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Madeleine jeune femme

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Du mois de décembre à Pâques nous dînâmes trois ou quatre fois chez madame Du Toit avec mon mari. La présence de mon mari légitimait, à mes yeux, les entretiens que je pouvais avoir seule à seul avec M. Juillet. Ces entretiens recherchés par moi, recherchés par M. Juillet, eussent, avec toute autre femme, été qualifiés de flirt. Jamais personne ne prononça ce mot à propos de mon amitié de prédilection. A Chinon, tout le monde concevait sur moi des soupçons; chez les Du Toit, ma réputation, établie une fois pour toutes, par une autorité constituée, était intangible. Ceux qui se permettaient quelque plaisanterie disaient que j'étais attachée à convertir M. Juillet, qui passait pour grand pécheur.

Parfois je pensais: «Est-ce que je regrette qu'il ne me parle pas d'amour?» Mais je chassais vite la réponse. Je ne voulais rien examiner de trop près, rien prévoir, presque rien savoir. Cette ignorance systématique était tout à fait contraire à mes habitudes. Et qu'une chose en moi se trouvât à ce point contraire à mes habitudes, je voulais encore l'ignorer. Cependant, parfois, la question se présentait à moi: «Mais enfin, s'il me parlait d'amour, que ferais-je?» C'était lorsque, silencieux, un peu préoccupé, il se tournait soudainement vers moi et que son regard parlait avant ses lèvres… Les lèvres parlaient ensuite et ne continuaient pas le langage des yeux…

Le ton de sa voix s'accordait quelquefois avec le regard. Le sens seul des paroles demeurait étranger. Mais moi, dont le cœur, le corps et toute la volonté fondaient à proximité de quelque chose de si doux, voilà que je n'entendais plus alors le sens des paroles… Et il vit bien, je crois, que ce n'était pas chez moi inattention, mais au contraire attention trop vive portée au seul point qui, dans sa causerie avec moi, comptait, avait de la valeur. La vérité m'oblige à dire qu'il en fut surpris désagréablement. Avait-il résolu de ne point me laisser apercevoir le sentiment qu'il pouvait avoir pour moi? Il me bouda un peu. Et je ne savais comment interpréter sa bouderie. N'était-elle qu'une méditation sur lui-même et sur son cas vis-à-vis de moi, qui, bon gré mal gré, – allons! il devait bien le remarquer! – devenait brûlant?

Ce fut une station pendant laquelle j'aurais pu, et j'aurais dû méditer, moi aussi, sur mon cas, qui en valait la peine. Mais, je ne voulais pas méditer, je ne voulais pas penser. Il n'y a pas une période de ma vie ou je me sois fuie plus résolument. Je ne cherchais qu'à m'étourdir, à me donner le change. J'ai compris, à cette époque-là, nombre de pauvres femmes que j'avais auparavant accusées sans pitié. C'était le moment pour moi de m'ouvrir à quelqu'un de confiance, à mon confesseur, en tout cas… Oui! mais outre que ma dévotion attiédie m'avait fait perdre l'habitude de m'ouvrir à un confesseur, je me suggestionnais avec acharnement afin de demeurer dans la quiétude la plus parfaite et dans la conviction qu'il n'y avait rien, qu'il ne saurait rien y avoir, enfin qu'une femme comme moi ne saurait courir aucun danger de cet ordre. Mon orgueil héréditaire, et tout le contentement de moi qui me venait d'une conscience jusqu'ici irréprochable, contribuaient à m'illusionner. Quand nous sommes vis-à-vis de l'amour, nous devons nous méfier jusque même de ce qu'il y a de meilleur en nous. Tout lui sert.

Est-ce que je n'allais pas jusqu'à me dire: «Il doit partir… Ne part-il pas bientôt? Ce départ arrangera tout…»

Peut-être pensait-il, lui aussi, à ce départ, pour tout arranger? peut-être même était-ce pour tout arranger qu'il avait prémédité son départ, voulu et organisé cette mission, conforme à ses goûts, je le veux bien, répondant assez bien au prétexte qu'il lui donnait, oui, encore! et qui pourtant m'étonnait… Toujours est-il que lorsqu'il me parla pour la première fois, après sa bouderie, en rompant sa bouderie, et en m'expliquant sa bouderie, il annonçait son départ prochain, moi étant visiblement à bout de nerfs, et lui… lui, amené, par quels secrets détours? à faire ce qu'il fit…

J'étais dans un état de trop grande surexcitation pour que je puisse me souvenir avec exactitude de ce qui se passa, entre le moment où il m'annonça qu'il partait «dans dix jours» et le moment où il fit la chose. Il me faut essayer de rétablir aujourd'hui ce qui dut se passer le plus probablement. Je crois qu'il n'avait pas l'intention de faire plus que de m'annoncer son prochain départ, en ajoutant quelques mots gracieux de regret. Il avait résolu cela, du moins, à la suite des réflexions faites durant la bouderie. Mais je crois aussi que je maîtrisai mal, moi, l'émotion que la date précise de son départ me causait. Il la vit. Et soudain il crut s'apercevoir que notre marche l'un vers l'autre, dans la pénombre et dans le secret, depuis des mois, nous avait rapprochés à ce point qu'un choc valait mieux qu'un recul avec toutes les civilités, bref, que son départ sans une parole eût été un peu tenu par moi comme une désertion. Alors, un déclanchement inopiné se produisit dans ses plans: il joua son va-tout! Il me fit une déclaration!

Mais une déclaration en règles, ce qui s'appelle une déclaration: la plus bourgeoise, la plus empesée, la plus lourde, la plus commune, la plus cinglante déclaration; une déclaration conforme à la formule, soumise aux exigences du cliché, dépourvue du ton émouvant et jusque même du regard qui donnaient tant de prix à la moindre de ses paroles ordinaires. Pourquoi faisait-il cela? Était-ce parce que précisément il était trop ému? était-ce parce qu'il n'avait jamais parlé d'amour à une femme comme moi? Était-ce parce qu'il s'imaginait qu'à une femme comme moi, il fallait, jusque pour le dérèglement, une proposition régulière?.. Je ne me demandai rien de tout cela sur le moment. Juger quoi que ce fût, et fût-ce l'acte le plus extravagant, venant de lui, m'était chose impossible. J'eus simplement la sensation, presque physique, de recevoir une volée de coups; et je frissonnai dans toute ma moelle. Et, instantanément, simultanément, je me dis: «Voilà l'amour… Il est nouveau pour moi, déconcertant, terrible!» Et je ne fus pas du tout offensée du caractère banal et maladroit qu'avait revêtu une déclaration adressée à moi par M. Juillet. J'acceptais la formule, comme une jeune fille accepte celle par quoi un monsieur qui va la demander en mariage, se déclare…

Le regret qu'elle n'eût pas été autre ne me vint pas. Je fus, je le confesse, toute heureuse et toute fière de l'avoir reçue. C'était quelque chose d'extraordinaire et d'inouï, qui, enfin, venait!.. C'était cela… Que béni fût cela!..

Mais, en même temps, et d'une source étrangère à ma conscience, mais non pas pourtant étrangère à moi, monta tout le long de mon corps, m'environna, s'appliqua sur tous mes membres et sur mon visage, avec l'exactitude d'un linge mouillé, quelque chose comme une réplique de moi, quelque chose d'aussi moi que moi, et que, cependant, je repoussais comme mon propre fantôme aperçu, hostile, armé contre moi. Oh! cela n'avait rien de fantastique ni de surnaturel; c'était une attitude qu'adoptait mon corps tout entier, une attitude que je sentais saisie avidement par chacun de mes membres, par chacun de mes traits, et une attitude en contradiction flagrante avec mes sentiments véritables, une attitude de catastrophe, de malheur public, une attitude d'appel désespéré à toutes les énergies sociales et privées!.. Je dus inspirer plus d'effroi que je n'éprouvais moi-même de stupeur. Je me sentais comparable à la chatte qui, de vivante caresse, se mue par un coup d'échine en le plus horrifique des monstres.

M. Juillet, qui me regardait, prit, lui, la figure d'un homme qui vient de commettre la plus irréparable bévue. L'impression fut courte et définitive. Je vis tous ses traits se déchirer, ses yeux, si expressifs et si beaux pour moi, se ternir, et la chair de ses joues, entre le nez et la lisière de la barbe, comme un sable humide, miné par la main d'un enfant, s'affaisser.

Mon attitude avait dû être pire que je ne me l'imagine, et, sans aucun doute, elle était à la déclaration une réponse catégorique et sans appel.

Il me dit, – oh! je me souviendrai toujours de ses pauvres lèvres subitement desséchées, d'où tant de paroles enchanteresses étaient auparavant tombées pour moi! – il me dit:

– Pardon! pardon! Je suis un sot, une brute immonde, pardonnez-moi! Ma vie est à vos pieds pour implorer de vous l'oubli de ce que j'ai fait!..

Cela se passait dans le salon de sa tante. Deux mètres ne nous séparaient pas de personnes qui, si elles nous eussent entendus, fussent demeurées sur place, et pétrifiées.

Cette dernière idée, – l'étendue du scandale que la moindre de nos paroles causerait si elle était surprise, idée qui s'alliait si bien à l'entreprise de défense de ma «seconde nature», – m'empêcha d'ajouter un mot à ceux que M. Juillet m'avait dits. Je l'avoue devant Dieu et devant les hommes: le mot que j'aurais ajouté eût crevé la digue à un torrent de tendresses refoulé, qui eût inondé le salon de madame Du Toit, et nous eût tous submergés, comme un déluge. Mon cœur débordait; peut-être n'aurais-je pas pu prononcer le mot; des larmes ou un geste amoureux de mes bras, voilà le langage qui eût répondu à M. Juillet. Peut-être fut-ce le caractère excessif de la démonstration, que je sentais le seul capable de traduire la vérité de mes sentiments, qui m'empêcha de répondre un seul mot!.. Je hasarde des hypothèses. Je ne sais pas. Je devrais constater uniquement le fait. Le fait est que j'éprouvais cette intensité d'émotion et de désir, et que quelque chose me paralysa; le fait est que je ne répondis rien. Nous fûmes mêlés, M. Juillet et moi, presque aussitôt, à des groupes différents.

Je crois bien, par exemple, que je n'aurais pas eu le courage de demander à mon mari de m'emmener, car, à la fois et presque avec égale force, je souhaitais et je redoutais que quelque chose de nouveau vînt s'ajouter à ma situation vis-à-vis de M. Juillet; mais mon mari me vit si pâle et si défaite qu'il me proposa lui-même de partir, et je n'opposai aucune résistance. Dans le fiacre, je fus parcourue de frissons, puis un grand tremblement m'agita tous les membres; mes dents claquaient; mon mari en entendit le bruit; il quitta sa pelisse pour me couvrir; il me passait un bras dans le dos, qui me faisait l'effet d'une armature de fer, glaciale; et il disait: «Nous voilà bien! Vous allez nous faire une maladie!..» Il me porta, en s'arrêtant pour souffler à chaque palier, jusqu'à notre cinquième, car il n'y avait pas d'ascenseur dans la maison que nous habitions; et il me mit au lit. Je ne pouvais ni me tenir debout, ni faire quoi que ce fût avec mes doigts. Il réveilla la nourrice pour me garder, au cas où il deviendrait nécessaire d'aller chercher un médecin. Mais au bout de vingt minutes, mon tremblement s'apaisa. Je me sentais anéantie et je m'endormis. Le lendemain, je n'étais pas malade; mais alors ce furent des larmes, sans répit. En pleurant, je demandais pardon à mon mari de tout le mal que je lui avais donné; je le remerciais en pleurant d'avoir quitté sa pelisse, de m'avoir montée dans ses bras; il était touché de mes excuses et de mes remerciements, et moi, de le voir touché, je pleurais de plus belle.

 

L'impression qui domina en moi, ce jour-là, fut que j'avais eu de la chance d'avoir été empêchée de répondre à la déclaration de M. Juillet; car, pensais-je, quelle honte je souffrirais aujourd'hui en face de mon mari! Antérieurement à tout cela, j'avais bien essayé de m'imaginer ce qui se passerait, après, si un jour M. Juillet me parlait; mais je n'avais pas imaginé que mon mari me couvrirait, après, de sa pelisse et me porterait dans ses bras jusqu'au cinquième étage. Impression rudimentaire, un peu puérile, d'ailleurs, et qui en amena toute une série d'un meilleur ordre. C'était la première fois, depuis qu'un grand trouble m'était venu de M. Juillet, que je pensais aux qualités de mon mari, à ses réelles et grandes bontés pour moi, à ce que je lui devais, somme toute, à mes devoirs envers lui. Je n'y avais jamais pensé parce que j'avais toujours assez lâchement reculé la possibilité même de commettre quelque acte positif contre lui. Des rêveries, des sentiments, des désirs, sous le prétexte que cela est vague, cela nous semble sans valeur; mais qu'un acte est donc vite accompli! Si j'avais répondu un mot, un seul mot, à M. Juillet, au lieu de le méduser avec ma figure de matrone offensée, ça y était! Oh! oui, car ce mot, chez une femme comme moi, inaccoutumée au langage galant, ignorante des demi-sentiments, ce mot eût été franc, entier, et tout mon cœur y eût passé.

Il fallut cette alerte pour me tirer de l'engourdissement moral où je gisais paresseusement depuis des mois, comme par l'effet d'un philtre. Ce n'était plus l'heure de faire la petite fille, l'innocente. Je voyais très bien désormais où cela pouvait me conduire. Il y a un moment, où, là comme à l'autel, il faut prononcer le «oui». Étais-je une femme, moi, à prononcer deux «oui» contradictoires? Je passai une matinée dans l'épouvante de ce que cette matinée aurait pu être si un souffle était sorti de ma bouche, la veille au soir…

Je pris les plus sincères résolutions. J'avais une telle peur de moi, que j'allai me jeter aux pieds d'un prêtre, dans un confessionnal de l'église Saint-François-de-Sales, le premier venu. Il m'exhorta, mais d'une façon trop anonyme, – c'était de ma faute: que ne recourais-je à lui plus souvent! – et surtout trop indulgente: il avait l'air de trouver que je n'étais pas une grande pécheresse, puisque j'accourais à lui aussitôt après la première alerte. Il devait en entendre d'autres qui n'y mettaient pas tant de façons! J'aurais voulu, moi, qu'il me terrorisât. Son indulgence me laissa plus sévère pour moi-même. Je me jurai, durant tout le jour, de déraciner de moi l'idée de M. Juillet et d'arracher de la mémoire de mon cœur le regret où j'étais de ne lui avoir pas répondu lorsqu'il m'avait déclaré qu'il m'aimait.

Le lendemain, je vis madame Du Toit qui, entre autres choses, et sans attacher à celle-ci plus d'importance, me dit que son neveu était parti pour Marseille le matin même.

– Ah! dis-je, mais il reviendra avant son départ définitif?

– Non, non, il est parti.

Et elle me parla d'autre chose.

Je sentis toutes mes forces m'abandonner comme si mon sang se fût échappé sous mes pieds par deux rigoles; ma tête se vida, tout mon buste, et mes jambes. Comment ai-je pu continuer de parler à madame Du Toit? Je me souviens de lui avoir dit que je craignais continuellement des syncopes, que je n'allais pas bien depuis quelque temps, et qu'elle me demanda:

– Seriez-vous enceinte?..

– Je ne le crois pas, lui dis-je.

Madame Du Toit n'avait pas le plus léger soupçon de mon état.

M. Juillet parti, le danger éloigné, je ne pensai plus qu'à M. Juillet, à sa déclaration, à mon attitude extraordinaire envers lui, qui en eût découragé maint autre! Je ne pensai plus qu'à lui, je ne pensai plus qu'à la cruauté que je lui avais témoignée. Ce ne fut plus le remords de mon sentiment qui me tortura, ce fut le dépit de mon attitude en face de la déclaration; mon attitude m'apparut grotesque; je la maudis jusque dans ses plus lointaines origines. L'idée de la première chose que j'avais à faire fut, naturellement, extrême: je résolus d'écrire à M. Juillet. Et je commençai une lettre. Mais la rédaction m'en fut d'une insurmontable difficulté. Prononcer le «oui» en face de la bouche qui vous dit: «Je vous aime», – ce qui me semblait, le matin même, comme la veille, infaisable, – je l'aurais fait, à présent, peut-être; mais l'écrire!.. «Mais! me disais-je, si je me décide à ce «oui», c'est parce que mon ami est parti; s'il était resté là, je serais demeurée, moi, dans mes dispositions de ce matin ou dans ma paralysie d'hier soir. Ce «oui» n'est possible qu'écrit.» Je ne terminai pas ma lettre; à la vérité, je n'en écrivis que deux ou trois lignes; je l'enfermai à clef dans mon petit bureau. Et ces trois lignes enfermées là, ce corps que j'avais donné à mon secret et qui pouvait, à la rigueur, le révéler, le trahir, c'était comme la faute accomplie, extériorisée, visible et tangible. Je sentais le feu dans ce tiroir. Mais pour m'affirmer que je n'étais pas tout à fait une sotte pusillanime, je le gardai là tout le jour, je le laissai là quand je sortis avec les enfants: si mon mari se méfiait de moi, par hasard, il pouvait forcer ce meuble, il lirait les trois lignes!.. Une domestique indiscrète en pouvait faire autant. Je jugeais cela un commencement d'audace.

Quand je rentrai, personne, apparemment, n'avait forcé le petit meuble; mon mari nous avait rejoints dans l'escalier; je n'allais tout de même pas pousser l'audace jusqu'à écrire ma lettre sous ses yeux! Elle demeura réduite à ses trois lignes, dans mon tiroir.

Le lendemain ou le surlendemain tout au plus, mon mari eut la fantaisie d'aller au Théâtre-Français. Au vestiaire, nous nous trouvâmes côte à côte, dans la mêlée, avec un couple que j'avais vu chez les Voulasne et dont je ne me rappelais seulement pas le nom. Saluts, aménités conventionnelles; comme je ne savais que leur dire, c'est de la façon la plus désintéressée que je hasardai cette phrase quelconque:

– Mais où étiez-vous donc? nous ne vous avons pas aperçus…

– Dans la loge des Le Gouvillon qui viennent de partir pour l'Algérie.

Je ne savais ni si les Le Gouvillon avaient une loge, ni où était la loge des Le Gouvillon; je fis: «Ah!.. ah!..» à plusieurs reprises, en mettant mon manteau.

Alors, quelque chose comme une fléchette me pénétra entre les deux yeux et s'y ficha. J'appelai cela une coïncidence curieuse.

Curieuse la coïncidence, et rien de plus.

Peu après, un bon et un mauvais côté de la coïncidence se présentèrent à moi. Le mauvais: il voyageait peut-être avec les Le Gouvillon… Le bon: mais s'il avait avancé son voyage de huit jours, qu'est-ce qui l'avait poussé à cette résolution? La confusion de la maladresse qu'il croyait avoir commise en me faisant une déclaration. Partir si précipitamment, c'était me montrer son chagrin, son repentir, son émotion fébrile.

Une entente entre lui et une madame Le Gouvillon?.. Chose impossible!.. Lui! lui! et une femme qui traitait la question de l'amour comme une courtisane!.. Du bon côté, je rangeais encore l'hypothèse qu'il eût voulu, mais bien grossièrement, il faut l'avouer, se venger de mon apparent dédain et me piquer au vif, – mais par quelle étrange aberration! – en ayant l'air de se consoler de ma perte par la compagnie d'une madame Le Gouvillon…

Dans l'instant même où j'admettais la pire hypothèse, mon sentiment pour M. Juillet ne subissait aucune atténuation. Le déchirement produit en moi par la seule annonce de son départ précipité, avec ou sans compagnons, avait rouvert ma plaie dans toute sa profondeur. En outre, il s'était passé, désormais, entre lui et moi, quelque chose, quelque chose de positif qui avait à présent sa sanction dans un départ précipité, dans une autre intrigue même, si l'on veut! mais quelque chose s'était passé entre lui et moi, qui ne me permettait pas de ne plus penser à lui, qui rendait pour ainsi dire légitime la songerie constante à ce qui s'était passé, à ce qui eût pu se passer entre lui et moi, à ce qui se passait ou ne se passait pas, ailleurs, avec d'autres.

Et j'avais tellement besoin d'une interprétation favorable, que j'ai refoulé quelque temps le souvenir, qui s'imposait pourtant, de la toute récente réplique d'Albéric, si singulière, au bord de la vasque où Voulasne et sa fille faisaient les otaries, et le souvenir de certains mots de M. Juillet, qui m'avaient tant ahurie à Fontaine-l'Abbé, sous l'allée couverte… Je ne voulais pas, je ne voulais pas! Cela était en opposition trop violente avec le caractère que M. Juillet m'avait constamment découvert… Et puis, enfin, enfin! la déclaration était là, adressée à moi, à moi, à nulle autre!.. Qui donc l'obligeait à me l'adresser?.. Et je refoulais la réponse: «Moi! mais moi-même, et sans que je m'en fusse aperçue!.. Moi! en ayant l'air de l'attendre, cette déclaration, et presque de l'implorer!..» Et je refoulais ce souvenir tendant à une interprétation si défavorable: «Aussi, quelle singulière déclaration! quel ton! quel bégaiement! quel emploi d'expressions insolites en sa bouche! et combien peu il semblait avoir envie de me la faire, sa déclaration!..» Je refoulais cela. Mais cela s'amassa et fit obstacle devant moi peu de temps après… pour m'obliger à ne penser qu'à M. Juillet, pour justifier ma tournure d'esprit obstinée et exclusive: ah çà! voyons, ne fallait-il pas débrouiller tout cela?

Et à mesure que je débrouillais tout cela, à mesure que mon interprétation se tournait du «mauvais côté», mon sentiment pour M. Juillet, en se compliquant, devenait plus intense. Il se pouvait faire que le pauvre garçon eût des penchants opposés à sa belle intelligence et aux nobles sentiments qu'il voulait avoir!.. A de tels contrastes chez un homme, n'avait-il pas fait allusion maintes fois? et précisément, sous l'allée couverte de Fontaine-l'Abbé, n'était-ce pas cela qu'il entendait exprimer, avec ce soupir rageur et désolé? Je le jugeais à plaindre d'être ainsi fait; «il est malheureux», me disais-je, et là, encore, je trouvais le moyen d'innocenter mon obsession en lui fournissant un motif charitable!.. Son jugement était haut, serein et pur; il eût aimé sans doute être l'homme qu'il se montrait avec moi; il n'était pas tout entier cet homme-là; il l'était, et il était aussi un autre; l'un s'élevait au-dessus de l'autre; peut-être m'aimait-il réellement quand il était l'homme d'en haut; lorsqu'il s'abaissait, d'autres attraits s'emparaient de lui, c'était possible! Que je le plaignais! Que j'eusse voulu lui dire: «Je sais… mon malheureux ami!..» Une pensée, présomptueuse peut-être, fondée sur le peu de connaissance que j'avais des hommes, me venait aussi: n'était-ce pas faute d'une femme comme moi qu'il était attiré par des femmes comme madame Le Gouvillon?.. Est-ce qu'une tendresse délicate et sans bornes, jointe à ce commerce spirituel qu'il aimait, ne l'eût pas satisfait, comblé, retenu à jamais?.. Madame Du Toit, sa tante, ne m'avait-elle pas dit en me parlant de lui, et en se frappant le front: «Il aurait tant besoin d'une femme digne de sa «caboche»! Elle pensait certainement, à ce moment-là, – sans penser à mal, – qu'il aurait eu besoin d'une femme comme moi. Et j'en venais à faire la chose pour moi la plus insolite: des comparaisons… et de physiques!.. entre une madame Le Gouvillon et moi!.. Et ceci, s'il vous plaît, avec une grande ignorance des choses de l'amour… L'amour, chez l'homme, me paraissait bien exiger de la femme une certaine beauté, qu'un tendre dévouement devait achever de rendre agréable; et c'était tout… Malheureuse! Il n'y avait qu'une idée, une seule, qui ne me vînt pas, c'était que je portais sur mon visage le masque de la femme honnête, de la femme dont on fait une épouse, une mère, non pas une maîtresse! Mais, dans mon ignorance, je ne songeais pas, non plus, qu'au moment même de mes plus vives ardeurs pour M. Juillet, ce n'était pas l'amant que j'appelais en lui: je tressaillais seulement, jusqu'au fond de moi, pour avoir trouvé en lui l'image du mari qui m'eût convenu!

 

Il est possible, il est probable même qu'il m'eût volontiers acceptée comme femme; il est certain, je le sais aujourd'hui, qu'il ne me souhaitait pas comme maîtresse. Pour le comprendre et pour m'en convaincre, il a fallu que j'en vinsse à l'humiliation de me l'entendre dire.