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Read the book: «Les esclaves de Paris», page 52

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XXV

Rien qu'à voir dans la rue le sieur Verminet, on reconnaît l'homme important, le capitaliste, l'heureux tripotier d'affaires prospères.

Il marche en se dandinant, des épaules aussi bien que des jambes, le front haut, la bouche souriante et dédaigneuse, regardant les magasins de l'air d'un millionnaire qui a de quoi tout acheter, et lorgnant les femmes d'un œil impertinent.

André n'eut aucune peine à le suivre, bien que tout neuf à ce métier de «fileur,» plus difficile qu'on ne soupçonne, et qui à l'exemple de tous les métiers, a ses théories invariables, ses règles reconnues, ses calculs tout faits, sa pratique en un mot, qui le simplifie singulièrement.

Le temps était beau, l'air tiède, l'honorable directeur de la Société d'escompte mutuel en profita pour choisir le chemin le plus long, en homme qui, après une journée bien remplie, la conscience tranquille, s'accorde une honnête récréation.

Au lieu de prendre la rue Neuve-des-Petits-Champs, il gagna les boulevards, qu'il longea doucement, flânant, savourant son cigare, distribuant des saluts de droite et de gauche, et échangeant des poignées de main.

Et André, qui marchait derrière à quinze pas, ne perdait pas son homme de vue, s'étonnait de la quantité de gens que connaissait ce surprenant financier, et aussi de l'accueil que tout le monde lui faisait.

– Ah ça!.. pensait-il un peu déconcerté, me serais-je trompé?.. On voit mal et peu juste, quand on regarde à travers le prisme de la passion… Ce Verminet ne serait-il pas ce que j'imagine?.. Aurais-je pris pour des indices concluants des chimères de mon imagination!..

André, le laborieux artiste, uniquement occupé de son avenir et de son art, n'avait aucune idée de cette large fraction de la société parisienne qui, en fait de honte et d'infamie, ne reconnaît que celle de n'avoir pas d'argent, à soi ou aux autres, gagné ou volé…

Monde à part, où le mépris n'existe pas, où tout homme, tant qu'il est bien mis, a vingt-cinq louis en poche, a droit aux égards des autres, quoi qu'il ait fait, quoi qu'il fasse, quoi qu'il doive faire…

Cependant, Verminet ayant atteint le boulevard Poissonnière, jeta son cigare et changea brusquement d'allures.

C'est du pas le plus rapide qu'il suivit successivement la rue Poissonnière et la rue du Petit-Carreau.

Enfin, arrivé presque à l'extrémité de la rue Montorgueil, non loin des Halles, il tourna court, entra sous une vaste porte cochère, et bientôt disparut.

Où allait-il?.. André n'eût pas la peine de conjecturer; deux écriteaux qui resplendissaient de chaque côté de la porte étaient là pour le lui apprendre.

Verminet venait d'entrer chez B. Mascarot, et ce Mascarot était tout simplement un agent de placement pour domestiques et employés des deux sexes et autres.

L'humilité de la profession déconcerta singulièrement André. Il avait compté sur une découverte plus brillante, plus significative surtout.

N'importe, il résolut d'attendre Verminet, et pour se donner une contenance, il traversa la rue, et sans perdre de vue la porte du placeur, il parut s'absorber dans la contemplation de trois ouvriers mécaniciens qui posaient des volets à glissement aux boutiques d'une maison neuve.

Heureusement la faction d'André dura peu.

Il n'y avait guère qu'un quart d'heure qu'il faisait le guet, lorsque dans la cour de la maison du placeur il vit paraître Verminet.

Deux hommes l'accompagnaient. L'un grand, maigre, portant des lunettes de couleur; l'autre gras, fleuri, souriant, qui avait la tournure et les façons de la meilleure compagnie.

Bientôt ils s'avancèrent jusqu'à la rue, et debout sur le bord du trottoir ils continuaient de s'entretenir avec une certaine animation.

Certes, André eût donné la moitié des vingt mille francs qu'il avait en poche pour entendre quelque chose de leur conversation, et il manœuvrait pour se rapprocher, quand non loin de lui éclatèrent deux coups de sifflet si violents qu'ils dominèrent le bruit de la circulation.

Ces coups de sifflet étaient si bizarrement modulés, qu'ils frappèrent André. Et il ne fut pas le seul à être frappé. Il vit fort distinctement le grand monsieur à lunettes qui parlait à Verminet, tressaillir et regarder vivement autour de lui.

Mais le jeune peintre n'attacha aucune importance à cette particularité, et il avançait toujours, dissimulé par un flot de passants, quand les trois interlocuteurs brusquement se séparèrent.

L'homme aux lunettes entra dans la maison; Verminet et l'homme aux manières distinguées s'éloignèrent dans la direction des Halles.

André eut dix secondes d'hésitation. Que faire? Devait-il tâcher de savoir qui étaient ces deux inconnus?.. Il apercevait sous la porte du placeur un marchand de marrons qui pourrait peut-être lui donner des renseignements.

– Non, se dit-il, ce marchand sera toujours là, tandis que je ne saurais où rejoindre Verminet et son compagnon.

Il s'élança donc sur leurs traces.

Ils ne le conduisirent pas loin. Ils traversèrent l'obscur passage de la Reine-de-Hongrie, tournèrent à droite dans la rue Montmartre et entrèrent dans une maison de belle apparence.

Mais comment savoir qui ils allaient visiter?.. Le plus naïf fileur n'eût pas été embarrassé, André l'était extrêmement lorsque, s'étant approché, il distingua au fond du vestibule, sur une plaque de marbre, ces mots: Bureaux au premier.

Ce fut un trait de lumière.

– Eh!.. pensa-t-il, c'est ici que demeure le banquier… Martin-Rigal.

Il entra à son tour, questionna la concierge: il ne s'était pas trompé.

– Décidément, se dit-il, j'ai de la chance, et si mon petit marchand peut m'apprendre qui sont ces deux inconnus, j'aurai fait une bonne campagne. Pourvu qu'il ne soit pas parti…

Non seulement il ne s'était pas éloigné, mais il y avait deux marchands pour un près du réchaud, deux jeunes drôles en blouse, la casquette sur l'oreille, qui discutaient avec tant d'animation, qu'ils ne remarquèrent pas André quand il vint se placer tout près d'eux.

Ces messieurs débattaient un marché.

– C'est assez me lanterner comme cela, disait l'un. J'ai dit mon dernier mot à ton père… Vous voulez ma place et mon réchaud… c'est deux cent cinquante francs.

– Le vieux ne donnera pas plus de deux cent francs.

– Alors, il peut se fouiller!.. deux cents francs, une place de cent sous par jour!.. il n'est pas chien! Et j'ai fait des journées de plus de dix francs, foi de Toto-Chupin.

Toto-Chupin!.. le nom plut à André, et c'est à celui qui le portait qu'il s'adressa.

– Mon ami, lui demanda-t-il, vous étiez là, tout à l'heure; avez-vous vu descendre de cette maison, et causer un instant sur la porte trois messieurs?..

Le jeune drôle commença par toiser de l'air le plus insolent ce questionneur qui osait l'interrompre, puis, d'un ton brutal:

– Qu'est-ce que cela peut vous faire, à vous? dit-il… Passez donc votre chemin.

André n'avait pas étudié les gens de bourse, mais il avait observé et d'un peu plus près qu'il n'eût voulu, jadis, cette engeance parisienne dont Toto-Chupin était un agréable spécimen; il en connaissait la langue et les mœurs…

– Réponds toujours, insista-t-il, ça ne t'écorchera pas la bouche.

– Eh bien!.. oui, je les ai vus… après!..

– Après?.. il y a que je voudrais bien connaître leurs noms, les connaîtrais-tu par hasard?..

Toto-Chupin avait soulevé sa casquette pour se gratter la tête, ce qui est sa façon de stipuler son intelligence, et tout en ébouriffant ses vilains cheveux jaunâtres, il guignait André, l'examinant curieusement, le soupesant, pour ainsi dire, l'évaluant…

– Et si je les connaissais, ces hommes, répondit-il enfin, si je vous disais leurs noms!.. Que me donneriez-vous?

– Dix sous.

Le mauvais drôle gonfla tant qu'il put une de ses joues, et appliqua dessus un bruyant coup de poing, ce qui est l'expression superlative de son ironie et de son dédain.

– Prenez garde de casser vos bretelles! s'écria-t-il, avec un inexprimable accent. Dix sous!.. Oh! là! là!.. Voulez-vous que je vous les prête?

André haussa tranquillement les épaules.

– Pensais-tu donc, fit-il que j'allais t'offrir vingt mille livres de rentes?..

A sa grande surprise, Toto éclata de rire.

– Gagné!.. dit-il. J'avais parié avec moi que vous n'étiez pas un cocodès, j'ai gagné!.. Je me dois un canon…

– Et à quoi reconnais-tu cela?..

– Tiens!.. Un cocodès m'aurait offert cent sous; j'aurais demandé vingt francs, il en aurait aboulé dix, autant de francs que vous de sous.

Le peintre ne put dissimuler un sourire.

– Tandis que vous, poursuivit Toto, on ne vous fait pas voir le tour…

Il s'interrompit, et la contraction de ses lèvres et de son front trahissait l'effort de sa pensée.

Maître Toto-Chupin était fort perplexe. Ces noms, il les savait; devait-il les dire? Son flair exercé reconnaissait un ennemi. Ce n'est point aux marchands de marrons que les gens bien intentionnés s'adressent pour obtenir des renseignements. Parler, c'était, selon toute probabilité, causer quelque préjudice à B. Mascarot ou aux siens, à Beaumarchef ou au doux Tantaine.

C'est là ce qui décida Chupin.

– Bast!.. fit-il, je vais vous les dire ces noms!.. Gardez vos dix sous… Je vous les dirai à l'œil, parce que vous me plaisez, foi de Toto. Le grand sec, c'est le patron, le papa Mascarot, quoi!.. L'autre, le gros père, c'est son ami, le docteur Hortebize. Quand au troisième… attendez donc que je cherche…

– Oh!.. celui-là, je le connais, il s'appelle Verminet.

– Vous y êtes!..

André était tellement enchanté de Chupin, qu'il tira de se poche et jeta sur le couvercle du fourneau une pièce de cinq francs, en disant:

– Tiens!.. voilà pour ta peine.

C'est avec une grimace et un geste de singe que le garnement ramassa la pièce.

– Merci! mon prince, fit-il.

Il allait ajouter quelque plaisanterie, quand après un coup d'œil jeté dans la rue, tout à coup sa physionomie prit une expression sérieuse et inquiète, et il arrêta sur le jeune peintre un regard singulier.

– Qu'y a-t-il? demanda André, qui surprit ce regard.

– Rien, répondit Toto, oh!.. rien du tout. Seulement, tenez, vous avez l'air bon enfant, vous, et pas fier… Eh bien!.. moi, à votre place, je me méfierais.

– Et de quoi, bon Dieu!..

– Dame!.. je ne sais pas moi!.. C'est une idée que j'ai, comme cela, qu'on voudrait vous faire chanter… Mais en voilà assez, pas vrai!..

Il tourna le dos, sur ces derniers mots prononcés d'un ton rogue, et reprit avec son acheteur la discussion du marché.

Le jeune peintre avait grand'peine à cacher son profond ébahissement.

Il comprenait bien que cet affreux drôle devait savoir quantité de choses qui lui seraient prodigieusement utiles, mais il comprenait aussi que pour le moment il était résolu à se taire, et que ce serait folie que d'essayer seulement de lui tirer un mot.

Il pensa que mieux valait en rester là pour le moment et revenir le lendemain. N'était-il pas certain de toujours retrouver le jeune drôle, alors même qu'il faudrait le faire rechercher pas son successeur?

D'ailleurs, l'heure de son rendez-vous avec M. de Breulh approchait.

– Au revoir, Toto-Chupin, à une autre fois.

Un fiacre vide passait, André y monta, ordonnant au cocher de le conduire au rond-point des Champs-Élysées.

S'il ne donnait pas l'adresse du café où il devait se rencontrer avec M. de Breulh-Faverlay, c'est que, selon le conseil de Toto, il se défiait. Oui, il se défiait extrêmement.

Il se souvenait de ces deux coups de sifflet singuliers qui avaient fait tressaillir Mascarot et décidé la rupture de la conférence… Il se rappelait que c'était après un coup d'œil dans la rue que Toto-Chupin, devenu subitement soucieux, l'avait engagé à se défier.

– Morbleu! s'écria-t-il, soudainement illuminé par le souvenir d'une histoire qu'il avait entendue conter autrefois, je comprends: on me suit.

La secousse qu'il ressentait de cette découverte si extraordinaire était trop violente pour qu'il songeât, sur le moment, à en tirer les déductions logiques et les dernières conséquences.

– Je chercherai plus tard, se dit-il, et je trouverai. L'important, pour le moment, est de dérouter les poursuites.

Il abaissa une des glaces du devant de la voiture, et tira le cocher par son manteau pour appeler son attention.

Quand cet homme se fut retourné et penché vers lui:

– Écoutez-moi attentivement, dit-il, et sans arrêter.

– J'écoute, bourgeois.

– D'abord, je vais vous payer votre course cinq francs, et d'avance. Les voici. Prenez-les. Ce sera autant de fait.

– Mais, bourgeois…

– Maintenant, mon brave, au lieu du remonter les Champs-Élysées, ce qui est le chemin pour me conduire où je vous ai dit, vous allez me faire le plaisir de prendre par la rue Royale et le faubourg Saint-Honoré. Vous marcherez le plus vite possible jusqu'à la rue de Matignon, dans laquelle vous tournerez… seulement, en tournant cette rue, retenez vos chevaux pendant une demi-minute, vous repartirez ensuite à fond de train… Et une fois aux Champs-Élysées, vous irez où vous voudrez, je ne serai plus dans la voiture.

Le cocher eut un petit sifflement qui voulait être malicieux.

– Connu!.. fit-il. Vous êtes «filé» et vous voulez faire perdre votre piste.

– Il y a quelque chose comme cela.

– Alors, bourgeois, attention au commandement: ne sautez qu'après le tournant parce que je tournerai court. Et surtout ne sautez pas du côté du trottoir… La chaussée est moins dangereuse, si on manque son coup.

Ce cocher intelligent était adroit aussi.

Aussi à la rue de Matignon, il prit si bien ses mesures, qu'André put sauter sans se faire le moindre mal et eut le temps de se précipiter dans l'allée obscure d'une maison, avant que personne eût tourné la rue.

– Comme cela, pensait-il, je vais bien voir si je suis «filé», et par qui.

Mais c'est vainement que le jeune peintre embusqué derrière la porte de l'allée, l'œil et l'oreille au guet, attendit.

Après cinq minutes qui lui semblèrent éternelles, rien encore n'avait paru, ni voiture, ni piéton, justifiant ses présomptions.

– Me serais-je effrayé à tort! pensait-il. Non, ce n'est pas supposable, le hasard n'a pas de telles coïncidences.

La nuit venait, plus d'un quart d'heure s'était écoulé, André se décida, non sans un violent dépit, à abandonner son poste pour rejoindre M. de Breulh.

Car avec toutes ces idées, pensait-il, je suis sûr que je me fais attendre.

Il avait, en cela, grandement raison.

En approchant de ce petit café des Champs-Élysées, choisi pour les rendez-vous, il reconnut, stationnant le long de la contre-allée, le coupé de M. de Breulh-Faverlay, et un peu plus loin, le gentilhomme faisait les cent pas en fumant un cigare.

Au même moment, M. Breulh, de son côté l'aperçut.

– Arrivez donc, paresseux! lui cria-t-il en s'avançant rapidement, la main tendue. Savez-vous que voici vingt bonnes minutes que vous me condamnez au pied de grue.

Le jeune peintre voulut s'excuser, mais le gentilhomme l'arrêta.

– Parbleu!.. fit-il d'un ton le plus amical, je devine bien qu'il a fallu pour vous retenir quelque motif très grave. Seulement, vous l'avouerai-je, mon cher ami, je commençais à n'être plus fort rassuré.

– Vous étiez inquiet, monsieur?

– Pour vous… oui. Rappelez-vous donc mes recommandations de l'autre soir. M. Henri de Croisenois est un insigne gredin.

André se taisait, M. de Breulh lui prit familièrement le bras.

– Promenons-nous, fit-il, cela vaut mieux que d'aller nous attabler dans le café.

– Oui, en effet… marchons!..

– Je veux dire, poursuivit le gentilhomme, que je crois ce misérable marquis capable de tout… Ah! vous aviez deviné du premier coup. On lui voit en perspective un héritage très considérable, celui de son frère Georges, il en parle sans cesse… Ce n'est qu'un leurre à créanciers. Il y a longtemps qu'il en a mangé le fonds et le tréfonds de cet héritage… Un homme ainsi acculé est terriblement dangereux!..

– Ah!.. je ne le crains pas.

– Mais moi je craignais pour vous, ami André… Ce qui me rassurait pourtant, c'est que le misérable ne vous connaît pas.

Le jeune peintre hocha la tête.

– Non-seulement le misérable me connaît, répondit-il, mais il doit soupçonner mes desseins.

M. de Breulh, sur ces mots, s'arrêta court.

– Impossible!.. fit-il.

– Cependant, aujourd'hui, toute la journée, j'ai été suivi. Je n'en ai pas la preuve matérielle, mais j'en mettrais la main au feu… Jugez-en.

Et sans attendre une réponse, André raconta brièvement, mais de la façon la plus claire, tous les incidents de sa journée.

Lorsqu'il eut terminé:

– Vous avez raison, approuva M. de Breulh d'une voix grave, vous êtes sur la piste des ignobles scélérats qui prétendent exploiter le comte et la comtesse de Mussidan, mais ils le savent et leurs précautions sont prises. Oui, vous avez été suivi, n'en doutez pas, et désormais vous ne ferez pas un pas sans être environné d'espions. A cette heure même, je suis sûr qu'il y a ici près, une paire d'yeux qui nous observent…

Il regardait autour de lui, en parlant ainsi; mais il faisait déjà sombre, il ne vit rien.

– Pour ce soir, du moins, reprit-il, riant tout bas de l'idée qui lui venait, nous fausserons compagnie à vos observateurs, et si nous dînons ensemble, ils ne sauront certes pas où… Venez vite…

Sur le siège du coupé, le cocher dormait. M. de Breulh l'éveilla et lui donna ses ordres à voix basse.

– Vous allez voir, dit-il ensuite à son compagnon, en prenant place près de lui dans la voiture.

A la foudroyante rapidité du cheval, lancé dans la direction de l'avenue de l'Impératrice, André ne pouvait pas ne pas comprendre.

– Que pensez-vous de l'expédient? disait gaiement M. de Breulh. Nous allons nous promener de ce train pendant une heure, et nous reviendrons par l'avenue de Saint-Ouen et la rue de Clichy. Au coin de la chaussée d'Antin on nous arrête, nous descendons lestement et nous sommes libres… Ceux qui nous suivraient, auraient de bonnes jambes.

Tout se passa bien ainsi. Seulement, au moment où M. de Breulh sautait rapidement à terre, il vit comme une ombre se détacher de la caisse de la voiture, s'enfuir et se perdre dans la foule du boulevard.

– Morbleu!.. il y avait un homme là! s'écria-t-il. J'ai cru dépister l'espion, je l'ai simplement promené.

Et aussitôt, voulant en avoir le cœur net, il retira ses gants et alla palper successivement l'essieu et les ressorts du coupé.

– Plus de doute, dit-il à André; touchez, le fer est encore chaud; le gredin avait les jambes passées ici, et se tenait là.

Le jeune peintre ne répondit pas, mais sa déconvenue de tantôt lui fut expliquée. Pendant qu'il se précipitait dans l'allée, l'homme qui le suivait était emporté par le fiacre.

Cette aventure attrista le dîner, et dès six heures André demanda la permission de se retirer. Il était écrasé de fatigue.

XXVI

Mme la vicomtesse de Bois-d'Ardon décrivait assez exactement la situation des maîtres de l'hôtel de Mussidan, lorsque, dans le purgatoire de Van Klopen, elle disait à André:

«Le malheur a rapproché le comte et la comtesse, et Sabine ayant jugé que son devoir est de sauver l'honneur de la famille, Sabine est sublime d'abnégation.»

M. et Mme de Mussidan, en effet, avaient compris que leurs haines devaient s'effacer devant le péril terrible, et que ce n'était pas trop de leurs efforts réunis pour essayer de résister aux ignobles scélérats qui les tenaient comme sous le couteau.

Malheureusement ce rapprochement n'avait pas eu lieu dès le premier jour. Après la menaçante démarche du souriant Hortebize, et lorsqu'elle se fut assurée que toutes ses lettres lui avaient été soustraites, la première pensée de Mme Diane n'avait pas été, il s'en faut, de tout confesser à son mari.

Cette correspondance compromettait le duc de Champdoce pour le moins autant qu'elle, c'est à Norbert qu'elle demanda secours.

Mais ses espérances furent déçues.

Sa première lettre resta sans réponse. Elle en écrivit une seconde: même silence.

Enfin, dans une troisième lettre, elle s'abandonna, et, sans exposer tout à fait la situation, elle sut en dire assez pour que le duc pût comprendre de quel vol elle avait été victime et l'horreur du péril qui menaçait Sabine.

Cette troisième lettre lui fut apportée par un valet du pied, ouverte, sous enveloppe.

Le duc, certainement l'avait lue. En travers, il avait écrit:

«Les armes que vous gardiez contre moi se tournent contre vous. Dieu est juste.»

Mme Diane pensa devenir folle en lisant ces deux lignes.

Il lui sembla que c'était une prophétie inspirée par le ciel même, qui lui annonçait les plus effroyables malheurs, qu'il lui fallait enfin expier les crimes de sa vie, et que l'heure du châtiment était venue.

Pour la première fois, cette âme de marbre connut le remords.

Elle pria et elle pleura.

Pauvre folle!.. Elle supplia Dieu d'effacer ce passé terrible, comme si toute la puissance de Dieu pouvait faire que ce qui a été fait ne soit pas!..

Alors elle vit bien que tout était perdu, et qu'il fallait qu'elle s'adressât à son mari, si elle ne voulait pas qu'une copie des lettres qui lui avaient été enlevées, lui fût adressée.

Ce fut un soir, dans le petit salon qui précédait la chambre de Sabine, encore bien malade, que la comtesse de Mussidan avoua à son mari ce qu'on exigeait d'elle, et l'épouvantable péril qui la menaçait.

Hélas!.. il fallut bien qu'elle parlât de ces lettres fatales et de ce qu'elles contenaient. Elle le fit avec cette merveilleuse adresse des femmes, qui savent sans mentir ne pas dire la vérité.

Mais elle ne put pas ne pas dire comment elle se trouvait mêlée à la mort du vieux duc de Champdoce, et à la disparition mystérieuse de Georges de Croisenois…

Le comte écoutait frappé de stupeur.

Si habilement que fussent présentés les faits, ils restaient encore si odieux, que son imagination en était épouvantée.

Il observait la comtesse, et il se demandait comment ces traits si beaux encore, tant de délicatesse féminine, pouvaient dissimuler tant de perversité, tant de scélératesse.

Il évoquait ses souvenirs de Sauvebourg, et il revoyait Diane telle qu'elle était quand il l'avait connue et aimée. Combien elle semblait pure et candide alors, quelle douceur angélique dans ses regards… et cependant déjà, elle avait conseillé un parricide!..

Mais une autre circonstance frappait M. de Mussidan.

Il avait été jusqu'alors persuadé que Diane, avant son mariage, et encore après, hélas! avait été la maîtresse de Norbert de Champdoce.

Cependant voici que la comtesse niait cela, qu'elle le niait absolument et de toute son énergie, à un moment où elle en était réduite à soulever les derniers voiles de sa vie…

Et lui qui doutait de sa paternité!.. Aurait-il donc à se reprocher comme un crime son indifférence pour Sabine!..

D'ailleurs, il ne prononça pas un mot. Il se leva lorsque la comtesse eut terminé, et il sortit en chancelant comme un homme ivre.

Elle l'entendit seulement murmurer:

– Que devenir?.. Que faire?..

Le malheur est que M. de Mussidan n'avait pas été seul à recueillir les lamentables aveux de sa femme.

Le comte et la comtesse croyaient leur fille endormie; elle ne dormait pas. Ils croyaient son cerveau troublé par les hallucinations de la fièvre nerveuse qui avait mis ses jours en danger, et jamais sa raison n'avait été plus nette.

C'étaient eux qui la veillaient, car ils avaient redouté les indiscrétions de son délire, la fidèle Modeste était allée se reposer, et ils avaient laissé la porte de la chambre de Sabine ouverte, pour répondre si elle appelait, pour accourir si le mal lui arrachait un gémissement.

Oui, ils avaient commis cette imprudence, la porte qui donnait du petit salon dans la chambre était restée ouverte, et des mots terribles: ruine… déshonneur… infamie… désespoir… fin de tout… étaient arrivés jusqu'à Sabine.

D'abord elle avaient douté. N'était-ce pas le délire encore?.. Elle avait fait un effort pour secouer cet odieux cauchemar.

Mais bientôt elle dut se rendre à l'évidence. Ce qu'elle avait pris pour un rêve sinistre, c'était bien la réalité.

Dressée sur son lit, palpitante d'horreur, le front moite d'une sueur glacée, elle avait prêté l'oreille et entendu…

Sans doute bien des mots, des phrases entières lui avaient échappé, mais elle n'avait pu se méprendre au sens général.

La conclusion, d'ailleurs, n'était que trop claire. Les crimes de sa mère allaient être divulgués, punis, c'en serait fait de l'honneur du nom, si elle, Sabine, ne consentait pas à épouser cet homme qu'elle ne connaissait pas, le marquis de Croisenois.

A cette pensée, tout son être se révoltait. Pourtant, elle n'hésita pas. Le devoir parlait. Elle se jura qu'elle se dévouerait.

Le supplice, elle le sentait, ne serait pas long. Arracher de son cœur son amour pour André, c'était s'arracher la vie même… Elle se dit qu'elle trouverait assez de courage pour vivre jusqu'à ce que tout fût sauvé… il le fallait. Après, elle aurait le droit d'accepter le repos et l'oubli de la tombe.

Mais la chair faillit trahir l'énergie de son âme. La fièvre la reprit dans la nuit, et une rechute mit sa vie en péril.

Elle fut encore sauvée, et lorsqu'elle revint à elle sa résolution n'avait ni changé ni faibli. Son premier acte, dès qu'elle ressaisit la liberté de son esprit, fut d'écrire à André cette lettre d'adieux qui avait rendu comme fou le malheureux artiste.

Puis, comme elle craignait que son père au désespoir ne se portât à quelque extrémité, elle lui avoua qu'elle savait tout.

– Du reste, ajoutait-elle, il ne fallait pas se désoler, elle n'avait jamais aimé M. de Breulh, et elle était prête à épouser le marquis de Croisenois; ce ne serait pas, affirmait-elle, un grand sacrifice.

M. de Mussidan fut-il dupe de ce généreux mensonge?.. Il est certain que non.

D'ailleurs, l'idée que le bonheur, la vie, la personne de sa fille seraient la rançon de son honneur en danger lui était insupportable.

Seul, il n'eût pas hésité à braver les conséquences du meurtre de Montlouis.

Mais pouvait-il hasarder la divulgation du secret de la duchesse?..

Certainement la prescription était acquise, mais n'y aurait-il pas une enquête? Henri de Croisenois ne manquerait pas de la demander, et il l'obtiendrait, pour la constatation légale de la mort de Georges.

Quel scandale alors, quelle clameur dans le public!..

Devant sa femme et sa fille, il reconnaissait la nécessité de la soumission, il paraissait se résigner, mais en réalité il ne pouvait, non, il ne pouvait prendre sur lui de se soumettre à cette ignoble oppression.

Le temps passait, cependant, et les misérables ne donnaient plus signe de vie;

le docteur même paraissait plus. Que signifiait ce silence? Il y avait des moments où la comtesse se prenait presque à espérer.

– Nous oublieraient-ils? pensait-elle; seraient-ils tombés pour quelque méfait sous la main de la justice?..

Non, ils n'étaient pas oubliés.

L'honorable placeur ne perdait pas de vue aucune des cases de ce vaste échiquier où il jouait sa dernière partie, et c'est avec une admirable précision et juste au moment opportun qu'il mettait ses pièces en mouvement.

Tout était combiné pour le succès de l'affaire de Champdoce, pour substituer Paul au véritable enfant du duc, toutes les précautions que peuvent suggérer la prévoyance et la prudence humaines avaient été prises…

B. Mascarot se retourna vers Croisenois, vers le comte et la comtesse de Mussidan négligés en apparence pendant une semaine.

De ce côté, l'opération était double.

Tout d'abord, il fallait arracher au comte et à la comtesse leur consentement au mariage de Croisenois et de Sabine.

En second lieu, il s'agissait de contraindre Croisenois à lancer et à bien lancer cette fameuse société industrielle destinée à masquer les pratiques de chantage de B. Mascarot et de ses associés.

Avant tout, une démarche décisive près de M. de Mussidan était indispensable…

Le bon père Tantaine fut mis en campagne.

Pour une mission de l'importance de celle dont on le chargeait, près de telles personnes, tout autre que le doux père Tantaine eût jugé indispensable de faire un peu de toilette, de cirer à tout le moins ses bottes éculées, et de promener la brosse sur sa redingote crasseuse.

Mais le bonhomme a d'inébranlables principes, qu'il a plus d'une fois exposés au trop coquet Beaumarchef: il dédaigne ce qu'il appelle les simagrées, et prétend que l'habit ne fait pas le moine.

On l'a souvent entendu déclarer qu'il ne quitte jamais un vêtement le premier, et quand on l'examine on reconnaît qu'il doit dire vrai.

Il tient à ses guenilles autant qu'à sa peau même. Il dit qu'en en changeant, il déguiserait sa personnalité. Il sait ce qu'il est, avec ses loques, il ignore ce qu'il serait sous des vêtements neufs.

C'est pourquoi, lorsque sur les onze heures du matin, les domestiques de l'hôtel de Mussidan virent entrer dans le vestibule ce grand vieux sordide et malpropre, qui demandait à parler au comte ou à la comtesse, ils n'hésitèrent pas à lui répondre que Monsieur et Madame venaient de sortir pour plusieurs années.

La plaisanterie ne parut aucunement déconcerter le bonhomme.

Sans quitter son air humble et timide, il insista, se recommandant de son patron, le placeur de la rue Montorgueil. Puis, tirant de sa poche une carte de B. Mascarot, il conjura ces «bons messieurs» de la faire passer à leurs maîtres, affirmant que dès qu'ils la verraient ils donneraient l'ordre de l'introduire.

L'influence du nom de l'honorable placeur était grande, et cependant les valets hésitaient quand le beau Florestan survenant se chargea de la commission, sous ce prétexte qu'un homme en vaut bien un autre.

Le comte de Mussidan venait de se mettre à table pour déjeuner avec la comtesse, lorsque Florestan lui apporta la carte du placeur de la rue Montorgueil.

En lisant ce nom de B. Mascarot, qui était resté gravé dans sa mémoire, le comte devint plus blanc que sa chemise, et son estomac se serra si violemment, qu'il lui fallut un effort pour avaler la bouchée qu'il mâchait.

– Conduisez ce… monsieur à la bibliothèque, et dites-lui que je l'y rejoindrai dès que j'aurai déjeuné.

Florestan sorti, M. de Mussidan fit passer la carte à sa femme, avec ce seul mot: «Voyez!..»

Mais la comtesse, qui était plus pâle qu'une morte, et comme anéantie, ne releva pas la tête pour regarder.

– J'avais deviné!.. balbutia-t-elle.

– Eh bien!.. oui, reprit le comte, l'échéance est arrivée!.. Voici la fin de tout! Ce nom, sur ce carré de papier, c'est la signification de l'arrêt fatal.