candeur, peu rassuré.

–On dirait un apôtre, dit Rouletabille.

–Moi, je n'aime pas les apôtres, répliqua l'autre.

–Je parie qu'on va voir quelque chose de rigolo, dit Vladimir.

Ivana se taisait.

Ils suivirent Athanase au plus profond de la forêt, en s'éloignant sur la gauche du village que l'on apercevait encore par instant au bas du coteau.

Quand ils furent arrivés dans une sorte de ravin, Athanase les fit se tenir tranquilles, immobiles et muets. Ils n'attendirent pas longtemps. D'abord se montrèrent une demi-douzaine de chasseurs bulgares qui paraissaient équipés pour aller tuer le gros animal. Au milieu d'eux, il y avait un jeune homme aux joues écarlates qui semblait fort timide et entre les mains de qui on avait mis un drapeau brodé de mots slaves qui signifiaient: «La liberté ou la mort!!»

L'un des chasseurs, après avoir parlé à Athanase, monta sur un roc et siffla d'une certaine façon. Tous gardèrent dès lors le plus grand silence, jusqu'au moment où une sorte de pope parut, sortant d'un buisson. Athanase s'inclina et tous s'inclinèrent devant le pope qui considéra quelque temps Rouletabille et sa troupe, et qui finit par sourire en montrant des dents éclatantes. Ce pope avait à sa ceinture pastorale un crucifix et deux énormes pistolets et un magnifique cimeterre qui datait au moins du sultan Selim. Il s'appelait Goïo. Vladimir traduisait à Rouletabille tous les propos échangés, d'où il résultait qu'une grande joie s'était déjà répandue dans le village à la nouvelle que les armées avaient passé la frontière. Entre les comitadjis, il était aussi question d'un certain Dotchov dont le nom semblait faire bouillir toutes les cervelles et aussi d'un certain «pré des porchers» dont les termes: svinartka lenki, revenaient à chaque instant dans la conversation comme un leit-motiv.

La petite troupe grossissait sans cesse; il arrivait des Bulgares de partout, on aurait dit qu'ils sortaient de terre, qu'ils tombaient des arbres.

Le pope Goïo s'agitait au milieu d'eux et, pour mieux se faire entendre, parlait en agitant le crucifix d'une main et l'un de ses pistolets de l'autre.

Ce brave ecclésiastique avait une façon spéciale de catéchiser les fidèles. Il demandait au jeune homme qui portait le drapeau et qui était un néophyte:

–Combien as-tu l'intention de tuer de Turcs? Combien as-tu fabriqué de cartouches? Si tu en as fait moins de trois cents, tu n'auras pas la communion. As-tu bien graissé tes armes? préparé des biscuits?

Et comme on riait autour de lui, il déclara en se tournant vers la troupe:

–C'est comme ça que je confesse depuis deux mois!

–Quand nous aurons affranchi la Thrace, nous te ferons exarque! s'écria Ivan le Charron.

–Il y en a déjà un à Constantinople! répliqua-t-il. Deux soleils ne peuvent exister en même temps. Mais que le diable emporte celui qui m'a fait pope!

Là-dessus, il tira de sa poche un morceau d'étoffe blanche qu'il suspendit à son cou, à quoi on reconnut que c'était un rabat; il prit le sabre du sultan Selim d'une main, montra le Christ de l'autre, cependant qu'il avait encore un pistolet sous un bras et expliqua d'une voix tonnante, au néophyte, la sainteté du serment. Le néophyte jura. Tous jurèrent et s'écrièrent:

–Enfin le sang versé en Thrace va être vengé!

Après cela Athanase prononça quelques paroles qui obtinrent un gros succès et il dit:

–Maintenant, allons au pré des porchers!

Tous répétèrent dans leur langue: «Allons au pré des porchers!»

Toute la bande se mit en branle en agitant des armes. Seul, Athanase, qui venait le dernier, affectait un grand recueillement.

–A quelle comédie, allons-nous? se demandait Rouletabille.

Ivana suivait les événements, avec une trompeuse indifférence.

Vladimir répétait:

–Vous allez voir que ça va être rigolo!

La Candeur tirait prudemment son cheval par la bride, car on passait par des chemins peu ordinaires pour arriver au «pré des porchers». Enfin on l'atteignit, ce fameux pré. Il était assez éloigné du village et dans un endroit sauvage et lugubre, dominé par des collines abruptes. Un torrent faisait entendre sa méchante musique entre une double rangée d'arbres qui, penchés au-dessus de la rivière, l'un vers l'autre, avaient l'air, de se raconter des histoires épouvantables qui les faisaient frissonner. Un pont était là que tous traversèrent en silence et l'on s'arrêta sur l'autre rive, sous les arbres.

–Nous camperons ici, dit Athanase à Rouletabille. C'est là que j'ai affaire.

–Quelle affaire et pourquoi tous ces gens-là nous ont-ils accompagnés?…

–C'est parce qu'ils veulent nous offrir à souper et se réjouir avec nous de la bonne besogne qui se prépare.

Et il se tourna vers les autres et cria avec exaltation et dans la langue bulgare:

–Regardez, voilà les femmes qui arrivent avec les agneaux, et les porchers avec les porcs… Mais voici le maître du pré des porchers, le nommé Dotchov lui-même, qui est, ma foi, comme vous voyez, un vieillard très respectable. Encore un qui a vu la guerre de l'Indépendance et qui a connu mon brave homme de père. Dotchov est accompagné de son bon ami Ivan le Charron. Ils ont combattu autrefois ensemble, se préparent à de nouvelles batailles et peuvent se réjouir de compagnie avec nous. Avancez, avancez, vieillards respectables!…

Vladimir, en traduisant les discours bulgares d'Athanase, ne pouvait s'empêcher de répéter à Rouletabille:

–Qu'est-ce qu'il prépare? Ça ne va pas être ordinaire, cette affaire-là! Le plus fou me paraît Athanase… Regardez, regardez comme il est aimable avec ce vieux Dotchov, qu'il met au centre, à la place d'honneur et cependant il le regarde avec des yeux qui tuent.

Pendant ce temps, on avait allumé les feux et les agneaux étaient préparés à la heidouk, c'est-à-dire avec leur peau, tout entiers, dans les trous chauffés comme un four de boulanger. Et les femmes venues du village, commençaient de danser le choro, au son de la gaïda.

–Tu vois, mon vieux camarade, comme nous sommes gais, disait Ivan le Charron au vieillard Dotchov, lequel, assis à la turque, au centre de la bande, semblait présider à la fête.

–Pourquoi ne tue-t-on point mes cochons? fit Dotchov; je les ai fait amener par mes porchers pour qu'ils engraissent la fête.

–C'est Athanase qui ne veut pas, répondit Ivan le Charron. Je lui en ai demandé la raison; il m'a répondu qu'il ne les trouvait pas encore assez gras pour une fête pareille!…

–Mais de quelle fête, au fond, s'agit-il donc? demanda encore Dotchov!

–Demande-le à Athanase! demande-le à Athanase!…

Athanase, appelé, répliqua:

–On te le dira au raki. Mais avant tu nous raconteras une histoire du temps où tu fabriquais avec mon père des canons en bois de cerisier!

–Oui, oui, fit Dotchov! Ah! nous en avons fait de toutes sortes avec ton père. On fabriquait des canons avec ce qu'on pouvait et on allait chanter dans les villages: «Lève-toi, lève-loi, héros du Balkan!» Ton père chantait bien…

–Et ma mère aimait la soupe aux choux! Mais les cochons préféraient les oreilles de mon père!

–Évidemment! évidemment! acquiesça Dotchov, troublé, à cause de la façon forcenée dont cet Athanase avait dit cela… évidemment, c'est grand dommage que les cochons aient mangé les oreilles de ton père!… Mais tu ne devrais pas me regarder comme ça. Tu sais bien que je ne pouvais rien faire pour les en empêcher!… Et puis, après tout, reprit Dotchov, en secouant sa noble tête de vieillard, et en levant les bras au ciel, je ne sais pas pourquoi on me reparle de cette affaire-là!… Elle m'a assez empêché de dormir!… et pourquoi Ivan le Charron m'a entraîné jusqu'ici!… et pourquoi vous m'asseyez en face du pont du pré des porchers!… Tout ça n'est pas gai pour quelqu'un qui a souffert ce que j'ai souffert!… Vous pourriez bien me laisser mourir tranquille sans me rappeler tout ça!… J'ai eu assez de chagrin de la mort de ton père! Demande à Ivan le Charron! j'en ai pleuré pendant des jours et des jours et j'en ai dit aux bachi-bouzouks!… Allons, soyons raisonnables et mangeons!…