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F. Chopin

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Les hommages que les Polonaises ont inspirés ont toujours été d'autant plus fervents, qu'elles ne visent pas aux hommages; elles les acceptent comme des pis-aller, des préludes, des passe-temps insignifiants. Ce qu'elles veulent, c'est l'attachement; ce qu'elles espèrent, c'est le dévouement; ce qu'elles exigent, c'est l'honneur, le regret et l'amour de la patrie. Toutes, elles ont une poétique compréhension d'un idéal qu'elles font miroiter dans leurs entretiens, comme une image qui passerait incessamment dans une glace et qu'elles donnent pour tâche de saisir. Méprisant le fade et trop facile plaisir de plaire seulement, elles voudraient avoir celui d'admirer ceux qui les aiment; de voir deviné et réalisé par eux un rêve d'héroïsme et de gloire qui ferait de chacun de leurs frères, de leurs amoureux, de leurs amis, de leurs fils, un nouveau héros de sa patrie, un nouveau nom retentissant dans tous les cœurs qui palpitent aux premiers accents de la Mazoure liée à son souvenir. Ce romanesque aliment de leurs désirs prend, dans l'existence de la plupart d'entr'elles, une place qu'il n'a certes pas chez les femmes du Levant, ni même chez celles du Couchant.

Les latitudes géographiques et psychologiques dans lesquelles le sort les fait vivre, offrent également ces climats extrêmes, où les étés brûlants ont des splendeurs et des orages torrides, où les hivers et leur frimas ont des froidures polaires, où les cœurs savent aimer et haïr avec la même ténacité, pardonner et oublier avec la même générosité. Aussi là, quand on est épris, n'est-ce point à l'italienne, (ce serait trop simple et trop charnel), ni à l'allemande, (ce serait trop savant et trop froid), encore moins à la française, (ce serait trop vaniteux et trop frivole); on y fait de l'amour une poésie, en attendant qu'on en fasse un culte. Il forme la poésie de chaque bal et peut devenir le culte de la vie entière. La femme aime l'amour pour faire aimer ce qu'elle aime: avant tout son Dieu et sa patrie, la liberté et la gloire. L'homme aime l'amour parce qu'il aime à être ainsi aimé; à se sentir surélevé, grandi au-dessus de lui-même, électrisé par des paroles qui brûlent comme des étincelles, par des regards qui luisent comme des étoiles, par des sourires qui promettent la béatitude d'une larme sur une tombe!… Ce qui faisait dire à l'empereur Nicolas: «Je pourrais en finir des Polonais, si je venais à bout des Polonaises»11.

Malheureusement, l'idéal de gloire et de patriotisme des Polonaises, souvent réveillé par les velléités héroïques qui les entourent, est plus souvent encore déçu par la légèreté de caractère des hommes que l'oppression et l'astuce du conquérant démoralisent et corrompent systématiquement, sauf à écraser quiconque leur résiste. Aussi, les oscillations de cet élément qui comme le vif-argent ignore la tranquillité, de ces aspirations qui savent bien ce qu'elles veulent, mais ne trouvent pas toujours qui leur réponde, tiennent parfois ces femmes charmantes dans de longues alternatives entre le monde et le cloître, où il est peu d'entr'elles qui, à quelque instant de sa vie, n'ait sérieusement ou amèrement songé à se réfugier. Beaucoup, non moins illustres par leur naissance que par leur renommée dans le monde, y ont immolé leur beauté, leur esprit, leur prestige, leur empire sur les âmes, s'offrant en holocauste vivant sur l'autel de propitiation où fume jour et nuit le perpétuel encens de leurs prières et de leur sacrifice volontaire! Ces victimes expiatoires espèrent forcer la main au Dieu des armées, Deus Sabaoth!… Et cet espoir illumine leur cœur, au point de leur faire atteindre parfois un âge presque séculaire!

Un proverbe national caractérise mieux en quatre mots cette fusion de la vie du monde et de la vie de foi que ne le peuvent faire toutes les descriptions quand, pour peindre une femme parfaite, un parangon de vertu, il dit: «Elle excelle dans la danse et dans la prière!» Veut-on vanter une jeune fille, veut-on louer une jeune femme, on ne saurait mieux faire que de leur appliquer cette courte phrase: I do tańca, i do roźańca! On ne peut leur trouver de meilleur éloge, parce que le Polonais né, bercé, grandi, vivant entre des femmes dont on ne sait si elles sont plus belles quand elles sont charmantes ou plus charmantes quand elles ne sont pas belles; le Polonais ne se résignerait jamais à aimer d'amour celle que personne ne lui envierait au bal, pas plus qu'il ne chérira éternellement celle dont il ne pense pas que, plus ardente que les séraphins dans les cieux, elle fatigue de ses implorations et de ses expiations, de ses oraisons et de ces jeûnes, ce Dieu qui châtie ceux qu'il aime et qui a dit des nations: elles sont guérissables!

Pour le vrai Polonais, la femme dévote, ignorante et sans grâce, dont chaque parole ne brille pas comme une lueur, dont chaque mouvement n'exhale pas le charme d'un parfum suave, n'appartient pas à ces êtres qu'enveloppe un fluide ambiant, une vapeur tiède,—sous les lambris dorés, sous le chaume fleuri, comme derrière les grilles du chœur.—En revanche, la femme intéressée, calculatrice habile, syrène, déloyale, sans foi ni bonne foi, est un monstre si odieux qu'il ne devine même pas les ignobles écailles qui se cachent au bas de sa ceinture, artificieusement voilées. Qu'en advient-il? Il tombe dans ses pièges et, quand il y est tombé, il est perdu pour sa génération, ce qui fait croire que les Polonais s'en vont et qu'il ne reste plus que des Polonaises! Quelle erreur! En fût-il ainsi, la Pologne n'aurait point à pleurer ses fils pour toujours. Comme cette illustre Italienne du moyen-âge qui défendait elle-même son château-fort et, voyant six de ses fils couchés à ses pieds sur ses crénaux, défiait l'ennemi en lui montrant son sein d'où elle ferait naître six autres guerriers non moins valeureux, les mères polonaises ont de quoi remplacer les générations énervées, les générations qui ont servi d'anneau dans la chaîne généalogique, sans laisser d'autres traces de leur triste et terne passage!

D'ailleurs, en ce siècle de calomnies, on calomnie aussi les hommes là, ou les femmes ont de quoi braver, vaincre et faire taire la calomnie. Si ces Polonaises qui changent une fleur des champs en un sceptre dont on bénit la puissance, ont un sens de la foi plus sublime que les hommes, il n'est pourtant pas plus viril; si elles ont le goût de l'héroïsme plus exalté, il n'est pourtant pas plus impérissable; si l'orgueil de la résistance est plus indigné chez elles, il n'est pourtant pas plus indomptable! Tout le monde dit du mal des Polonais; cela est si aisé! On exagère leurs défauts, on a soin de taire leurs qualités, leurs souffrances surtout. Où donc est la nation qu'un siècle de servitude n'a point défaite, comme une semaine d'insomnie défait un soldat? Mais, quand on aura dit tout le mal imaginable des Polonais, les Polonaises se demanderont toujours: Qui donc sait aimer comme eux? S'ils sont souvent des infidèles, prompts à adorer toute divinité, à brûler leur encens devant chaque miracle de beauté, à adorer chaque jeune astre nouvellement monté sur l'horizon, qui donc a un cœur aussi constant, des attendrissements que vingt ans n'ont pas effacés, des souvenirs dont l'émotion se répercute jusque sous les cheveux blancs, des services empressés qui se reprennent après un quart de siècle d'interruption comme on renoue un entretien brisé la veille? Dans quelle nation ces êtres, frêles et courageux, trouveraient-elles autant de cœurs capables de les adorer d'une dévotion si vraie, qu'il fait aimer la femme jusqu'à aimer la mort pour elle, sachant que son beau regard ne peut convier qu'à une belle mort?

Là-bas, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme ne connaissait point encore ces méfiances néfastes qui font craindre une femme comme on redoute un vampire. Il n'avait point encore entendu parler de ces magiciennes malfaisantes du dix-neuvième siècle, surnommées les «dévoreuses de cervelles»! Il ne savait point encore qu'il existerait un jour des princesses entretenues, des comtesses courtisanes, des ambassadrices juives, des grandes dames aux gages d'une grande puissance, des espionnes de haute naissance, des voleuses de bonne maison dérobant le cœur, les secrets, l'honneur, le patrimoine de ceux dont elles recevaient l'hospitalité! Il ignorait que sous peu on aurait formé à l'intention des grands noms de son pays, à l'intention des fils de mères incorruptibles, des héritiers d'une longue lignée de nobles ancêtres, toute une école de séductrices dressées au métier de la délation. L'homme ne se doutait pas encore qu'il viendrait un temps où dans les sociétés d'Europe, sociétés chrétiennes cependant, un homme d'honneur passerait pour dupe de la femme qu'il n'aurait pas déshonorée, pour victime de celle qu'il n'aurait pas souillée!…

Alors, alors, dans la patrie et aux temps de Chopin, l'homme aimait pour aimer; prêt à jouer sa vie pour une beauté qu'il aurait vue deux fois, se souvenant que le parfum de la fleur ne laisse à jamais son plus poétique souvenir que lorsqu'elle ne fut jamais cueillie, jamais flétrie! Il eût rougi de penser aux menus plaisirs d'une volupté corrompue, en cette société où la galanterie consistait à haïr le conquérant, à mépriser ses menaces, à braver son courroux, à railler le parvenu barbare qui prétend faire oublier à l'Europe somnolente le mécanisme asiatique de sa savonnette à vilain. Alors, alors, l'homme aimait quand il se sentait aiguillonné au bien et béni par la piété, fier des grands sacrifices, entraîné aux grandes espérances par une de ces femmes dont le cœur a pour note dominante l'apitoiement. Car, en toute Polonaise, chaque tendresse jaillit d'une compatissance; elle n'a rien à dire à celui qu'elle n'a pas à plaindre. De là vient que des sentiments qui ailleurs ne sont que des vanités ou des sensualités, se colorent chez elle d'un autre reflet: celui d'une vertu qui, trop sûre d'elle-même pour faire la grosse voix et se retrancher derrière les fortifications en carton de la pruderie, dédaigne les sécheresses rigides et reste accessible à tous les enthousiasmes qu'elle inspire, comme à tous les sentiments qu'elle peut porter devant Dieu et les hommes.

 

Ensemble irrésistible, qui enchante et qu'on honore! Balzac a essayé de l'esquisser dans des lignes toutes d'antithèses, renfermant le plus précieux des encens adressé à cette «fille d'une terre étrangère, ange par l'amour, démon par la fantaisie, enfant par la foi, vieillard par l'expérience, homme par le cerveau, femme par le cœur, géante par l'espérance, mère par la douleur et poète par ses rêves»12.

Berlioz, génie shakespearien qui toucha à tous les extrêmes, dut naturellement entrevoir à travers les transparences musicales de Chopin le prestige innommable et ineffable qui se mirait, chatoyait, serpentait, fascinait dans sa poésie, sous ses doigts! Il les nomma les divines chatteries de ces femmes semi-orientales, que celles d'occident ne soupçonnent pas; elles sont trop heureuses pour en deviner le douloureux secret. Divines chatteries en effet, généreuses et avares à la fois, imprimant au cœur épris l'ondoiement indécis et berçant d'une nacelle sans rames et sans agrès. Les hommes en sont choyés par leurs mères, câlinés par leurs sœurs, enguirlandés par leurs amies, ensorcelés par leurs fiancées, leurs idoles, leur déesses! C'est encore avec de divines chatteries, que des saintes les gagnent au martyrologe de leur patrie. Aussi, comprend-on qu'après cela les coquetteries des autres femmes semblent grossières ou insipides et que les Polonais s'écrient, à bon droit, avec une gloriole que chaque Polonaise justifie: Niema jak Polki13.

Le secret de ces divines chatteries fait ces êtres insaisissables, plus chers que la vie, dont les poètes comme Chateaubriand se forgent durant les brûlantes insomnies de leur adolescence une démonne et une charmeresse, quand ils trouvent dans une Polonaise de seize ans une soudaine ressemblance avec leur impossible vision, «d'une Ève innocente et tombée, ignorant tout, sachant tout, vierge et amante à la fois!!!»14 —«Mélange de l'odalisque et de la walkyrie, chœur féminin varié d'âge et de beauté, ancienne sylphide réalisée… Flore nouvelle, délivrée du joug des saisons…15 —Le poète avoue que, poursuivi dans ses rêves, enivré par le souvenir de cette apparition, il n'osa pourtant la revoir. Il sentait, vaguement, mais indubitablement, qu'en sa présence il cessait d'être un triste René, pour grandir selon ses vœux, devenir ce qu'elle voulait qu'il fût, être exhaussé et façonné par elle. Il fut assez fat pour prendre peur de ces vertigineuses hauteurs, parce que les Chateaubriand font école en littérature, mais ne font pas une nation. Le Polonais ne redoute point la charmeresse sa sœur, Flore nouvelle délivrée du joug des saisons! Il la chérit, il la respecte, il sait mourir pour elle… et cet amour, pareil à un arôme incorruptible, préserve le sommeil de la nation de devenir mortel. Il lui conserve sa vie, il empêche le vainqueur d'en venir à bout et prépare ainsi la glorieuse résurrection de la patrie.

Il faut cependant reconnaître qu'entre toutes, une seule nation eut l'intuition d'un idéal de femme à nul autre pareil, dans ces belles exilées que tout semblait amuser, que rien ne parvenait à consoler. Cette nation fut la France. Elle seule vit entre-luire un idéal inconnu chez les filles de cette Pologne, «morte civilement» aux yeux d'une société civile, où la sagesse des Nestor politiques croyait assurer «l'équilibre européen», en traitant les peuples comme «une expression géographique»! Les autres nations ne se doutèrent même pas qu'il pouvait y avoir quelque chose à admirer en le vénérant, dans les séductions de ces sylphides de bal, si rieuses le soir, le lendemain matin prosternées sanglotantes aux pieds des autels; de ces voyageuses distraites qui baissaient les stores de leur voiture en passant par la Suisse, afin de n'en pas voir les sites montagneux, écrasants pour leurs poitrines, amoureuses des horizonts sans bornes de leurs plaines natales!

En Allemagne, on leur reprochait d'être des ménagères insouciantes, d'ignorer les grandeurs bourgeoises du Soll und Haben! Pour cela, on leur en voulait à elles, dont tous les désirs, tous les vouloirs, toutes les passions se résument à mépriser l'avoir, pour sauver l'être, en livrant des fortunes millionnaires à la confiscation de vainqueurs cupides et brutaux! À elles, qui, encore enfants, entendent leur père répéter: «la richesse a cela de bon que, donnant quelque chose à sacrifier, elle sert de piédestal à l'exil!…»—En Italie, on ne comprenait rien à ce mélange de culture intellectuelle, de lectures avides, de science ardente, d'érudition virile, et de mouvements prime-sautiers, effarés, convulsifs parfois, comme ceux de la lionne pressentant dans chaque feuille qui remue un danger pour ses petits.—Les Polonaises qui traversaient Dresde et Vienne, Carlsbad et Ems, pour chercher à Paris une espérance secrète, à Rome une foi encourageante, ne rencontrant la charité nulle part, n'arrivaient ni à Londres, ni à Madrid. Elles ne songeaient point à trouver une sympathie de cœur sur les bords de la Tamise, ni une aide possible parmi les descendants du Cid! Les Anglais étaient trop froids, les Espagnols trop loin.

Les poètes, les littérateurs de la France, furent les seuls à s'apercevoir que dans le cœur des Polonaises, il existait un monde différent de celui qui vit et se meut dans le cœur des autres femmes. Ils ne surent pas deviner sa palingénésie; ils ne comprirent pas que si, dans ce chœur féminin varié d'âge et de beauté, on croyait parfois retrouver les mystérieuses attractions de l'odalisque, c'est qu'elles étaient là comme une parure acquise sur un champ de bataille; si l'on pensait y entrevoir une silhouette de walkyrie, c'est qu'elle se dégageait des vapeurs de sang qui depuis un siècle planaient sur la patrie! Par ainsi, ces poètes et ces littérateurs ne saisirent point la dernière formule de cet idéal dans sa parfaite simplicité. Ils ne se figurèrent point une nation de vaincus qui, enchaînée et foulée aux pieds, proteste contre l'éclatante iniquité au nom du sentiment chrétien. Le sentiment d'une nation, par quoi s'exprime-t-il?—N'est-ce point par la poésie et l'amour?—Et qui en sont les interprètes?—N'est-ce point les poètes et les femmes?—Mais, si les Français, trop habitués aux conventionalités artificielles du monde parisien, n'ont pu avoir l'intuition des sentiments dont Childe Harold entendit les accents déchirants dans les femmes de Saragosse, défendant vainement leurs foyers contre «l'étranger», ils subirent tellement la fascination qui s'échappait en ondes diaprées de ce type féminin, qu'ils lui prêtèrent des puissances presque surnaturelles.

Leur imagination, trop impressionnée par les détails, les grandit démesurément, exagérant la portée des contrastes et les facultés de la métamorphose dans ces Protées aux noirs sourcils et aux dents perlées. Elle en fit ainsi une énigme insoluble, ne sachant point, à force de se perdre entre les petits faits de l'analyse, reconstruire leur large synthèse. Dans une émotion éblouie, la poésie française crut dépeindre la Polonaise en lui jetant à la face, comme une poignée de pierreries multicolores, non serties, une poignée d'épithètes sublimes et incohérentes. Elles sont précieuses cependant, car leur éclat multicolore, leur incohérence irraisonnée, témoignent éloquemment de la violente commotion produite sur eux par ces femmes, dont les qualités françaises parlèrent à l'esprit français, mais qu'on ne connaît vraiment que lorsque les héroïsmes de leur cœur parlent au cœur.

La Polonaise d'autrefois, tant qu'elle fut la noble compagne de héros vainqueurs, n'était point ce qu'est la Polonaise d'aujourd'hui, ange consolateur de héros vaincus. Le Polonais actuel n'est pas plus différent de ce qu'était le Polonais antique, que la Polonaise moderne n'est différente de la Polonaise des anciens temps. Jadis, elle était avant tout et surtout une patricienne honorée; la matrone romaine devenue chrétienne. Toute Polonaise, qu'elle fut riche ou pauvre, à la cour ou à la ville, régnant sur ses palais ou sur ses champs, était grande dame. Elle l'était par suite de la situation que la société lui préparait, bien plus encore que par la noblesse de son sang et l'orgueil de son écusson. Les lois tenaient, il est vrai, sous une tutelle rigoureuse tout le sexe faible, (qui devient si souvent le sexe fort au milieu des poignantes péripéties de la vie), y compris les «hautes et puissantes châtelaines», que par respect et déférence on appelait białogłowa, parce que les femmes mariées avaient la tête couverte et les joues encadrées de blanches et vaporeuses dentelles, imitation civilisée, pudique et chrétienne, du voile musulman, injurieux et barbare. Mais, leur sujétion et leur impuissance légale, contre-balancée par les mœurs et les sentiments, loin de les diminuer, les élevaient, en préservant la sérénité de leur âme, qu'elles tenaient en dehors de l'âpre lutte des intérêts, et en ne leur permettant jamais d'être en faute.

Elles ne pouvaient disposer par elles-mêmes d'aucune fortune, d'aucune volonté, mais elles ne pouvaient non plus se tromper, être entraînées et devenir blâmables! C'était là pour elles tout gain, tout avantage; avantage inappréciable, dont elles connaissaient bien tous les échappatoires et les ressources infinies! N'ayant pas le pouvoir du mal, elles compensaient cette soumission à une vigilance constante, qui dictait les proportions du cadre où elles étaient placées, en prenant un empire presque sans bornes dans la vie privée, où chaque bien était leur attribut. Toute la dignité de la vie de famille, toute la douceur de la vie domestique leur étaient confiées; elles gouvernaient en souveraines ce noble et important apanage, d'où elles étendaient leur pieuse et pacificatrice influence sur les affaires publiques. Car, elles étaient dès leur première adolescence les compagnes de leur père, qui les initiait à ses poursuites et à ses inquiétudes, aux difficultés et aux gloires de la res publica; elles étaient les premières confidentes de leurs frères, souvent leurs meilleures amies la vie durant. Elles devenaient pour leur mari et leurs fils des conseillères secrètes, fidèles, perspicaces, déterminantes. L'histoire de la Pologne et le tableau de ses anciennes mœurs présentent sans cesse le type de ces courageuses et intelligentes épouses, dont l'Angleterre nous a offert un splendide exemple en 1683, lorsque dans un procès où sa tête était en jeu, Lord Russell ne voulut d'autre avocat que sa femme.

Sans ce type antique, grave et doux, jamais sec et anguleux; tendrement pieux, jamais bigot et fatigant; libéral et magnifique, jamais fiévreusement vain, la vraie Polonaise moderne n'aurait pas été à même de se produire. Elle enta sur l'idéal solennel de l'aïeule, la grâce et la vivacité françaises, dont sa petite-fille connut toutes les allures alors que l'irrésistible attrait des mœurs de Versailles, après avoir inondé l'Allemagne, arriva jusqu'à la Vistule. Date fatale! On peut l'affirmer: Voltaire et la Régence sous-minèrent la Pologne et furent les auteurs de sa ruine. En perdant ces mâles vertus, dont Montesquieu dit que seules elles soutiennent les États libres, et qui effectivement avaient soutenu la Pologne durant huit siècles!… les Polonais perdirent leur patrie. Les Polonaises étant plus fermes en la foi, moins besogneuses d'argent dont elles ne connaissaient pas le prix n'ayant pas eu l'habitude de le manier, moins accessibles à l'immoralité par une horreur innée et instinctive de l'impudeur, elles résistèrent mieux à la contagion mortifère du dix-huitième siècle! Leur religion, ses vertus, ses enthousiasmes et ses espérances, créèrent en elles le ferment sacré qui fera ressusciter cette patrie si chère!… Les hommes le sentent; ils le sentent si bien, qu'ils savent adorer ce qu'il y a d'adorable dans ces âmes dont chacune peut s'écrier: Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien, tant que le ciel, assailli de leurs supplications, ne leur aura point rendu l'intégrité de leur type primitif en leur rendant la patrie!

 

Les poètes de la Pologne n'ont certes pas laissé à d'autres l'honneur d'ébaucher, (avec des couleurs plus fulgurantes que fondues), l'idéal de leurs compatriotes. Tous l'ont chanté, tous l'ont glorifié, tous ont connu ses secrets, tous ont tressailli avec béatitude devant ses joies et religieusement recueilli ses pleurs! Si dans l'histoire et la littérature des «anciens jours», Zygmuntowskie czasy, on retrouve à chaque instant l'antique matrone de cette noblesse guerrière, comme l'empreinte d'un beau camée dans le sable d'or d'un fleuve dont le temps roule les flots anecdotiques, la poésie moderne dépeint l'idéal de la Polonaise actuelle, plus émouvant que ne le rêva jamais poète énamouré. Sur le premier plan se dessinent l'épique et royale figure de Grażyna, le sublime profil de la solitaire et secrète fiancée de Wallenrod; la Rose des Dziady, la Sophie de Pan Tadeusz. Autour d'elles, que de têtes charmantes et touchantes ne voit-on pas se grouper! On les rencontre à chaque pas, au milieu des sentiers bordés de roses que dessine la poésie de ce pays, où le mot de poète n'a point cessé de correspondre à celui de prophète: wieszcz! Dans ces vergers pleins de cerisiers en fleur; dans ces bois de chênes pleins d'abeilleries bourdonnantes, dépeints avec tant de fraîcheur par les romanciers; dans ces beaux jardins où s'étalent les superbes plates-bandes; dans ces somptueux appartements où fleurissent le grenadier rouge, le cactus blanc au gland d'or, les grappes roses du Pérou et les lianes du Brésil, on aperçoit à tout instant quelque tête à la Palma-Vecchio. Des lueurs pourpres d'un splendide couchant éclairent, là aussi, une lourde chevelure qui se détache sur quelque nuage vert d'eau, encadrant de sa blonde auréole des traits où le pressentiment de tristesses futures se cache déjà sous un sourire encore folâtre16!

Nous l'avons dit; peut-être faut-il connaître de près les compatriotes de Chopin pour avoir l'intuition des sentiments dont ses Mazoures sont imprégnées, ainsi que beaucoup d'autres de ses compositions. Presque toutes sont remplies de cette même vapeur amoureuse qui plane comme un fluide ambiant à travers ses Préludes, ses Nocturnes, ses Impromptus, où se retracent une à une toutes les phases de la passion dans des âmes spiritualistes et pures: leurres charmants d'une coquetterie inconsciente d'elle-même, attaches insensibles des inclinations, capricieux festonnages que dessine la fantaisie; mortelles dépressions de joies étiolées qui naissent mourantes, roses noires, fleurs de deuil; ou bien, roses d'hiver, blanches comme la neige qui les environne, attristant par le parfum même des tremblants pétales que le moindre souffle fait tomber de leurs frêles tiges. Étincelles sans reflet qu'allument les vanités mondaines, semblables à l'éclat de certains bois morts qui ne reluisent que dans l'obscurité; plaisirs sans passé ni avenir, ravis à des rencontres de hasard, comme la conjonction fortuite de deux astres lointains; illusions, goûts inexplicables tentant d'aventure, comme ces saveurs aigrelettes des fruits à moitié mûrs, qui plaisent tout en agaçant les dents. Ébauches de sentiment dont la gamme est interminable et auxquels l'élévation native, la beauté, la distinction, l'élégance de ceux qui les éprouvent, prêtent une poésie réelle, souvent sérieuse, quand l'un de ces accords qu'on croyait seulement effleurer dans un rapide arpège, devient tout d'un coup un thème solennel, dont les ardentes et hardies modulations prennent dans un cœur exalté les allures d'une passion, qui veut l'éternité pour demeure!

Dans le grand nombre des Mazoures de Chopin, il règne une extrême diversité de motifs et d'impressions. Plusieurs sont entremêlées de la résonnance des éperons; mais, dans la plupart on distingue avant tout l'imperceptible frôlement du tulle et de la gaze sous le souffle léger de la danse; le bruit des éventails, le cliquetis de l'or et des pierreries. Quelques-unes semblent peindre le plaisir courageux, mais creusé d'anxiété, d'un bal à la veille d'un assaut; on entend à travers le rhythme de la danse, les soupirs et les adieux défaillants dont elle cache les pleurs. Quelques autres semblent révéler les angoisses, les peines et les secrets ennuis, apportés à des fêtes dont le bruit n'assourdit pas les clameurs du cœur. Ailleurs encore, on saisit comme des terreurs étouffées: craintes, pressentiments d'un amour qui lutte et qui survit, que la jalousie dévore, qui se sent vaincu, et qui prend en pitié dédaignant de maudire. Ensuite, c'est un tourbillonnement, un délire, au milieu duquel passe et repasse une mélodie haletante, saccadée, comme les palpitations d'un cœur qui se pâme, et se brise, et se meurt d'amour. Plus loin reviennent de lointaines fanfares, distants souvenirs de gloire.—Il en est dont le rhythme est aussi indéterminé, aussi fluide, que le sentiment avec lequel deux jeunes amants contemplent une étoile levée seule au firmament!

11Ce mot fut prononcé devant une personne de notre connaissance.
12Dédicace de Modeste Mignon.
13L'habitude où l'on était autrefois de boire dans leur propre soulier la santé des femmes qu'on voulait fêter, est une des traditions les plus originales de la galanterie enthousiaste des Polonais.
14Mémoires d'outre-tombe, 1er vol.—Incantation.
15Idem, 3e vol.—Atala.
16Dans l'impossibilité de citer des poèmes trop longs ou des fragments trop courts, nous ajouterons ici pour les belles compatriotes de Chopin quelques strophes d'un ton familier, qu'elles disent intraduisibles, mais peignant d'une touche fine et sentie le caractère général de celles qui habitent ces régions moyennes, où se concentrent les rayons épars du type national; si non les plus éclatants, du moins les plus vrais. Bo i cóż to tam za żywośćMłodych Polek i uroda!Tam wstyd szczery, tam poczciwość,Tam po Bogu dusza mloda!................................................................................Myśl ich cicho w życiu świeci,Pełne życia, jak nadzieje;Lubią pieśni, tańce, dzieci,Wiosne, kwiaty, stare dzieje....Gdy wesołe, istne trzpiotki,I wiewiórki i szczebiotki!Lecz gdy w smutku myśl zagrzebie,Wówczas Polka taka rzewna,Iż uwierzysz, że jéj krewnaNajsmutniejsza z gwiazd na niebie!Choć człek duszy jéj nie zbadał,W koło serca tak tam prawo,Tak rozkosznie i tak łzawo,Jakbyś grzechy wyspowiadał.A gdy uśmiech łzę pokryje,I dla ciebie serce bije:To cię dojmie tak do żywa,Iż to cudne, cudne dziwa,Że się serce nie rozplynie,Że od szczęścia człek nie zginie!Zda sie, że to żyjesz społemZ rajskiém dzieckiém, czy z aniołem.Lecz to szczęście nie tak tanie,Przeboleje dusza młoda;Jednak lat i łez nie szkoda,Boć raz w życiu to kochanie!A jak ci się która poda,Z całej duszy i statecznie,To już twoją będzie wiecznie,I w ład pójdzie ci z nią życie,Bo twéj duszy nie wyziębi.Ona sercem pojmie skrycie,Co myśl wieku dżwiga w gtębi;Co się w czasie zrywa, waży,To w rumieńcu na jéj twarzy,Jak w zwierciedle sie odbije,Bo w tém łonie przyszłość żyje!