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L'enfer et le paradis de l'autre monde

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L'enfer et le paradis de l'autre monde
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Émile Chevalier
L’ENFER ET LE PARADIS DE L’AUTRE MONDE

Préface

Il y a quelques mois, j’habitais une petite ville bourguignonne, renommée pour ses usines métallurgiques. Un jour, il m’arriva d’assister à une réunion chez des forgerons, qui témoignèrent l’intention d’émigrer au Canada, parce qu’on y parle la langue française. Connaissant, par un séjour de plusieurs années, le pays où ces braves gens voulaient aller, je combattis leur projet.

«Rendez-vous aux États-Unis, puisque votre désir est de quitter la France, leur dis-je; mais gardez-vous de porter votre intelligence et vos bras dans les colonies britanniques de l’Amérique du Nord».

Et je donnai mes raisons.

Ces raisons, on les trouvera exposées dans ce livre, publié, pour la première fois, en 1857, à Montréal, et tiré à cinquante mille exemplaires, tant en français qu’en anglais.

Si quelques-uns des motifs qui l’ont dicté n’existent plus, comme le traité de réciprocité entre le Canada et les États-Unis, il n’en est pas moins toujours vrai que la Grande-Bretagne décourage systématiquement l’industrie et les arts utiles dans ses colonies; que, chaque année, les Canadiens eux-mêmes fuient une patrie où ils ne trouvent point de travail, malgré les immenses ressources naturelles dont abonde leur pays.

Il n’en est pas moins toujours vrai que le Canada ne sera jamais prospère et grand que lorsqu’il se sera annexé à la République des États-Unis.

H.-Émile Chevalier.

Paris, juillet 1866.

I. Le foyer du colon

Ce jour-là Toronto, la capitale du Haut-Canada, était froid, monotone et mélancolique. Épaisse aussi, bien épaisse était la neige sur les larges et tristes voies passagères. Dans les rues désertes, comme dans la campagne, à travers les arbres, au faîte des édifices, et loin, fort loin sur la baie silencieuse, ce n’était que neige! – neige ici, neige là, neige partout.

Du nord s’élançait une bise piquante qui balayait les plaines, balayait la ville et balayait le lac; de lourds nuages noirs marchaient péniblement au ciel, et ils étaient tout chargés de neige, encore de la neige. Le vent les chassait lentement en gémissant, d’un ton lugubre, le long des artères de la cité.

Chacun, chaque chose avait cet aspect triste qu’une journée aussi sombre, aussi glaciale pouvait évoquer.

Les maisons elles-mêmes avaient l’air ennuyé et mal à l’aise. Il semblait qu’elles regardassent avec humeur les rues solitaires et se serrassent les unes contre les autres en tremblotant et se plaignant comme de véritables mortelles.

Les fenêtres aussi étaient délaissées et n’annonçaient que trop combien peu on s’amusait dans les appartements qu’elles éclairaient.

Les quelques traîneaux dont, de temps en temps, tintaient les clochettes à travers l’air froid et humide remplissaient d’une sensation désagréable par leurs sons discords et criards.

Les piétons qui cheminaient sur les trottoirs étaient enveloppés jusqu’à mi-visage dans des fourrures et chaussés de mocassins. Ce qu’on apercevait de leur face était bleui par la vivacité de l’atmosphère, et ils se heurtaient gauchement, s’il arrivait qu’ils se rencontrassent le long de l’étroite piste.

On aurait dit que tous étaient dehors contre leur gré, et qu’ils se hâtaient de rentrer chez eux, à l’exception de quelques individus de taille malingre, courbés, à moitié couverts contre les rigueurs de la saison, et qui se tenaient au coin des rues, regardant d’un œil d’envie, tantôt les magasins, tantôt les gens confortablement vêtus qui les coudoyaient en passant.

Les traits des pauvres malheureux portaient imprimée en caractères éloquents cette silencieuse requête:

«Oh! il fait bien sombre et bien froid; vous avez une chaude maison pour vous abriter, vous; mais nous n’en avons pas, ou si nous en avons une, le vent y filtre partout, la neige s’y glisse et la pauvreté a laissé éteindre le feu dans l’âtre».

Si l’on se sentait mal et chagrin au cœur de la ville, au sein même du luxe et de la richesse de la populeuse cité, à plus forte raison il en était ainsi dans les faubourgs, sur les mornes marécages où de chétives habitations maigrement distribuées perçaient à peine les bancs de neige que la tourmente y avait entassés.

C’est là que vivent les esclaves de la peine, les enfants de bien des maux, le misérable et le mendiant; là aussi hurlaient et se lamentaient les vents malicieux, le jour où commence cette histoire; là, ils soulevaient la neige et la fouettaient contre les pauvres demeures; là, ils tourbillonnaient, tourbillonnaient autour de chaque cabane, cherchant une ouverture pour entrer, sifflant avec furie quand ils l’avaient trouvée, ou s’éloignant bruyamment quand ils n’en découvraient pas et comme si toute leur malice était uniquement dirigée contre les déshérités de la fortune, de même que, dans le monde, le fort s’exerce surtout contre le faible, parce que ce dernier n’a rien pour se préserver de ses rudes attaques.

Oui, souffle, mugis et fais rage, ô vent! tu as un rôle à jouer dans ce grand drame. Quelques-unes de tes victimes sont déjà bien misérables; tu penses encore à ajouter à leurs angoisses, ce n’est qu’un autre artifice dans ce long catalogue de détresse. Oui, quelques-unes sont déjà bien dénuées, – oui, même dans cette petite hutte autour de laquelle tu te livres à une hilarité si éclatante, si ironique – elles sont bien dépourvues, il ne manque pas de trous pour te laisser entrer; on ne peut t’expulser: entre donc, ô vent; nous te suivrons.

C’était une des plus laides et des plus repoussantes cabanes qui fussent en ce lieu; et Dieu sait que la laideur ne manquait point parmi elles. La seule fenêtre qu’elle possédât était brisée et grossièrement raccommodée avec des haillons; la porte raboteuse paraissait avoir peine à se tenir sur ses gonds; l’escalier et diverses parties de la charpente extérieure avaient été enlevés, afin d’aider à résister momentanément à l’ennemi commun; et c’était, en somme, une habitation aussi inhospitalière qu’on en peut imaginer une pour abriter une portion de l’humanité.

L’intérieur n’était pas moins repoussant que l’extérieur.

Il se composait d’une seule chambre, dont le plancher, la tablette de cheminée et les lambris avaient disparu.

Quelques braises, se consumant lentement dans le foyer sans chaleur, disaient assez pourquoi le peu de mobilier de cette pièce paraissait avoir partagé le même sort, car il était mutilé, défiguré, au point que ces restes semblaient bons tout au plus à faire aussi du feu.

La neige moite s’était introduite de toute part. Elle marquait le sol en vingt places, et les vents coulis exhalaient de tout côté leur haleine glaciale.

Vraiment, il ne faisait ni chaud ni bon dans la pauvre cabane ce jour-là!

On y remarquait deux jeunes filles, puis un tout petit garçon accroupi en un coin de la cheminée, et leur mère portant un enfant à la mamelle.

Les filles et la mère étaient assises devant les charbons agonisants.

Leurs corps grelottaient et leurs visages étaient enfouis dans leurs mains, comme si elles eussent voulu échapper à leur dénuement en en bannissant mécaniquement l’image de leur esprit.

L’aînée, qui pouvait avoir dix-huit ou dix-neuf ans, levait de temps en temps la tête, jetant tristement ses yeux sur le taudis, puis sur sa mère qui pleurait, puis sur le petit garçon étendu près de l’âtre glacé, et puis elle replongeait sa figure entre ses doigts amaigris, avec une expression de douleur que rendait plus amère encore le silence qui enveloppait cette scène.

Elle était belle pourtant la jeune fille! Ses formes ne semblaient point avoir été pétries pour donner asile au chagrin; et si le chagrin s’était logé chez elle, il n’avait pu la dépouiller de ses attraits; elle était charmante, toute pleine de grâces, quoique bien vives fussent les peines qui troublaient sa vie.

Ses cheveux flottaient en désordre sur ses épaules, et les pommettes de ses joues brillaient d’un éclat de mauvais augure; mais dans ses grands yeux noirs rayonnait une beauté calme, et toute sa physionomie reflétait une tranquillité d’âme que la négligence ne pouvait déguiser et la misère qui l’environnait effacer entièrement. Il y avait quelque chose de céleste dans ce galetas, quoique les peines de notre monde l’eussent si affreusement marqué de leur cachet.

La plus jeune fille n’était pas aussi belle que sa sœur. Mais elle avait la même physionomie et la même régularité de traits, dont on pouvait parfaitement retrouver l’origine dans le visage hagard, flétri par les soucis et encore distingué de la mère.

Moins remarquablement symétriques que chez son aînée, ces traits la rendaient plus jolie et plus piquante.

Quand elle redressait la tête, ses yeux étincelaient, au milieu d’une détresse si grande, d’une animation qui inspirait des appréhensions, car son regard disait que les malheurs dont elle était assiégée parlaient un langage étrange à son esprit inexpérimenté.

Une ombre d’expression semblable nuançait parfois l’air de sa sœur, quoique cette ombre fût si affaiblie par l’éclat d’une beauté supérieure qu’elle était à peine perceptible.

Bien que très légères, ces teintes soulevaient néanmoins de terribles inquiétudes dans le cœur de la pauvre mère, car, lorsqu’elle arrêtait les yeux sur ses filles bien-aimées, elle secouait douloureusement la tête, soupirait, pleurait et pressait convulsivement le nourrisson contre son cœur, comme si une affliction nouvelle s’était emparée d’elle, et comme si les mots qu’elle aurait voulu prononcer s’étaient enfuis de ses lèvres.

– Ô ma mère! c’est bien dur, c’est bien dur! s’écria tout à coup la fille aînée en pressant fébrilement sa tête entre ses mains. Nous ne pouvons, cependant, mourir de faim; mais que faire?

 

Elle se leva et commença de se promener dans la chambre en serrant toujours sa tête avec ses mains et paraissant plongée dans un abîme de réflexions.

Sa mère la suivait incessamment des yeux; mais elle avait le cœur trop gonflé de ses propres chagrins pour la pouvoir consoler par des paroles.

– Ma mère, ma mère! reprit la jeune fille s’arrêtant et plongeant ses regards dans ceux de la pauvre femme, nous sommes bien infortunées! Voyez! peut-il y avoir un pire destin? Point d’ouvrage, il n’y en a pas dans tout le pays. Mon père a tout essayé. Mark aussi, et nous-mêmes avons essayé mille fois, mais inutilement: il n’y a rien, rien! Faut-il donc que nous mourions ainsi de faim, dites, ma mère?

– Eh bien, moi je ne mourrai pas! fit la plus jeune, frappant ses genoux de ses poings fermés. Je ne sais pas ce qu’avait mon père de s’arrêter dans un pays aussi pauvre que celui-ci, tandis qu’il aurait eu tant d’ouvrage dans les États-Unis, s’il y était allé quand il le pouvait. Non, ça ne peut pas durer comme ça. J’aimerais mieux mourir la première.

La malheureuse mère portait ses regards de l’une à l’autre de ses filles d’un air effrayé, comme si elle lisait dans leur agitation et leur langage quelque chose de plus épouvantable que toute la misère qui les entourait.

– Non, non, Madeleine, Ellen, ça n’en viendra pas là. Un peu de patience, je vous prie; nous devons tous avoir un peu de patience, dit-elle tendrement.

– À quoi bon la patience? repartit brusquement la cadette; si nous ne pouvons avoir d’ouvrage l’été, comment pourrons-nous en avoir l’hiver? Ça ne signifie rien que votre patience!

– Oh! Madeleine! Madeleine! cria l’aînée; ne parle pas si durement à notre mère: ce n’est pas sa faute!

– Je le sais bien, répliqua Madeleine; aussi je ne lui parlais pas durement.

– Ah! c’est qu’en effet c’est bien dur, n’est-ce pas, ma mère? dit Ellen. Est-il possible d’être dans une si affreuse condition, quand tous nous voulons travailler, et quand il y aurait tout plein d’ouvrage dans le pays, si les Américains ne nous volaient pas tout, comme nous l’a dit le fabricant de cols de chemise? Et qu’est-ce que ça lui fait à lui, si les reliures des livres, ou les cartonnages, ou ce que nous pouvons faire est fait hors du pays, tandis qu’on nous laisse mourir de faim ou mendier ou faire Dieu sait quoi pour vivre? Hélas! il y a dans cette ville des centaines de filles dans la même position, à ce moment. Si notre père ou Mark pouvait faire quelque chose! mais il n’y a pas plus pour eux que pour nous dans tout le pays. Oh! que faire? que pouvons-nous faire? répéta-t-elle en se tordant les mains et en marchant follement dans la chambre. Mère, chère mère, on ne peut rester comme ça; c’est impossible, je le répète!…

– Patience, Madeleine, patience, dit la pauvre femme. Ça ne durera pas longtemps ainsi, nous aurons bientôt un changement.

– Bientôt, c’est encore trop longtemps! fit Madeleine d’un ton amer. Y a-t-il encore de l’espérance? croyez-vous qu’il y ait encore de l’espérance?

Et la malheureuse fille vint tomber aux genoux de sa mère.

– Non, s’écria Ellen, non, je n’en vois point; il n’y en a point. Est-ce que tous ces pauvres gens qui, comme nous, sont sans ouvrage ne seraient pas heureux de travailler s’ils avaient du travail? Ils ne le peuvent pas plus que nous, voilà tout. Ici ce sont les étrangers qui font tout, mais les habitants, on les laisse mourir de faim, voilà ce que vous dirait un enfant. Qu’est-ce que notre père est venu faire ici? Jamais nous n’avons porté d’aussi misérables haillons! ajouta-t-elle en regardant avec une sorte de honte les guenilles qui composaient son habillement.

En entendant ces plaintes, la pauvre mère était toute troublée, et son cœur battait fort, car l’avenir lui apparaissait certainement sous des couleurs aussi sombres qu’à ses filles, et le présent était, hélas! intolérable.

À ce moment la porte de la hutte s’ouvrit et un gamin de dix ans, dont les vêtements en lambeaux étaient chargés de neige, arriva en gambadant dans la chambre.

Dans ses petits bras, rougis et gercés par le froid, il tenait quelques morceaux de bois à brûler.

– Tenez, maman, dit-il en jetant son fardeau sur les cendres chaudes, voilà du bois.

– Tu es un bon garçon, Jean, répondit sa mère en le caressant. Comme tu as froid! tu dois être gelé. Mais où as-tu eu ce bois, Jean?

– Oh! bien, je l’ai eu, répondit-il en détournant la tête.

– Mais où, Jean?

– Écoutez donc, il n’y a personne qui voudrait m’en donner, vous le savez bien, répliqua-t-il négligemment, et puis il vous faut du feu; ainsi j’ai eu ce bois-là et j’en aurai encore.

– Oh! Jean, Jean, tu ne l’as pas volé? s’écria la malheureuse mère, donnant le nourrisson à sa fille cadette, et s’agenouillant devant le petit garçon, qu’elle examina avec une anxiété fiévreuse.

– Jean, mon cher Jean, dis-moi que tu ne l’as pas volé?

– Eh! ma foi, peut-être que oui, dit-il maussadement. Pourquoi aussi ne voulait-on pas me donner du bois? Il vous fallait du feu, maman. Je n’aurais pas fait ça pour moi. Mais pour vous… D’ailleurs, Tom William le fait, et il dit qu’il n’y a pas de mal à ça, si on ne peut avoir d’ouvrage pour acheter du bois. Et comme ça, c’est bien, n’est-ce pas, maman? dit-il en sautant dans la chambre pour se réchauffer.

– Non, non, Jean, c’est très mal; tu vas reporter ça… et tout de suite. Il ne faut pas voler, même pour ta pauvre mère, Jean. Nous ne pouvons rester sans feu, c’est vrai; mais tu ne dois pas être un voleur, non, non! Prends-moi ce bois et, reporte-le comme un honnête garçon, dit-elle, en essayant de lui replacer le fagot dans les bras.

– Non, je ne le reporterai pas, dit-il en rejetant le bois dans le foyer; je ne le reporterai pas, quand vous êtes tous gelés et qu’il n’y a pas un brin de bois à la maison. Prenez-le pour cette fois, maman, et peut-être que je n’en chiperai plus jamais.

– Ah! jeune enfant, voilà que tu voles! Et que te dit la justice? Ses ministres voient-ils en toi les semences du crime dont les cachots cueilleront le fruit? voient-ils en toi le germe de ce qui constitue les coupables? Leur main va-t-elle s’étendre vers toi pour t’administrer l’antidote au poison qui déjà circule en tes veines, ou n’ont-ils rien que le châtiment pour le cultiver et le développer, pour que les prisons ne soient pas vides et que les cours de police ne chôment pas?

– Ce n’est pas tout, continua le petit Jean, tirant de sa poche une pièce de monnaie et un billet tout froissé; tenez, regardez, maman, ce que m’a donné un homme, pour porter cette lettre à Madeleine.

Les joues de la jeune fille pâlirent affreusement.

D’une main tremblante elle arracha la lettre à son frère et la cacha dans les plis de son corsage; mais ce fut sans mot dire, et sa confusion n’en fut que plus apparente.

Un horrible soupçon avait jailli dans le sein de la mère; des larmes brûlaient les paupières de la pauvre femme.

– Oh! Madeleine, Madeleine! s’écria-t-elle après un instant de pénible silence, de qui vient cette lettre? – Est-ce de Guillaume, Jean?

– Non, ce n’est pas de Guillaume, maman; c’est d’un monsieur.

– Madeleine, ça paraît bien drôle, dit la mère éperdue; confie-moi ce que c’est. Tiens, voici ton père qui rentre, je vais tout lui dire.

– Non, ma mère, non, je vous en prie! s’écria la jeune fille en apercevant un homme qui passait près de la fenêtre et se dirigeait vers la porte; non, ne le lui dites pas, je vous avouerai tout, mais ne le lui dites pas!

– Madeleine, ma pauvre Madeleine! fit la malheureuse femme tombant à genoux et saisissant sa fille dans ses bras, cette atroce misère nous tuera tous! Madeleine, ma pauvre Madeleine!

Venez, vous les heureux du monde et contemplez ce tableau.

C’est le temps de fêter, de danser, de vous réjouir; c’est le temps de vanter les charmes de la vie; mais avant que vous ne vous soyez plongés trop avant dans l’ivresse de vos plaisirs, détournez-vous un instant du sentier jonché de fleurs où vous passez l’existence et jetez les yeux de ce côté.

Si c’est une fable que nous écrivons, s’il n’y a point de vérité dans les portraits, ah! soyez aveugles si vous le voulez; mais s’il est vrai qu’à votre porte même la misère grelotte de froid et de faim; s’il est vrai que telles sont les tristes réalités du jour, qui se multiplient et grossissent dans les grandes villes canadiennes à mesure que s’écoulent les années, alors il est bon, pour vous qui êtes riches, contents et prospères, que vos oreilles soient ouvertes, que votre main s’étende aux malheureux; car, si vous ne pouvez leur donner un abri et du pain en échange du dur travail qu’ils feraient volontiers pour vous, il vaut mieux les traiter en mendiants, leur jeter une froide aumône, ou les chasser épouvantés de vos rivages, que de les abandonner aux serres du besoin. Ils ne veulent ni être des quêteux ni fuir la terre qui leur donnera du pain. Ils ne demandent qu’à travailler pour vivre; à travailler pour que leurs enfants aient du pain! Pourquoi donc n’entend-on pas leur prière dans cette vaste contrée? Pourquoi ne profite-t-on pas au Canada de sources de richesses qui feraient de ce beau pays un immense empire? Pourquoi, là où la nature a été prodigue de ses bienfaits et où elle a donné des trésors qui satisferaient largement vingt millions d’habitants; où rien ne manque pour asseoir les bases d’un gigantesque royaume et le rendre florissant, pourquoi, là, le génie et l’habileté des deux races française et saxonne manquent-ils à ce degré que les pauvres éparpillés sur cet immense et fertile territoire sont sans pain et se sauvent par milliers de ces bords, pour aller dire aux habitants des contrées lointaines: «Les Canadiens sont dans la pénurie, n’émigrez point chez eux». C’est là, ô Canadiens, le problème que vous avez à résoudre; et si vous vous levez et jetez un regard sur vos affaires, vous verrez que le temps est venu.

II. Pauvreté et manque d’ouvrage

Pourquoi donc t’arrêter là, pensif, au seuil de ta porte? Pourquoi tes yeux sont-ils humides et ta main tremble-t-elle sur le loquet? Ton cœur ne devrait-il pas bondir de joie et ton visage rayonner d’allégresse: car c’est là ta maison, si je ne me trompe, et tes enfants t’attendent?

Voyez-le sur le pas de sa porte, vous pères et maris des familles heureuses! Il hésite, il chancelle presque; son esprit se replie douloureusement sur lui-même; il craint jusqu’au regard de ceux qu’il chérit: peut-il compter la somme de ses lourds chagrins?

Entre, entre, misérable! Pour toi point d’espoir: comme deux galériens, la pauvreté et toi êtes rivés à la même chaîne; ton aspect ne la chassera point du taudis; – n’avez-vous pas, elle et toi, taille grêle, membres décharnés, visage famélique, vêtements en haillons?

Il se nomme Mordaunt. Il a immigré au Canada avec sa famille, dans l’espoir d’améliorer sa condition et de trouver un foyer pour ses chers enfants.

Mais, au lieu de l’abondance, c’est la pauvreté qui lui a tendu les bras en débarquant; au lieu du bourdonnement de l’industrie, du résonnement de l’enclume, des joyeux bruissements des métiers à tisser, du sifflement des machines à vapeur, les lamentations et les plaintes des malheureux remplissent les chemins, et tout en mettant le pied sur le rivage, l’émigrant a vu s’évanouir ses plus chaudes espérances.

Pourquoi? C’est à vous de répondre, ô Canadiens!

Les enfants aimaient leur père, la femme aimait son mari.

Quand il parut, ils refoulèrent leurs douleurs.

Mais il se fit aussitôt un silence lugubre, mortel dont tout leur amour ne put bannir la funeste impression, et sur leurs joues s’étendit une pâleur que nulle affection ne pouvait masquer.

Dans le cœur du pauvre homme se ficha une nouvelle angoisse. De ses lèvres disparut le maladif sourire qu’il y avait appelé, et il se prit à promener autour de lui un regard incertain, comme s’il doutait qu’il eût bien fait de franchir le seuil de sa demeure.

– Allons, Édouard, dit sa femme, qui avait déjà lu sur sa mine effarée qu’il revenait affamé et sans avoir réussi dans ses démarches; allons, Édouard, ne reste pas au froid et viens t’asseoir près du feu; tu dois avoir bien froid, et tu n’as rien mangé depuis ce matin. Jean, fais un bon feu, mon gentil garçon. Et toi, Ellen, prépare quelque chose à dîner pour ton père. Nous ne t’attendions pas, Édouard, parce que nous ne savions pas à quelle heure tu rentrerais. Il fait bien froid dehors, n’est-ce pas?

– Marguerite, dit-il tendrement, tu es trop bonne.

Et en prononçant ces paroles, son corps tremblait d’émotion. Il s’assit et s’enfonça le visage dans les mains.

Merci, merci à vous, Marguerite!

 

Oui, c’est une simple, mais bien vive affection qui vous inspire.

Il ignora les douleurs qui vous percèrent le cœur, quand vos lèvres encouragèrent votre enfant, votre enfant voleur, à allumer le fagot dérobé, afin d’égayer un peu le pauvre père désolé.

Oui, et ce fut une sainte tendresse aussi qui vous engagea à lui cacher que le saloir et la huche étaient vides et à inventer la fable du dîner habituel.

Oui, et il vous aime à cause de cela. Et quand les mauvais jours seront passés, quand l’été sera revenu, votre récompense, ô Marguerite, sera bien grande!

– Marguerite, dit Mordaunt dès qu’il fut suffisamment maître de son émotion, il est inutile de nous le cacher plus longtemps, il n’y a pas du tout d’ouvrage dans le pays. Il ne nous reste que deux alternatives, Marguerite: – ou de demeurer ici et y mourir de faim, ou de nous en aller avant qu’il ne soit trop tard.

– Eh bien, Édouard, s’il y a encore une chance, partons: c’est notre devoir.

– Oui, nous partirons, quoique voyager sans secours soit une terrible chose en cette saison. Mais c’est notre unique ressource. Triste pays que celui-ci! Ah! je suis bien fâché d’y être venu. Il n’y a d’ouvrage pour personne, jeune ou vieux, et quoique nous ne soyons qu’une taxe imposée à la charité des gens, on dirait qu’ils ont peur de nous laisser partir. Je me demande ce qu’ils aiment le mieux de voir leurs rues vides ou de les voir remplies de quêteux et de vagabonds.

– Le fait est que c’est bien désolant, Édouard; mais peut-être les gens d’ici n’y peuvent-ils rien.

– Oui, Marguerite, reprit-il en jetant un regard désespéré sur ses enfants en guenilles; oui, mais pourquoi n’y peuvent-ils rien? Pourquoi? reprit-il en tenant les yeux attachés sur sa fille aînée. Quelle est la raison de toute cette misère? Si le Seigneur avait fait de ce pays un désert stérile, improductif; s’il ne l’avait pas comblé de ses bienfaits, alors nous n’aurions pas le droit de nous plaindre. Et ce n’est pas, vois-tu, Marguerite, qu’il n’y ait pas d’ouvrage dans le pays! On ne peut faire un pas dehors sans voir où les étrangers nous ont enlevé le pain de la bouche. Ah! il y en a à faire de l’ouvrage dans le pays! Nous le pourrions faire aussi bien que les étrangers, et à meilleur marché, mais on nous plante là, pieds et poings liés pour ainsi dire, tandis que les étrangers enlèvent tout ce que nous pourrions gagner, et même notre argent pour enrichir leur patrie et embellir leurs habitations. Nous, nous mourons de faim ou mendions ce pain que nous voudrions pouvoir gagner! Est-ce de la justice? est-ce que ça ressemble à de la justice? s’écria le pauvre homme excité par la révoltante absurdité du tableau qu’il venait de tracer.

Tu as raison, Mordaunt! c’est là une étrange justice, ou la justice est aveugle! Il faut que ta modeste simplicité creuse plus profondément que la science de ceux qui déclament dans les parlements, sans quoi cette naïve plainte n’aura point d’écho. Tu as bien raison de t’étonner. Une candeur et une sagesse plus grandes que les tiennes peuvent être surprises de cette étrange politique qui nourrit, vêtit et enrichit l’étranger, alors que les enfants du Canada manquent de pain. Mais débarrassez-vous de l’Angleterre, de sa tyrannie; annexez-vous aux États-Unis, et l’abondance, la félicité deviendront votre partage comme le leur.

– Oh! papa, dit l’aînée des filles, pourquoi n’avez-vous pas fait de nous des servantes? Pourquoi ne nous mettrions-nous pas en service?

Un instant le père la considéra avec une morne tristesse, puis il s’écria:

– Non, mon enfant; non, vous n’avez pas été élevées pour ça. Pourquoi ferais-je de vous des servantes? Pourquoi, continua-t-il en arpentant rapidement la chambre, vous enverrais-je remplir un métier avilissant sous le toit d’un autre? Je ne suis pas un vieillard affaibli qui a besoin que ses enfants le nourrissent. J’aurais pu rompre ma famille, envoyer l’un d’un côté, l’autre de l’autre pour être esclaves chez les riches; j’aurais pu faire ça, sans venir sur la terre étrangère. Non, mon enfant, ça ne nous rapporterait rien, et il serait maintenant trop tard pour le faire. Ensemble nous quitterons cette contrée, je ne puis vous laisser derrière moi. Sans ça je partirais seul. Non, non, je ne puis et ne veux pas vous laisser seules. Nous partirons tous, Marguerite. Comme ça, je vous aurai toujours sous ma protection et nous mendierons ensemble, s’il le faut.

Madeleine, qui, depuis l’arrivée de son père, s’était assise en un coin et avait tenu ses regards baissés vers le sol, les releva vers lui au moment où il prononça ces mots.

Remarquant la vive anxiété qui se peignait dans les traits de sa fille, Mordaunt s’avança vers elle et dit, en lui posant affectueusement la main sur la tête:

– Madeleine, ma fille, il ne faut pas te laisser ainsi abattre. Guillaume viendra avec nous; Madeleine, je l’ai vu, ainsi que ton frère Mark, pauvre garçon! nous partirons ensemble. Allons, mon enfant, du courage, tu auras une nouvelle robe avant Noël.

– Non, non, mon père, s’écria-t-elle, les larmes aux yeux et en s’attachant passionnément à son bras. Nous ne pouvons partir! Ma pauvre mère ne pourrait jamais marcher dans la neige si épaisse; ça la tuerait, ça nous tuerait tous, je le sais. Il vaut mieux rester où nous sommes. Maman, chère maman! ajouta-t-elle en tombant aux pieds de sa mère, vous ne partirez point, n’est-ce pas? Je sais ce qui arriverait et j’aimerais mieux mourir que de vous laisser partir, oui, maman!

La mère regarda sa fille. Leurs yeux se rencontrèrent, et elles se comprirent. Le cœur de l’ardente jeune fille se glaça, sa langue resta attachée à son palais. Elle se releva silencieusement, retourna s’asseoir dans son coin, et s’enveloppa encore dans la mélancolie de ses pensées.

D’étranges pensées sont aussi en vous, Mordaunt, et votre œil se trouble en s’arrêtant sur la belle jeune fille. Elle vous aime, Mordaunt; oui, elle vous aime. Mais l’amour n’est pas toujours sage, et l’humanité est très faible. Elle est votre fille, Mordaunt, et sa misère l’a aveuglée: prenez garde, car vous l’aimez bien aussi, vous!

Le soir est venu. Le vent a cessé de gronder et de se briser contre la cabane, la lune filtre les rayons de sa lumière souffreteuse dans le pauvre logement, et, rassemblés autour des dernières braises mourantes du bois volé, les habitants parlent de leur prochain départ, demain.

– Mark viendra, n’est-ce pas, Édouard? dit madame Mordaunt. Je me demande où il a pu être toute la journée. L’as-tu vu depuis ce matin?

– Non, le pauvre enfant, non… Il a presque perdu la tête. C’est un bon ouvrier, pourtant; aussi ferme à l’ouvrage que pas un. Avant de venir ici, il était industrieux; mais n’avoir rien à faire! ça lui a dérangé l’esprit. Aussi n’est-il pas étonnant qu’il soit tombé en mauvaise compagnie! Ce n’est pas sa faute, non, quoiqu’il ne faudrait pas le lui dire. Mais ce n’est pas étonnant. Oui, il viendra, et il sera bien heureux de venir.

– Oh! maman, maman! s’écria la plus jeune fille, se levant alarmée par un bruit de l’extérieur.

– Écoute, Édouard, écoute! fit la mère effrayée; le tocsin! Mark, Mark, mon pauvre cher enfant, où est-il?

Mordaunt se leva et prêta l’oreille. Le lugubre tintement des cloches augmentait de plus en plus, et de nombreuses clameurs semblaient annoncer un incendie considérable.

– Vite! s’écria Mordaunt; Ellen, mon chapeau! N’ayez pas peur, enfants, j’espère que ça ne sera rien.

Il allait se précipiter vers la porte, quand elle fut tout à coup ouverte; un grand jeune homme maigre, à la mine hâve, égarée, entra et la referma violemment.

Il paraissait ivre.

– Hourra! en voici un autre! Ça va, ça va, ma mère! Nous vous tirerons de là, quand nous devrions brûler toute la ville! Vive le feu, ma mère!

– Mark, dit sévèrement Mordaunt en saisissant le jeune homme par le bras, je t’ai averti, tu ne coucheras plus ici, si tu as commis ce crime. Tu es mon fils, mais n’importe, je ne garderai pas chez moi un incendiaire. Ainsi, va où tu voudras, il n’y a plus place ici pour toi.