Free

F. Chopin

Text
Mark as finished
Font:Smaller АаLarger Aa

Tout ce qui dans la musique italienne est si franc, si lumineux, si dénué d'apprêt, en même temps que de science; tout ce qui dans l'art allemand porte le cachet d'une énergie populaire, quoique puissante, lui plaisait également peu. À propos de Schubert il dit un jour: «que le sublime était flétri lorsque le commun ou le trivial lui succédait». Hummel, parmi les compositeurs de piano, était un des auteurs qu'il relisait avec le plus de plaisir. Mozart représentait à ses yeux le type idéal, le poète par excellence, car il condescendait plus rarement que tout autre à franchir les gradins qui séparent la distinction de la vulgarité. Il aimait précisément dans Mozart le défaut qui lui fit encourir le reproche que son père lui adressait après une représentation de l'Idoménée: «Vous avez eu tort de n'y rien mettre pour les longues oreilles». La gaieté de Papageno charmait celle de Chopin; l'amour de Tamino et ses mystérieuses épreuves lui semblaient dignes d'occuper sa pensée; Zerline et Mazetto l'amusaient par leur naïveté raffinée. Il comprenait les vengeances de Donna Anna, parce qu'elles ne ramenaient que plus de voiles sur son deuil. À côté de cela, son sybaritisme de pureté, son appréhension du lieu-commun étaient tels, que même dans Don Juan, même dans cet immortel chef-d'œuvre, il découvrait des passages dont nous lui avons entendu regretter la présence» Son culte pour Mozart n'en était pas diminué, mais comme attristé. Il parvenait bien à oublier ce qui lui répugnait, mais se réconcilier avec, lui était impossible. Ne subissait-il pas en ceci les douloureuses conditions de ces supériorités d'instinct, irraisonnées et implacables, dont nulle persuasion, nulle démonstration, nul effort ne parviennent jamais à obtenir l'indulgence, ne fût-ce que celle de l'indifférence, pour des objets d'un spectacle antipathique et d'une aversion si insurmontable qu'elle est comme une sorte d'idiosyncrasie?

Chopin donna à nos essais, à nos luttes d'alors, si remplies encore d'hésitations et d'incertitudes, d'erreurs et d'exagérations, qui rencontraient plus de sages hochant la tête que de contradicteurs glorieux, l'appui d'une rare fermeté de conviction, d'une conduite calme et inébranlable, d'une stabilité de caractère également à l'épreuve des lassitudes et des leurres, en même temps que l'auxiliaire efficace qu'apporte à une cause le mérite des ouvrages qu'elle peut revendiquer. Chopin accompagna ses hardiesses de tant de charme, de mesure et de savoir, qu'il fut justifié d'avoir eu confiance en son seul génie par la prompte admiration qu'il inspira. Les solides études qu'il avait faites, les habitudes réfléchies de sa jeunesse, le culte dans lequel il fut élevé pour les beautés classiques, le préservèrent de perdre ses forces en tâtonnements malheureux et en demi-réussites, comme il est arrivé à plus d'un partisan des idées nouvelles.

Sa studieuse patience à élaborer et à parachever ses ouvrages le mettait à l'abri des critiques qui enveniment les dissentiments, en s'emparant de victoires faciles et insignifiantes dues aux omissions et à la négligence de la mégarde. Exercé de bonne heure aux exigences de la règle, ayant même produit de belles œuvres dans lesquelles il s'y était astreint, il ne la secouait qu'avec l'à-propos d'une justesse savamment méditée. Il avançait toujours en vertu de son principe, sans se laisser emporter à l'exagération ni séduire aux transactions, délaissant volontiers les formules théoriques pour ne poursuivre que leurs résultats. Moins préoccupé des disputes d'école et de leurs termes que de se donner la meilleure des raisons, celle d'une œuvre accomplie, il eut ainsi le bonheur d'éviter les inimitiés personnelles et les accommodements fâcheux.

Plus tard, le triomphe de ses idées ayant diminué l'intérêt de son rôle, il ne chercha pas d'autre occasion pour se placer derechef à la tête d'un groupe quelconque. En cette unique occurrence où il prit rang dans un conflit de parti, il fit preuve de convictions absolues, tenaces et inflexibles, comme toutes celles qui, en étant vives, se font rarement jour. Mais, sitôt qu'il vit son opinion avoir assez d'adhérents pour régner sur le présent et dominer l'avenir, il se retira de la mêlée, laissant les combattants s'assaillir dans des escarmouches moins utiles à la cause qu'agréables aux gens qui aiment à se battre, surtout à battre, au risque d'être battus. Vrai grand-seigneur et vrai chef de parti, il se garda de survaincre, de poursuivre une arrière-garde en déroute, se conduisant en prince victorieux auquel il suffit de savoir que sa cause est hors de danger pour ne plus se mêler aux combattants.

Avec les dehors plus modernes, plus simples, moins extatiques, Chopin avait pour l'art le culte respectueux que lui portaient les premiers maîtres du moyen-âge. Comme pour eux, l'art était pour lui une belle, une sainte vocation. Comme eux, fier d'y avoir été appelé, il desservait ses rites avec une piété émue. Ce sentiment s'est révélé à l'heure de sa mort dans un détail, dont les mœurs de la Pologne nous expliquent seules toute la signification. Par un usage moins répandu de nos temps, mais qui toutefois y subsiste encore, on y voyait souvent les mourants choisir les vêtements dans lesquels ils voulaient être ensevelis, préparés par quelques-uns longtemps à l'avance22.

Leurs plus chères, leurs plus intimes pensées, s'exprimaient ou se trahissaient ainsi, pour la dernière fois. Les robes monastiques étaient fréquemment désignées par des personnes mondaines; les hommes préféraient ou refusaient le costume de leurs charges, selon que des souvenirs glorieux ou chagrins s'y rattachaient, Chopin, qui parmi les premiers artistes contemporains donna le moins de concerts, voulut pourtant être mis au tombeau dans les habits qu'il y avait portés. Un sentiment naturel et profond, découlant d'une source intarissable d'enthousiasme pour son art, a sans doute dicté ce dernier vœu, alors que, remplissant fervemment les derniers devoirs du chrétien, il quittait tout ce que de la terre il ne pouvait emporter aux cieux. Longtemps avant l'approche de la mort, il avait rattaché à l'immortalité son amour et sa foi en l'art. Il voulut témoigner une fois de plus au moment ou il serait couché dans le cercueil, par un muet symbole comme de coutume, l'enthousiasme qu'il avait gardé intact pendant toute sa vie. Il mourut fidèle à lui-même, adorant dans l'art ses mystiques grandeurs et ses plus mystiques révélations.

En se retirant, ainsi que nous l'avons dit, du tournant tempêtueux de sa société, Chopin reportait ses sollicitudes et ses affections dans le rayon de sa famille, de ses connaissances de jeunesse, de ses compatriotes. Il conserva avec eux, sans aucune interruption, des rapports fréquents, qu'il entretenait avec un grand soin. Sa sœur Louise lui était surtout chère; une certaine ressemblance dans la nature de leur esprit et la pente de leurs sentiments, les rapprocha plus particulièrement encore. Elle fit plusieurs fois le voyage de Varsovie à Paris, pour le voir; en dernier lieu, elle vint y passer les trois derniers mois de la vie de son frère, pour l'entourer de ses soins dévoués.

Dans ses relations avec ses parents, Chopin mettait une grâce charmante. Non content d'entretenir avec eux une correspondance active, il profitait de son séjour à Paris pour leur procurer ces mille surprises que donnent les nouveautés, les bagatelles, les infiniment petits, infiniment jolis, dont la primeur fait le charme. Il recherchait tout ce qu'il croyait pouvoir être agréable à Varsovie et y envoyait continuellement des petits riens, modes ou babioles nouvelles. Il tenait à ce qu'on conservât ces objets, si futiles, si insignifiants qu'ils fussent, comme pour être toujours présent au milieu de ceux à qui il les destinait. De son côté, il attachait un grand prix à toute preuve d'affection venue de ses parents. Recevoir de leurs nouvelles ou des marques de leur souvenir lui était une fête; il ne la partageait avec personne, mais on s'en apercevait au souci qu'il prenait de tous les objets qui lui arrivaient de leur part. Les moindres d'entre eux lui étaient précieux et, non seulement il ne permettait pas aux autres de s'en servir, mais il était visiblement contrarié lorsqu'on y touchait.

Quiconque arrivait de Pologne était le bienvenu auprès de lui. Avec ou sans lettre de recommandation il était reçu à bras ouverts, comme s'il eût été de la famille. Il permettait à des personnes souvent inconnues quand elles venaient de son pays, ce qu'il n'accordait à aucun d'entre nous: le droit de déranger ses habitudes. Il se gênait pour elles, il les promenait, il retournait vingt fois de suite aux mêmes lieux pour leur faire voir les curiosités de Paris, sans jamais témoigner d'ennui à ce métier de cicerone et de badaud. Puis, il donnait à dîner à ces chers compatriotes, dont la veille il avait ignoré l'existence; il leur évitait toutes les menues-dépenses, il leur prêtait de l'argent. Mieux que cela; on voyait qu'il était heureux de le faire, qu'il éprouvait un vrai bonheur à parler sa langue, à se trouver avec les siens, à se retrouver par eux dans l'atmosphère de sa patrie qu'il lui semblait encore respirer à côté d'eux. On voyait combien il se plaisait à écouter leurs tristes récits, à distraire leurs douleurs, à détourner leurs sanglants souvenirs, eu consolant leurs suprêmes regrets par les infinies promesses d'une espérance éloquemment chantée.

 

Chopin écrivait régulièrement aux siens, mais seulement à eux. Une de ses bizarreries consistait à s'abstenir de tout échange de lettres, de tout envoi de billets; on eût pu croire qu'il avait fait vœu de n'en jamais adresser à des étrangers. C'était chose curieuse de le voir recourir à tous les expédients pour échapper à la nécessité de tracer quelques lignes. Maintes fois il préféra traverser Paris d'un bout à l'autre pour refuser un dîner ou faire part de légères informations, plutôt que de s'en épargner la peine au moyen d'une petite feuille de papier. Son écriture resta comme inconnue à la plupart de ses amis. On dit qu'il lui est arrivé de s'écarter de cette habitude en faveur de ses belles compatriotes fixées à Paris, dont quelques-unes possèdent de charmants autographes de lui, tous en polonais. Cette infraction à ce qu'on eût pu prendre pour une règle, s'explique par le plaisir qu'il avait à parler sa langue, qu'il employait de préférence et dont il se plaisait à traduire aux autres les locutions les plus expressives. Comme les slaves en général, il possédait très bien le français; d'ailleurs, vu son origine française, il lui avait été enseigné avec un soin particulier. Mais, il s'en accomodait mal, lui reprochant d'être peu sonore à l'oreille et d'un génie froid.

Cette manière de le juger est d'ailleurs assez répandue parmi les Polonais, qui s'en servent avec une grande facilité, le parlent beaucoup entre eux, souvent mieux que leur propre langue, sans jamais cesser de se plaindre à ceux qui ne la connaissent pas de ne pouvoir rendre dans un autre idiome que le leur, les chatoiements infinis de l'émotion, les nuances éthérées de la pensée! C'est tantôt la majesté, tantôt la passion, tantôt la grâce, qui à leur dire fait défaut aux mots français. Si on leur demande le sens d'un vers, d'une parole citée par eux en polonais,—Oh! c'est intraduisible!—est immanquablement la première réponse faite à l'étranger. Viennent ensuite les commentaires, qui servent surtout à commenter l'exclamation, à expliquer toutes les finesses, tous les sous-entendus, tous les contraires renfermés dans ces mots intraduisibles! Nous en avons cité quelques exemples, lesquels joints à d'autres, nous portent à supposer que cette langue a l'avantage d'imager les substantifs abstraits et que, dans le cours de son développement, elle a dû au génie poétique de la nation d'établir entre les idées un rapprochement frappant et juste par les étymologies, les dérivations, les synonymes. Il en résulte comme un reflet coloré, ombre, ou lumière, projeté sur chaque expression.

L'on pourrait dire ainsi que les mots de cette langue font nécessairement vibrer dans l'esprit un son enharmonique imprévu, ou bien, le son correspondant d'une tierce qui module immédiatement la pensée en un accord majeur ou mineur. La richesse de son vocabulaire permet toujours le choix du ton; mais la richesse peut devenir une difficulté et il ne serait pas impossible d'attribuer l'usage des langues étrangères, si répandues en Pologne, aux paresses d'esprit et d'études qui veulent échapper à la fatigue d'une habileté de diction, indispensable dans une langue pleine de soudaines profondeurs et d'un laconisme si énergique, que l'à-peu-près y devient difficile et la banalité insoutenable. Les vagues assonances de sentiments mal définis sont incompressibles dans les fortes nervures de sa grammaire. L'idée n'y peut sortir d'une pauvreté singulièrement dénudée, tant qu'elle reste en deçà des bornes du lieu-commun; par contre, elle réclame une rare précision de termes pour ne pas devenir baroque au delà. La littérature polonaise compte moins que d'autres les noms d'auteurs devenus classiques; en revanche, presque chacun d'eux dota sa patrie d'une de ces œuvres qui restent à jamais. Elle doit peut-être à ce caractère hautain et exigeant de son idiome, de voir le nombre de ses chefs-d'œuvre en proportion plus grande qu'ailleurs avec celui de ses littérateurs. On se sent maître, quand on se hasarde à manier cette belle et riche langue23.

 

L'élégance matérielle était aussi naturelle à Chopin que celle de l'esprit. Elle se trahissait autant dans les objets qui lui appartenaient, que dans ses manières distinguées. Il avait la coquetterie des appartements; aimant beaucoup les fleurs, il en ornait toujours le sien. Sans approcher de l'éclatante richesse dont à cette époque quelques-unes des célébrités de Paris décoraient leurs demeures, il gardait sur ce point, ainsi que sur le chapitre des élégances de cannes, d'épingles, de boutons, des bijoux fort à la mode alors, l'instinctive ligne du comme il faut, entre le trop et le trop peu.

Comme il ne confondait son temps, sa pensée, ses démarches, avec ceux de personne, la société des femmes lui était souvent plus commode en ce qu'elle obligeait à moins de rapports subséquents. Ayant toujours conservé une exquise pureté intérieure que les orages de la vie ont peu troublé, jamais souillé, car ils n'ébranlèrent jamais en lui le goût du bien, l'inclination vers l'honnête, le respect de la vertu, la foi en la sainteté, Chopin ne perdit jamais cette naïveté juvénile qui permet de se trouver agréablement dans un cercle dont la vertu, l'honnêteté, la respectabilité, font les principaux frais et le plus grand charme. Il aimait les causeries sans portée des gens qu'il estimait; il se complaisait aux plaisirs enfantins des jeunes personnes. Il passait volontiers de soirées entières à jouer au colin-maillard avec de jeunes filles, à leur conter des historiettes amusantes ou cocasses, à les faire rire de ces rires fous de la jeunesse qui fout encore plus plaisir à entendre que le chant de la fauvette.

Tout cela réuni faisait que Chopin, si intimement lié avec quelques-unes des personnalités les plus marquantes du mouvement artistique et littéraire d'alors que leurs existences semblaient n'en faire qu'une, resta néanmoins un étranger au milieu d'elles. Son individualité ne se fondit avec aucune autre. Personne d'entre les Parisiens n'était à même de comprendre cette réunion, accomplie dans les plus hautes régions de l'être, entre les aspirations du génie et la pureté des désirs. Encore moins pouvait-on sentir le charme de cette noblesse infuse, de cette élégance innée, de cette chasteté virile, d'autant plus savoureuse qu'elle était plus inconsciente de ses dédains pour le charnel vulgaire là, où tous croyaient que l'imagination ne pouvait être coulée dans les moules d'un chef-d'œuvre, que chauffée à blanc dans les hauts fourneaux d'une sensualité âcre et pleine d'infâmes scories!

Mais, une des plus précieuses prérogatives de la pureté intérieure étant de ne pas deviner les raffinements, de ne pas apercevoir les cynismes de l'impudeur, Chopin se sentait oppressé par le voisinage de certaines personnalités dont l'œil n'avait plus de transparence, dont l'haleine était impure, dont les lèvres se plissaient comme celles d'un satyre, sans se douter le moins du monde que des faits, qu'il appelait les écarts du génie, étaient élevés à la hauteur d'un culte envers la déesse Matière! Le lui eût-on dit mille fois, jamais on ne lui eût persuadé que la rudesse baroque des manières, le parler sans-gêne des appétits indignes, les envieuses diatribes contre les riches et les grands, étaient autre chose que le manque d'éducation d'une classe inférieure. Jamais il n'eût cru que chaque pensée lascive, chaque espoir honteux, chaque souhait rapace, chaque vœu homicide, était l'encens offert à cette basse idole et que chacune de ces exhalaisons, devenue si vite d'étourdissante, fétide, était reçue dans les cassolettes de similor d'une poésie menteuse, comme un hommage de plus dans l'apothéose sacrilège!

La campagne et la vie de château lui convenaient tellement, que pour en jouir il acceptait une société qui ne lui convenait pas du tout. On pourrait en induire qu'il lui était plus aisé d'abstraire son esprit des gens qui l'entouraient, de leur partage bruyant comme le son des castagnettes, que d'abstraire ses sens de l'air étouffé, de la lumière, terne, des tableaux prosaïques de la ville, où les passions sont excitées et surexcitées à chaque pas, les organes rarement flattés. Ce que l'on y voit, ce que l'on y entend, ce que l'on y sent, frappe au lieu de bercer, fait sortir de soi, au lieu de faire rentrer en soi. Chopin en souffrait, mais ne se rendait pas compte de ce qui l'offusquait, aussi longtemps que des salons amis l'attendirent et que la lutte des opinions littéraires et artistiques le préoccupa vivement. L'art pouvait lui faire oublier la nature; le beau dans les créations de l'homme pouvait lui remplacer pour quelque temps le beau des créations de Dieu; aussi, aimait-il Paris. Mais, il était heureux chaque fois qu'il pouvait le laisser loin derrière lui!

À peine était-il arrivé dans une maison de campagne, à peine se voyait-il entouré de jardins, de vergers, de potagers, d'arbres, de hautes herbes, de fleurs telles quelles, qu'il semblait un autre homme, un homme transfiguré. L'appétit lui revenait, sa gaieté débordait, ses bons-mots pétillaient. Il s'amusait de tout avec tous, devenait ingénieux à varier les amusements, à multiplier les épisodes égayants de cette existence au grand air qui le ranimait, de cette liberté rustique si fort de son goût. La promenade ne l'ennuyait pas; il pouvait beaucoup marcher et roulait volontiers en voiture. Il observait et décrivait peu ces paysages agrestes; cependant il était aisé de remarquer qu'il en avait une impression très vive. À quelques mots qui lui échappaient, on eût dit qu'il se sentait plus près de sa patrie en se trouvant au milieu des blés, des prés, des haies, des foins, des fleurs des champs, des bois qui partout ont les mêmes senteurs. Il préférait se voir entre les laboureurs, les faucheurs, les moissonneurs, qui dans tous les pays se ressemblent un peu, qu'entre les rues et les maisons, les ruisseaux et les gamins de Paris, qui certes ne ressemblent à rien et ne peuvent rien rappeler à personne, tout l'ensemble gigantesque, souvent discordant, de la «grand' ville», a quelque chose d'écrasant pour des natures sensitives et maladives.

En outre, Chopin aimait à travailler à la campagne, comme si cet air pur, sain et pénétrant, ravigotait son organisme qui s'étiolait au milieu de la fumée et de l'air épais de la rue! Plusieurs de ses meilleurs ouvrages écrits durant ses villeggiature, renferment peut-être le souvenir de ses meilleurs jours d'alors.

VI

Chopin est né à Żelazowa-Wola, près de Varsovie, en 1810. Par un hasard rare chez les enfants, il ne gardait pas le souvenir de son âge dans ses premières années; il paraît que la date de sa naissance ne fut fixée dans sa mémoire que par une montre, dont une grande artiste, une vraie musicienne, lui fit cadeau en 1820, avec cette inscription: «Madame Catalani, à Frédéric Chopin âgé de dix ans». Le pressentiment de la femme douée, donna peut-être à l'enfant timide la prescience de son avenir! Rien d'extraordinaire ne marqua du reste le cours de ses premières années. Son développement intérieur traversa probablement peu de phases, n'eut que peu de manifestations. Comme il était frêle et maladif, l'attention de sa famille se concentra sur sa santé. Dès lors sans doute il prit l'habitude de cette affabilité, de cette bonne grâce générale, de cette discrétion sur tout ce qui le faisait souffrir, nées du désir de rassurer les inquiétudes qu'il occasionnait.

Aucune précocité dans ses facultés, aucun signe précurseur d'un remarquable épanouissement, ne révélèrent dans sa première jeunesse une future supériorité d'âme, d'esprit ou de talent. En voyant ce petit être souffrant et souriant, toujours patient et enjoué, on lui sut tellement gré de ne devenir ni maussade, ni fantasque, que l'on se contenta sans doute de chérir ses qualités, sans se demander s'il donnait son cœur sans réserve et livrait le secret de toutes ses pensées. Il est des âmes qui, à l'entrée de la vie, sont comme de riches voyageurs amenés par le sort au milieu de simples pâtres, incapables de reconnaître le haut rang de leurs hôtes; tant que ces êtres supérieurs demeurent avec eux, ils les comblent de dons qui sont nuls relativement à leur propre opulence, suffisants toutefois pour émerveiller des cœurs ingénus et répandre le bonheur au sein de leurs paisibles accoutumances. Ces êtres donnent en affectueuses expansions bien plus que ceux qui les entourent; on est charmé, heureux, reconnaissant, on suppose qu'ils ont été généreux, tandis qu'en réalité ils n'ont encore été que peu prodigues de leurs trésors.

Les habitudes que Chopin connut avant toutes autres, entre lesquelles il grandit comme dans un berceau solide et moëlleux, furent celles d'un intérieur uni, calme, occupé; aussi ces exemples de simplicité, de piété et de distinction, lui restèrent toujours les plus doux et les plus chers. Les vertus domestiques, les coutumes religieuses, les charités pieuses, les modesties rigides, l'entourèrent d'une pure atmosphère, où son imagination prit ce velouté tendre des plantes qui ne furent jamais exposées aux poussières des grands chemins.

La musique lui fut enseignée de bonne heure. À neuf ans il commença à l'apprendre et fut bientôt confié à un disciple passionné de Sébastien Bach, Żywna, qui dirigea ses études durant de longues années selon les errements d'une école entièrement classique. Il est à supposer que lorsque, d'accord avec ses désirs et sa vocation, sa famille lui faisait embrasser la carrière de musicien, aucun prestige de vaine gloriole, aucune perspective fantastique, n'éblouissaient leurs yeux et leurs espérances. On le fit travailler sérieusement et consciencieusement, afin qu'il fût un jour maître savant et habile, sans s'inquiéter outre mesure du plus ou moins de retentissement qu'obtiendraient les fruits de ces leçons et de ces labeurs du devoir.

Il fut placé assez jeune dans un des premiers collèges de Varsovie, grâce à la généreuse et intelligente protection que le prince Antoine Radziwiłł accorda toujours aux arts et aux jeunes talents, dont il reconnaissait la portée avec le coup d'œil d'un homme et d'un artiste distingué. Le prince Radziwiłł ne cultivait pas la musique en simple dilettante; il fut compositeur remarquable. Sa belle partition de Faust, publiée il y a nombre d'années, continue d'être exécuté chaque hiver par l'académie de chant de Berlin. Elle nous semble encore supérieure, par son intime appropriation aux tonalités des sentiments de l'époque où la première partie de ce poème fut écrite, à diverses tentatives pareilles faites de son temps.

En subvenant aux moyens assez restreints de la famille de Chopin, le prince fit à celui-ci l'inappréciable don d'une belle éducation, dont aucune partie ne resta négligée. Son esprit élevé le mettant à même de comprendre toutes les exigences de la carrière d'un artiste, ce fut lui qui, depuis l'entrée de son protégé au collège jusqu'à l'achèvement complet de ses études, paya sa pension par l'entremise d'un ami, M. Antoine Korzuchowski, lequel garda toujours avec Chopin les relations d'une cordiale et constante amitié. De plus, le prince Radziwiłł faisait souvent intervenir Chopin aux parties de campagne, aux soirées, aux dîners qu'il donnait, plus d'une anecdote se rattacha dans la mémoire du jeune homme à ces charmants instants, qu'animait tout le brio de la gaieté polonaise. Il y joua souvent un rôle piquant, par son esprit comme par son talent, gardant le souvenir attendri de plus d'une beauté rapidement passée devant ses yeux. Dans le nombre, la jeune Psse Élise, fille du prince, morte à la première fleur de l'âge, lui laissa la plus suave impression d'un ange pour un moment exilé ici-bas.

Le charmant et facile caractère que Chopin apporta sur les bancs de l'école, le fit promptement aimer de ses camarades, en particulier du prince Calixte Czetwertynski et de ses frères. Lorsque arrivaient les fêtes et, les vacances, il allait souvent les passer avec eux chez leur mère, la Psse Idalie Czetwertynska, qui cultivait la musique avec un vrai sentiment de ses beautés et qui bientôt sut découvrir le poète dans le musicien. La première peut-être, elle fit connaître à Chopin le charme d'être entendu en même temps qu'écouté. La princesse était belle encore et possédait un esprit sympathique, uni à de hautes vertus, à de charmantes qualités. Son salon était un des plus brillants et des plus recherchés de Varsovie; Chopin y rencontra souvent les femmes les plus distinguées de cette capitale. Il y connut ces séduisantes beautés dont la célébrité était européenne, alors que Varsovie était si enviée pour l'éclat, l'élégance, la grâce de sa société. Il eut l'honneur d'être présenté chez la Psse de Lowicz, par l'entremise de la Psse Czetwertynska; celle-ci le rapprocha aussi de la Csse Zamoyska, de la Psse Micheline Radziwiłł, de la Psse Thérèse Jablonowska, ces enchanteresses qu'entouraient tant d'autres beautés moins renommées.

Bien jeune encore, il lui arriva de cadencer leurs pas aux accords de son piano. Dans ces réunions, qu'on eût dit des assemblées de fées, il put surprendre bien des fois peut-être, rapidement dévoilés dans le tourbillon de la danse, les secrets de ces cœurs exaltés et tendres; il put lire sans peine dans ces âmes qui se penchaient avec attrait et amitié vers son adolescence. Là, il put apprendre de quel mélange de levain et de pâte de rose, de salpêtre et de larmes angéliques, est pétri l'idéal poétique des femmes de sa nation. Quand ses doigts distraits couraient sur les touches et en tiraient subitement quelques émouvants accords, il put entrevoir comment coulent les pleurs furtifs des jeunes filles éprises, des jeunes femmes négligées; comment s'humectent les yeux des jeunes hommes amoureux et jaloux de gloire. Ne vit-il pas souvent alors quelque belle enfant, se détachant des groupes nombreux, s'approcher de lui et lui demander un simple prélude? S'accoudant sur le piano pour soutenir sa tête rêveuse de sa belle main, dont les pierreries enchâssées dans les bagues et les bracelets faisaient valoir la fine transparence, elle laissait deviner sans y songer le chant que chantait son cœur, dans un regard humide où perlait une larme, dans sa prunelle ardente où le feu de l'inspiration luisait! N'advint-il pas bien souvent aussi que tout un groupe, pareil à des nymphes folâtres, voulant obtenir de lui quelque valse d'une vertigineuse rapidité, l'environna de sourires qui le mirent d'emblée à l'unisson de leurs gaietés?

Là, il vit déployer les chastes grâces de ses captivantes compatriotes, qui lui laissèrent un souvenir ineffaçable du prestige de leurs entraînements si vifs et si contenus, quand la mazoure ramenait quelqu'une de ses figures que l'esprit d'un peuple chevaleresque pouvait seul créer et nationaliser. Là, il comprit ce qu'est l'amour, tout ce qu'est l'amour, ce qu'il est en Pologne, ce qu'il doit être dans ses cœurs bien nés, quand un jeune couple, un beau couple, un de ces couples qui arrachent un cri d'admiration aux vieillards en cheveux blancs, un sourire approbatif aux matrones qui croient avoir déjà contemplé tout ce que la terre produit de beau, se voyait bondir d'un bout à l'autre de la salle de bal. Il fendait l'air, dévorait l'espace, comme des âmes qui s'élanceraient dans les immensités sidérales, volant sur les ailes de leurs désirs d'un astre à un autre, effleurant légèrement du bout de leurs pieds si étroits quelque planète attardée dans sa route, repoussant plus légèrement encore l'étoile rencontrée comme un lumineux caillou… jusqu'à ce que l'homme éperdu de joie et de reconnaissance se précipite à genoux, au milieu du cercle vide où se concentrent tant de regards curieux, sans quitter le bout des doigts de sa dame dont la main reste ainsi étendue sur sa tête, comme pour la bénir. Trois fois, il la fait tourner autour de lui; on dirait qu'il veut ceindre son front d'une triple couronne, auréole bleue, guirlande de flammes, nimbe d'or et de gloire!… Trois fois elle y consent, par un regard, par un sourire, par une inflexion de tête; alors, voyant sa taille penchée par la fatigue de cette rotation rapide et vertigineuse, le cavalier se redresse avec impétuosité, la saisit entre ses bras nerveux, la soulève un instant de terre, pour terminer cette fantastique course dans un tourbillon de bonheur.

Dans les années plus avancées de sa trop courte vie, Chopin jouant un jour une de ses Mazoures à un musicien ami, qui sentait déjà, plus qu'il ne comprenait encore, les clairvoyances magnétiques qui se dégageaient de son souvenir en prenant corps sur son piano, s'interrompit brusquement pour lui raconter cette figure de la danse. Puis, en se retournant vers le clavier, il murmura ces deux vers de Soumet, le poète en vogue d'alors:

22L'auteur de Julie et Adolphe (roman imité de la Nouvelle Héloise et qui eut beaucoup de vogue à sa publication), le général K. qui, âgé de plus de quatre-vingts ans, vivait encore dans une campagne du gouvernement de la Volhynie à l'époque de notre séjour dans ces contrées, avait fait, conformément à la coutume dont nous parlons, construire son cercueil qui, depuis trente ans, était toujours posé à côté de la porte de sa chambre.
23On ne saurait reprocher au polonais de manquer d'harmonie et d'être dépourvu d'attrait musical. Ce n'est pas la fréquence des consonnes qui constitue toujours et absolument la dureté d'une langue, mais le mode de leur association; on pourrait même dire que quelques-unes n'ont un coloris terne et froid, que par l'absence de sons bien déterminés et fortement marqués. C'est la rencontre désagréable et disharmonieuse de consonnes hétérogènes, qui blesse péniblement les habitudes d'une oreille délicate et cultivée; c'est le retour répété de certaines consonnes bien accouplées qui ombre, rhythme le langage, lui donne de la vigueur, la prépondérance des voyelles ne produisant qu'une sorte de teinte claire et pâle qui demande à être relevée par des rembrunissements. Les langues slaves emploient, il est vrai, beaucoup de consonnes, mais en général avec des rapprochements sonores, quelquefois flatteurs à l'ouïe, presque jamais tout à fait discordants, même alors qu'il sont plus frappants que mélodieux. La qualité de leurs sons est riche, pleine et très nuancée; ils ne restent point resserrés dans une sorte de médium étroit, mais s'étendent dans un registre considérable par la variété des intonations qu'on leur applique, tantôt basses, tantôt hautes. Plus on avance vers l'orient, et plus ce trait philologique s'accentue; on le rencontre dans les langues sémitiques: en chinois, le même mot prend un sens totalement différent, selon le diapason sur lequel on le prononce. Le Ł slave, cette lettre presque impossible à prononcer à ceux qui ne l'ont pas appris dès leur enfance, n'a rien de sec. Elle donne à l'ouïe l'impression que produit sur nos doigts un épais velours de laine, rude et souple à la fois. La réunion des consonnes clapotantes étant rare en polonais, les assonances très aisément multipliées, cette comparaison pourrait s'appliquer à l'ensemble de l'effet qu'il produit sur l'oreille des étrangers. On y rencontre beaucoup de mots imitant le bruit propre aux objets qu'ils désignent. Les répétitions réitérées du ch (h aspiré), du sz (ch en français), du rz, du cz, si effrayants à un œil profane et dont le timbre n'a pour la plupart rien de barbare, (ils se prononcent à peu près comme geai et tche), facilitent ces minologies. Le mot dzwięk, son, (lisez dzwienque), en offre un exemple assez caractéristique; il paraîtrait difficile de mieux reproduire la sensation que la résonance d'un diapason fait éprouver à l'oreille.—Entre les consonnes accumulées dans des groupes qui produisent des tons très divers, tantôt métalliques, tantôt bourdonnants, sifflants ou grondants, il s'entremêle des diphthongues nombreuses et des voyelles qui deviennent souvent quelque peu nasales, l'a et l'e étant prononcés comme on et in lorsqu'ils sont accompagnés d'une cédille: ą, ę. À côté du c (tse) qu'on dit avec une grande mollesse, quelquefois ć (tsic), le s accentué, ś, est presque gazouillé. Le z a trois sons; on croirait l'accord d'un ton. Le ż (iais), le z (zed) et le ź (zied). L'y forme une voyelle d'un son étouffé, eu, que nous ne saurions pas plus reproduire en français que celui du ł; aussi bien que lui, elle donne un chatoyant ineffable à la langue.—Ces éléments fins et déliés permettent aux femmes de prendre dans leurs discours un accent chantant ou traînant, qu'elles transportent d'ordinaire aux autres langues, où le charme, devenant défaut, déroute au lieu de plaire. Que de choses, que de personnes qui, à peine transportées dans un milieu dont l'air ambiant, le courant de pensées diverses, ne comportent pas un genre de grâce, d'expression, d'attrait, ce qui en elles était fascinant et irrésistible devient choquant et agaçant, uniquement parce que ces mêmes séductions sont placées sous le rayon d'un autre éclairage; parce que les ombres y perdant leurs profondeurs, les reflets lumineux n'ont plus leur éclat et leurs signifiances. En parlant leur langue, les Polonaises ont encore l'habitude de faire succéder à des espèces de récitatifs et de thrénodies improvisées, lorsque les sujets qui les occupent sont sérieux et mélancoliques, un petit parler gras et zézayant comme celui des enfants. Est-ce pour garder et manifester les privilèges de leur suzeraineté féminine, au moment même où elles ont condescendu à être graves comme des sénateurs, de bon conseil comme le ministre d'un règne précédent et sage, profondes comme un vieux théologien, subtiles comme un métaphysicien allemand? Mais, pour peu que la Polonaise soit en veine de gaieté, en train de laisser luire les feux de ses charmes, de laisser s'exhaler les parfums de son esprit, comme la fleur qui penche son calice sous le chaud rayon d'un soleil de printemps pour répandre dans les airs ses senteurs, on dirait son âme que tout mortel voudrait aspirer et imboire comme une bouffée de félicité arrivée des régions du paradis… elle ne semble plus se donner la peine d'articuler ses mots, comme les humbles habitants de cette vallée de larmes. Elle se met à rossignoler; les phrases deviennent des roulades qui montent aux plus haut de la gamme d'un soprano enchanteur, ou bien les périodes se balancent en trilles qu'on dirait le tremblement d'une goutte de rosée; triomphes charmants, hésitation plus charmantes encore, entrecoupées de petits rires perlés, de petits cris interjectifs! Puis viennent de petits points d'orgues dans les notes sublimes du registre de la voix, lesquels descendent rapidement par on ne sait quelle succession chromatique de demi-tons et quarts de ton, pour s'arrêter sur une note grave et poursuivre des modulations infinies, brusqués, originales, qui dépaysent l'oreille inaccoutumée à ce gentil ramage, qu'une légère teinte d'ironie revêt par moments d'un faux-air de moquerie narquoise particulier au chant de certains oiseaux. Comme les Vénitiennes, les Polonaises aiment à zinzibuler et, des diastèmes piquants, des azophies imprévues, des nuances charmantes, se trouvent tout naturellement mêlés à cette caqueterie mignonne qui fait tomber les paroles de leurs lèvres, tantôt comme une poignée de perles qui s'éparpillent et résonnent sur une vasque d'argent, tantôt comme des étincelles qu'elles regardent curieusement briller et s'éteindre, à moins que l'une d'elles n'aille s'ensevelir dans un cœur qu'elle peut dévorer et dessécher s'il ne possède point le secret de la réaction; qu'elle peut allumer comme une haute flamme d'héroïsme et de gloire, comme un phare bienfaisant dans les tempêtes de la vie. En tout cas, quelqu'emploi qu'elles en fassent, la langue polonaise est dans la bouche des femmes bien plus douce et plus caressante que dans celle des hommes.—Quand eux ils se piquent de la parler avec élégance, ils lui impriment une sonorité mâle qui semble pouvoir s'adapter très énergiquement aux mouvements de l'éloquence, autrefois si cultivée en Pologne. La poésie puise dans ces matériaux si nombreux et variés, une diversité de rhythmes et de prosodies; une abondance de rimes et de consonances, qui lui rendent possible de suivre, musicalement en quelque sorte, le coloris des sentiments et des scènes qu'elle dépeint, non seulement en courtes onomatopées, mais durant de longues tirades.—On a comparé avec raison l'analogie du polonais et du russe, à celle qui existe entre le latin et l'italien. En effet, la langue russe est plus mélismatique, plus alanguie, plus soupirée. Son cadencement est particulièrement approprié au chant, si bien que ses belles poésies, celles de Zukowski et de Pouschkine, paraissent renfermer une mélodie toute dessinée par le mètre des vers. Il semble qu'on n'ait qu'à dégager un arioso ou un doux cantabile de certaines stances, telles que le Châle noir, le Talismann, et bien d'autres.—L'ancien slavon, qui est la langue de l'Église d'Orient, a un tout autre caractère. Une grande majesté y prédomine; plus gutturale que les autres idiomes qui en découlent, elle est sévère et monotone avec grandeur, comme les peintures byzantines conservées dans le culte auquel elle est incorporée. Elle a bien la physionomie d'une langue sacrée qui n'a servi qu'à un seul sentiment, qui n'a point été modulée, façonnée, énervée, par de profanes passions, ni aplatie et réduite à de mesquines proportions par de vulgaires besoins.