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Madeleine jeune femme

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XIV

Pendant le trajet du retour à Paris, mon mari me confia un ennui dont il n'avait pas voulu m'entretenir sous le toit de mes parents, «parce que les murs, dit-il, surtout en province, ont des oreilles.» Et sa confidence me fut une explication de la lettre alambiquée qu'Albéric Du Toit avait écrite à sa mère et que la bonne madame Du Toit m'avait lue et relue dans le potager de Fontaine-l'Abbé: la lettre annonçant, à mots couverts, qu'il se passait à Dinard quelque chose «de triste ou de gai, c'est comme on l'entend», et dont on reparlerait sans doute plus tard, la lettre qui avait fait croire à madame Du Toit qu'il s'agissait enfin d'une grossesse d'Isabelle. Ah! non, il ne s'agissait pas d'une grossesse d'Isabelle; il s'agissait hélas! de la malheureuse Emma, ma belle-sœur, qui avait traîné la maman Serpe, avec ses chiens, jusqu'à Saint-Lunaire, tout proche de Dinard, et qui «s'exhibait,» m'apprit mon mari, chaque jour, sur la plage ou aux Petits Chevaux, en compagnie «d'une bande de gamins». Les gamins, c'étaient des petits jeunes gens de dix-sept à vingt ans, la plupart «d'excellente famille», selon l'expression consacrée, et de si bonne famille que le père de l'un d'eux, un monsieur fort connu, était venu en personne arracher son fils à la compagnie, lui tirer les oreilles en public et non sans avoir laissé entendre quelques paroles peu flatteuses pour la belle qui le retenait, parmi lesquelles le mot «quadragénaire» était le moindre. C'est cette aventure qui avait fait tapage à Dinard où la famille du jeune homme était en villégiature; et c'est ce potin de plage qu'Isabelle qualifiait de «triste ou gai, c'est comme on l'entend.» Les Voulasne, il est vrai, – mon mari l'avait exigé d'eux, – depuis beau temps ne voyaient plus Emma. Mais, incapables, à force de mollesse, de soutenir une attitude adoptée, si Emma se fût présentée chez eux, ils ne lui eussent opposé ni un mot, ni un geste pour l'inviter à rebrousser chemin. Emma, qui les connaissait bien, poussée d'ailleurs probablement par quelque ami imberbe, mais ravie de faire une bonne niche à son frère, aborda, sur la plage de Dinard, le feu du scandale fumant encore, les Voulasne qui s'y promenaient avec leurs deux filles et leur gendre. Et les Voulasne, une heure durant, leurs deux filles et leur gendre se promenèrent avec Emma sous l'œil de la galerie, s'assirent à côté d'Emma, prirent le thé avec elle. Mon mari, qui trouvait bon tout ce qui venait des Voulasne, était outré, cette fois. Il reniait ses cousins; il traitait Albéric de tous les noms. Déshonoré par sa sœur quant à lui, il se disait achevé par sa famille et jusque par «cette poule mouillée de jeune Du Toit». Le plus remarquable de l'affaire se trouvait être que les amis des Voulasne à Dinard: Lestaffet, Baillé-Calixte, et jusqu'à Kulm, le divorcé récent qui venait de lâcher sa femme avec deux grandes jeunes filles, après vingt ans de mariage, enfin tous ceux que j'avais vus, chez les Voulasne et ailleurs, défendre la liberté des mœurs et proclamer la sainte loi de l'amour, se montraient les plus indignés de l'invraisemblable indulgence des Voulasne. Rétrospectivement, mon mari s'échauffait à la pensée qu'une semaine plus tôt il se fût trouvé à Dinard, lui, au milieu de ces événements.

– Mais, disais-je, vous les auriez prévenus ou atténués!..

– J'aurais tué Emma! faisait-il tout bas, en étranglant entre ses doigts ses deux genoux accolés.

Il était consterné par ce triste épisode de la vie désordonnée de sa sœur. Les Voulasne s'en trouvaient atteints; ils avaient encore une fille à marier.

– Ne l'oublions pas! disait-il.

J'essayais d'apaiser les idées de mon mari qui se soulevaient à ce propos, outre mesure, et je me rappelle que, ne sachant quel sujet de conversation opposer à celui-ci, je hasardai quelques réflexions sur les dames de Chinon qui formaient, en effet, assez violente antithèse avec celles que nous inspirait ma belle-sœur.

– Ces femmes-là ont leurs travers, leurs ridicules, dit-il, il en faut convenir; mais tout, voyez-vous, tout, plutôt qu'une femme sans pudeur!..

Quand nous sommes attristés, il vaut mieux échanger notre sujet de tristesse contre un autre, que prétendre nous égayer. Je lui parlai de mon frère. Depuis mon mariage, je n'avais jamais tant vu ce pauvre Paul que, tout récemment, à l'occasion des obsèques, pendant les quarante-huit heures de congé qu'il obtint; et, de ces deux journées, j'avais gardé un souvenir désolé. Faute de pouvoir se procurer une situation sérieuse, Paul continuait à être un sujet d'alarme pour sa famille; de plus, ou m'apprit qu'il avait à Tours une liaison et deux petits enfants sur les bras. Comment parvenait-il à soutenir une pareille charge? Depuis l'échec de ses études de droit à Paris, on l'avait placé, sur sa demande, dans une maison de commerce où il ne recevait que des appointements dérisoires, mais où du moins l'on n'exigeait de lui rien qui dépassât ses capacités, c'est-à-dire peu de chose. Ce qui m'avait le plus frappée et chagrinée, en revoyant mon frère, c'était de l'avoir trouvé irrémédiablement déclassé. Ah, Dieu! si mon père eût vécu et vu cela! En sept ou huit années de ce régime, Paul avait perdu tout le fruit de son éducation; il était épais, ignorant, commun; c'était un grand gaillard, vigoureux, fort, avec des mains de manœuvre, des vêtements d'ouvrier endimanché; il était préoccupé uniquement de faire de l'entraînement à bicyclette, nullement malheureux d'ailleurs, en apparence, mais pour moi plus pitoyable que s'il eût souffert de son sort.

– Dans toutes les familles, dis-je à mon mari, vous voyez, il est bien rare qu'il ne se trouve au moins un membre à ne vous faire que peu d'honneur.

– Oh! oh! disait-il, c'est qu'il y a partout quelque chose de relâché.

Comme la plupart des hommes, il dénonçait le «relâchement» toutes les fois qu'il en était directement atteint. Hormis ces cas, il y voyait une sorte de progrès dans la douceur et la facilité des mœurs. Si Emma n'eût pas été sa sœur, ni les Voulasne ses cousins, il eût trouvé très «farce» l'épisode de Saint-Lunaire; si mon frère ne lui eût tenu d'assez près, il m'eût débité à propos de mon frère un petit discours que j'imaginais bien: Paul était des premiers touchés par l'air nouveau; Paul appartenait à une génération que ni ma famille ni moi ne saurions comprendre, à une génération appelée à porter son activité non sur des idées creuses, mais sur les innombrables applications de la science, sur les grands mouvements modernes, enfin sur les sports qui créeront des industries insoupçonnées, à une génération pas du tout plus dépourvue d'intelligence ou de mérite que les précédentes, mais différente, tout simplement, et qui ferait preuve de valeur et de courage, comme ses aînées, on le verrait avant peu. Ne commençait-on pas à parler de voitures se mouvant automatiquement? Quel bouleversement prochain dans le monde! etc., etc… Mais Paul tenait de près à mon mari. Et mon mari voulait bien juger que Paul était un paresseux du cerveau, qui n'avait jamais rien fait au collège, rien fait comme étudiant, qui n'était apte en définitive qu'à mouvoir les pédales d'une bicyclette. Et, en conclusion, mon mari formulait que ce qui avait manqué à Paul, c'était l'autorité énergique d'un père trop tôt disparu, de même qu'à l'éducation d'Emma, disait-il en soupirant avec une tristesse et une conviction véritables, «il a manqué la volonté d'un homme».

J'avais envoyé, avant de quitter Chinon, un petit mot à Fontaine-l'Abbé, pour avertir madame Du Toit qu'elle eût à me donner désormais de ses nouvelles à Paris. Nous n'étions pas rentrés depuis deux jours, qu'à ma grande surprise on m'annonce, après déjeuner, la visite de madame Du Toit. Elle ne quittait ordinairement la campagne qu'à la Toussaint; nous n'étions qu'à la fin d'octobre. Madame Du Toit m'embrassa, tout émue, en me parlant de mon grand-père. Mais elle ne connaissait point personnellement mon grand-père, et je crois qu'elle s'émouvait en songeant qu'elle venait me parler de l'aventure de Saint-Lunaire, de ses suites sur les trop faibles Voulasne, et sur Albéric, gagné par leur extraordinaire apathie.

Et en effet, aussitôt après les condoléances, cette triste affaire déborda de toutes parts. Elle la tenait d'un témoin, d'un ami sûr. M. Du Toit, par bonheur, ignorait tout encore. On espérait que, dans son entourage, le bruit serait étouffé.

Nous ne nous privions point, habituellement, madame Du Toit et moi, en échangeant nos tristesses de famille, de parler des chagrins qu'Emma causait à mon mari.

– Je n'ai plus de fils, s'écria madame Du Toit: il est digne de ses beaux-parents! Il a bien fait de ne pas venir à Fontaine-l'Abbé et de rester avec eux cacher sa honte!.. Et que pense de cela votre mari, ma chère enfant?

– Mon mari, il m'a dit que s'il avait été là, il aurait tué sa sœur…

– Où est-il? où est-il? s'écria madame Du Toit, en se levant de son siège, je veux le voir, je veux le féliciter… Il y a donc encore des hommes capables de faire respecter avec énergie les convenances!.. Mais, dites-moi, et ses cousins Voulasne pour qui il a tant de complaisance?..

– C'est la première fois que je le vois d'une juste sévérité contre les Voulasne.

Madame Du Toit fut très satisfaite de l'entretien qu'elle eut avec mon mari. Ils échangèrent leurs vues sur la famille en général et sur le cas présent. Elle connaissait peu mon mari; elle ne lui croyait point des opinions aussi saines. Ses cousins, sa sœur, et le fameux Grajat, je m'en doutais depuis longtemps, avaient beaucoup nui à mon mari chez les Du Toit, et dans la proportion même où ils m'avaient servie, moi, en me faisant, par contraste, si intéressante et un peu victime.

– Il est très bien, tout à fait bien, votre mari! me dit-elle, quand il nous eut quittées.

Et elle ajouta:

– Mon enfant, les oreilles ont dû vous tinter…

 

– … Me tinter?.. pourquoi?..

– Parce qu'on a joliment parlé de vous, à Fontaine-l'Abbé, après votre départ!.. Oui. J'ai peut-être tort de vous dire cela; je ne vous le dirais pas si je ne vous savais la plus sérieuse et la plus honnête femme du monde… et si je ne vous savais la femme de monsieur Serpe… Eh bien! dit-elle en souriant innocemment, je crois que vous avez laissé à mon mystérieux neveu une impression qui l'a, pour un temps, rehaussé dans mon estime… Admirer une femme comme vous, ma petite amie, cela prouve, chez un garçon, qu'il a encore quelque chose de sain dans le cœur…

Ma gorge se serra. Mon cœur semblait vouloir faire éclater ma poitrine. Je me mis à rire pour faire diversion.

– Ah! bien, dis-je, ce serait la première fois, je suppose, que je laisse une impression derrière moi!..

– Oh! oh! dit-elle, c'est que vous n'avez pas la coquetterie de vous retourner… Mais, abandonnons cela. D'ailleurs, j'ai une idée, ajouta-t-elle en me menaçant du doigt, comme une enfant: si vous devenez dangereuse, je vous ferai désormais surveiller par votre mari… Ah çà! dites-moi, monsieur Serpe viendra bien dîner à la maison, j'espère?..

– Il en sera très flatté, très heureux…

– Vous comprenez, ma chère petite amie, ne pas vous avoir à dîner cet hiver après l'enchantement que nous a causé votre présence à Fontaine-l'Abbé, non, c'est impossible.

Et, confidentiellement, en s'abritant de la main un coin de la bouche:

– Un qui est amoureux de vous, savez-vous qui?.. C'est monsieur Du Toit!.. Je vous en fais la confidence. Je ne suis pas jalouse.

Je dus rire de nouveau. Alors, croyant avoir assez fait pour donner quelque attrait pour moi à sa visite, elle se remit à me parler de son fils, et me parla de lui pendant une heure. Elle m'avoua qu'elle avait quitté la campagne parce qu'elle ne pouvait y vivre sans le voir.

Cette visite me laissa étourdie, et comme enivrée.

Je me souviens qu'il faisait une splendide journée d'automne; les persiennes étaient à demi fermées, l'air était doux; je me laissai tomber dans un petit fauteuil bas; je couvris mes paupières avec mes doigts, et je regrettai Fontaine-l'Abbé… J'entendis le murmure de l'eau, je vis la trouée dans les arbres, les pelouses inclinées, et l'allée couverte où il y avait depuis soixante ans un rouleau de pierre… De tout ce que m'avait dit madame Du Toit, que demeurait-il en moi? La pauvre femme m'avait encore une fois prise à témoin de ses tristesses. Ordinairement, j'y compatissais… Allons! allons! il faut avoir le courage de dire qu'aujourd'hui je plaignais ma chère vieille amie, mais que de toutes ses paroles mêlées, une seule m'intéressait, celle qui m'avait produit l'effet d'une grande main vigoureuse pénétrant dans ma poitrine et me pressant le cœur: «Je crois que vous avez laissé à mon neveu une impression…»

J'écartai mes mains de mes yeux; je regardai la pièce où je me trouvais, les objets qu'elle contenait, et le beau jour doré qui entrait entre les lames des persiennes, et tout parut transformé pour moi.

Pourquoi madame Du Toit m'avait-elle dit une chose pareille?

Parce que, comme elle avait pris la précaution de l'exprimer elle-même, parce que j'étais «la plus sérieuse et la plus honnête des femmes», parce que j'étais, moi, tellement insoupçonnable, que l'on pouvait impunément, à moi, dire une chose pareille!..

Et elle m'avait dit aussi, sur un ton de badinage, il est vrai, que désormais elle me ferait surveiller par mon mari. Cela m'avait, dans l'instant, un peu remuée, parce que le nom de mon mari prononcé à propos de M. Juillet, pour la première fois, communiquait une sorte de consistance à une chose qui pouvait n'avoir été jusqu'ici que rêverie en moi-même, en moi seule… Et cette idée de «surveillance» évoquait en moi celle de culpabilité, jusqu'alors étrangère… Quant au fait lui-même: que désormais mon mari m'accompagnât ou non chez madame Du Toit, en quoi m'importait-il? Je n'avais pas l'intention de mal agir.

«Les oreilles ont dû vous tinter? – Pourquoi? – Parce que… etc.» Oh! musique des mots qui font naître en nous une pensée douce! Quelle rumeur en moi à présent! Je n'avais rien éprouvé, rien, jamais, jamais, de comparable à cela. J'avais eu un amour, étant jeune fille, pour un homme qui ne s'en était pas douté et qui, lui, ne songeait nullement à m'aimer. Et puis c'était tout. Et il se pouvait qu'un homme eût reçu de moi une impression!.. Oh!.. Et quel homme!.. lui!..

Dieu! qui avez créé les malheureuses femmes avec un cœur si enclin à aimer, pardonnez-moi!

Je ne me fais pas meilleure que je ne suis; je dis fidèlement par où j'ai passé… Mon Dieu, pardonnez-moi!

C'est une chose trop forte pour nous, que l'amour. Vous avez mis dans l'amour trop de douceur!.. Douceur, douceur! ce mot me revient sans cesse… Nous en avons tant besoin!.. Mon Dieu, pardonnez-moi!

Je n'essaie pas de me justifier ni de m'excuser même, mais je me rappelle que jamais mon cœur n'avait été ému à la caresse d'une idée comme celle-ci: «Il y a un homme qui pense à toi tendrement.» On ne peut rien imaginer de comparable à cette idée-là. Quand elle pénètre en nous, c'est comme un fer rouge qui nous brûle la poitrine, et qui cependant nous fait crier de bonheur. Ou bien c'est un fluide sans nom qui nous parcourt en modifiant la nature de chaque parcelle de notre chair. Notre chair est toute changée. Nous ne nous reconnaissons plus. Mais notre âme s'échauffe et s'exalte pour les mêmes causes qu'auparavant;… ce qui nous leurre. Il se fait en nous un mélange de tout le connu avec l'inconnu… C'est une bien merveilleuse folie, mon Dieu! mon Dieu!..

Ce ne fut qu'après une heure de véritable hébétude, qu'une lueur de raison me revint. C'était en souriant que madame Du Toit m'avait parlé de son neveu! elle n'attachait pas la moindre importance aux quelques mots prononcés par elle; en les prononçant, il est très probable qu'elle pensait à autre chose; elle pensait à Albéric; elle pensait qu'elle venait chez moi, encore et comme toujours, agir pour Albéric ou simplement parler d'Albéric… Si son neveu eût témoigné un sentiment sérieux en ma faveur, madame Du Toit était une femme d'un trop grand sens pour me le rapporter… Cela n'eût pas été conforme à sa manière. Il ne fallait tenir aucun compte de ce qu'elle m'avait dit à ce propos. En me résignant à cette interprétation, je sentis se dissiper mes dernières fumées; j'éprouvai un soulagement, un allégement, la sensation de me vêtir de linge propre et frais. Mais je gardais le souvenir d'avoir passé par un état auquel je ne trouve point de nom. Je sortis avec mes enfants, comme à l'ordinaire.

Je me crus même guérie. J'allais mieux qu'avant la visite de madame Du Toit. J'avais reçu une violente secousse, oui, mais, me retrouvant après coup sur mes deux pieds, je me sentais plus d'aplomb que jamais.

La première fois que je revis madame Du Toit, elle ne me dit pas un mot concernant le sujet qui m'avait bouleversée. Mais, pendant tout l'entretien que j'eus avec elle, je ne cessai de remarquer qu'elle ne me parlait pas de ce sujet… Il est vrai qu'elle venait de recevoir une longue lettre d'Albéric et une aussi de sa belle-fille, «très gentille», me dit-elle. Ils étaient à Rome, après avoir séjourné à Naples, visité Ischia, Capri, Sorrente, Amalfi et les ruines des temples de Pœstum; ils décrivaient le Vatican, le Colisée, la campagne unique au monde. Enfin, ils pensaient à lui écrire.

Après trois semaines de silence, après qu'elle avait pu croire son Albéric perdu pour elle à tout jamais, cette lettre longue, où Albéric ne marquait même pas qu'il avait négligé d'écrire, et où il était si apparent qu'il n'avait songé ni à écrire ni à s'excuser, la comblait de joie. Elle oubliait tout. Je crois qu'elle pardonnait aux Voulasne et d'avoir serré la main d'Emma et d'avoir enlevé Albéric, pour la seule raison qu'elle recevait aujourd'hui une longue lettre. Les choses sont ainsi faites; elles favorisent les vauriens, trop souvent, constatons-le. Une grosse faute commise, et puis réparée, de combien de petites ne couvre-t-elle pas la trace?

Les Voulasne n'étaient pas des gens à calculer les suites de leurs actions; ils agissaient d'instinct, sans motifs de qualité bien choisie, et ils avaient une chance que l'on prétend n'appartenir qu'aux ingénus. Bousculés, rudoyés même par leurs amis, menacés d'une rupture complète avec les Du Toit, ils entreprenaient assez lâchement ce voyage, puis le prolongeaient au delà du terme habituel de leur rentrée, laissant à leurs amis le temps de regretter la commodité de leur maison; et il n'y avait pas jusqu'au naïf cynisme de leur conduite qui ne leur valût l'avantage d'être ménagés, et, par exemple, dans la maison Du Toit. Lorsqu'ils revinrent, on les désirait, les uns pour eux, les autres pour le jeune ménage qu'ils captaient; et puis, n'avaient-ils pas en somme procuré un beau voyage à Albéric!

M. Chauffin, qui revenait d'Italie avec eux, leur fit donner dès les premiers jours de décembre une soirée dans le genre de celle qui m'avait initiée à leurs goûts, aux débuts de mon mariage. Mais, cette fois-ci, mon mari ne monta pas sur le tréteau de ses cousins. Il n'y monta pas parce qu'il était invité à un prochain dîner chez les Du Toit. Non, je n'eusse jamais cru que l'invitation chez les Du Toit pût être d'un effet si prodigieux sur mon mari! Quelle que fût sa soumission à ses cousins Voulasne, – un peu moins aveugle toutefois depuis l'épisode de Dinard, – quelle que fût sa vieille crédulité en un monde neuf qui avait la prétention de se créer autour de lui, et qui par cent côtés le retenait, rien, rien ne lui pouvait procurer plus d'orgueil que le fait d'être introduit dans un monde d'esprit traditionnel, rigoriste, ennuyeux même et d'une insoupçonnable honorabilité. Il n'avait pas, aux premiers mois de son mariage, sacrifié à sa jeune femme la petite scène avec le kanguroo boxeur, mais il en sacrifiait une analogue aujourd'hui à l'honneur de bientôt dîner chez le président Du Toit.

Madame Du Toit, invitée à cette soirée, y vint avec son mari. Cette soirée, composée de pantalonnades qui n'égaieraient pas les enfants de nos jours, consacra d'une manière officielle l'oubli de l'acte commis sur la plage de Dinard; elle nettoya le passé. M. Du Toit, demeuré ignorant de ces potins inscrits sur le sable, contribua par sa présence à ce lavage. Voulasne, gros, gras, pléthorique, doré comme un oignon par le ciel méridional, crevant sa peau de toutes parts, l'œil d'un bébé, la bouche ouverte et bavant d'allégresse, allait de l'un à l'autre, interrogeait:

– Avez-vous lu le programme?

– Mais certainement! Très curieux… plein de promesses…

– Ta, ta, ta!.. avez-vous lu entre les lignes?

Et les femmes d'ajuster leur face-à-main, les hommes leur monocle. Le bon Gustave se tordait de rire:

– Cherchez bien! disait-il, entre les lignes il y a le clou… Le clou est entre les lignes!..

Henriette, boubille, étourdie, toujours jeune, souriante à tous, émerveillée que la vie fût si facile et les gens si bons, croyait à deux choses: elle croyait qu'il était impossible que l'on s'amusât nulle part aussi bien que chez elle, et elle croyait que M. Chauffin possédait du génie.

– Il y a un clou? lui demandait-on.

– Chut! chut!.. Mais ce que je puis vous dire, c'est que monsieur Chauffin a eu une idée!..

Le «clou» était planté dans le jardin d'hiver, cela semblait probable, car les portes en étaient tenues hermétiquement closes.

– Du clou, me dit M. Juillet, je crois avoir entrevu la tête!..

– Et comment est-elle?

– Ah! vous êtes prise! me dit-il, vous aussi, comme moi. Dire qu'il suffit de fermer une porte et de laisser soupçonner qu'elle s'ouvrira, pour intriguer les plus rebelles!..

– Mais, la tête, la tête?..

– Oh! dit-il, c'est simplement que l'on attend le départ de mon oncle et de ma tante Du Toit pour ouvrir ces portes…

– En ce cas, j'ai bonne envie de m'en aller en même temps qu'eux…

– Je vous verrai donc toujours partir?.. me dit-il, d'un ton qui m'invitait à achever sa pensée en y ajoutant le souvenir de Fontaine-l'Abbé, le souvenir de la voiture dans la cour pavée, de la voiture s'éloignant par la route en lacets…

Et il me sembla à ce moment que tout en lui confirmait ce que m'avait rapporté sa tante. Je ne parlai plus de partir, même quand monsieur et madame Du Toit se retirèrent.

Lorsqu'on ouvrit les portes du jardin d'hiver, une exclamation d'enthousiasme s'échappa de toutes les poitrines.

Au milieu de cette pièce, on avait creusé pendant les vacances une piscine, non pas très vaste, à la vérité, mais profonde. Le gargouillement de l'eau la signala à ceux qui, comme moi, ne virent tout d'abord que le dos et les épaules des plus pressés. Puis, tout à coup, un immense éclat de rire, suivi de «Oh!» de «Ah!», de chuchotements, d'appréciations, de commentaires à l'infini. Me faufilant, me haussant sur les pieds, je reconnus d'abord M. Chauffin, costumé en gardien du Jardin d'Acclimatation et qui récitait un boniment; il désignait, d'une sorte de harpon, deux gros paquets, noirs et gluants, mobiles, apparus, disparus, barbotant dans la piscine à grand bruit. Ces paquets simulaient évidemment des otaries; ces otaries, c'étaient Gustave Voulasne et sa fille Pipette!..

 

Voulasne et sa fille Pipette, jambes accolées, chacun, dans une gaine terminée en queue de poisson, les bras pliés, fixés aux flancs sous un maillot de caoutchouc, les mains gantées de même matière, seules libres, en guise de nageoires, la tête en un bonnet de bain, le visage étouffé sous un masque d'arlequin noir et moustachu, plongeaient à qui mieux mieux, se redressaient d'un fougueux élan, s'agrippaient le plus malaisément possible à la margelle, où tous les deux venaient s'ébrouer à l'envi, soufflant, crachant, inondant les spectateurs dont on voyait les uns défendre avec rage leur plastron, et les autres, par galanterie, s'exposer à recevoir bénévolement l'haleine emperlée de l'intrépide et irresponsable Pipette, de Pipette qui livrait à tous curieux, sous le tissu plastique à l'excès, d'une part ses reins solides et souples, et de l'autre ses jeunes seins gracieux. Chauffin, finalement, cela va de soi, jouait à tomber par mégarde dans l'eau, tout vêtu qu'il était, et, avec les deux amphibies, c'était un tumultueux et inénarrable combat marin! Le succès fut sans précédent rue Pergolèse.

Albéric Du Toit regardait cela comme tout le monde. Je lui dis:

– Est-ce que vous devriez permettre que votre petite belle-sœur se montre comme cela, voyons, Albéric? Vous êtes le seul proche parent de Pipette, qui ayez conscience de ce que vous faites et de ce qui est permis ou non à une jeune fille qui doit trouver un mari… Croyez-vous que cela ne puisse lui être désavantageux?

Albéric me fit observer:

– Est-ce que vous croyez que ce qu'elle fait là est à la portée de tout le monde?

Et le voilà à m'expliquer la difficulté de se mouvoir, en un si petit volume d'eau, sans le secours des bras ni des jambes:

– C'est une affaire de reins, me dit-il avec admiration, uniquement de reins; il faut être une fière nageuse!..

– Si l'on doit te mettre les points sur les i, lui dit un peu durement M. Juillet, madame te prie de remarquer que l'exercice qu'on fait accomplir à mademoiselle Voulasne est indécent.

Albéric se tourna vers M. Juillet et lui dit:

– A d'autres qu'à toi, mon vieux, de faire le Père la Pudeur!..

Pourquoi disait-il cela à M. Juillet?..

M. Juillet me parla aussitôt d'autre chose. Il sollicitait une mission du gouvernement en Afrique, afin, disait-il, de se faire prendre un peu au sérieux par sa famille. Il comptait bientôt partir; il me l'annonça ce soir-là.

A la pensée qu'il allait disparaître de ma vue, il me semblait que mon cœur cessait d'être suspendu dans ma poitrine et tombait; à la pensée qu'il eût pu ne plus être là dès aujourd'hui, il me semblait que j'allais être submergée, asphyxiée dans cette mer de platitude et d'imbécillité que ce monde représentait pour moi. Lui parti, c'était un désert, un néant, le vertige, la mort. Non que nous eussions ensemble des conversations de nature à faire pâmer, mon Dieu! non; il n'abordait avec moi aucun sujet qui pût me donner à entendre que les paroles de sa tante fussent fondées, non; mais il avait avec moi un certain ton où il n'était pas possible que manquât un peu de tendresse, et il avait des mots, de ces mots que je n'ai entendu jamais que de lui, qui s'enchâssaient dans la mémoire et devenaient prétextes, comme un vers de poète, à des songeries illimitées.

Il allait bientôt partir…

Et entre temps, la brutale réplique d'Albéric me revenait à l'esprit.

Je retrouvai M. Juillet, à la fin de cette même soirée; il causait avec une femme assez jolie, madame Le Gouvillon, qui se plaignait à grands cris des absences trop fréquentes de son mari obligé de voyager en province et à l'étranger. Lorsqu'il en revenait, déplorait-elle, il était fourbu; et avec cela, deux maladies en l'espace de six ans… «Eh bien! et ma vie de femme, monsieur?.. Non, je divorcerai ou je prendrai un amant.» Ma présence, d'ailleurs, ne la gêna en aucune manière; elle me dit: «Oh! vous, vous avez un mari qui est un gaillard; vous avez de la veine!..» M. Juillet prit un certain air, que je lui voyais quelquefois, celui que j'aimais le moins en lui, où le dédain se mêlait à je ne sais quel malicieux plaisir, et qui n'était pas perceptible à tous. Et il abonda dans le sens de cette femme, parut s'étonner qu'elle eût pu supporter six années pareil sort et un homme qui avait fait deux maladies, s'il vous plaît!.. Il lui cita le cas de George Sand à Venise, au chevet du pauvre Musset fiévreux: «Elle le trompait, madame, de l'autre côté de la cloison avec un médecin râblé!..»

– Vous m'avez dégoûtée, lui dis-je, quand je fus un instant seule avec lui.

Il sourit:

– C'est le langage qu'il faut leur tenir, dit-il.

Cela me faisait mal de le trouver à l'aise avec des femmes de ce genre. Je le voyais si beau! J'aurais voulu qu'il trônât au-dessus de ces comédies.

Mais il avait cette maudite curiosité que je ne comprenais pas. Il fallait qu'il sût tout, qu'il comprît tout, qu'il s'assimilât tout.

– Tout! lui dis-je un jour en me plaignant de cela, tout! quelle saleté que tout! Tout, c'est le tas d'immondices… Il faut choisir.

– Mais, pour choisir en connaissance de cause, répliquait-il, il faut avoir touché à tout!

– Allons donc! le choix est toujours fait d'avance.

– Ah! dit-il, vous avez peut-être raison.

Mais peut-être ne donnait-il pas tort à madame Le Gouvillon!

La mobilité d'expression de sa physionomie me déconcertait souvent. Je faisais des efforts pour discerner parmi ces images successives celle que je nommais «la vraie». Car je croyais fermement qu'il n'y en avait qu'une qui fût vraie, et qu'il jouait quand il laissait se dessiner les autres. La vraie, c'était celle qui m'avait plu toujours en lui; et quand je cherche ce qui la caractérisait, je trouve que c'était avant tout la joie qu'il manifestait en me voyant. Ç'avait été la même depuis le premier jour, mais, à moins que je ne m'abuse, – et je n'ai jamais été portée à m'abuser en ce sens-là, – le plaisir qu'il prenait à me voir augmentait depuis la saison à Fontaine-l'Abbé. Il ne le trahissait nullement par ses paroles. Il paraissait les mesurer plutôt. Cependant, à l'accent, une femme mise en éveil, comme je l'étais, ne se trompait pas. Dans une réunion où il pouvait être, je le cherchais, moi, je ne m'en cache pas, je le cherchais; eh bien! quand je l'avais trouvé, il me semblait qu'il venait au-devant de moi, mais plus lentement que moi, avec des hésitations, des arrêts, des retours sur ses pas, que moi je n'avais certes point.

Jamais il ne se permit avec moi le plus léger écart de langage. Il était hardi jusqu'au cynisme avec un grand nombre de femmes. Il s'offrait un régal malin et cruel de scandaliser quelquefois celles, chez sa tante, qu'il appelait des «mijaurées». Avec moi, son respect était absolu, sa conversation, à part quelques innocents badinages, toujours grave et remplie de ces imprévus que le plaisir seul inspire, et surtout le plaisir de posséder l'interlocuteur désiré entre tous. Et je me disais: «Si je suis, pour lui, momentanément, l'interlocuteur rêvé, ce n'est pas par ma qualité d'interlocuteur, car je l'écoute plus que je ne lui tiens tête, et il ne peut me croire assez intelligente pour mériter de pareils frais de pensée; c'est qu'il se leurre à mon sujet, c'est qu'il est un peu aveuglé sur ma qualité réelle, c'est qu'il a le bandeau, c'est qu'il…» Je n'osais conclure, mais je pensais malgré tout: «c'est que, peut-être, il m'aime!..»