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Read the book: «Les esclaves de Paris», page 38

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Mlle de Sauvebourg ne répondant pas, il crut voir comme une lueur dans ses ténèbres.

– Grand Dieu! s'écria-t-il, palpitant d'espérance, est-ce parce que vous doutez de moi que vous refusez de me suivre?

– Non, le doute ne m'arrêterait pas.

– Mais qu'est-ce donc alors, puisque vous méprisez les absurdes propos du monde? N'est-ce donc pas la liberté, le bonheur, que je vous propose? Qui vous retient?

Elle se redressa fièrement, et d'une voix ferme répondit:

– Ma conscience!

Norbert fut comme anéanti.

Jusqu'à ce moment, un merveilleux espoir le soutenait, lui faisait oublier l'injure reçue et sa haine, et voici qu'il lui échappait comme de l'eau qu'il aurait essayé de retenir entre ses mains.

Il comprenait que rien désormais ne serait capable de faire revenir Mlle Diane sur sa résolution.

Cependant elle continuait:

– Oui, ma conscience, dont je ne saurais étouffer la voix, ma conscience, qui jusqu'ici m'a donné le courage de marcher le front haut, en dépit des murmures que je recueille sur mon passage. En ce moment, elle me crie: «Arrête!» Je ne passerai pas outre. Si rude que soit mon devoir, et dût mon cœur se briser, je n'y faillirai pas, je ne vous suivrai pas…

Un spasme nerveux lui coupa la parole, mais elle le dompta, et reprit avec plus d'énergie:

– Seule au monde, j'hésiterais peut-être. Mais j'ai les miens, j'ai une famille où l'honneur est comme un dépôt sacré, dont chaque membre garde une portion dont il doit compte aux autres…

– Une famille qui vous sacrifie à un frère aîné!..

– Soit!.. Je n'en aurai que plus de mérite! Où avez-vous pris que la vertu soit toujours facile?

Elle prêchait la révolte, et donnait l'exemple de la piété filiale!.. Mais Norbert n'était pas en état d'apercevoir la contradiction.

– Mais ici, continua-t-elle, ma raison et ma conscience sont d'accord. Pour une jeune fille, sortir du cadre étroit des conventions sociales, c'est la mort. Vous cesseriez bientôt d'estimer celle que les autres mépriseraient…

– Me croyez-vous donc?..

– Je vous crois homme, mon ami. Admettez que je vous suivre aujourd'hui, et que demain on vienne vous apprendre que mon père, pour un propos sur mon compte, s'est battu en duel et a été tué… que ferez-vous?

Tant d'objections se présentaient à la fois à l'esprit du pauvre garçon qu'il resta court.

– Croyez-moi donc, reprit la jeune fille, fuyez… mais seul. La vie en ce pays, près de votre père, serait insoutenable… Il serait, je le sens, plus sage d'obéir, mais vous conseiller d'épouser… cette autre, est au-dessus de mes forces. Partez, mon ami, vous avez vingt ans à peine, il n'est pas de douleur que le temps n'efface… Vous m'oublierez je le veux!..

– Vous oublier!.. s'écria Norbert; moi!..

Et saisissant le bras de Mlle de Sauvebourg il ajouta:

– Vous pourriez donc m'oublier, vous!

Il était si près d'elle, qu'elle sentait sur son visage son souffle brûlant.

– Moi, balbutia-t-elle; moi!..

Norbert se recula comme pour la mieux tenir sous son regard.

– Et si je partais, interrogea-t-il, que deviendriez-vous?

A cette question, Mlle de Sauvebourg parut perdre contenance. Un sanglot souleva sa poitrine, son énergie parut sur le point de l'abandonner.

– Moi, répondit-elle d'une voix douce et résignée comme devait l'être celle des martyres près d'entrer dans le cirque, moi je connais mon sort. Nous nous voyous en ce moment pour la dernière fois. Je vais rentrer à Sauvebourg… on doit tout savoir! Je trouverai mon père irrité et menaçant. Il me fera monter dans une voiture et… demain… je serai au couvent.

– Ah! jamais! Ne sais-je pas que ce serait pour vous une lente agonie; ne ma l'avez-vous pas dit?

Il s'avança pour la soutenir, elle chancelait.

– Oui, répondit-elle, mais il le faut, c'est le devoir… Pour me sauver à cette heure, il faudrait… un miracle, le consentement de votre père. Là-bas, je vivrai de nos souvenirs… Et d'ailleurs… quand le fardeau est si lourd qu'il vous écrase, on le jette… Dieu ne saurait punir cela. L'agonie ne durera que ce que je voudrai…

Elle avait, tout en parlant, glissé sa main sous son corsage, et elle en sortait à demi le flacon de verre noir.

Norbert comprit.

– Malheureuse! s'écria-t-il.

Il voulut lui prendre le flacon, elle résista, elle se débattit, pourtant il parvint à s'en emparer.

Mais cette lutte parut avoir épuisé les dernières forces de Mlle Diane. Ses beaux yeux se fermèrent, sa tête se renversa, elle s'abandonna inerte entre les bras de Norbert qui, les cheveux hérissés, se demandait s'il n'allait pas recueillir son dernier soupir.

On l'eut dite expirante, et cependant elle murmurait encore quelques paroles d'une voix défaillante, mais pourtant distincte.

Elle conjurait Norbert de lui rendre ce flacon, sa liberté à elle. Puis, avec une admirable précision, elle donnait toutes les indications qu'elle tenait de Dauman.

– Oh! mon unique ami, disait-elle, rends-le moi… Cela ne fait pas souffrir… dix secondes… pas une plainte… une pincée dans du vin ou dans du café… On ne peut se douter de rien…

A cette pensée qu'elle voulait mourir, cette bien-aimée de son âme, et mourir parce qu'on la séparait de lui, et de quelle mort!.. Norbert sentait sa raison s'égarer.

– Diane, répétait-il, en se penchant vers elle, Diane!..

Mais elle poursuivait, comme dans le délire de la fièvre:

– Mourir!.. après tant de divines espérances. Ah!.. monsieur de Champdoce, vous êtes sans pitié!.. Vous m'avez pris mon bonheur, il vous a fallu ensuite mon honneur de jeune fille, le présent et l'avenir… Maintenant il vous faut ma vie et vous me tuez… Grâce, monsieur le duc!..

Norbert poussa un cri terrible, un cri de haine et de rage, qui alla épouvanter Dauman dans son corridor.

Un exécrable projet venait d'éclater dans son cerveau.

Il souleva Mlle Diane et la déposa dans le fauteuil du «Président».

– Non, tu ne te tueras pas, disait-il d'une voix rauque, et je ne partirai pas…

Il la regarda une fois encore: elle avançait les lèvres, comme pour les tendre à ses baisers, elle murmurait son nom…

Eût-il eu sa raison encore, c'eût été la dernière goutte du philtre qui verse l'ivresse furieuse, folle.

– Tu seras à moi, murmura-t-il, et ce poison qui l'était destiné, sera le châtiment et la vengeance…

Et aussitôt, de ce pas raide et effrayant des malheureux en état de somnambulisme, il se retira…

Les pas de Norbert retentissaient encore dans le vestibule de la maison, que déjà maître Dauman s'était précipité dans son cabinet.

Il était blême, ce digne «Président», et ses dents claquaient.

Cette scène, dont il n'avait perdu ni un geste, ni une intonation, ni un clignement d'yeux, l'avait terriblement remué.

Mais il faillit tomber de son haut, lorsque, rentrant, il aperçut Mlle Diane, qu'il croyait trouver en syncope, debout devant la fenêtre, le front collé à la vitre, regardant s'éloigner Norbert.

– Quelle femme! murmura-t-il, quelle femme!

Norbert venait de quitter la grande route. Mlle de Sauvebourg ne pouvait plus l'apercevoir, elle se retourna.

Elle était pâle sans doute, mais non extrêmement. Ses paupières étaient rouges et gonflées, mais l'orgueil de la victoire éclatait dans ses yeux.

– Demain, Président, dit-elle, demain je serai duchesse de Champdoce!

Il était à ce point abasourdi, que lui, l'orateur de Bivron, il ne trouvait pas une syllabe.

– A moins, cependant, ajouta Mlle Diane, que tout ne se découvre ce soir.

Le sieur Dauman sentit un frisson courir le long de sa maigre échine. Elle disait cela d'un ton!.. Brrr!..

Pourtant, à tout hasard, – il faut tout prévoir, – il essaya de poser la base d'un futur système de défense.

– Je ne vous comprends pas, mademoiselle, balbutia-t-il, que peut-on découvrir, que voulez-vous dire?..

Elle lui lança un regard si écrasant de mépris et d'ironie qu'il en fut attéré, et que les mots expirèrent dans son gosier.

Il reconnaissait son erreur. Il avait cru jouer avec Mlle Diane, comme le chat avec la souris, et pas du tout, c'est elle qui s'était jouée de lui. Il avait été sa dupe.

– Le succès semble infaillible, reprit-elle, seulement… Norbert est maladroit.

Avec une tranquillité affectée, presque incroyable, après toutes les émotions qu'elle avait subies coup sur coup depuis le matin, elle rajustait sa coiffure un peu dérangée et redonnait à sa robe ses plis gracieux.

Quand ce fut fini, après un dernier coup d'œil au miroir du «Président»:

– On doit s'inquiéter de mon absence à Sauvebourg, dit-elle, il faut que je rentre…

Et d'un ton où perçait, en dépit de sa puissance sur elle-même, ses mortelles angoisses et les affreuses appréhensions qui l'agitaient, elle ajouta:

– Ah! les heures seront longues, cette nuit!.. Que ne sommes-nous à demain!.. Tout sera décidé quand nous nous reverrons, Président!.. Allons… adieu!

Tout cela avait été si rapide, si inattendu, que le sieur Dauman se demandait s'il n'avait pas rêvé.

Mais non. Il était bien éveillé. Et avant de s'éloigner, Mlle de Sauvebourg lui avait, comme à dessein, jeté une inquiétude qui grandissait de minute en minute, qui le peignait et l'étreignait, qui l'obsédait comme ces spectres grimaçants qui, dans les nuits de cauchemar, viennent s'asseoir sur la poitrine, et dont le poids imaginaire étouffe.

Ces trois mots: «Norbert est maladroit» étaient comme une meule oscillant au-dessus de sa tête et près de l'écraser.

Si grande devint sa terreur qu'un instant il délibéra s'il ne courrait pas jusqu'au château de Champdoce, pour prévenir… Mais c'était aller au-devant d'un péril certain!

Il s'affaissa sur son fauteuil, et les coudes sur la tablette de son bureau, le front entre ses mains, il essaya de se remettre, de réfléchir.

Peut-être tout s'accomplissait-il en ce moment même? Où était à présent Norbert, que faisait-il?

Norbert remontait alors le chemin d'exploitation qui conduit à Champdoce, entre deux rangées de noyers.

Toute faculté de raisonnement était abolie en lui, et cependant il croyait raisonner. L'ivresse la plus furieuse a son discernement particulier. Ceux qui ont approché les fous savent avec quelle stupéfiante lucidité ils tirent d'une imagination absurde des déductions logiques.

Les ténèbres qui enveloppaient son esprit laissaient en pleine lumière sa résolution. Il voyait très clairement comment il en viendrait à ses fins.

Tous les gens de Champdoce, et Norbert comme eux, buvaient du vin récolté dans les environs, très sain, mais grossier. Le duc, pour son usage particulier, s'en réservait d'une qualité meilleure, qu'il tirait de ses propriétés du Médoc.

Le vin du maître, comme on disait au château, lui était servi dans une grosse bouteille, qu'après chaque repas on plaçait sur une des planches de la salle commune, à la portée de tous, et sans danger, car personne n'eût osé y toucher.

Norbert pensait à cette bouteille; il la voyait sur sa planche. Quand il entra dans la cour du château, plusieurs serviteurs qui s'y trouvaient, occupés à charger des charrettes de paille, interrompirent leur besogne pour le regarder curieusement.

Ils savaient tous les événements de tantôt: que M. de Champdoce avait voulu assommer son fils, et que celui-ci s'était enfui en le maudissant.

Naturellement, ils prenaient parti pour Norbert. Mais sa présence les emplissait d'étonnement, car ils avaient pensé qu'on ne le reverrait pas de longtemps à Champdoce.

Lui, sans prendre garde à eux, marcha droit à la salle commune. Elle était déserte. Il eut un soupir de satisfaction.

Alors, mû par un instinct de prudence qu'on n'eût pas attendu de son égarement, il alla ouvrir successivement toutes les portes, afin de s'assurer que nul ne l'épiait. Il se pencha même aux fenêtres.

Il était bien seul!

Aussitôt, avec une rapidité extrême, et une prodigieuse précision de mouvements, il atteignit la bouteille, la déboucha avec ses dents, et y fit glisser, non une pincée, mais deux ou trois de la poudre du flacon.

Il agissait mécaniquement, pour ainsi dire, sans conscience de ses actes, comme si une volonté autre que la sienne eût disposé de ses membres.

Mais il ne négligea rien.

A deux ou trois reprises, il retourna la bouteille et l'agita, pour hâter la dissolution, sans brusquerie, toutefois, crainte de troubler le vin ou de provoquer une mousse suspecte.

Quelques atomes de la poudre étaient restés attachés au goulot de la bouteille, il les essuya minutieusement, non avec une des serviettes qui se trouvaient sur le dos d'une chaise, car il redoutait quelque accident, mais avec son mouchoir de poche.

Tout fut terminé on moins d'une minute.

Il remplaça la bouteille sur la planche, et alla s'asseoir dans un coin, attendant…

M. le duc de Champdoce arpentait alors rageusement la grande allée de marronniers.

Pour la première fois de sa vie, peut-être, cet homme entêté, jusqu'à l'absurde, ce despote regrettait un de ses actes, et se repentait.

Non, assurément, à cause de l'acte en lui-même, il estimait que Norbert méritait, et au-delà, le châtiment qu'il lui avait infligé, mais en raison des conséquences possibles, sinon probables.

Les considérations qui avaient frappé Dauman, l'apôtre du Code, se présentaient à son esprit comme autant de cuisants remords.

Il apercevait tous les éléments d'une plainte au parquet. Quels en seraient les résultats? Oh! il ne s'abusait pas. Il savait que pour beaucoup de gens sa façon de vivre présentait un caractère très accusé de monomanie.

Le tribunal une fois saisi de l'affaire ne lui enlèverait-il pas toute autorité sur son fils? C'était à supposer. Qui sait? on lui contesterait peut-être jusqu'à l'exercice de son influence morale.

L'idée de recourir à la justice ne viendrait pas à Norbert, pensait-il; mais manquait-il de complaisants pour la lui souffler?

Toutes ces réflexions enflammaient sa colère, mais lui démontraient en même temps l'absolue nécessité de dissimuler, d'agir désormais avec une prudence extrême.

Il ne renonçait pas à ses vues sur Mlle de Puymandour non, il eût renoncé à la vie plutôt; mais il se résignait, pour atteindre son but, à substituer la ruse à la violence.

L'important, le difficile aussi, était de ramener Norbert. Consentirait-il à revenir sous le toit paternel?

Il ne serait pas fort malaisé ensuite de l'amadouer et de lui faire oublier, à force de cajoleries, l'odieuse scène.

Il en était là quand on vint le prévenir en hâte de la rentrée de Norbert. On ne pouvait lui annoncer plus agréable nouvelle.

– Je le tiens! pensa-t-il.

Et lestement il gagna le château.

Quand il rentra dans la salle commune, Norbert, oubliant son respect accoutumé, ne se leva pas.

Cette infraction aux règles de l'étiquette domestique frappa beaucoup le duc.

– Jarnicoton! pensa-t-il, est-ce que mon drôle se croit déjà affranchi de tout devoir?

Mais il ne laissa rien paraître de l'inquiétude que lui causa cette petite circonstance. D'ailleurs, le sang qui couvrait encore le visage de son fils lui causait une certaine impression.

– Norbert, mon ami, demanda-t-il, souffrez-vous? Pourquoi n'avez-vous pas fait panser votre blessure?

Il attendait une réponse, elle ne vint pas.

– Pourquoi ce sang encore à cette heure? poursuivit-il, est-ce un reproche? Il n'en était pas besoin, mon fils, pour me faire déplorer mon emportement, ma… violence de tantôt.

Norbert ne répondait toujours pas, et ce silence, outre qu'il désappointait fort M. de Champdoce, l'embarrassait terriblement.

Le personnage qu'il faisait était si nouveau pour lui, il s'imposait une contrainte si extraordinaire, qu'il ne savait plus quelle attitude prendre, ni quelles paroles prononcer.

En cette extrémité, bien plus pour se donner une contenance que parce qu'il avait soif, il prit sur un dressoir un verre qu'il posa sur la table, et, atteignant sa bouteille, il le remplit à demi de vin.

Un frisson d'horreur secoua Norbert de la nuque aux talons.

– Voyons, mon fils, reprit le duc, quelles excuses doit vous faire votre père? Parlez, un homme s'honore en reconnaissant ses torts.

Il avait pris le verre, et machinalement il l'élevait à la hauteur de l'œil.

Norbert ne respirait plus; il lui semblait que le vide se faisait autour de lui.

La tête lui tournait, il entendait comme des détonations à ses oreilles, son estomac se soulevait, ses veines charriaient des torrents de lave… Pourtant il ne broncha pas.

– Il est cruel, continuait le duc, il est douloureux de s'humilier devant son fils… et de s'humilier inutilement.

En vain Norbert détournait la tête… il voyait.

M. de Champdoce flairait le verre; il l'approchait de ses lèvres; il allait boire… Non! Norbert ne put supporter cela.

D'un bond il fut sur son père, et, lui arrachant le verre des mains, il le lança par la fenêtre, en criant d'une voix terrifiante:

– Ne buvez pas!..

Le mouvement de Norbert, sa physionomie, sa voix, valait toutes les explications.

Une épouvantable lueur éclaira le duc.

Ses traits se décomposèrent, sa face s'empourpra, ses yeux s'injectèrent de sang, il ouvrit la bouche pour parler, il n'en sortit qu'un râle sourd, il étendit les bras, battit l'air de ses mains et tomba raide, à la renverse, heurtant de la nuque l'angle d'un lourd dressoir de chêne.

Norbert s'était précipité dehors.

– Au secours! criait-il; à moi!.. J'ai tué mon père.

IX

Tout ce qu'avait pu dire M. le duc de Champdoce de la soif d'anoblissement qui ardait M. de Puymandour et tout ce qu'il pensait encore était bien au-dessous de la triste et bouffonne réalité.

Pauvre homme!

Il était heureux autrefois, quand le nom de Palouzat, qui était le nom de son père, un honnête homme, suffisait à son ambition.

Alors, il avait une importance incontestable.

Ses grands revenus le plaçaient à cent piques des hobereaux envieux et besoigneux qui faisaient la cour à ses écus.

On respectait en lui l'homme qui avait su amasser honnêtement une immense fortune.

On l'estimait et on l'aimait pour ses qualités sérieuses, sa délicatesse et la sûreté de ses relations. Personne ne songeait à lui contester un rare bon sens, et même un esprit dont les saillies méridionales ne manquaient pas de brillant.

Tout ce prestige s'évanouit le jour où la fatale idée lui vint de signer au bas d'une invitation à dîner: Comte de Puymandour.

De ce moment ses misères et ses tribulations commencèrent.

Entre la noblesse, qui le raillait et refusait de le reconnaître pour sien, et la bourgeoisie qui, ne voulant pas de lui, se moquait de ses prétentions, il se trouva comme un volant entre deux raquettes, renvoyé, rejeté, ballotté, bafoué.

Comme de raison ses déboires irritèrent sa manie.

On contait, en se tenant les côtes, la légende des complaisances auxquelles il se résignait, uniquement pour se faire tolérer de l'aristocratie poitevine.

Et que de mauvais compliments digérés, de camouflets empochés, de couleuvres avalées!.. Dieu seul et lui en savaient le compte.

C'est dire de quelle ardeur incomparable il souhaitait le mariage de sa fille et du fils de haut et puissant seigneur Dompair duc de Champdoce.

Il avait sacrifié le tiers de sa fortune à l'honneur de cette alliance, il l'eût donné entière pour cette perspective de faire sauter sur ses genoux un vrai duc ayant dans ses veines du sang des Palouzat mêlé à celui des héros des croisades.

Puis, le mariage mettrait un terme à ses maux. Son gendre saurait bien imposer silence aux railleurs et le faire accepter.

Tout cela lui semblait si beau, qu'il s'était bien gardé d'en souffler mot à qui que ce fût. Une déconvenue eût encore ajouté à son fonds de ridicule, déjà considérable.

Il avait même poussé la prudence jusqu'à ne rien dire à sa fille. Les femmes sont si indiscrètes!

Le lendemain seulement du jour où il eut la parole définitive du duc de Champdoce, M. de Puymandour songea à prévenir sa fille.

D'obstacle, il n'en apercevait point.

Comment sa fille ne serait-elle pas ravie, lorsque, lui, il était aux anges!

C'était au matin, dans une pièce trop richement décorée, qu'il appelait sa bibliothèque, qu'il prenait cette détermination.

Il sonna; un domestique parut.

– Allez, lui dit-il demander à la femme de chambre de Mlle Marie, si mademoiselle peut me recevoir et m'accorder un moment d'entretien.

C'est de l'air le plus solennel qu'il donna cet ordre étrange, lequel ne parut nullement surprendre le domestique.

Les relations entre le père et la fille étaient ainsi réglées.

Depuis longtemps, M. de Puymandour avait adopté pour son intérieur une étiquette que les railleurs disaient empruntée à la cour d'une vieille archiduchesse.

Moins de deux minutes après la sortie du domestique, on gratta à la porte de la bibliothèque.

Il cria: «Ouvrez!» et tout aussitôt Mlle Marie entra et, se jetant à son cou, lui appliqua sur les joues deux bons gros baisers sonores.

Ces embrassades ne le charmèrent pas, il s'en faut. Peut-être lui paraissaient-elles peu nobles, et digne tout au plus de gens du commun.

Il se dégages assez brusquement, et, fronçant les sourcils:

– Pourquoi vous déranger, Marie, prononça-t-il, lorsque je vous faisais prier de m'attendre chez vous?

– Eh! cher père, parce que c'est plus naturel et surtout plus vite fait. Voyons, ne te fâche pas.

M. de Puymandour disait: vous, à sa fille; elle lui disait: tu, en dépit de ses fréquentes remontrances à ce sujet. Ce tu vulgaire l'affligeait.

– Toujours la même chose!.. Quand donc prendrez-vous le ton et la gravité qui conviennent à une personne de votre nom et de votre rang?

Et d'un air de mauvaise humeur il se jeta sur un divan en murmurant après les jeunes filles inconsidérées qui n'ont nul souci de la dignité.

Mlle Marie le regardait en souriant un peu, oh! bien peu, en fille qui, si elle sent les ridicules de son père, ne les juge pas et surtout les excuse.

Elle était ravissante ainsi, et le duc de Champdoce n'avait pas flatté le portrait qu'il faisait d'elle à Norbert.

Pour être toute différente de la beauté de Mlle de Sauvebourg, la beauté de Mlle Marie n'en était pas moins éblouissante et rare.

Sa taille assez élevée, était divinement prise, et sa démarche avait cette grâce un peu nonchalante qui est une séduction des femmes des contrées méridionales.

En elle, ce qui imposait surtout l'attention, c'était le contraste de ses grands yeux noirs veloutés, et de sa peau unie et rosée comme les pétales des roses-thé. Pour ses cheveux, d'un noir bleu, quelle que fût la mode, elle les tordait et les fixait, comme au hasard, assez haut sur la nuque, et les femmes ne pouvaient qu'admirer et envier.

Mais ce qu'elle avait, ce que n'avait pas la fière Diane, c'était une âme tendre, capable de tous les dévouements, une angélique douceur qui même dégénérait en faiblesse, et une disposition naturelle à se trouver heureuse, pourvu qu'elle se sentit aimée.

– Voyons, père, reprit-elle, quand elle crut que M. de Puymandour avait assez exhalé son dépit, ne me gronde pas. Tu sais bien que la marquise d'Arlange m'a donné cet hiver des leçons de dignité. Je te jure que je m'exerce en secret, et tu seras intimidé toi-même quand je prendrai mon grand air…

M. de Puymandour haussa les épaules.

– Voilà bien les femmes!.. dit-il, ces êtres frivoles et légers, pour qui les intérêts les plus graves sont textes à plaisanteries. Vous raillez, Marie, et moi je me demande avec anxiété si vous saurez porter le poids des hautes destinées que vous prépare mon affection.

Il se leva et alla s'adosser à la cheminée, une main dans l'ouverture de son gilet, l'autre prête pour le geste, ce qui était sa pose de prédilection quand il méditait un effet oratoire.

– Prêtez-moi toute votre attention, ma fille, commença-t-il. Vous avez eu dix-huit ans le mois passé; le moment est venu de songer à votre établissement. J'ai à vous annoncer une grande nouvelle… Ou m'a demandé votre main.

Mlle Marie baissa la tête, espérant ainsi cacher sa confusion.

– Avant de rien décider sur un sujet si grave, continua M. de Puymandour, j'ai longtemps réfléchi… Je me suis entouré de tous les renseignements propres à m'éclairer… J'ai tenu à m'assurer que l'alliance qu'on nous proposait présentait bien, pour vous, toutes les garanties humaines du bonheur… On ne saurait espérer ni même rêver mieux. Le jeune homme est de peu d'années plus âgé que vous, il est bien de sa personne, sa fortune est considérable, il a de la naissance, il porte le titre de marquis…

– Il vous a donc fait parler? interrompit Mlle Marie, non sans un tremblement dans la voix.

– Il?.. Qui: Il?

– Lui!

M. de Puymandour était stupéfait.

– Qui: Lui?

– M. Georges de Croisenois.

Ce nom arracha à l'ancien négociant en laines un juron qui n'avait rien d'aristocratique.

– Que me parlez-vous de Croisenois! s'écria-t-il. Qu'est-ce que ce marquis de Croisenois? Serait-ce ce freluquet à petites moustaches que j'ai vu tourner autour de vos jupes cet hiver?

La pauvre jeune fille était toute décontenancée.

– C'est lui, oui, mon père, balbutia-t-elle.

– Eh bien!.. pourquoi voulez-vous qu'il m'ait demandé votre main? Quelles raisons avez-vous de supposer qu'il me l'a demandée? Vous le connaissez donc?

– Mon bon père…

– Il n'y a pas de bon père ici, mademoiselle. Dans le fait, il me semble avoir vu ce prestolet vous parler avec une animation… Il a peut-être osé vous dire qu'il vous aimait!..

– Je jure sur…

– Assez! Du moment où vous jurez, c'est que mes présomptions sont justes. Ma fille, une Puymandour, écoute des déclarations et ne me prévient pas! Morbleu! il vous a peut-être aussi écrit, ce faquin!..

Elle était incapable d'un détour; elle garda le silence; sa physionomie avait l'expression la plus suppliante.

– Vous vous taisez, poursuivit M. de Puymandour, donc j'ai deviné… Qu'avez-vous fait de ces lettres?

– Je les ai…

– Silence! Vous les avez soigneusement conservées, cela va de soi. Mais on ne me trompe pas; je veux les voir, où sont-elles?

– Mon père, je le promets…

– Ces lettres!.. interrompit M. de Puymandour d'une voix formidable, où sont-elles? il me les faut, je les veux. Je les aurai quand je devrais faire fouiller toute la maison!..

Contre une telle colère, la pauvre fille était sans force.

Ces lettres chéries, si précieusement conservées, elle les livra.

Il y en avait quatre, réunies et attachées avec une petite faveur bleue. Il en prit une au hasard et commença de lire à haute voix, entremêlant sa lecture d'invectives et d'exclamations:

«Mademoiselle,

«Bien que je ne redoute rien tant que de vous déplaire, j'ose encore, et malgré votre défense, vous écrire. Pardonnez-moi… J'apprends que vous êtes sur le point de quitter Paris pour plusieurs mois.

«J'ai vingt-quatre ans, je suis orphelin et maître de mes actions, j'appartiens à une grande et honorable famille, ma fortune est considérable, et… je vous aime du plus profond et du plus respectueux amour.

«Je viens vous supplier de m'autoriser à demander votre main à M. de Puymandour.

«Mon grand-oncle M. de Sairmeuse, qui a l'honneur de connaître monsieur votre père, serait près de lui mon répondant et mon interprète à son retour d'Italie, ou il est encore pour trois ou quatre semaines au plus.

«Daignez m'excuser, mademoiselle, etc.»

M. de Puymandour avait de l'esprit, mais pas assez de tact pour reconnaître que la sécheresse de cette lettre était une délicatesse de celui qui l'écrivait.

– Joli! s'écria-t-il, très joli! Peste! il n'y va pas par quatre chemins, ce monsieur! Ce billet me dispense de lire les autres… Et vous, qu'avez-vous répondu?

– Qu'il devait s'adresser à toi, mon bon père.

– Vraiment!.. C'est bien de l'honneur, en vérité. Et vous avez pu croire que j'accueillerais comme cela, tout d'un coup, les prétentions de cet étourneau! Ah çà! vous l'aimez donc!..

Elle détourna la tête sans affectation; ses larmes, qu'elle s'était efforcée de retenir, jaillissaient.

Cet aveu – c'en était un – exaspéra M. de Puymandour.

– Vous l'aimez!.. reprit-il d'une voix éclatante, et vous avez l'audace de me l'avouer! En quel temps vivons-nous!.. Pauvres pères!.. Nous dormons sur la foi des traditions d'honneur de nos ancêtres, et nos filles en profitent pour négocier des mariages avec le premier jeune fat qui les a séduites en conduisant un cotillon avec grâce. Nos filles veulent faire à leur tête. Mais comme elles sont sottes, comme elles sont inexpérimentées, elles donnent dans tous les piéges que leur tendent des intrigants…

Cette brutalité révolta Mlle Marie.

– M. de Croisenois, mon père, répondit-elle, est de bonne maison, sa famille…

– Allons!.. vous ne savez ce que vous dites. Le premier des Croisenois était un petit commis de Richelieu, un gratte-papier. Louis XIII lui conféra des lettres de noblesse pour on ne sait quelle ténébreuse commission. On connaît son armorial, peut-être. A-t-il seulement des moyens avouables d'existence, votre mince marquis?..

– Il a cinquante mille livres de rentes, mon père.

– A ce qu'il dit…

– D'ailleurs ne suis-je pas assez riche pour deux?

M. de Puymandour s'inclina ironiquement.

– Nous y voici donc, fit-il en goguenardant. Assez riche pour deux!.. Parbleu! c'est juste ce qu'il a calculé, votre freluquet. J'ai crié le chiffre de votre dot par dessus les toits. Vous avez pris pour vous, ma chère, les hommages passionnés qui s'adressaient à mon argent. C'est-à-dire que j'aurais travaillé vingt ans pour ce Croisenois. Rayez cela de vos papiers… Et c'est vous, une personne de sens, qui vous laissez duper ainsi!..

Jamais la pauvre fille n'avait autant souffert.

– Tu te trompes, mon père, interrompit-elle avec l'accent de la plus inébranlable conviction, je réponds de son désintéressement comme du mien.

– Chansons!.. Prétendriez-vous m'apprendre la vie? Je juge ce jeune homme sur ses actes. Qu'espérait-il en s'adressant à vous en secret? Vous intéresser, vous compromettre, vous séduire!.. et, qui sait? rendre impossible votre mariage avec un autre.

– Oh! pourquoi supposer…

– Je ne suppose pas, j'affirme. Savez-vous ce que fait un homme d'honneur, quand il devient amoureux?

– Mon bon père!..

– Il va trouver son notaire, mademoiselle…

– Cependant…

– Silence!.. et il lui expose sa situation et ses intentions. Ce notaire, aussitôt se rend chez le notaire de la jeune personne, et quand ces deux notaires ont examiné et étudié la convenance d'une alliance, s'ils l'approuvent, on laisse le cœur parler.

Que répondre!.. Mlle Marie pleurait à chaudes larmes.