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F. Chopin

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Que de courtes amours s'y sont nouées et dénouées le même soir entre ceux qui, ne s'étant jamais vus et ne devant plus se revoir, pressentaient ne pouvoir s'oublier! Que d'entretiens entamés avec insouciance durant les longs repos et les figures enchevêtrées de la mazoure, prolongés avec ironie, interrompus avec émotion, repris avec ces sous-entendus où excellent la délicatesse et la finesse slaves, ont abouti à de profonds attachements! Que de confidences y ont été éparpillées dans les plis déroulés de cette franchise qui se jette d'inconnu à inconnu, lorsqu'on est délivré de la tyrannie des ménagements obligés! Mais aussi, que de paroles menteusement riantes, que de vœux, que de désirs, que de vagues espoirs y furent négligemment livrés au vent, comme le mouchoir de la danseuse jeté au souffle du hasard… et qui n'ont point été relevés par les maladroits!…

Chopin a dégagé l'inconnu de poésie, qui n'était qu'indiqué dans les thèmes originaux des Mazoures vraiment nationales. Conservant leur rhythme, il en a ennobli la mélodie, agrandi les proportions; il y a intercalé des clairs-obscurs harmoniques aussi nouveaux que les sujets auxquels il les adaptait, pour peindre dans ces productions qu'il aimait à nous entendre appeller des tableaux de chevalet, les innombrables émotions d'ordres si divers qui agitent les cœurs pendant que durent, et la danse, et ces longs intervalles surtout, où le cavalier a de droit une place à côté de sa dame dont il ne se sépare point.

Coquetteries, vanités, fantaisies, inclinations, élégies, passions et ébauches de sentiments, conquêtes dont peuvent dépendre le salut ou la grâce d'un autre, tout s'y rencontre. Mais, qu'il est malaisé de se faire une idée complète des infines degrés sur lesquels l'émotion s'arrête ou auxquels atteint sa marche ascendante, parcourue plus ou moins longtemps avec autant d'abandon que de malice, dans ces pays où la mazoure se danse avec le même entraînement, le même abandon, le même intérêt à la fois amoureux et patriotique, depuis les palais jusqu'aux chaumières; dans ces pays où les qualités et les défauts propres à la nation sont si singulièrement répartis que, se retrouvant dans leur essence à peu près les mêmes chez tous, leur mélange varie et se différencie dans chacun d'une manière inopinée, souvent méconnaissable! Il en résulte une excessive diversité dans les caractères capricieusement amalgamés, ce qui ajoute à la curiosité un aiguillon qu'elle n'a pas ailleurs, fait de chaque rapport nouveau une piquante investigation et prête de la signification aux moindres incidents.

Ici, rien d'indifférent, rien d'inaperçu et rien de banal. Les contrastes se multiplient parmi ces natures d'une mobilité constante dans leurs impressions, d'un esprit fin, perçant, toujours en éveil; d'une sensibilité qu'alimentent les malheurs et les souffrances, venant jeter des jours inattendus sur les cœurs comme des lueurs d'incendie dans l'obscurité. Ici, les longues et glaciales terreurs des cachots d'une forteresse, les interrogatoires perfides et semés de pièges d'un juge abhorré quoique vénal, les steppes blancs de la Sibérie, silencieux et déserts, s'étendent devant les regards épouvantés et les cœurs frémissants, comme les tableaux d'une tapisserie aérienne sur les murs de toute salle de bal; depuis celle dont les parois furent badigeonnées pour l'occasion d'une teinte bleue claire, dont le modeste plancher fut ciré la veille, dont les belles jeunes filles sont parées de simple mousseline blanche et rose, jusqu'à celle dont les éblouissantes murailles sont d'un stuc sulphuréen, les parquets d'acajou et d'ébène, les lustres étincelants de mille bougies!

Ici, un rien peut rapprocher étroitement ceux qui la veille étaient étrangers, tout comme l'épreuve d'une minute ou d'un mot y sépare des cœurs longtemps unis. Les confiances soudaines y sont forcées et d'incurables défiances entretenues en secret. Selon le mot d'une femme spirituelle: «on y joue souvent la comédie, pour éviter la tragédie», on aime à y faire entendre ce qu'on tient à n'avoir pas prononcé. Les généralités servent à acérer l'interrogation, en la dissimulant; elles font écouter les plus évasives réponses, comme on écouterait le son rendu par un objet pour en reconnaître le métal. Tous ces cœurs si sûrs d'eux-mêmes ne cessent de s'interroger, de se sonder, de se mettre à l'épreuve. Chaque jeune homme veut savoir s'il y a entre lui et celle qu'il fait dame de ses pensées pendant une soirée ou deux, communauté d'amour pour la patrie, communauté d'horreur pour le vainqueur. Chaque femme, avant d'accorder ses préférences d'un soir à qui la regarde avec une ardeur si tendre et une douceur si passionée, veut savoir s'il est homme à braver la confiscation, l'exil forcé ou l'exil volontaire, (non moins amer souvent), la caserne du soldat à perpétuité sur les rives de la Caspienne ou dans les montagnes du Caucase!…

Quand l'homme sait haïr et que la femme se contente de dénigrer l'ennemi, il y a de poignantes incertitudes; les mains qui ont échangé l'anneau des fiançailles font glisser les bagues sur leurs doigts, en se demandant si elles y resteront? Quand la femme est de la trempe de la Psse Eustache Sanguszko, aimant mieux voir son fils aux mines que de ployer les genoux devant le czar7, et que l'homme se demande s'il n'est point permis d'imiter le sort des K., des B., des L., des J., etc., qui vécurent à St. Pétersbourg comblés d'honneurs, tous en élevant leurs enfants dans l'attente du jour où ils tireront l'épée contre les maîtres de la veille, la femme saisit le cœur de l'homme en ses paroles brûlantes, comme une mère saisait la tête de son enfant en ses paumes fiévreuses et la tournant vers le ciel, lui crie: voilà où est ton Dieu!… Elle a des sanglots étouffés dans la voix, des larmes pour lui seul visibles dans les yeux. Elle supplie et elle commande à la fois, elle met son sourire à prix; et ce prix, c'est l'héroïsme! Si elle détourne la tête, elle semble jeter l'homme dans le gouffre de l'opprobre; si elle lui rend l'éclat solaire de son beau visage, elle semble le tirer du néant!

Or, à chaque mazoure qui se danse là-bas, il y a un homme dont le regard, la parole, l'étreinte angoissée, ont rivé pour jamais à l'autel sacré de la patrie le cœur d'une femme, dont il dispose ainsi seulement et sur lequel il n'a pas d'autre droit. Il y a une femme dont les yeux moites, la main effilée, le souffle parfumé murmurant des mots magiques, ont à jamais enrôlé un cœur d'homme dans ces milices sacrées où les chaînes d'une femme font trouver légères les chaînes de la prison et de la kibitka. Cet homme et cette femme ne reverront peut-être jamais leur partner; pourtant, l'un aura déterminé le sort de l'autre en lui jetant dans l'âme ces cris que nul n'entendait, mais qui, à partir de ce jour, la rongeaient ou la vivifiaient comme des morsures de feu, en lui répétant: Patrie, Honneur, Liberté! Liberté, liberté surtout! Haine de l'esclavage et haine du despotisme, haine de la bassesse et haine de la viltà. Mourir, mourir de suite; mourir mille fois, plutôt que de ne pas garder une âme libre en une personne libre! Plutôt que de dépendre, comme l'ignoble transfuge, du bon plaisir des czars et des czarines, du sourire ou de l'insulte, de la caresse impure et dégradante ou de la colère meurtrière et fantasque de l'autocrate!

Toutefois, mourir c'était trop! Par conséquent ce n'était pas assez. Tous ne devaient pas mourir, tous cependant devaient refuser de vivre, en refusant l'air libre de leurs prérogatives innées, les franchises de leur antique patriciat dans la grande cité chrétienne; lorsqu'ils refusaient tout pacte avec le vainqueur qui y avait usurpé sa place et s'y targuait de ses privilèges. C'était là vraiment un destin pire que la mort! N'importe! Celles qui ne craignaient pas de l'imposer, en rencontraient toujours qui ne craignaient pas de l'accepter. S'il y en eut qui ont pactisé avec le vainqueur, (plus pour la forme que pour le fond), combien n'y en eut-il pas qui n'ont jamais voulu pactiser, ni pour le fond, ni pour la forme! Ils se sont soustraits à tout pacte, même à ce pacte tacite qui ouvrait les portes de toutes les ambassades et de toutes les cours d'Europe, à la seule condition de ne jamais laisser entendre que «l'ours qui a mis des gants blancs» chez l'étranger, se hâte de les jeter à la frontière et, loin de ses regards, redevient la bête inculte, friande il est vrai des saveurs du miel de la civilisation dont elle importe volontiers chez elle les rayons tout faits, mais incapable de voir qu'elle écrase de sa masse informe les fleurs dont ce miel est tiré, qu'elle fait mourir sous ses grosses pattes les travailleuses ailées sans lesquelles il n'existe pas.

 

Pourtant, sans un tel pacte le Polonais, héritier d'une civilisation huit fois séculaire et dédaignant depuis cent ans de renoncer à ce qu'elle lui a mis au cœur d'élévation, de noblesse, de hautaine indépendance, pour accepter la fraternité des puissants serviles; le Polonais apparaît en Europe comme un paria, un jacobin, un être dangereux, dont il vaut mieux éviter le voisinage fâcheux. S'il voyage, lui, grand-seigneur par excellence, il devient un épouvantail pour ses pairs; lui, catholique fervent, martyr de sa foi, il devient la terreur de son pontife, un embarras pour son Église; lui, par essence homme de salon, causeur spirituel, convive exquis, il semble un homme de rien à écarter poliment! N'est-ce point là un calice d'amertume? N'est-ce point là un sort plus dur à affronter qu'un combat glorieux, qui ne se prolonge pas durant toute une existence? Néanmoins, chaque jeune homme et chaque jeune femme qui durant une mazoure se rencontrent une fois par hasard, ont à honneur de se prouver l'un à l'autre qu'ils sauront boire ce calice; qu'ils l'acceptent, émus et joyeux, de la main qui pour lors le présente avec un cœur plein d'enthousiasme, des yeux pleins d'amour, un mot plein de force et de grâce, un geste plein d'élégance fière et dédaigneuse.

Mais, dans les bals on n'est pas toujours entre soi. Il faut souvent danser avec les vainqueurs; il faut souvent leur plaire pour n'en être pas incontinent anéantis. Il faut aller chez leurs femmes et quelquefois les inviter; il faut être près d'elles, côte à côte avec elles, humiliés par celles qu'on méprise. Quelles sont dures les femmes des vainqueurs quand elles apparaissent aux fêtes des vaincus! Les unes se montrent confites dans la morgue des dames de cour sur lesquelles resplendit tout l'éclat d'une faveur impériale, insolentes avec préméditation, cruelles avec inconscience, se croyant adulées sans se sentir haïes, imaginant trôner et régner, sans apercevoir qu'elles sont raillées et tournées en dérision par ceux qui ont assez de sang au cœur, assez de feu dan le sang, assez de foi dans l'âme, assez d'espoir dans l'avenir, pour attendre des générations avant de livrer leur souvenir exécré à la vindicte publique. Etalant le grand air d'emprunt des personnes qui savent à un cheveu près le degré d'élasticité permis au busc de leur corset, ces hautaines proconsulesses sont rendues plus froidement impertinentes encore par le déplaisir de se voir entournés d'un essaim de créatures, plus enchanteresses les unes que les autres, et dont la taille n'a jamais connu de corset!

D'autres, parvenues enrichies, font papilloter l'éclat de leurs diamants aux yeux de celles à qui leurs maris ont volé leurs revenus. Sottes et méchantes, ne se doutant quelquefois pas des taches de sang qui souillent le crêpe rouge de leur robe, mais heureuses d'enfoncer une épingle tombée de leur coiffure dans le cœur d'une mère ou d'une sœur, qui les maudit chaque fois qu'elles passent en tourbillonnant devant elle. Ce qui était odieux, elles le rendent risible, en essayant de singer les grands airs des grandes dames. À observer la vulgarité des formes mongoles, la disgrâce des traits kalmouks, qui impriment encore leurs traces sur ces plates figures, on songe involontairement aux longs siècles durant lesquels les Russes durent lutter avec les hordes payennes de l'Asie, dont ils portèrent souvent le joug en gardant son empreinte barbare dans leur âme, comme dans leur langue! Encore au jour d'aujourd'hui le trésor de l'État, comme qui dirait en Europe le ministère des finances, y est appelé la tente princière: celle où jadis se portait le plus beau du butin et du pillage! Kaziennaia Pałata.

Quand les femmes des vainqueurs sont en présence des femmes de vaincus, elles font toutes pleuvoir le dédain de leurs prunelles arrogantes. Ni les «dames chiffrées», celles qui portent un monogramme impérial sur l'épaule, ni les autres qui ne peuvent se targuer d'être ainsi marquées comme les génisses d'un troupeau seigneurial, ne comprennent rien à l'atmosphère où elles sont plongées. Elles ne voient ni les flammes de l'héroïsme, précurseurs de la conflagration, monter en langues étroites et frémissantes jusqu'aux plafonds dorés et là, former une voûte de sombres prophéties sur leurs têtes lourdes et vides; ni les fleurs vénéneuses d'une future poésie sortir de terre sous leurs pas, accrocher à leurs falbalas leurs épines immortelles, s'enrouler comme des aspics autour de leurs corsages, monter jusqu'à leur cœur pour y plonger leurs dards et retomber, surprises et béantes, n'y trouvant aussi que le vide!

Pour elles toutes, le Polonais n'est pas un gentilhomme, tant leurs races sont diverses et leur langage différent. Il est un vaincu, c'est-à-dire moins qu'un esclave; il est en défaveur, c'est-à-dire au-dessous de la bête honorée d'une attention souveraine. Mais pour les vainqueurs, les Polonaises sont des femmes. Et quelles femmes! En est-il dont le cœur n'ait jamais été carbonisé par le regard de l'une d'elles, noir comme la nuit ou bleu comme le ciel d'Italie, pour qui il se serait damné… oui… cent fois damné… mais non perdu aux yeux du czar!… Car devant la faveur, la bassesse de l'homme et la bassesse de la femme russes sont aussi équivalentes que la livre de plomb et la livre de plume, ce qu'un proverbe constate à sa manière en disant: mouż i géna, adna satana «Mari et femme ne font qu'un diable»! Seulement, la livre de plomb ne bouge pas plus qu'un boulet au fond d'un sac de toile imperméable, la livre de plume remue, voltige, se lève, retombe, se relève et s'aplatit sans cesse, comme un nid de noirs papillons dans un sac de gaze transparente.

Cependant, dans les poitrines couvertes du plastron de l'uniforme chamarré d'or, semé de croix et de crachats, emmédaillé et enrubanné, il y a, par dessous, on ne sait quelle étincelle d'élément slave qui vit, s'agite, qui parfois flambe. Il est accessible à la pitié, il est séduit pur les larmes, il est touché par les sourires. Gare pourtant à qui voudrait s'y fier, car à côté de lui il y a tout un brasier d'élément mongol et kalmouk qui renifle la rapine. Cette étincelle réunie à ce brasier font, que le vainqueur ne se contente pas de larmes et de sourires sans argent, ni ne veut non plus de l'argent qu'avec l'assaisonnement des larmes et des sourires! Qui dira tous les drames qui dans ces données se sont joués entre des êtres, dont l'un tend des filets d'or et de soie, recule d'effroi comme mordu par un scorpion à la pensée de s'être pris dans ses propres rets; dont l'autre, friand et glouton à la fois, s'abreuve d'un limpide regard, s'enivre d'un doux parler, tout en palpant les billets de banque qu'il tient déjà sur son cœur.

Le Russe et la Polonaise sont les seuls points de contact entre deux peuples plus antipathiques entre eux que le feu et l'eau, l'un étant fou de la liberté qu'il aime plus que la vie, l'autre étant voué au servage officiel jusqu'à lui donner sa vie. Mais, ce seul point de contact est incandescent, parce que la femme espère toujours inoculer à l'homme le ferment de la bonté, de la pitié, de l'honneur; l'homme espère toujours dénationaliser la femme jusqu'à lui faire oublier la pitié, la bonté, l'honneur. À ce double jeu chacun s'enflamme et, comme on ne se rencontre guère ailleurs, c'est durant la mazoure qu'on épuise toutes ses ressources, ses stratagèmes, ses assauts, ses embuscades et ses silencieuses victoires. Le bal et la danse sont le terrain de ces grandes batailles, dont le succès consiste à se changer en d'heureux préliminaires de paix entre deux belligérants amis, sur les bases de quelque haute rançon et de quelque souvenir ému, qui scintille comme une étoile jamais voilée dans le cœur de l'homme, laissant parfois aussi une reconnaissance toujours bienveillante dans celui de la femme.8

Là, où les neiges boréales d'Irkutsk, les ensevelissements vivants de Nertschinsk, forment neuf fois sur dix comme l'arrière-fond, l'arrière-pensée d'une conversation engagée par une Polonaise qui effeuille son bouquet entre deux sourires, avec un Russe qui déchire son gant blanc en suivant des yeux un pur profil, un galbe angélique, on plaide en apparence pour soi quand un autre est en cause; les flatteries par contre peuvent devenir des exigences déguisées. Là, c'est la dégradation du rang et de la noblesse9, c'est le knout et la mort, qui attendent peut-être celui qu'une sœur, une fiancée, une amie, une compatriote inconnue, une femme douée du génie de la compassion et de la ruse, ont le pouvoir de perdre ou de sauver durant les fugitives amours de deux mazoures. Dans l'une, ces amours s'ébauchent; la lutte commence, le défi est jeté. Durant les longs a parte qu'elle autorise, ciel et terre sont remués sans que l'interlocuteur sache souvent ce qu'on veut de lui avant le jour, (dont l'indiscrétion chèrement payée de quelque inférieur a révélé l'approche), où une écriture fine, tremblante, humide de pleurs, vient se rencontrer avec un homme d'affaires porteur d'un portefeuille tout gonflé. Au second bal, quand la femme et l'homme se retrouvent dans la mazoure, l'un des deux finit par être vaincu. Elle n'a rien obtenu ou elle a tout conquis. Rarement s'est-il vu qu'elle n'ait rien obtenu, qu'on ait tout refusé à un regard, à un sourire, à une larme, à la honte du mépris.

Mais, si fréquents que soient les bals officiels, si souvent même que l'on soit obligé d'y engager quelques personnages qui s'imposent ou de jeunes officiers russes, amis de régiment des jeunes Polonais forcés de servir pour n'être pas privés de leurs privilèges nobiliaires, la vraie poésie, le véritable enchantement de la mazoure, n'existe réellement qu'entre Polonais et Polonaises. Seuls, ils savent ce que veut dire d'enlever une danseuse à son partner avant même qu'elle ait achevé la moitié de son premier tour dans la salle, pour aussitôt l'engager à une mazoure de vingt paires, c'est-à-dire de deux heures! Seuls, ils savent ce que veut dire de lui voir accepter une place près de l'orchestre, dont les rumeurs réduisent toutes les paroles à des murmures de voix basses, à des souffles brûlants plus compris qu'articulés, ou bien d'entendre qu'elle ordonne de poser sa chaise devant le canapé des matrones qui devinent tous les jeux de physionomie. Seuls, le Polonais et la Polonaise savent à l'avance que, dans une mazoure, l'un peut perdre une estime et l'autre conquérir un dévouement! Mais, le Polonais sait aussi que dans ce tête à tête public, ce n'est pas lui qui domine la situation. S'il veut plaire, il craint; s'il aime, il tremble. Dans l'un ou l'autre cas, qu'il espère éblouir ou toucher, charmer l'esprit ou attendrir le cœur, c'est toujours en se lançant dans un dédale de discours, qui ont exprimé avec ardeur ce qu'ils se sont gardés de prononcer; qui ont furtivement interrogé sans avoir jamais questionné; qui ont été atrocement jaloux sans paraître y prétendre; qui ont plaidé le faux pour savoir le vrai ou révélé le vrai pour se garantir du faux, sans être sortis des sentiers ratissés et fleuris d'une conversation de bal. Ils ont tout dit, ils ont parfois mis toute l'âme et ses blessures à nu, sans que la danseuse, si elle est orgueilleuse ou froide, prévenue ou indifférente, puisse se vanter de lui avoir arraché un secret ou infligé un silence!

 

Puis, une attention si incessamment tendue finissant par harasser des naturels expansifs, une légèreté lassante, surprenante même avant qu'on en ait démêlé l'insouciance désespérée, vient s'allier comme pour les ironiser aux finesses les plus spirituelles, à l'existence des plus justes peines, à leur plus profond sentiment. Toutefois, avant de juger et de condamner cette légèreté, il faudrait en connaître toutes les profondeurs. Elle échappe aux promptes et faciles appréciations en étant tour à tour réelle et apparente, en se réservant d'étranges répliques qui la font prendre, aussi souvent à tort qu'à raison, pour une espèce de voile bariolé, dont il suffirait de déchirer le tissu afin de découvrir plus d'une qualité dormante ou enfouie sous ses plis. Il advient de cette sorte que l'éloquence n'est fréquemment qu'un grave badinage, qui fait tomber des paillettes d'esprit comme une gerbe de feux d'artifice, sans que la chaleur du discours ait rien de sérieux. On cause avec l'un, on songe à un autre; on n'écoute la réplique que pour répondre à sa propre pensée. On s'échauffe, non pour celui à qui l'on parle, mais pour celui à qui l'on va parler. D'autres fois, des plaisanteries échappées comme par mégarde sont tristement sérieuses, quand elles partent d'un esprit qui cache sous ses gaietés d'étalage d'ambitieuses espérances et de lourds mécomptes, dont personne ne peut le railler ni le plaindre, personne n'ayant connu ses audacieux espoirs et ses insuccès secrets.

Aussi, que de fois des gaietés intempestives suivent-elles de près des recueillements âpres et farouches, tandis que des désespérances pleines d'abattement se changent soudain en chants de triomphe, fredonnés à la sourdine. La conspiration étant à l'état de permanence dans tous les esprits, la trahison apparaissant à l'état de possibilité dans tous les moments de défaillance; la conspiration formant un mystère qui, à peine soupçonné, jette l'homme dans le gouffre de la police moscovite et ne le rejette dans la vie que comme un naufragé nu sur la plage; la trahison constituant un plus terrible mystère qui, à peine soupçonné, métamorphose l'être humain en une bête venimeuse dont la seule haleine est réputée pestiférée,—comment chaque homme ne serait-il pas une énigme indéchiffrable à tout autre qu'à une femme aux intuitions divinatrices, qui veut devenir son ange-gardien en le retenant sur la pente des conspirations ou en le préservant des séduisants appâts de la trahison? Dans ces entretiens pailletés d'or et de cuivre, où le vrai rubis brille à côté du faux diamant, comme une goutte de sang pur mise en balance avec un argent impur; où les réticences inexplicables peuvent aussi bien envelopper d'ombre la pudeur d'une vie qui se sacrifie, que l'impudeur d'une lâcheté qui se fait récompenser,—voire même le double jeu d'un double sacrifice et d'une double trahison, livrant quelques complices dans l'espoir de perdre tous leurs bourreaux, en se perdant soi-même,—rien ne saurait demeurer absolument superficiel, quoique rien non plus ne soit exempt d'un vernis artificiel. Là donc, où la conversation est un art exercé au plus haut degré et qui absorbe une énorme partie du temps de tout le monde, il y en a peu qui ne laissent à chacun le soin de discerner dans les propos joyeux ou chagrins qu'il entend débiter, ce qu'en pense vraiment le personnage qui, en moins d'une minute, passe du rire à la douleur, en rendant la sincérité également difficile à reconnaître dans l'un et dans l'autre.

Au milieu de ces fuyantes habitudes d'esprit, les idées, comme les bancs de sable mouvants de certaines mers, sont rarement retrouvées au point où on les a quittées. Cela seul suffirait à donner un relief particulier aux causeries les plus insignifiantes, comme nous l'ont appris quelques hommes de cette nation qui ont fait admirer à la société parisienne leur merveilleux talent d'escrime en paradoxe, auquel tout Polonais est plus ou moins habile selon qu'il a plus ou moins intérêt ou amusement à le cultiver. Mais cette inimitable verve qui le pousse à faire constamment changer de costume à la vérité et à la fiction, à les promener toujours déguisées l'une pour l'autre, comme des pierres de touche d'autant plus sûres qu'elles sont moins soupçonnées; cette verve qui aux plus chétives occasions dépense avec une prodigalité effrénée un prodigieux esprit, comme Gil Blas usait à trouver moyen de vivre un seul jour autant d'intelligence qu'il en fallait au roi des Espagnes pour gouverner ses royaumes; cette verve impressionne aussi péniblement que les jeux où l'adresse inouïe des fameux escamoteurs indiens fait voler et étinceler dans les airs une quantité d'armes aiguisées et tranchantes qui, à la moindre gaucherie, deviendraient des instruments de mort. Elle recèle et porte alternativement l'anxiété, l'angoisse, l'effroi lorsqu'au milieu des dangers imminents de la délation, de la persécution, de la haine ou de la rancune individuelle, se surajoutant aux haines nationales et aux rancunes politiques, des positions toujours compliquées peuvent trouver un péril dans toute imprudence, dans toute inadvertance, toute inconséquence; ou bien, une aide puissante dans un individu obscur et oublié.

Un intérêt dramatique peut dès lors surgir tout d'un coup dans les plus indifférentes entrevues, pour donner instantanément à toute relation les faces les moins prévues. Il plane par là sur les moindres d'entre-elles une brumeuse incertitude qui ne permet jamais d'en arrêter les contours, d'en fixer les lignes, d'en reconnaître l'exacte et future portée, les rendant ainsi toutes complexes, indéfinissables, insaisissables, imprégnées à la fois d'une terreur vague et cachée, d'une flatterie insinuante, inventive à se rajeunir, d'une sympathie qui voudrait souvent se dégager de ces pressions; triples mobiles qui s'enchevêtrent dans les cœurs en d'inextricables confusions de sentiments patriotiques, vains et amoureux.

Est-il donc surprenant que des émotions sans nombre se concentrent dans les rapprochements fortuits amenés par la mazoure lorsque, entourant les moindres velléités du cœur de ce prestige que répandent les grandes toilettes, les feux de la nuit, les surexcitations d'une athmosphère de bal, elle fait parler à l'imagination les plus rapides, les plus futiles, les plus distantes rencontres! Pourrait-il en être autrement en présence des femmes qui donnent à la mazoure ces signifiances, que dans les autres pays on s'efforcerait en vain de comprendre, même de deviner? Car, ne sont-elles pas incomparables, les femmes polonaises? Il en est parmi elles dont les qualités et les vertus sont si absolues, qu'elles les rendent apparentées à tous les siècles et à tous les peuples; mais ces apparitions sont rares, toujours et partout. Pour la plupart, c'est une originalité pleine de variété qui les distingue. Moitié almées, moitié Parisiennes, ayant peut-être conservé de mère en fille le secret des philtres brûlants que gardent les harems, elles séduisent par des langueurs asiatiques, des flammes de houris dans les yeux, des indolences de sultanes, des révélations d'indicibles tendresses fugitives comme l'éclair, des gestes naturels qui caressent sans enhardir, des mouvements distraits dont la lenteur enivre, des poses inconscientes et affaissées qui distillent un fluide magnétique. Elles séduisent par cette souplesse des tailles qui ne connaissent pas la gêne et que l'étiquette ne parvient jamais à guinder; par ces inflexions de voix qui brisent et font venir des larmes d'on ne sait quelle région du cœur; par ces impulsions soudaines qui rappellent la spontanéité de la gazelle. Elles sont superstitieuses, friandes, enfantines, faciles à amuser, faciles à intéresser, comme les belles et ignorantes créatures qui adorent le prophète arabe; en même temps intelligentes, instruites, pressentant avec rapidité tout ce qui ne se laisse pas voir, saisissant d'un coup d'œil tout ce qui se laisse deviner, habiles à se servir de ce qu'elles savent, plus habiles encore à se taire longtemps et même toujours, étrangement versées dans la divination des caractères qu'un trait leur dévoile, qu'un mot éclaire à leurs yeux, qu'une heure met à leur merci!

Généreuses, intrépides, enthousiastes, d'une piété exaltée, aimant le danger et aimant l'amour, auquel elles demandent beaucoup et donnent peu, elles sont surtout éprises de renom et de gloire. L'héroïsme leur plaît; il n'en est peut-être pas une qui craigne de payer trop cher une action éclatante. Et cependant, disons-le avec un pieux respect, beaucoup d'entr'elles, mystérieusement sublimes, dévouent à l'obscurité leurs plus beaux sacrifices, leurs plus saintes vertus. Mais, quelqu'exemplaires que soient les mérites de leur vie domestique, jamais tant que dure leur jeunesse, (et elle est aussi longue que précoce), ni les misères de la vie intime, ni les secrètes douleurs qui déchirent ces âmes trop ardentes pour n'être pas souvent blessées, n'abattent la merveilleuse élasticité de leurs espérances patriotiques, la juvénile candeur de leurs enchantements souvent illusionnés, la vivacité de leurs émotions qu'elles savent communiquer avec l'infaillibilité de l'étincelle électrique.

Discrètes par nature et par position, elles manient avec une incroyable dextérité la grande arme de la dissimulation; elles sondent l'âme d'autrui et retiennent leurs propres secrets, si bien que nul ne suppose qu'elles ont des secrets!10 Souvent ce sont les plus nobles qu'elles taisent, avec cette superbe qui ne daigne même pas se témoigner. À qui les a calomniées, elles rendent un service, qui les a dénigrées, devient leur ami, qui a traversé leurs desseins une fois, le répare sans s'en douter en les servant cent fois. Le dédain intérieur que leur inspirent ceux qui ne les devinent pas, leur assure cette supériorité qui les fait régner avec tant d'art sur tous les cœurs qu'elles réussissent à flatter sans adulation, à apprivoiser sans concessions, à s'attacher sans trahison, à dominer sans tyrannie, jusqu'au jour où, se passionnant à leur tour avec autant de dévouement chaleureux pour un seul qu'elles ont de subtile fierté avec le reste du monde, elles savent aussi braver la mort, partager l'exil, la prison, les plus cruelles peines, toujours fidèles, toujours tendres, se sacrifiant toujours avec une inaltérable sérénité.

7À la suite de la guerre de 1830, le Pce Roman Sanguszko fut condamné à être soldat à perpétuité en Sibérie. En revoyant le décret, l'empereur Nicolas ajouta de sa main: «où il sera conduit les chaînes aux pieds».—Sa santé étant gravement atteinte, la famille fit des démarches à la cour et reçut pour réponse que si sa mère, la Psse Eustache, venait se jeter aux pieds de l'empereur, elle obtiendrait la grâce de son fils. Longtemps la princesse s'y refusa. L'état de son fils empirant toujours, elle partit. Arrivée à St. Pétersbourg, les pourparlers commencèrent sur la manière dont s'accomplirait sa génuflexion. On proposa d'abord les formes les plus humiliantes que la princesse rejetait les unes après les autres, prête à retourner chez elle. Enfin, il fut convenu qu'elle demanderait et recevrait une audience de l'impératrice, que l'empereur viendrait et que là, sans autres témoins, la princesse implorerait à genoux la grâce de son enfant. Quand elle fut chez l'impératrice, l'empereur entra… voyant que la princesse ne bougeait pas, l'impératrice crut qu'elle ne le reconnaissait point et se leva… La princesse se leva et debout attendit… l'empereur la regarda, traversa lentement le salon… et sortit!… L'impératrice hors d'elle saisit les mains de la princesse, en s'écriant: «Vous avez perdu une occasion unique!..»—La princesse raconta plus tard que ses genoux étaient devenus de marbre et, qu'en songeant aux milliers de Polonais qui souffraient plus encore que son fils, elle fut plutôt morte que de les plier. Elle n'obtint aucune grâce, mais les siècles entoureront d'une auréole la mémoire sacrée de cette matrone polonaise aux antiques vertus.
8Un général russe était chargé de faire exécuter on ne sait plus quelles mesures vexatoires à l'entour du couvent des dominicaines, à Kamieniec, en Podolie. La prieure fut obligée de le voir pour tâcher d'obtenir quelqu'adoucissement à ces rigueurs. Appartenant à une des plus antiques familles de la Lithuanie, elle était encore d'une grande beauté et d'une suavité de manières vraiment fascinante. Le général la vit derrière la grille du parloir et causa longtemps avec elle. Le lendemain il lui fit accorder tout ce qu'elle avait demandé, (sans la prévenir qu'un an après son successeur n'en tiendrait aucun compte), et ordonna à ses soldats de planter un jeune peuplier devant ses fenêtres; personne ne devina ce que pouvait signifier cette fantaisie. Bien des années après, la mère Rose, si bien nommée pour le doux parfum qu'exhalait son âme, le regardait encore avec complaisance; il lui rappelait que le général russe avait trouvé moyen de lui rendre un éternel hommage, en faisant dire à cet arbre qui indiquait sa cellule: To polka.
9Le Prince Troubetzkoy, revenu des mines de Sibérie où il avait passé vingt ans et n'avait rien perdu de sa fière imprudence, fit mettre sur ses cartes de visite (aussitôt confisquées): Pierre Troubetzkoy, né Prince Troubetzkoy.
10Il faut observer que malgré la constante réserve et la profonde dissimulation que leur commande la position de leur pays, à elles, dépositaires de tant de sentiments, de tant d'incidents, de tant de faits, de tant de secrets, qui à la moindre indiscrétion menaceraient quelqu'un de la déportation et des mines de la Sibérie, jamais on ne rencontre chez les Polonaises cette insincérité de tous les instants, ce mensonge perpétuel qui distingue d'autres femmes slaves. Celles-ci, non contentes de pratiquer la non-vérité, se sont faites une seconde nature de la contre-vérité, qu'impose un despotisme dont dépendent toutes les sources de la vie, tout le brillant de son échaffaudage; despotisme d'autant plus implacable sous ses formes mielleuses que, se sachant réduit à régner par la terreur, il consent à être trompé en étant adulé, à être caressé sans amour, bercé sans tendresse, enivré d'un vin frelaté, sans se soucier si le cœur est épanoui quand les lèvres rient, si l'âme est heureuse quand la bouche le proclame, si elle ne hait pas celui auquel les yeux jettent leurs plus séduisantes invites. Pour ces femmes, le besoin de la faveur commande la duplicité, comme une condition première, essentielle, inévitable, sine qua non, de tout ce qui fait le bien-être de la vie, le charme et l'éclat d'une destinée; le mensonge leur devient par conséquent une nécessité vitale, un besoin impérieux auquel il faut satisfaire sur l'heure, à tout prix. Dans ces conditions, il ne saurait jamais se transformer en un art, toute la ruse du sauvage captif voulant profiter de son maître, non s'en affranchir, ne pouvant se comparer avec le savoir-faire habile et ingénieux du diplomate et du vaincu. Aussi, pour s'entretenir la main, ces femmes, à quelque rang qu'elles appartiennent, femmes de cour ou de quatorzième tchin, ne disent-elles jamais, au grand jamais, un mot de pure et simple vérité. Demandez-leur s'il est jour à minuit, elles répondront oui, pour voir si elles ont su faire croire l'incroyable. Le mensonge, qui répugne à la nature humaine, étant devenu un ingrédient inévitable de leurs rapports sociaux, a fini par gagner pour elles on ne sait quel charme malsain, comme celui de l'assa fœtida que les hommes au palais blasé du siècle dernier portaient en bonbonnière. Elles ont comme un goût plus sapide sur la langue sitôt qu'elles se figurent avoir induit en erreur quelque naïf, avoir persuadé quelque bonne âme du contraire de qui a été, de ce qui est, de ce qui sera.—Or, pour autant de Polonaises qu'on ait pu connaître, jamais on n'a rencontré une vraie menteuse. Elles savent faire de la dissimulation un art; elles savent même le ranger parmi les beaux-arts, car lorsqu'on en a surpris le secret, on ne sait ce qu'il faut admirer le plus, du sentiment généreux qui la dicta ou de la délicatesse de ses procédés. Mais, quelqu'inimaginable finesse qu'elles mettent à ne pas laisser comprendre qu'elles savent ce qu'elles prétendent ignorer, qu'elles ont aperçu ce qu'elles veulent n'avoir point vu, on ne peut jamais les accuser d'avoir manqué de franchise, surtout au détriment de qui que ce soit. Elles ont toujours dit vrai; tant pis pour ceux qui ne les devinaient pas. Elles sont bien assez habiles pour échapper à tout essai scrutateur, sans recourir au masque qui trahit la vérité et tue l'honneur. Toute l'adresse avec laquelle une Polonaise dérobe ce qu'elle veut cacher du secret d'autrui ou du sien, l'impénétrabilité dont elle recouvre le fond de ses sentiments, le dernier mot de ceux que lui inspirent les autres, ce qu'elle pense de tout et de tous, ce qu'elle compte faire et faire faire dans un cas et un moment donné, ne l'empêchent jamais d'être, non seulement sincère, mais ouverte, disant à chacun avec grâce, abandon et empressement, tout ce qui l'intéresse de savoir quand cela ne fait tort à personne. L'habitude de vivre au sein du danger, de manier le danger, de se jouer du danger au milieu duquel elle a grandi depuis qu'elle est au monde, donne à son imperturbable discrétion comme un instinct de salut pour tous. Il lui serait impossible de faire du mal par une parole irréfléchie, passionnée ou encolérée, même à un ennemi, tant sa pensée est naturellement tournée vers le devoir d'aider et de secourir. Ensuite, elle est trop pieuse, trop civilisée, elle a surtout trop de tact, pour pousser la dissimulation au-delà du nécessaire.—Entre elle et les autres femmes slaves il y a la différence de la vaincue à l'esclave. La vaincue étant fière se respecte elle-même sous ses déguisements; l'esclave n'a plus souvent qu'une âme d'esclave. Elle ne sait plus ni dissimuler sans mentir, ni mépriser celui qui l'obligerait à mentir; elle le craint! Et ici, la crainte du seigneur est le commencement de la bassesse.