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Madeleine jeune femme

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– Alors, gare celui qui gouverne Gustave… et qui, peut-être, gouverne Baillé-Calixte!..

Mon mari souleva l'épaule. Il revint de cette soirée chez ses cousins, regagné par eux comme aux premiers temps de notre mariage; il avait recouvré cet appui, cette providence positive qui était un besoin pour lui, qui lui manquait tant depuis la perte de Grajat, et depuis notre quasi-éloignement des Voulasne.

Moi, je revins abîmée, ayant l'intuition de l'imminence, pour nous, du plus grand des maux.

Dès le lendemain, mon mari, ayant écourté son déjeuner, sauta dans un fiacre pour aller prendre son cousin et se transporter avec lui sur les terrains de Levallois; en même temps il verrait la voiture! Cette perspective d'une grosse affaire et ce goût de véhicule mécanique le ressuscitaient, le rajeunissaient.

Il revint le soir, à l'heure habituelle. Il ne s'était pas transporté sur les terrains; il n'avait pas vu la voiture.

– Mais, en revanche, lui dis-je, vous avez vu Chauffin?..

– Oui, dit-il, j'ai vu Chauffin.

– Et le cousin vous a-t-il reparlé de l'affaire?

– Le cousin, vous le connaissez! il n'a guère été question que de la corrida. Pour l'affaire, je dois voir Baillé lui-même; et je le préfère.

Une dame, venue déjà plusieurs fois visiter l'appartement, était décidée à le sous-louer aux conditions imposées par nous. Je pressais mon mari de conclure avec elle. Il me dit:

– Pas avant que je n'aie revu ces messieurs!..

Il escomptait à présent une affaire si belle, que peut-être pourrions-nous conserver l'appartement!..

Mon mari retourna chez son cousin qui ne lui dit rien de sérieux, mais, pendant que Chauffin avait le dos tourné, l'autorisa à aller chez Baillé-Calixte. Il alla chez Baillé-Calixte qui l'intéressa beaucoup en lui faisant visiter ses voitures en construction, et celle, particulièrement, qui était destinée à Gustave Voulasne, et en lui faisant jeter un coup d'œil sur les dix mille mètres de terrain à bâtir, mais ne lui parla point de l'architecte constructeur. Désespéré, mon mari s'enhardit à lui déclarer en confidence que son cousin Voulasne avait l'intention de lui confier les travaux. «Mais! cela ne dépend que de lui, répondit Baillé-Calixte: les dix mille mètres sont sa propriété, et c'est lui qui fait construire; je ne suis, moi, que locataire désigné.» – «Ah!»

– Eh bien! dis-je à mon mari, mi-décontenancé, mi-satisfait pourtant d'avoir appris que l'affaire était toute aux mains de Gustave, est-ce assez clair? Discernez-vous qui, pour l'instant, vous met des bâtons dans les roues? Et ne savez-vous pas ce qu'il vous reste à faire?

Il dit:

– J'aurai une conversation définitive avec Voulasne, et pas plus tard que ce soir…

– Non! dis-je, avec Chauffin!..

Il savait, certes, que ce n'était pas à Voulasne qu'il fallait s'adresser; mais il était piqué au vif que j'eusse discerné, et à qui il fallait s'adresser, et ce qu'il y avait à faire.

Un mot des Voulasne nous priait d'aller le soir même les retrouver au Folies-Bergère.

J'avais réduit les dépenses de la maison à l'économie la plus étroite. Je ne prenais plus de voitures et je ne m'étais pas commandé une robe depuis la rentrée. Il s'agissait de la «première» d'une revue de fin d'année. Et mon humeur, comme ma toilette, était singulièrement défraîchie. Je ne voulus pourtant faire encore aucune objection à l'invitation des cousins. Nous allâmes au Folies-Bergère par l'omnibus des Filles-du-Calvaire avec correspondance à la Madeleine. Mon pauvre mari était vert d'humiliation en payant au conducteur ses douze sous. Seul, il eût pris, je le crois, une voiture! Nous arrivâmes en retard et les pieds un peu crottés, dans une salle éblouissante.

Gustave et Henriette étaient seuls avec Chauffin dans la loge. Je me refusai obstinément à me placer en avant, à cause de mon chapeau de l'an passé, de sorte que je me trouvai côte à côte avec l'inévitable ami. Il fut d'une prévenance excessive; il se mit en frais absolument inusités à mon égard. Il m'avait de tout temps inspiré une instinctive répulsion; il s'en était aperçu; nous ne nous parlions ordinairement quasi point. Il me fit remarquer les Blonda aux fauteuils, les Baillé-Calixte dans une autre loge avec les Albéric. La plupart des amis étaient là. Attendait-il que je lui disse qu'il était regrettable que Pipette fût jeune fille encore et ne pût être là aussi?.. Je reconnus le gros Grajat, gonflé et rubicond, en compagnie d'une actrice de la Comédie-Française, s'il vous plaît: il progressait en ses liaisons, notre ex-ami, mais non pas la Comédie-Française. Un air de luxe vibrait autour de cet hémicycle de loges élégantes; les femmes ne demandaient rien que d'exhiber les modes nouvelles; les hommes semblaient avoir accompli leur destinée en ayant paré ces femmes, chacun un peu au delà de ses moyens; et l'on sentait que tous les travaux du jour avaient été accomplis pour aboutir là, le soir, rien que là, non au delà.

L'odeur grisante de ces chambrées de Paris où l'on vous demande d'avoir de l'argent à dépenser et pas du tout d'où il peut provenir, comme ils la respiraient tous! et comme je sentais bien que mon mari, venu en omnibus et à pied, s'en laissait étourdir! Il se voyait choyé par ses opulents cousins; il observait du coin de l'œil, – parce qu'il était surtout venu pour se rapprocher de Chauffin, – les obséquiosités dont Chauffin par extraordinaire me couvrait. Je tremblais. Ah! que j'avais été moins mal à l'aise le jour où j'appris crûment qu'il nous fallait renoncer à tout!.. Je regardais de loin madame Baillé-Calixte, la femme-modèle de l'homme lancé dans les affaires: quels sourires! quels petits yeux complices et reconnaissants adressés à Chauffin, à combien d'autres! Je me la rappelais, aux premiers temps de mon mariage, brave et bonne femme de ménage, qui me confessait n'aimer que son mari, ses enfants, la table où fume le potage et puis la campagne avec une basse-cour; je me la rappelais écoutant des messieurs lui dire des horreurs, leur en disant, et se laissant baiser le creux des bras… Comme elle avait aidé à la prospérité de son mari! Comme ils étaient tous les deux larges, gras, débordants!.. Je tremblais… J'écoutais bien mal la Revue, dont les passages les plus désopilants ne me faisaient seulement pas rire, et quand le rideau baissait, mon Dieu! que je me sentais bête, à court de paroles, vide à donner tout autour de moi le vertige!.. J'aurais trouvé sans difficulté des choses à dire à des pauvres dans la rue, à des malades inconnus de moi, dans un hôpital, mais à des gens hilarants et pleinement satisfaits de ce qu'ils faisaient là, pas un mot qui consentît à sortir de ma gorge sans me brûler, comme un mensonge ou un blasphème. Recevant, entre les Voulasne et Chauffin, les salamalecs des Baillé-Calixte, des Blonda et de ce grand dadais d'Albéric, environnée de leur fade haleine, et leur parlant comme un «sujet» en état d'hypnose, serrée, pressée, comprimée avec eux en un groupe, entre le grouillement du public de l'orchestre et le va-et-vient des filles, de l'arrière-fond le plus obscur de moi monta une nostalgie plus troublante que celle qu'inspirent les plus pures nuits de l'été; c'était quelque chose comme le souvenir d'une suavité sans mélange et d'un contentement sans regret… Ce fut une fumée qui passa, une vision qu'aucun objet précis n'altéra… Mais c'était le rappel qu'une région existait, au dedans de moi, où des ressources inouïes étaient accumulées, et d'où s'exerçait sur moi le plus puissant attrait: un exilé un peu oublieux ou ahuri par les mœurs étrangères, et qui voit passer le drapeau de sa patrie…

Lorsque nous quittâmes cet endroit, après avoir remercié nos cousins de l'excellente soirée due à leur gentillesse, mon mari héla un fiacre.

– A quoi pensez-vous donc!..

– Bast!.. fit-il, en me prenant le bras pour me pousser dans la voiture.

Et il me confia, à peine assis, que sa cousine lui avait glissé à l'oreille: «Vos affaires semblent en bonne voie…»

– Sur quoi se fonde-t-elle? lui dis-je, sur les aménités de Chauffin?..

– Le fait est, dit-il, qu'il s'est prodigué ce soir… Vous voyez bien que vous exagériez en prétendant que nous aurions à le gagner; c'est lui, tout au contraire, qui…

– Qui va nous demander quelque chose, mon pauvre ami… et quelque chose de beaucoup plus cher!..

– Je ne comprends pas.

– Il vous fera comprendre!..

Les aménités de Chauffin retardèrent la solution.

Mon mari, à qui elles s'adressaient presque autant qu'à moi, se fondait sur elles pour estimer superflue la redoutable extrémité d'entamer avec lui des négociations.

– Je le vois venir, me disait-il. Il nous ménage; il tient à nous.

– Mais pourquoi?.. C'est ce que je me demande et c'est ce qui me terrifie…

– Oh! vous, avec votre pessimisme!.. disait mon mari, vous n'aurez de plaisir que lorsque tout sera perdu!..

Il m'accusait de me complaire à faire l'oiseau de mauvais augure; et il écartait mes noires prévisions.

En attendant, rue Pergolèse et dans tout Paris, nous roulions à la remorque des Voulasne. Nous dînions chez eux à tout propos, et ils nous convoquaient une ou deux fois par semaine dans quelque «théâtre à côté». Au plus bas de nos malheurs, nous vivions à l'instar des plus insouciants viveurs. Tout juste obtenions-nous la grâce, en quittant nos cousins, de ne pas achever la fête par le restaurant de nuit! Qu'ils nous eussent donc tenus pour de meilleurs amis s'il nous eût été agréable de les y accompagner! Enfin, à ce prix, nous achetions leur alliance, et mon mari affirmait qu'il sentait l'affaire se préciser à petits mots tombés ici ou là de la bouche des Voulasne ou de Chauffin, généralement aux moments mêmes où nous paraissions partager le plus volontiers leurs plaisirs. Tel était l'unique moyen de s'emparer de Gustave; Baillé-Calixte confessait n'avoir pas procédé autrement. Chauffin était avec nous, cela semblait évident. Mais pourquoi?.. Il était si gratuitement avec nous, et d'une façon à ce point apparente, qu'il devenait superflu de lui parler de l'affaire: elle s'engageait, elle était engagée. Mon mari alla cette fois sur les terrains de Levallois avec Gustave Voulasne, avec Baillé-Calixte, avec Chauffin, avec un employé autorisé à prendre des notes. Et il fit une excursion en automobile. Il revint enchanté, enivré quelque peu, ayant accompli un des rêves de sa vie, mais qui excitait en lui d'autres convoitises.

 

Chez les Voulasne, du moins voyais-je Pipette. Malgré tous mes sermons, elle aimait à rappeler cet été à la campagne, le tennis, le rouleau de pierre où elle m'avait vue assise un jour, et les valses du soir… Nous trouvions toujours à bavarder ensemble. Sa mère me confiait: «Elle vous en dit plus qu'à moi!..» Elle ne m'en disait pas long, parce qu'elle n'avait jamais appris à parler que de jeux ou à prononcer que des mots excessifs et destinés à faire rire. Mais elle avait une complaisance à me laisser entendre son langage, tel qu'il était, et moi j'avais à l'entendre une complaisance qui m'étonnait presque… Peut-être prêtais-je à ces mots légers ou cocasses, à cette jonglerie et jusqu'à ce cynisme d'expression je ne sais quel sens caché, car enfin, pourquoi voulais-je m'imaginer qu'il y avait chez la petite Voulasne autre chose que ce qu'elle manifestait, autre chose que ce que contenaient son père, sa mère, sa sœur aînée elle-même, attachée à son mari, fidèle amoureuse, mais si vide? Pipette, il est vrai, s'était montrée un jour capable d'un acte énergique en fuyant Chauffin avec un éclat bien grand pour une jeune fille; était-ce à cause de cela que je lui prêtais de sérieux dessous? A la vérité, elle ne manifestait absolument rien qui contrastât avec les mœurs de sa famille, nulle modification à sa gaminerie bien connue, nulle tristesse à se retrouver chaque jour vis-à-vis d'un adorateur haïssable, nulle trace d'un autre sentiment.

Je lui disais:

– Mais voyons, Pipette, vous connaissez beaucoup de jeunes gens qui viennent aux fêtes de vos parents, est-ce qu'aucun ne vous plaît?

– A quoi ça servirait-il? et quand ils me plairaient? puisqu'ils ne tiennent pas à moi?..

– Comment! aucun, jamais, n'a demandé votre main?

– Rien que des vieux… dans ce genre-là… dit-elle en tirant la langue du côté de Chauffin qui jouait au billard.

– Oh!.. cependant, j'ai entendu dire…

– Oui, oui; des gosses alors… Il y en a eu trois, toqués… Ils n'avaient seulement pas fait leur service militaire!..

– Mais ils pouvaient le faire et vous revenir après?..

Elle se tordit de rire:

– Ah! bien, ouiche!.. la grande passion? le genre sérieux?.. Nous ne tenons pas ça, madame!..

– En êtes-vous si sûre, Pipette?

Elle se secoua, s'agita, fit la folle. Je ne pus rien tirer d'elle.

Un soir, la partie de billard finie, Chauffin vint s'asseoir près de moi et me dit, lui, qu'il avait à me parler de la façon la plus sérieuse.

Tout mon corps fut saisi d'un tremblement, mes mains se glacèrent, ma bouche se sécha, mes dents claquaient quand, ayant pris haleine, il commença son discours.

Il fit allusion à la sympathie qu'il avait eue de tout temps pour mon mari, puis à «l'admiration respectueuse» que je lui avais inspirée dès le premier jour et que les années n'avaient fait qu'accroître…

Je me ressaisis, d'un effort violent, pour n'avoir point tout de même l'air d'une proie rendue:

– Même les années, dis-je en souriant, où vous ne m'avez pas vu le bout du nez?..

Il n'entendait pas plaisanter et il avait préparé son discours. Il me dit que, précisément, il avait beaucoup regretté ces temps de quasi-froideur avec les Voulasne, parce que l'avenir de mon mari était avec ses cousins. Sans vergogne aucune, il me dit qu'il prenait sur lui que tout allât au mieux si de francs rapports amicaux s'établissaient entre nous…

Il disait: «Nous.»

– «Nous», lui dis-je, est-ce vous ou les Voulasne!

Il bondit, comme un grand félin, à ma question qui était impertinente; il se tourna vers moi et fut tout près de me poser les mains sur les genoux:

– Il ne tiendrait qu'à vous, dit-il, que les Voulasne et moi puissions être confondus!..

– Comment cela?

Il me confessa cyniquement l'attrait qu'il éprouvait pour la petite Voulasne, ce qu'il appelait «sa dernière flambée!» Il me dit qu'il comprenait, certes, qu'étant donné la différence d'âge, il ne pouvait espérer, «du moins avant la vie commune», être payé de retour; qu'il ne se dissimulait point l'obstacle à vaincre; mais, que, néanmoins, «les parents aidant», et s'il avait la chance d'être secondé en outre par une personne de grand sens et d'influence certaine, il triompherait et serait le meilleur des maris…

Je le vois encore tournant vers moi sa moustache grise, relevée au fer, deux dents de porcelaine à crochets d'or, et ses yeux vils et flétris.

Une vague de dégoût, qui venait de loin, qui grondait en moi depuis des années, qu'avait grossie la honte de me montrer à côté de cet homme, ces dernières semaines, dans tous les lieux de Paris où l'on peut être le plus sot, s'enfla tout à coup au fond de moi, comme un mascaret, m'étourdit de son bruit, jeta bas les idées de patience, de prudence, de résignation, de raison dont je me faisais une forteresse, m'obstrua l'entendement et me causa soudain un soulagement indicible, une volupté profonde et jamais savourée jusqu'ici, en faisant irruption hors de moi comme un vomissement: oui, j'eus l'impression de couvrir d'une salissure vengeresse cette face de papier mâché, cette image blême et fripée de l'oisiveté, de l'imbécillité, de la sordide médiocrité en toutes choses; en lui se ramassa pour moi toute la hideur d'un monde qu'aucune idée morale ne gouverne; la vilenie qu'il s'apprêtait à commettre m'inspirait moins d'aversion encore que la bassesse organisée de sa vie; – mais l'audace de prétendre m'y associer, moi, souleva encore une fois ce qui, dans ma nature, est plus fort que la conscience même et que la volonté.

Oh! je n'ai nul esprit, nul pouvoir de faire justice par le moyen d'un mot mémorable! De quels termes ai-je usé pour lui demander s'il me prenait pour une procureuse? mon cerveau trop troublé alors en garde incomplètement la mémoire, mais tout ce que le fond et l'arrière-fond de nous dirige et fait mouvoir: les muscles du visage, le souffle qui passe par les narines ou ce spectacle miraculeux, objet d'étonnement pour les plus grands des hommes et accessible même aux plus sots, que jouent dans nos yeux nos prunelles, toute ma personne, en mainte autre occasion plus éloquente que moi-même, se prononça, parla, injuria, commit la chose définitive.

Je me levai. J'allai prendre le bras de mon mari. Je prétextai que je ne me sentais pas bien et qu'il fallait rentrer à la maison au plus vite…

– A l'anglaise! dis-je à mon mari, filons!..

Je ne voulais pas embrasser Pipette parce que je pressentais que sa seule approche romprait mon élan de somnambule… Mais mon idée fixe était de donner quelque chose aux domestiques…

– Vous êtes folle! disait mon mari.

Je ne lui dis pas ce qui était arrivé, ni ce que j'avais fait. Il continuait à être joyeux et confiant. Et en moi naissait parallèlement une joie nouvelle, une confiance éperdue en un sort nouveau, en un avenir providentiel… Nos deux états, presque semblables, mais contradictoires, se côtoyèrent pendant plusieurs jours, comme deux bêtes, que l'on voit s'éloigner bondissant, folâtrant, de qui l'on saurait que l'une sera par l'autre fatalement étranglée;… et je n'en pus supporter le spectacle, – moi qui savais!.. – qu'à cause de l'exaltation même qui m'animait. J'étais possédée d'une joie impérieuse, égoïste, même cruelle en son irrésistible élan. Sérénité, paix, enfin! Renaissance, résurrection!.. Fête en tout moi-même!.. Ah! moi aussi je savais donc ce que c'était que la fête!.. La joie, moi aussi je la célébrais, sans oripeaux, sans castagnettes!.. C'était ma conscience qui me valait toute cette joie. Ma joie n'était ni de chanter, ni de danser, ni de crier, mais d'aller droit. Rien, rien, non, plus jamais rien, j'en avais la certitude, ne m'empêcherait désormais d'aller droit mon chemin en suivant mon commandement. Suivre son commandement sans se soucier de la route, des traverses, de la boue et des ornières, ah! celui qui n'a pas éprouvé le bonheur de faire cela, qu'il ne vienne pas me parler de ses plaisirs et de ses chétives voluptés!.. Malheureux! je vous plains tous, et je ne plains au monde que vous, malheureux qui n'avez jamais entendu la voix qui commande, ou qui n'avez jamais eu l'incomparable fortune de lui obéir!..

Oh! la mystérieuse et toute-puissante voix!.. L'étrange voix aussi qui, par exemple, s'était tue lorsque l'amour s'offrit sur mon chemin… et qui, aujourd'hui, me félicitait de n'être pas encombrée de l'amour pour m'élancer sur la seule route, celle qui est toute droite et absolument pure!..

XIX

Je n'étais soutenue que par l'enivrement qui me venait de renoncer à de grands avantages matériels; mon mari me suppliait de ne rien «solutionner», disait-il, d'une façon si radicale; il se jetait à mes pieds, afin de m'entraîner de nouveau chez ses cousins, quitte à dire non à Chauffin, mais du moins afin de ne point rompre d'une façon désobligeante pour les Voulasne «à qui nous n'avions rien à reprocher…»

– Mais j'ai à leur reprocher leur lâcheté, répliquais-je; ils sacrifient leur fille de la façon la plus indigne!

– Qu'en savez-vous? Qui sait comment tourneront les choses?

Ah!.. «les choses!.. les choses!..» J'entendais fréquemment ce mot: on attendait toujours le secours des choses, non de soi-même.

– Non, non! je n'irai pas chez vos cousins. Que leur dois-je, en somme? ils se sont constamment moqués de vous; ils vous bernent sans cesse; ils ne sont pour vous qu'un incessant mirage, un espoir pernicieux; ils vous démoralisent…

Il alla sans moi chez les Voulasne; il y retourna; il y fut de service un peu plus qu'auparavant; on m'oubliait. Mais mon mari trop soumis, ils ne le craignaient pas; il ne pouvait pas non plus à lui seul être utile à Chauffin qui, d'ailleurs, pénétra le motif de mon absence. Un beau jour Chauffin se chargea d'apprendre lui-même à mon mari, en le chargeant de m'exprimer tous les regrets des bons cousins, qu'un architecte s'était présenté, amenant avec lui un puissant bailleur de fonds qui permettrait de donner plus d'ampleur à l'affaire, et soulagerait d'autant Voulasne pour qui l'entreprise était un peu lourde.

Mon mari avait voulu d'emblée en appeler à ses cousins en personne, mais on avait expédié pour trois jours les cousins en automobile, le temps qu'on estimait nécessaire pour que la grande colère de la victime fût tombée. Mon mari me confessa qu'il avait vu rouge, qu'il avait cru un moment étrangler Chauffin. Son ressentiment ne se reporta pas sur moi parce que Chauffin, à lui-même, lui avait, paraît-il, mis le marché en main depuis plusieurs semaines, en le priant de me faire agir sur Pipette. Mon mari avait eu la faiblesse de paraître acquiescer, mais il n'avait pas eu l'audace de me faire part de l'ultimatum; de sorte qu'il assumait une part de responsabilité qui atténuait la mienne. Il ne m'accusa pas d'être cause de son malheur. Son malheur l'accablait sans recours.

Il retourna pourtant trouver ses cousins aussitôt qu'il les sut revenus; il leur rappela leur promesse. Voulasne semblait plus malheureux que lui, non de le savoir malheureux, car il ne croyait pas qu'on pût l'être, mais d'être obligé, lui, de subir des récriminations. Il dit, avec son ordinaire rondeur, que c'était bien malgré lui que l'affaire de Levallois avait pris des proportions imprévues, absorbait tous ses fonds et en nécessitait d'étrangers. Et il eut cette idée singulière: «Pourquoi, dit-il à mon mari, ne participeriez-vous pas à l'émission qui va se faire? La valeur des obligations va décupler en trois ans?..» «Mais, dit mon mari, parce que je n'ai pas d'argent!» Depuis le temps qu'on lui en demandait, Voulasne ne s'était pas encore représenté la situation de son cousin dénué d'argent. Voulasne, d'ailleurs, ne devait jamais atteindre la notion de ce que c'est que de manquer d'argent. Son innocence avait encore une fois désarmé mon mari qui était sorti de chez lui après avoir, une heure durant, consenti à parler de voyages en automobile. Ils n'étaient point fâchés; ils devaient se revoir; et mon mari, malgré son accablement, n'était pas guéri d'espérer!..

Mais j'obligeai, séance tenante, mon mari a sous-louer l'appartement. J'avais pris mes précautions et avisé, tout au fond de Neuilly, une petite maison d'un loyer trois fois moins élevé que le nôtre, où nous aurions plus de logement et même un bout de jardin avec un pavillon pouvant servir d'atelier. La plupart des affaires de mon mari étant en province, qu'importait, après tout, qu'il logeât au cœur de Paris ou dans cette petite banlieue! Il s'y transporta, lui, comme au cimetière; mais hésiter n'était plus possible. Nous nous trouvions dans une situation très critique. Que quelques travaux vinssent nous relever, c'était le moins que nous pussions espérer afin seulement de vivre.

 

Comment n'étais-je pas atteinte par le désespoir trop apparent de mon mari? Je ne l'étais à aucun degré. Auparavant, dès qu'il avait le teint bilieux ou le front préoccupé, je tremblais; à présent que j'avais la certitude d'une diminution irrémédiable, j'étais insensible à ces nuages que la violence même de la tempête devait poursuivre et dissiper, et j'avais la certitude d'avoir atteint mon port à moi, d'avoir abordé à ma terre et atteint mon but. Nous fîmes notre déménagement parmi les cris de joie de ma petite Suzanne, ravie, elle, de se transporter n'importe où, et mes chantonnements à moi, qui finirent par communiquer un peu de confiance à mon malheureux mari.

Il me disait:

– Mais on croirait, en vérité, que vous êtes contente!..

Je ne voulais pas non plus affecter une attitude de femme heureuse, pour qu'on me trouvât du courage ou quelque mérite spécial; j'avais la notion que ce qui faisait mon allégresse intérieure n'était et ne serait jamais compris. Je ne me reconnaissais en réalité aucun courage ni aucun mérite. Je ne luttais pas; je suivais ma pente; j'entrais dans ma voie qui consiste à être d'accord, complètement d'accord avec moi-même, à ne plus faire un geste de comédie, et aussi, peut-être, qui sait? à tourner en un certain plaisir ce que l'on nomme généralement la douleur…

Je répondais à mon mari:

– Je vous jure, mon ami, que je n'ai jamais encore été aussi bien.

Il ne pouvait pas le croire. Son esprit positif était, d'une part, assuré qu'aucun reproche de moi ne viendrait accroître ses maux, mais dans son cœur d'homme il était attendri douloureusement par ce qu'il appelait ma résignation. Il eût peut-être mieux aimé avoir à me donner quelque bon conseil, à se sentir plus fort que moi. J'avais beau l'assurer que je n'étais point forte, mais que je satisfaisais en ce moment un goût à moi; une larme était logée au coin de son œil. Et le pauvre homme songeait, je l'aurais juré, à cet instant même, qu'il m'avait promis une «voiture» et un domestique en livrée!..

Il a pensé à cela constamment en s'installant dans la petite maison, au fond de Neuilly, là-bas, non loin des berges de la Seine, où une livrée eût été bien comique! où une voiture eût ameuté le voisinage!

Je n'avais gardé que ma petite bonne, complaisante, active, aimant mes enfants; elle, et moi, nous devions tout faire. Ah! si mon sort m'avait paru malheureux, je n'aurais eu guère de loisir pour me plaindre!

– La vie ne nous coûtera presque rien, disais-je à mon mari; et madame Du Toit s'est engagée à vous dénicher au fond des provinces une clientèle qui ne viendra pas voir si vous habitez un somptueux hôtel…

– Peut-être, soupira-t-il, pourrai-je bientôt avoir en ville un cabinet d'affaires…

Dès qu'il se reprenait à espérer, il espérait quelque chose de conforme à ses rêves de toujours. Son imagination n'avait revêtu jamais qu'une seule figure; il la revoyait dès qu'il imaginait: dans ses projets, un petit domestique, en livrée, ouvrait la porte du cabinet d'affaires!

Nous le conduisîmes par la main, Suzanne et moi, au bout du jardinet, dans le pavillon où ronflait un petit poêle d'école primaire et où j'avais fait disposer ses grandes tables. La seule vue de ce pauvre toit de zinc, isolé, derrière un if noir, et au bout de trois ou quatre plates-bandes incultes où pourrissaient sous la pluie, après les gelées de l'hiver, quelques choux de l'année passée, lui causait une mortelle tristesse. Tout cet espace autour de nous, ce silence, çà et là ces squelettes de peupliers, lui imposaient un effroi que je n'aurais pas redouté chez un homme aussi insensible aux choses de la nature. Il était accoutumé au coup de fouet que donnent le bruit de la rue, le coudoiement continuel des hommes, l'illusion ininterrompue d'un vaste affairement qui doit, semble-t-il, aboutir à un résultat proportionné. Le voisinage de l'homme nous fait attendre de son industrie un secours merveilleux; lorsque nous ne touchons plus que le sol terrestre, et que le contact direct avec le grand ciel indifférent nous est rappelé par le bavardage monotone de l'eau dans la gouttière, ou par le geste infatigable du bras endeuillé de l'if sous la pluie, il nous faut alors dans le cœur, pour ne pas faiblir, autre chose que la duperie de la ville trépidante, autre chose que la farce bouffonne que l'homme joue à l'homme pour l'étourdir et le leurrer jusqu'à la fin. Illusion pour illusion, je n'admire que celle qui nous permet de vivre en la seule compagnie de la terre et du ciel nus.

Suzanne, elle, était ravie parce qu'elle n'avait jamais vu d'aussi grandes tables; elle se fit hisser par son père sur chacune d'elles, et, une fois là-dessus, cette enfant n'eut-elle pas, spontanément, l'unique idée de jouer la comédie? Elle n'avait jamais été à la comédie; nous ne parlions guère entre nous des représentations chez les Voulasne: et, aussitôt montée sur une planche un peu plus haute que le sol, l'envie lui venait de jouer la comédie!..

Nous revînmes, sous la pluie, par la petite allée entre les choux pourrissants, à notre pauvre maison si exiguë, si bourgeoise, «si laide», disait mon mari qui ne l'avait pas construite; et aussitôt il fallut se mettre, avant toute besogne plus pressée, à dessiner les plans d'un théâtre d'ombres que l'on placerait au fond du pavillon, sur la grande table. En une demi-journée, avec des bristols, quelques lattes, et un vieux foulard de l'Inde, la scène fut debout, le rideau glissa sur sa tringle, et l'on put imaginer, quand il s'ouvrait, tous les décors souhaitables.

Et moi je me demandais, en voyant mon mari ranimé par ce même jouet qui enchantait sa fille, si le problème de la destinée humaine n'était pas d'une simplicité puérile, si la formule romaine «du pain et des jeux» ne rassasiait pas la plupart des hommes, si, – déception, ô chute lamentable de tout moi-même! – les Voulasne, ignorants, insouciants, pareils à des enfants joviaux et rêvant de travestissements, n'incarnaient pas le seul idéal de nos contemporains: avoir de la fortune et jouer la comédie..