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Micah Clarke – Tome I. Les recrues de Monmouth

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Nous avions devant nous une clairière de forme circulaire, qu'illuminait l'éclat argenté de la lune.

Au centre se dressait une pierre gigantesque, l'un de ces hauts et noirs piliers qu'on trouve épars dans toute la plaine, et surtout dans l'endroit nommé Stonehenge.

Celle-ci devait avoir au moins quinze pieds de haut.

Elle avait été certainement verticale, mais le vent, les intempéries, le tassement du sol l'avaient inclinée graduellement à un angle tel qu'un homme agile pouvait grimper jusqu'à son extrémité.

Au sommet de ce bloc antique, Decimus Saxon, les jambes croisées, immobile, pareil à une étrange idole sculptée du temps jadis, était assis, et tirait tranquillement des bouffées de la longue pipe qui était sa consolation certaine dans les moments difficiles.

Au-dessous de lui, à la base du monolithe, pour employer le langage de nos savants, les deux énormes mâtins se dressaient de toute leur hauteur, faisaient des bonds, grimpaient sur le dos l'un et l'autre, dans leurs efforts enragés et impuissants pour atteindre l'impassible personnage qui était perché au-dessus d'eux, ils exhalaient leur rage et leur désappointement en faisant l'affreux vacarme qui avait fait naître en notre esprit de si terribles pensées.

Mais nous n'eûmes guère le temps de contempler cette scène étrange.

Dès notre apparition, les mâtins renoncèrent à leurs efforts inutiles pour atteindre Saxon et jetant un farouche grondement de satisfaction, ils s'élancèrent sur Ruben et sur moi.

Un grand animal, aux yeux flamboyants, à la gueule béante, aux crocs blancs luisant à la clarté de la lune, sauta à la gorge de mon cheval, mais je l'arrêtai tout net d'un coup lancé à tour de bras, qui lui trancha le mufle, et l'envoya rouler et se tordre dans une mare de sang.

Pendant ce temps, Ruben avait donné de l'éperon à son cheval pour aborder son ennemi, mais la pauvre bête fourbue faiblit à la vue du féroce mâtin et s'arrêta soudain, ce qui eut pour résultat de lancer son cavalier la tête en avant, et de le jeter par terre presque sous la mâchoire de l'animal.

La chose aurait peut-être mal tourné pour Ruben, s'il avait été abandonné à ses propres ressources.

Il arrivait à grand-peine à éloigner un court instant de sa gorge les dents cruelles; mais à la vue de cet accident, je pris le pistolet qui me restait, je sautai à bas de mon cheval, et je déchargeai mon arme dans le flanc de la bête, pendant qu'elle se débattait contre mon ami.

Le chien jeta un dernier hurlement de rage et de douleur.

Dans un dernier et impuissant effort, il allongea le cou pour donner un coup de dent.

Puis, il s'affaissa lentement et tomba sur le flanc, pendant que Ruben se dégageait de dessous, effaré, contusionné, mais sans avoir autrement souffert de sa périlleuse chute.

– Voilà ma première dette avec vous, Micah, dit-il d'un ton reconnaissant. Je vivrai peut-être assez pour m'en acquitter.

– Et je vous suis redevable à tous les deux, dit Saxon, qui était descendu de son refuge. Moi aussi, je paie mes dettes, pour le bien comme pour le mal. J'aurais pu rester là jusqu'au jour où j'aurais mangé mes bottes montantes, car je n'avais guère de chance de jamais redescendre. Santa Maria! Quel beau coup de sabre vous avez donné là, Clarke! La tête de l'animal a été coupée en deux comme une citrouille gâtée. Il n'y a rien d'étonnant à ce qu'ils aient suivi ma piste, car j'ai laissé non seulement ma sangle de rechange, mais encore mon mouchoir là-bas, et cela a suffi pour les mettre sur la piste de Chloé comme sur la mienne.

– Et Chloé, où est-elle? demandai-je en essuyant mon épée.

– Chloé a dû se tirer d'affaire comme elle pouvait. Voyez-vous, je me suis aperçu que les chiens me gagnaient de vitesse. Je les ai laissé approcher jusqu'à portée de mes pistolets, mais avec un cheval lancé à l'allure de vingt milles par heure, il n'y a guère de chance pour qu'une seule balle arrive au but. La chose prenait donc une tournure funèbre, car je n'avais pas le temps de recharger, et la rapière, qui est la reine des armes en un duel, n'est pas assez lourde pour qu'on puisse compter sur elle on pareille occasion. Et au moment même de mon plus grand embarras, qu'est-ce que le hasard vient m'offrir? Cette pierre si accessible, que les bons prêtres d'autrefois ont dressée évidemment dans le but unique d'assurer à de dignes caballeros une ressource contre ces ennemis ignobles, grogneux. Sans perdre de temps, j'ai grimpé dessus, non sans avoir eu quelque peine à arracher un de mes talons de la gueule du premier; il aurait peut-être réussi à m'entraîner s'il n'avait pas trouvé mon éperon un peu trop dur à avaler. Mais je suis sûr qu'une de mes balles est arrivée au but.

Allumant un morceau de papier amadou pris dans sa boîte à tabac, il le promena le long du corps du chien qui m'avait attaqué, puis sur l'autre.

– Tiens! Celui-ci est criblé comme une écumoire, s'écria-t-il. Avec quoi chargez-vous donc vos pétrinaux, bon maître Clarke?

– Avec deux chevrotines de plomb.

– Avec deux chevrotines de plomb qui ont fait au moins une vingtaine de trous. Et ce qu'il y a de plus curieux au monde, c'est qu'il y a incrusté dans la peau de la bête, un goulot de bouteille.

– Grands Dieux! m'écriai-je, je me souviens: ma bonne mère avait placé un flacon d'élixir de Daffy dans le canon de mon pistolet.

– Et vous l'avez déchargé sur ce mâtin? brailla Ruben. Ho! Ho! quand on entendra conter cette histoire devant les robinets à la Gerbe de blé, il y aura plus d'un gosier de sec à force de rire. Ce qui m'a sauvé la vie, c'est un flacon d'élixir de Daffy tiré dans le corps d'un chien.

– Mais il y avait aussi une balle, Ruben, et je crois bien que les compères n'auront garde de mentionner ce détail. C'est un vrai coup de chance que le pistolet n'ait pas éclaté. Et maintenant, que proposez-vous de faire, Maître Saxon?

– D'abord je veux tâcher de ravoir ma jument, si la chose est possible, dit l'aventurier. Mais sur cette immense lande dans l'obscurité, ce sera aussi malaisé que de trouver les culottes d'un Écossais ou un vers sans saveur dans Hudibras.

– Et la monture de Ruben Lockarby est incapable d'aller plus loin, remarquai-je. Mais est-ce que mes yeux me trompent? Il me semble que j'aperçois là-bas un point lumineux.

– Un feu follet, dit Saxon. Un ignis fatuus qui ensorcelle et attire les gens dans des mares et des fondrières. Mais je reconnais que son état est fixe et clair, comme s'il était produit par une lampe, une chandelle, une torche, une lanterne, ou autre objet sorti de la main des hommes.

– Où il y a de la lumière, il y a de la vie, s'écria Ruben, dirigeons nos pas de ce côté, et voyons quel abri le hasard nous y aura offert.

– Cela ne peut venir de nos amis les dragons, fit observer Decimus. Que la peste soit avec eux. Comment ont-ils pu découvrir notre vrai rôle. À moins que ce ne soit pour venger un affront fait à tout le régiment que ce jeune enseigne les eut lancés sur notre piste. Si jamais je le tiens au bout de mon épée, il ne s'en tirera pas à aussi bon compte. Bon, conduisez vos chevaux à la main, et nous allons voir ce que c'est que cette lumière, puisque nous n'avons pas de meilleur parti à prendre.

Nous nous guidâmes de notre mieux à travers la lande, en marchant du côté du point brillant qui scintillait au loin.

Tout en avançant, nous fîmes bien des conjectures sur l'endroit d'où il pouvait provenir.

Si c'était d'une habitation humaine, quel était donc l'être qui, non content de vivre au cœur même de la solitude, avait choisi un endroit aussi éloigné des routes battues qui la traversaient?

La grande route était à plusieurs milles en arrière de nous, et selon toute probabilité, ceux-là seuls qui y étaient contraints par la nécessité, comme nous l'avions été, pouvaient se trouver par hasard dans cette région désolée.

Un ermite n'aurait pas souhaité un endroit aussi complètement isolé de toute communication avec ses semblables.

En nous approchant, nous vîmes que la lumière venait en effet d'un petit cottage bâti dans un creux, de façon à être invisible de tous les côtés, excepté de celui par lequel nous arrivions.

Devant cet humble logis, un petit espace avait été débarrassé des ronces, et c'était au milieu de ce carré de terre que notre cheval perdu se trouvait, broutant à loisir le maigre gazon.

La même lumière, qui nous avait attirés, avait sans doute frappé son regard, et il s'y était dirigé dans l'espoir d'obtenir de l'avoine et de l'eau.

Saxon poussa un grognement de satisfaction en reprenant possession de son bien perdu, et tirant le cheval par la bride, il approcha de la porte du cottage solitaire.

XI-Le solitaire à la caisse pleine d'or

La forte lumière jaune qui nous avait attirés à travers la lande, filtrait par une seule fente étroite de la porte, qui remplissait en même temps d'une façon primitive le rôle de fenêtre.

À notre approche, la lumière prit soudain une couleur rouge, puis tourna au vert, en répandant sur nos figures une teinte fantastique, et faisant surtout ressortir la nuance cadavéreuse des traits durs de Saxon.

En même temps nous sentîmes une odeur très subtile, très désagréable, qui empoisonnait l'air tout autour du cottage.

Cette réunion de singularités, dans un lieu aussi désert, agit sur les idées superstitieuses du vieux guerrier avec tant de force qu'il s'arrêta pour nous jeter un regard interrogateur.

Mais Ruben et moi, nous étions pareillement résolus à aller jusqu'au bout de l'aventure.

Il se borna donc à rester un peu en arrière de nous et à marmotter pour son compte un exorcisme approprié à la circonstance.

Je m'avançai vers la porte, où je frappai avec le pommeau de mon épée, en annonçant que nous épions des voyageurs fatigués et que nous cherchions un abri pour la nuit.

 

Le premier résultat de mon appel fut un bruit analogue à celui qu'on ferait en allant et venant avec précipitation, en remuant des objets métalliques, en tournant des clefs dans des serrures.

À ce bruit succéda le silence, et j'allais frapper de nouveau, lorsque, de l'autre côté de la porte, une voix fêlée nous accueillit:

– Il y a peu de chose pour vous abriter, gentilshommes, et moins encore de provisions, disait-elle. Vous n'êtes qu'à six milles d'Amesbury et vous y trouverez à l'enseigne des Armes de Cecil tout ce qu'il faut pour gens et bêtes.

– Non pas, mon invisible ami, dit Saxon qui retrouva tout son aplomb en entendant une voix humaine, voilà sûrement un accueil rebutant. Un de nos chevaux est entièrement fourbu, et aucun n'est en bien bonne condition, en sorte qu'il nous serait aussi impossible de nous rendre à Amesbury Aux Armes de Cecil que d'aller à l'Homme Vert à Lubeck. Je vous en prie donc, permettez-nous de passer le reste de la nuit sous votre toit.

Cet appel fut suivi de nombreux grincements de serrures fermées, de verrous tirés, et quand ce fut fini, la porte s'ouvrit lentement et laissa apercevoir la personne qui nous avait répondu.

Grâce à la forte lumière qui brillait derrière lui, nous vîmes un homme d'aspect vénérable, aux cheveux blancs comme neige, aux traits qui indiquaient un caractère pensif mais ardent.

Le front haut, intelligent, la longue barbe flottante, tout cela sentait le philosophe, mais l'éclat des yeux, le nez aquilin à courbure très forte, le corps svelte et droit que le poids des années n'avait pu faire fléchir, faisaient deviner un soldat.

Son port fier, son costume riche, quoique sévère, de velours noir, contrastaient singulièrement avec l'humble aspect du logis qu'il avait choisi pour sa demeure:

– Oh! dit-il, en nous jetant un regard pénétrant, deux d'entre vous sont novices à la guerre, et l'autre est un vieux soldat. Vous avez été poursuivis, à ce que je vois.

– Mais comment le savez-vous? demanda Saxon.

– Ah! mon ami, moi aussi j'ai servi en mon temps. Mes yeux ne sont point si vieux qu'ils ne puissent reconnaître que des chevaux ont été éperonnés à outrance, et il n'est pas malaisé de voir que l'épée de ce jeune géant a été employée à une besogne moins innocente qu'à griller du lard. Votre assertion peut donc s'admettre. Un véritable soldat commence toujours par s'occuper de son cheval. Je vous prie donc de mettre les vôtres à l'entrave au dehors, car je n'ai ni valet d'écurie ni domestiques à qui les confier.

La maison inconnue, où nous entrâmes aussitôt, avait été agrandie aux dépens de la pente de la hauteur contre laquelle elle avait été construite, en sorte qu'elle formait une salle très longue et très étroite.

Les extrémités de cette grande pièce, au moment de notre entrée, étaient plongées dans l'ombre, mais au centre flambait avec une vive lumière un brasier plein de charbon, au-dessus duquel était suspendue une marmite de cuivre.

À côté du feu, une longue table de bois était couverte de flacons de verre au goulot recourbé, de bassins, de tubes, d'autres instruments dont je ne connaissais ni le nom ni l'usage.

Une longue rangée de bouteilles contenant des liquides et des poudres de diverses couleurs était disposée sur une étagère.

Une autre étagère supportait une assez belle collection de volumes bruns.

Il y avait, en outre, une seconde table d'un travail grossier, deux commodes, trois ou quatre tabourets de bois, plusieurs grandes feuilles épinglées aux murs et entièrement couvertes de chiffres, de figures symboliques, auxquelles je ne compris rien.

L'odeur désagréable qui nous avait accueillis au dehors, était encore plus infecte à l'intérieur et paraissait produite par les vapeurs du liquide en ébullition que contenait la marmite de cuivre.

– Vous voyez en moi, dit notre hôte, en s'inclinant poliment devant nous, le dernier descendant d'une ancienne famille. Je suis Sir Jacob Clancing, de Snellaby-Hall.

– Ce serait plutôt de Snelle a pue Hall, à mon avis, murmura Ruben, dont la boutade, heureusement, ne fut point entendue du vieux chevalier.

– Veuillez vous asseoir, je vous prie, dit-il, ôtez vos cuirasses, vos casques et vos bottes.

«Regardez ce logis comme votre auberge et mettez-vous à l'aise. Vous voudrez bien m'excuser un instant si je cesse de m'occuper de vous pour surveiller l'opération que j'ai commencée ce qui ne comporte pas de retard.

Saxon se mit aussitôt à défaire ses boucles, ôter les pièces de son équipement, pendant que Ruben, se laissant tomber sur une chaise semblait trop las pour faire mieux que de détacher son ceinturon. Quant à moi, j'étais content de pouvoir me débarrasser de mon armement, mais je ne cessai pas un instant d'observer les actes de notre hôte, dont les manières courtoises et le langage distingué avaient éveillé ma curiosité et mon admiration.

Il s'approcha de la marmite à l'odeur désagréable et en remua le contenu, avec une expression de physionomie qui indiquait la plus vive anxiété.

Il était évident qu'il avait poussé la courtoisie envers nous jusqu'au point de manquer peut-être une expérience importante.

Il plongea une cuiller dans le liquide, en ramena une certaine quantité et la reversa dans le vase, ce qui permit de voir un fluide jaune et trouble.

L'aspect lui en parut évidemment rassurant, car l'air d'anxiété disparut de ses traits et il poussa une exclamation de soulagement.

Puis, prenant sur une assiette, à côté de lui, une pincée de poudre blanchâtre, il la jeta dans la marmite, dont le contenu se mit aussitôt à bouillir, et à projeter de l'écume sur le feu, ce qui donnait à la flamme l'étrange teinte verte que nous avions remarquée avant d'entrer.

Ce traitement eut pour résultat de rendre le liquide clair, car le chimiste put verser dans une bouteille une certaine quantité de liquide aussi transparent que l'eau, pendant qu'au fond du vase se formait un dépôt brun qui fut versé sur une feuille de papier.

Cela fait, Sir Jacob Clancing rangea de côté tous les flacons et se tourna vers nous, l'air souriant et satisfait.

– Nous allons voir ce que peut fournir mon pauvre garde-manger, dit-il, mais cette odeur peut-être gênante pour votre odorat qui n'y est point accoutumé; nous allons la chasser.

Il jeta sur le feu quelques grains d'une résine balsamique, qui remplit toute la pièce du parfum le plus agréable.

Puis, il étendit sur la table une nappe blanche, prit dans un placard un plat de truite froide et un grand pâté de viande, qu'il mit devant nous, après nous avoir invités à rapprocher nos sièges et à nous mettre à la besogne.

– Je ne demanderais pas mieux que de vous offrir quelque chose de plus appétissant, dit-il. Si nous étions à Snellaby-Hall, vous ne seriez pas accueillis de cette façon misérable, je vous le promets. Mais enfin cela peut rendre service à des gens qui ont faim, et je suis encore en mesure de mettre la main sur une paire de bouteilles de vieil Alicante.

En disant ces mots, il tira d'un enfoncement deux bouteilles.

Il nous invita à nous servir, à remplir nos verres, et s'assit sur une chaise de chêne à haut dossier, pour présider à notre festin avec la courtoisie de l'ancien temps.

Pendant le souper, je lui contai nos aventures de la nuit, sans rien dire de notre destination.

– Vous êtes en route pour le camp de Monmouth, dit-il tranquillement, en me regardant bien en face de ses yeux noirs et pénétrants, quand j'eus fini. Je le sais, mais vous n'avez point à craindre que je vous trahisse, lors même que ce serait en mon pouvoir. À votre avis, quelle chance a le Duc en présence des troupes royales?

– Autant de chances qu'un coq de basse-cour contre un coq de combat armé d'éperons, s'il ne devait compter que sur ceux qu'il a autour de lui, répondit Saxon. Toutefois il a des raisons de croire que toute l'Angleterre est comme une poudrière, et il espère être l'étincelle qui y mettra le feu.

Le vieillard hocha la tête avec tristesse.

– Le Roi, remarqua-t-il, a de grandes ressources. Où Monmouth prendra-t-il des soldats exercés?

– Il y a la milice, suggérai-je.

– Et il reste encore un bon nombre des vieux troupiers parlementaires, qui ne sont pas tellement âgés qu'ils ne puissent frapper un coup pour leur croyance, dit Saxon. Qu'on mette dans un camp seulement une demi-douzaine de ces prédicants avec leur chapeau à large bord, leur parler nasillard, et toute la tribu des Presbytériens fourmillera autour d'eux comme les mouches autour d'un pot de miel. Jamais sergents recruteurs ne rassembleront une armée comparable à celle des prédicants du vieux Noll dans les comtés de l'Est, où la promesse d'une place à côté du Trône de l'Agneau avait plus de prix qu'une gratification de dix livres. Je ne demanderais pas mieux que de payer mes dettes avec des promesses comme celles-là.

– À en juger par votre langage, monsieur, remarqua notre hôte, vous n'êtes pas du nombre des sectaires. Dès lors comment se fait-il que vous jetiez le poids de votre épée et de votre expérience dans le plateau le plus faible?

– Pour cette raison même, qu'il est le plus faible, dit le soldat de fortune. Je serais volontiers parti avec mon frère pour la Côte de Guinée, et je ne me serais mêlé à l'affaire que pour porter des lettres, ou pour d'autres bagatelles. Puisqu'il me faut faire quelque chose, je prends le parti de combattre pour le Protestantisme et pour Monmouth. Il m'est parfaitement indifférent de voir sur le trône Jacques Stuart ou Jacques Walters, mais la Cour et l'armée du roi, ce sont des choses déjà toutes faites. Eh bien, puisque Monmouth en est encore à chercher courtisans et soldats, il pourrait bien arriver qu'il soit enchanté de mes services et qu'il les récompense par des avantages et des honneurs.

– Votre logique est irréprochable, dit notre hôte, sauf sur un point: c'est que vous avez laissé de côté le très grand risque que court votre tête, dans le cas où le parti du duc succomberait sous la disproportion des forces.

– On ne joue pas un coup de dés sans mettre un enjeu.

– Et vous, jeune monsieur, demanda le vieillard, qu'est-ce qui vous a engagé dans cette partie si pleine de dangers?

– Je suis fils d'un des Têtes-Rondes, répondis-je, et les gens de ma famille ont toujours combattu pour la liberté du peuple et l'abaissement de la tyrannie. Je viens prendre la place de mon père.

– Et vous, monsieur? reprit le questionneur, en regardant Ruben.

– Je pars pour voir un peu le monde et pour accompagner mon ami et camarade ici présent, répondit-il.

– Et moi j'ai des raisons plus puissantes qu'aucun de vous, s'écria Sir Jacob, pour partir en guerre contre tout homme qui porte le nom de Stuart. Si je n'avais pas une mission qui ne comporte aucune négligence, je serais peut-être tenté de faire route avec vous pour l'Est et de faire poser sur mes cheveux gris la rude compression d'un casque d'acier.

«Où est-il maintenant le noble château de Snellaby? où sont ces bosquets, ces forêts dans lesquelles ont grandi, ont vécu, et sont morts les Clancing, depuis l'époque où Guillaume de Normandie mit le pied sur le sol anglais.

«Un trafiquant, un homme qui a amassé une fortune méprisable, grâce à la sueur d'ouvriers à demi-mort de faim, est maintenant possesseur de ce beau domaine.

«Si moi, le dernier des Clancing, je m'y montrais, on aurait le droit de me livrer à l'huissier du village comme un vagabond, ou de m'en chasser à coup de fouets tressés avec les cordes d'arbalète d'insolents piqueurs.

– Et comment est arrivé un aussi brusque changement de fortune? demandai-je.

– Remplissez vos verres, s'écria le vieillard en joignant l'action à la parole. Je bois à votre santé, je bois à la perte de tous les princes sans foi.

«Comment cela arriva-t-il, demandiez-vous? Eh bien! Lorsque Charles Ier vit fondre sur lui les premières agitations, je le soutins comme s'il avait été mon propre frère. À Edgehill, à Naseby, dans vingt escarmouches ou combats, je me battis vaillamment pour sa cause, j'entretins à mes frais une troupe de cavalerie, levée parmi mes jardiniers, palefreniers et domestiques.

«Puis, la caisse de l'armée commençait à se vider; il fallait de l'argent pour prolonger la lutte.

«Ma vaisselle et mes chandeliers d'argent furent jetés au creuset. Ils y entrèrent à l'état de métal et en sortirent sous forme de soldats et de piquiers.

«Nous durâmes ainsi quelques mois, jusqu'au jour où l'escarcelle se vida; et, par nos efforts communs, nous la remplîmes de nouveau. Cette fois, ce fut la ferme du domaine et le bois de chênes qui partirent.

 

«Puis advint Marston Morr. Il fallut recourir au dernier penny, au dernier homme, pour réparer ce grand désastre.

«Je ne faiblis pas.

«Je donnai tout.

«Ce fabricant de savon, homme prudent à la face rubiconde et joufflue, s'était tenu en dehors des querelles civiles, et depuis longtemps, il jetait ses regards avides sur le château.

«C'était son ambition, à ce misérable ver, d'être un gentleman, comme s'il suffisait pour cela d'un toit en pignon et d'une maison qui s'émiette.

«Mais je le laissai satisfaire son caprice, et l'argent que je reçus je le jetai jusqu'à la dernière guinée, dans les coffres du roi.

«Et je tins bon ainsi jusqu'à la catastrophe finale, celle du Worcester, où je couvris la retraite du jeune prince, et je puis dire à bon droit qu'en dehors de l'Île de Man, je fus le dernier Royaliste qui défendit l'autorité de la Couronne.

«La république mit ma tête à prix, me regardant comme un ennemi dangereux.

«Je fus donc forcé de m'embarquer sur un navire marchand à Harwich et j'arrivai aux Pays-Bas sans autre bien que mon épée et quelques pièces d'argent dans ma poche.

– Un cavalier peut fort bien se tirer d'affaire avec cela, fit remarquer Saxon. Il y a en Allemagne des guerres incessantes où un homme peut vendre ses services, quand les Allemands du Nord ne sont pas en armes contre les Suédois ou les Français, les Allemands du Sud sont sûrs d'avoir sur les bras les Janissaires.

– En effet, je portai les armes quelque temps au service des Provinces-Unies, ce qui me mit plus d'une fois face à face avec mes vieux ennemis les Têtes-Rondes.

«Olivier avait prêté aux Français la brigade de Reynolds, et Louis fut enchanté d'avoir à son service des troupes aussi éprouvées. Par Dieu, je me trouvai sur la contrescarpe à Dunkerque, et il m'arriva d'applaudir à l'attaque alors que mon devoir aurait été d'encourager la défense.

«Mon cœur s'enfla d'orgueil quand je vis ces gaillards, tenaces comme des bouledogues, grimper sur la brèche leurs piques traînant derrière eux, chantant leurs psaumes d'une voix qui ne tremblait pas, bien que les balles partissent autour d'eux aussi denses que les abeilles au moment de l'essaimage.

«Et quand ils en furent au corps à corps avec les Flamands, je vous réponds qu'ils poussèrent un cri où il y avait tant de joie soldatesque que mon orgueil de retrouver de pareils Anglais l'emporta sur ma haine contre des ennemis.

«Mais ma carrière militaire ne fut pas de longue durée, car la paix fut bientôt conclue.

«Alors je me remis à l'étude de la chimie pour laquelle j'avais une grande passion, d'abord sous Vorhaager de Leyde, puis avec De Huy, de Strasbourg, mais je crains bien que ces grands noms ne soient lettre morte pour vous.

– Vraiment, dit Saxon, on dirait que cette chimie exerce une attraction bien puissante, car nous avons rencontré à Salisbury deux officiers de la garde bleue, qui avaient aussi un faible de ce genre, bien que ce fussent de solides gaillards, de vrais soldats pour tout le reste.

– Ha! s'écria Sir Jacob, avec intérêt, à quelle école appartenaient-ils?

– Oh! je n'entends rien à ces choses-là, répondit Saxon, je sais seulement que selon eux Gervinus, de Nuremberg, celui que j'ai gardé en prison, ou n'importe quel autre homme, était capable de transformer les métaux.

– Pour Gervinus, je ne saurais en répondre, dit notre hôte, mais pour ce qui est de la possibilité de la chose, je puis engager ma parole de chevalier. Nous reparlerons de cela.

«Vint enfin l'époque où Charles II fut invité à reprendre possession du trône, et nous tous, depuis Jeffrey Hudson, le nain de la cour, jusqu'à Mylord Clarendon, nous fûmes transporté de joie à la pensée que nous recouvrerions ce qui nous appartenait.

«Je laissai dormir ma créance quelque temps, m'imaginant que le Roi se montrerait magnanime en aidant un pauvre Cavalier qui s'était ruiné pour sa famille, sans attendre que celui-ci l'en sollicitât.

«J'attendis, j'attendis! Je ne reçus pas un mot.

«Un jour donc, je me rendis au lever, et je fus présenté en bonne et due forme:

« – Ah! dit-il, avec cette cordialité qu'il savait si bien feindre, si je ne me trompe, vous êtes Sir Jaspar Killigrew?

« – Non, Sire, répondis-je, je suis Sir Jacob Clancing, jadis de Snellaby-Hall, dans le comté de Stafford.

«Ensuite je rappelai à son souvenir la bataille de Worcester, et plusieurs autres événements qui nous étaient arrivés en commun.

« – Oh! parbleu, s'écria-t-il, comme je suis oublieux! Et comment va-t-on à Snellaby?

«Je lui expliquai alors que le Manoir n'était plus ma propriété.

«Je lui dis en quelques mots à quelle situation j'étais réduit.

«Sa figure s'obscurcît aussitôt, et il me témoigna une froideur glaciale.

« – Tout le monde se jette sur moi pour avoir de l'argent et des places, dit-il, et la vérité est que les Communes se montrent si chiches que je n'ai guère de quoi être généreux pour les autres. Toutefois, Sir Jacob, nous verrons ce qu'on peut faire pour vous.

«Et sur ces mots il me renvoya.

«Ce même soir, le secrétaire de Mylord Clarendon vint me trouver, et m'apprit qu'en considération de mon long dévouement et des pertes que j'avais subies, le Roi me faisait la grâce de me donner le titre de Chevalier de la Loterie.

– Je vous prie, monsieur, dites-nous ce que c'est qu'un Chevalier de la Loterie, demandais-je.

– C'est le tenancier d'une maison de jeu, ni plus ni moins. Voilà comment il me récompensait.

«Je recevais l'autorisation de tenir un tapis-franc sur la Place de Covent-Garden et d'y attirer les jeunes étourneaux de la ville pour les tondre au jeu de l'hombre.

«Pour rétablir ma fortune, il me fallait ruiner autrui.

«Mon honneur, ma famille, ma réputation, tout cela ne pesait aucun poids, du moment que j'avais le moyen de soutirer leurs guinées à quelques imbéciles.

– J'ai entendu dire que certains chevaliers de la Loterie ont fait de bonnes affaires, dit Saxon, d'un air réfléchi.

– Bonnes ou mauvaises, ce n'était point un emploi convenable pour moi, j'allai trouver le Roi et je le suppliai de donner à sa générosité une autre forme.

«Il me répondit seulement que je faisais bien le difficile pour un homme aussi pauvre que je l'étais.

«Je tournai autour de la Cour pendant des semaines.

«Moi et d'autres cavaliers, nous avons vu le Roi et son frère gaspiller au jeu et en courtisanes des sommes qui nous auraient rendu nos patrimoines.

«J'ai vu Charles risquer sur une seule carte une somme qui aurait contenté le plus exigeant de nous.

«Je faisais tout mon possible pour me tenir dans les Parcs de Saint-James, dans la galerie de White-hall, espérant qu'on ferait quelque chose pour moi.

«À la fin, je reçus de lui un second message.

«Il m'y était dit que si je ne pouvais m'habiller plus à la mode, il me dispensait de mon assiduité.

«Voilà ce qu'il faisait dire au vieux soldat usé qui avait sacrifié santé, fortune, position, tout au service de son père et au sien.

– Quelle honte! criâmes-nous d'une seule voix.

– Pouvez-vous dès lors vous étonnez que j'aie maudit toute la race des Stuart, cette race menteuse, débauchée, et cruelle? Quant au Manoir, je pourrais le racheter demain, si cela me plaisait, mais pourquoi le ferais-je, puisque je n'ai pas d'héritier.

– Ho! vous avez donc réussi? dit Decimus Saxon, avec un de ses coups d'œil de côté si pleins de malice. Vous avez peut-être trouvé vous même le moyen de convertir en or marmites et casseroles, d'après ce que vous avez dit. Mais c'est impossible, car je vois dans cette pièce-ci qu'il reste encore du cuivre et du fer à changer en or.

– L'or a son emploi, le fer a son usage, dit Sir Jacob, d'un ton d'oracle. L'un ne peut prendre la place de l'autre.

– Pourtant, remarquai-je, ces officiers nous ont affirmés que c'était là uniquement une superstition du vulgaire.

– Alors ces officiers ont prouvé que leurs connaissances étaient moins étendues que leurs préjugés. Alexander Setonius, un Écossais, a été le premier à le faire, parmi les modernes. En 1602 au mois de mars, il a changé en or une barre de plomb dans la main d'un certain Hansen, à Rotterdam, et celui-ci en a témoigné.