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F. Chopin

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Continuant jusqu'à la fin la réserve de ses rapports, il ne demanda à revoir personne pour la dernière fois, mais il dora d'une reconnaissance attendrie les remercîments qu'il adressait aux amis qui venaient le visiter. Les premiers jours d'octobre ne laissèrent plus ni doute, ni espoir. L'instant fatal approchait; on ne se fiait plus à la journée, à l'heure suivante. La sœur de Chopin et M. Gutmann, l'assistant constamment, ne s'éloignèrent plus un instant de lui. La comtesse Delphine Potocka, absente de Paris, y revint en apprenant que le danger devenait imminent. Tous ceux qui approchaient du mourant ne pouvaient se détacher du spectacle de cette âme si belle, si grande à ce moment suprême.

Quelque violentes ou quelque frivoles que soient les passions qui agitent les cœurs, quelque force ou quelque indifférence qu'ils déploient en face d'accidents imprévus qui sembleraient devoir être le plus saisissants, la vue d'une lente et belle mort récèle une imposante majesté, qui émeut, frappe, attendrit et élève les âmes les moins préparées à ces saints recueillements. Le départ lent et graduel de l'un d'entre nous pour les rives de l'inconnu, la mystérieuse gravité de ses pressentiments secrets, des révélations intraduisibles qu'il reçoit, de ses commémorations d'idées et de faits, sur ce seuil étroit qui sépare le passé de l'avenir, le temps de l'éternité, nous remue plus profondément que quoi que ce soit en ce monde. Les catastrophes, les abîmes que la terre ouvre sous nos pas, les conflagrations qui enlacent des villes entières de leurs écharpes enflammées, les horribles alternatives subies par le fragile navire dont la tempête se fait un hochet, le sang que font couler les armes en le mêlant à la sinistre fumée des batailles, l'horrible charnier lui-même qu'un fléau contagieux établit dans les habitations, nous éloignent moins sensiblement de toutes les indignes attaches qui passent, qui lassent, qui cassent, que la vue prolongée d'une âme consciente d'elle même, contemplant silencieusement les aspects multiformes du temps et la porte muette de l'éternité. Le courage, la résignation, l'élévation, l'affaissement qui la familiarisent avec l'inévitable dissolution, si répugnante à nos instincts, impressionnent plus profondément les assistants que les péripéties les plus affreuses, lorsqu'elles dérobent le tableau de ce déchirement et de cette méditation.

Dans le salon avoisinant la chambre à coucher de Chopin, se trouvaient constamment réunies quelques personnes qui venaient tour à tour auprès de lui, recueillir son geste et son regard à défaut de sa parole éteinte! Parmi elles la plus assidue fut la Psse Marcelline Czartoryska, qui, au nom de toute sa famille, bien plus encore en son propre nom, comme l'élève préférée du poète, la confidente des secrets de son art, venait tous les jours passer un couple d'heures près du mourant. Elle ne le quitta à ses derniers moments, qu'après avoir longtemps prié auprès de celui qui venait de fuir ce monde d'illusions et de douleurs, pour entrer dans un monde de lumière et de félicité!

Le dimanche, 15 octobre, des crises plus douloureuses encore que les précédentes durèrent plusieurs heures de suite. Il les supportait avec patience et grande force d'âme. La comtesse Delphine Potocka, présente à cet instant, était vivement émue; ses larmes coulaient. Il l'aperçut debout au pied de son lit, grande, svelte, vêtue de blanc, ressemblant aux plus belles figures d'anges qu'imagina jamais le plus pieux des peintres; il put la prendre pour quelque céleste apparition. Un moment vint où la crise lui laissa un peu de repos; alors il lui demanda de chanter. On crut d'abord qu'il délirait, mais il répéta sa demande avec instance. Qui eût osé s'y opposer? Le piano du salon fut roulé jusqu'à la porte de sa chambre, la comtesse chanta avec de vrais sanglots dans la voix. Les pleurs ruisselaient le long de ses joues et jamais, certes, ce beau talent, cette voix admirable, n'avaient atteint une si pathétique expression.

Chopin sembla moins souffrir pendant qu'il l'écoutait. Elle chanta le fameux cantique à la Vierge qui, dit-on, avait sauvé la vie à Stradella. «Que c'est beau! mon Dieu, que c'est beau! dit-il; encore… encore!» Quoique accablée par l'émotion, la comtesse eut le noble courage de répondre à ce dernier vœu d'un ami et d'un compatriote; elle se remit au piano et chanta un psaume de Marcello. Chopin se trouva plus mal, tout le monde fut saisi d'effroi. Par un mouvement spontané, tous se jetèrent à genoux. Personne n'osant parler, l'on n'entendit plus que la voix de la comtesse; elle plana comme une céleste mélodie au-dessus des soupirs et des sanglots, qui en formaient le sourd et lugubre accompagnement. C'était à la tombée de la nuit; une demi-obscurité prêtait ses ombres mystérieuses à cette triste scène. La sœur de Chopin, prosternée près de son lit, pleurait et priait; elle ne quitta plus guère cette attitude, tant que vécut ce frère si chéri d'elle!…

Pendant la nuit, l'état du malade empira; il fut mieux au matin du lundi. Comme si, par avance, il avait connu l'instant désigné et propice, il demanda aussitôt à recevoir les derniers sacrements. En l'absence du prêtre-ami avec lequel il avait été très lié depuis leur commune expatriation, ce fut naturellement l'abbé Jelowicki qui arriva. Lorsque le saint viatique et l'extrême-onction lui furent administrés, il les reçut avec une grande dévotion, en présence de tous ses amis. Peu après, il fit approcher de son lit tous ceux qui étaient présents, un à un, pour leur dire à chacun un dernier adieu, appelant la bénédiction de Dieu sur eux, leurs affections et leurs espérances. Tous les genoux se ployèrent, les fronts s'inclinèrent, les paupières étaient humides, les cœurs serrés et élevés.

Des crises toujours plus pénibles revinrent et continuèrent le reste du jour. La nuit du lundi au mardi, Chopin ne prononça plus un mot et semblait ne plus distinguer les personnes qui l'entouraient; ce n'est que vers onze heures du soir qu'une dernière fois, il se sentit quelque peu soulagé. L'abbé Jelowicki ne l'avait plus quitté. À peine Chopin eut-il recouvré la parole, qu'il désira réciter avec lui les litanies et les prières des agonisants; il le fit en latin, d'une voix parfaitement intelligible. À partir de ce moment, il tint sa tête constamment appuyée sur l'épaule de M. Gutmann, qui durant tout le cours de cette maladie lui avait consacré et ses jours et ses veilles.

Une convulsive somnolence dura jusqu'au 17 octobre 1849. Vers deux heures, l'agonie commença, la sueur froide coulait abondamment de son front; après un court assoupissement, il demanda d'une voix à peine audible: «Qui est près de moi?» Il pencha sa tête pour baiser la main de M. Gutmann qui le soutenait, rendant l'âme dans ce dernier témoignage d'amitié et de reconnaissance. Il expira comme il avait vécu, en aimant!—Lorsque les portes du salon s'ouvrirent, on se précipita autour de son corps inanimé et longtemps ne purent cesser les larmes qu'on versa autour de lui.

Son goût pour les fleurs étant bien connu, le lendemain il en fut apporté une telle quantité, que le lit sur lequel il était déposé, la chambre entière, disparurent sous leurs couleurs variées; il sembla reposer dans un jardin. Sa figure reprit une jeunesse, une pureté, un calme inaccoutumé, sa juvénile beauté, si longtemps éclipsée par la souffrance, reparut. On reproduisit ces traits charmants auxquels la mort avait rendu leur primitive grâce, dans une esquisse qu'on modela de suite et qu'on exécuta depuis en marbre pour son tombeau.

L'admiration pieuse de Chopin pour le génie de Mozart, lui fit demander que son Requiem fût exécuté à ses funérailles; ce vœu fut accompli. Ses obsèques eurent lieu à l'église de la Madeleine, le 30 octobre 1849, retardées jusqu'à ce jour afin que l'exécution de cette grande œuvre fût digne du maître et du disciple. Les principaux artistes de Paris voulurent y prendre part. À l'introït on entendit la Marche funèbre du grand artiste qui venait de mourir; elle fut instrumentée à cette occasion par M. Reber. Le mystérieux souvenir de la patrie qu'il y avait enfoui, accompagna le noble barde polonais à son dernier séjour. À l'offertoire, M. Lefébure-Wély exécuta sur l'orgue les admirables Préludes de Chopin en si et mi mineurs. Les parties de solos du Requiem furent réclamées par Mmes Viardot et Castellan; Lablache, qui avait chanté le Tuba mirum de ce même Requiem, en 1827, à l'enterrement de Beethoven, le chanta encore cette fois. Meyerbeer, qui alors en avait joué la partie de timbales, conduisit le deuil avec le prince Adam Czartoryski. Les coins du poêle étaient tenus par le prince Alexandre Czartoryski, Delacroix, Franchomme et Gutmann.

Quelque insuffisantes que soient ces pages pour parler de Chopin selon nos désirs, nous espérons que l'attrait qu'à si juste titre son nom exerce, comblera tout ce qui leur manque. Si à ces lignes, empreintes du souvenir de ses œuvres et de tout ce qui lui fut cher, auxquelles la vérité d'un regret, d'un respect et d'un enthousiasme vivement sentis, pourra seule prêter un don persuasif et sympathique, il nous fallait ajouter encore les mots que nous dicterait l'inévitable retour sur soi-même, que fait faire à l'homme chaque mort qui enlève d'autour de lui des contemporains de sa jeunesse et qui brise les premiers liens noués par son cœur illusionné et confiant, d'autant plus douloureusement qu'ils avaient été assez solides pour survivre à cette jeunesse, nous dirions que dans le courant d'une même année nous avons perdu les deux plus chers amis que nous ayons rencontrés dans notre carrière voyageuse.

L'un deux est tombé sur la brèche des guerres civiles! Héros vaillant et malheureux, il succomba à une mort affreuse, dont les horribles tortures n'ont pu abattre un seul instant sa bouillante audace, son intrépide sang-froid, sa chevaleresque témérité. Jeune prince d'une rare intelligence, d'une prodigieuse activité, en qui la vie circulait avec le pétillement et l'ardeur d'un gaz subtil, doué de facultés éminentes, il n'avait encore réussi qu'à dévorer des difficultés par son infatigable énergie, en se créant une arène où ces facultés eussent pu se déployer avec autant de succès dans les joutes de la parole et le maniement des affaires, qu'elles en avaient eu dans ses brillants faits d'armes.—L'autre a expiré en s'éteignant lentement dans ses propres flammes; sa vie, passée en dehors des événements publics, fut comme une chose incorporelle, dont nous ne trouvons la révélation que dans les traces qu'ont laissées ses chants. Il a terminé ses jours sur une terre étrangère dont il ne se fit jamais une patrie adoptive, fidèle à l'éternel veuvage de la sienne: poète à l'âme endolorie, pleine de replis, de réticences et des chagrins ennuis.

 

La mort du prince Félix Lichnowsky rompit l'intérêt direct que pouvait avoir pour nous le mouvement des partis auxquels son existence était liée. Celle de Chopin nous ravit les dédommagements que renferme une compréhensive amitié. L'affectueuse sympathie, dont tant de preuves irrécusables ont été données par cet artiste exclusif pour nos sentiments et notre manière d'envisager l'art, eût adouci les déboires et les lassitudes qui nous attendent encore, comme elle ont encouragé et fortifié nos premières tendances et nos premiers essais.

Puisqu'il nous est échu en partage de rester après eux, nous avons voulu du moins témoigner de la douleur que nous en éprouvons; nous avons senti l'obligation de déposer l'hommage de nos regrets respectueux sur la tombe du remarquable musicien qui a passé parmi nous. Aujourd'hui que la musique poursuit un développement si général et si grandiose, il nous apparaît à quelques égards semblable à ces peintres du quatorzième et du quinzième siècle, qui resserraient les productions de leur génie sur les marges du parchemin, mais qui en peignaient les miniatures avec des traits d'une si heureuse inspiration, qu'ayant les premiers brisé les raideurs byzantines, ils ont légué ces types ravissants que devaient transporter plus tard sur leurs toiles et dans leurs fresques, les Francia, les Pérugin, les Raphaël à venir.

Il y eut des peuples chez lesquels, pour conserver la mémoire des grands hommes ou des grands faits, on formait des pyramides composées de pierres que chaque passant apportait au monticule, qui ainsi grandissait insensiblement à une hauteur inattendue, l'œuvre anonyme de tous. De nos jours, des monuments sont encore érigés par un procédé analogue; mais, grâce à une heureuse combinaison, au lieu de ne bâtir qu'un tertre informe et grossier, la participation de tous concourt à une œuvre d'art, destinée à perpétuer le muet souvenir qu'on voulait honorer, en réveillant dans les âges futurs, à l'aide de la poésie du ciseau, les sentiments éprouvés par les contemporains. Les souscriptions ouvertes pour élever des statues et des tombes magnifiques aux hommes qui ont illustré leur pays et leur époque, produisent ce résultat.

Aussitôt après le décès de Chopin, M. Camille Pleyel conçut un projet de ce genre en établissant une souscription, qui, conformément à toute prévision, atteignit rapidement un chiffre considérable, dans le but de lui faire exécuter au Père-Lachaise un monument en marbre. Pour notre part, en songeant à notre longue amitié pour Chopin, à l'admiration exceptionnelle que nous lui avions vouée dès son apparition dans le monde musical; à ce que, artiste comme lui, nous avions été le fréquent interprète de ses inspirations et, nous osons le dire, un interprète aimé et choisi par lui; à ce que nous avons plus souvent que d'autres recueilli de sa bouche les procédés de sa méthode; à ce que nous nous sommes identifié en quelque sorte à ses pensées sur l'art et aux sentiments qu'il lui confiait, par cette longue assimilation qui s'établit entre un écrivain et son traducteur,—nous avons cru que ces circonstances nous imposaient pour devoir de ne pas seulement apporter une pierre brute et anonyme à l'hommage qui lui était rendu. Nous avons considéré que les convenances de l'amitié et du collègue exigeaient de nous un témoignage plus particulier de nos vifs regrets et de notre admiration convaincue. Il nous a semblé que ce serait nous manquer à nous-même, que de ne pas briguer l'honneur d'inscrire notre nom et de faire parler notre affliction sur sa pierre sépulcrale, comme il est permis à ceux qui n'espèrent jamais remplacer dans leur cœur le vide qu'y laisse une irréparable perte!…

F. Liszt.

FIN

Imprimerie de Breitkopf et Härtel à Leipzig.

NOTES: