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Micah Clarke – Tome I. Les recrues de Monmouth

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«Il ne s'est pas borné à recommencer cette opération devant les savants envoyés par l'Empereur Rodolphe; il l'a encore enseignée à Johann Wolfgang Dreisheim de Fribourg, et à Gustenhofer, de Strasbourg, qui l'a lui-même enseignée à mon illustre maître le…

– Qui vous l'a enseignée à son tour, s'écria Saxon d'un ton de triomphe. Je n'ai pas une provision de métal sur moi, cher monsieur, mais voici mon casque, ma cuirasse, mes brassards, mes cuissards, puis mon épée, mes éperons, les boucles de mon harnachement.

«Je vous en prie, employez votre art très excellent, très louable sur ces objets, et je vous promets de vous apporter sous peu de jours une quantité de métal plus digne de votre habileté.

– Non, non, dit l'alchimiste en souriant et hochant la tête, cela peut être fait, sans doute, mais avec lenteur, peu à peu, par petits morceaux à la fois, avec beaucoup de dépenses et de patience.

«Ce serait une longue et pénible tâche pour un homme que de chercher à s'enrichir ainsi, mais je ne nierai pas que la chose ne se puisse faire à la fin.

«Et maintenant, comme les bouteilles sont vides, et que votre jeune camarade s'assoupit sur sa chaise, il est peut-être préférable pour vous d'employer au sommeil le reste de la nuit.

Il prit dans un coin plusieurs couvertures et tapis, et les étendit sur le sol.

– C'est un lit de soldat, remarqua-t-il, mais vous serez peut-être plus mal couchés encore, d'ici au jour où vous aurez mis Monmouth sur le trône d'Angleterre. Quant à moi, j'ai l'habitude de dormir dans une chambre intérieure pratiquée là haut.

Après avoir ajouté quelques mots relatifs aux précautions à prendre pour être à notre aise, il se retira en emportant la lampe, et passa par une porte qui se trouvait au bout de la pièce, et qui avait échappé à notre observation.

Ruben, qui n'avait pas eu un instant de repos depuis son départ de Havant, s'était déjà étendu sur les couvertures, et dormait profondément, avec une selle comme oreiller.

Quant à Saxon et à moi, nous restâmes assis quelques minutes encore, à la lumière du brasier qui brûlait.

– On pourrait faire pire que de s'adonner à ce métier de chimiste, fit remarquer mon compagnon, en secouant les cendres de sa pipe. Voyez-vous là, dans le coin, ce coffre renforcé de ferrures?

– Eh bien?

– Il est rempli jusqu'aux deux tiers de l'or qu'a fabriqué le digne gentleman.

– Comment le savez-vous? demandais-je d'un ton incrédule.

– Quand vous avez frappé au panneau de la porte avec le pommeau de votre épée, comme si vous vouliez l'y faire entrer, vous avez sans doute entendu des allées et venues rapides, puis le bruit d'une ferrure.

«Eh bien, grâce à ma haute taille, j'ai pu jeter un regard à travers cette fente du mur, et j'ai vu notre ami jeter dans ce coffre quelque chose de sonore, avant de le fermer.

«Je n'ai pu qu'entrevoir le contenu, mais je peux jurer que cette couleur jaune foncé ne vient pas d'un autre métal que de l'or. Voyons si elle est bien fermée à clef.

Il se leva, se dirigea vers le coffre, et tira avec force sur le couvercle.

– Arrêtez, Saxon, arrêtez, criai-je avec colère, que dirait notre hôte, s'il nous surprenait.

– Bon, il ne devrait pas garder des choses pareilles sous son toit. Avec un ciseau ou un poignard, on pourrait peut-être forcer le couvercle.

– Par le ciel, dis-je à demi-voix, si vous l'essayez, je vous couche sur le dos.

– C'est bon, c'est bon, jeune Anak, ce n'était qu'une fantaisie, pour jeter encore un coup d'œil sur le trésor. Maintenant, si c'était un partisan dévoué du Roi, ce serait là une belle prise de guerre. N'avez-vous pas remarqué qu'il prétendait avoir été le dernier Royaliste qui ait tiré l'épée en Angleterre et qu'il a reconnu que sa tête avait été mise à prix comme rebelle? Votre père, tout pieux qu'il est, n'éprouverait guère de componction à dépouiller un pareil Amalécite. En outre, ne l'oubliez pas, il n'est pas plus embarrassé pour faire de l'or, que votre bonne mère ne le serait pour faire des beignets aux framboises.

– En voilà assez, répondis-je d'un ton âpre, inutile de discuter! Couchez-vous, ou j'appelle notre hôte et je lui apprends à quel personnage il a donné l'hospitalité.

Saxon, après avoir poussé maints grognements, prit enfin le parti d'étendre ses longs membres sur une natte, pendant que je me reposais à côté de lui.

Je restai éveillé jusqu'au moment où la douce lumière du matin se montra à travers les fentes des solives mal couvertes du toit.

À vrai dire, je n'osais m'endormir, de peur que les habitudes pillardes du soldat de fortune ne prissent le dessus et qu'il ne nous déshonorât aux yeux de notre hôte si prévenant.

À la fin, cependant, sa respiration à temps prolongés me prouva qu'il s'était endormi et je pus goûter quelques heures d'un repos bien gagné.

XII-De quelques aventures sur la lande

Dans la matinée, après avoir déjeuné des restes de notre souper, nous nous occupâmes de nos chevaux et des préparatifs du départ.

Mais, avant de nous laisser monter en selle, notre excellent hôte accourut à nous, portant une armure.

– Venez par ici, dit-il à Ruben. Mon garçon, il n'est pas bon que vous alliez à l'ennemi, la poitrine sans protection, alors que vos camarades sont couverts d'acier. J'ai ici ma cuirasse et mon casque, qui vous iront, je crois, car si vous êtes mieux en chair que moi, je suis, d'autre part, d'une construction plus large.

«Ah! ne l'avais-je pas dit! Quand Silas Thompson, l'armurier de la Cour, vous l'aurait fait sur mesure, cela ne vous irait pas mieux.

«Maintenant voyons pour le casque. Il s'ajuste aussi très bien.

«Vous voilà à présent devenu un cavalier comme Monmouth ou n'importe quel autre chef seraient fiers d'en avoir autour de sa bannière.

Le casque et la cuirasse complète étaient du meilleur acier de Milan, avec de riches incrustations d'argent et d'or, des dessins rares et curieux en relief de tous côtés.

Il en résultait un effet si sévère, si martial, que la rouge et gaie physionomie de mon ami, vue sous cette panoplie, avait je ne sais quoi qui heurtait, je ne sais quoi de plaisant.

– Non, non, s'écria le vieux Cavalier, en voyant un sourire sur nos traits, il n'est que juste qu'un aussi précieux joyau que l'est un cœur honnête soit dans un écrin capable de le protéger.

– Je vous suis vraiment reconnaissant, monsieur, dit Ruben. Je ne sais comment trouver des mots pour vous remercier. Ah! Sainte Mère! j'ai grande envie de revenir tout droit à Havant pour leur montrer le solide homme d'armes qui a été élevé parmi les habitants.

– C'est de l'acier qui a fait ses preuves, insista Sir Jacob. Une balle de pistolet rebondirait dessus.

«Et vous, reprit-il, en s'adressant à moi, voici un petit présent qui vous rappellera notre rencontre. J'ai remarqué que vous jetiez des regards curieux sur mon étagère de livres. Ce sont les Vies des grands Hommes d'autrefois, par Plutarque, mises en anglais par l'ingénieux Mr Latimer. Portez ce volume avec vous et conformez votre vie aux exemples des géants dont les exploits y sont racontés.

«Je mets dans vos poches d'arçon un paquet de peu de volume mais d'une grande importance, que je vous prie de remettre à Monmouth le jour où vous arriverez à son camp.

«Pour vous, monsieur, dit-il en parlant à Decimus Saxon, voici un lingot d'or vierge, dont vous pourrez faire une épingle ou tout autre ornement. Ayez la conscience tranquille en le portant, car il vous est donné en toute loyauté et n'a point été filouté à votre hôte pendant son sommeil.

Saxon et moi, nous échangeâmes un prompt regard de surprise à ce discours, qui nous prouvait que notre hôte n'ignorait pas les propos tenus par nous pendant la nuit.

Mais Sir Jacob ne laissa percer aucun indice de colère.

Il se mit en devoir de nous indiquer la route à suivre et de nous conseiller pour notre voyage.

– Il faut que vous suiviez ce chemin tracé par les moutons jusqu'à ce que vous arriviez à un autre chemin plus large qui se dirige vers l'ouest, dit-il. Mais c'est un chemin dont on ne fait que peu d'usage, et il y a peu de chance pour que vous tombiez sur des ennemis. Le chemin vous fera passer entre les villages de Fovant et de Hindon, avant de vous conduire à Mere, qui est à peu de distance de Bruton, sur la limite du comté de Somerset.

Après avoir remercié notre vénérable hôte de la bonté qu'il nous avait témoignée, nous laissâmes aller les rênes, et il put reprendre l'étrange et solitaire existence où nous l'avions trouvé.

L'emplacement de son cottage avait été si habilement choisi, que quand nous nous retournâmes pour lui adresser un dernier salut, lui et sa demeure avaient déjà disparu à nos yeux, et que parmi les nombreux tertres, les nombreuses cavités, il nous fut impossible de reconnaître l'endroit où était la maisonnette dans laquelle nous avions trouvé un abri aussi opportun.

En avant et à côté de nous la plaine s'étendait en un tapis de couleur brune jusqu'à l'horizon, sans que rien fit saillie à sa surface stérile et couverte d'ajoncs.

Sur tout cet espace, rien ne décelait la vie, à l'exception de rares lapins, qui rentraient à la hâte dans leurs trous au bruit de notre approche, ou de quelques moutons décharnés, affamés, qui trouvaient à peine leur subsistance dans l'herbe grossière et filandreuse que produisait ce sol stérile.

Le sentier était si étroit que nous ne pouvions le suivre qu'un à un, mais nous ne tardâmes pas à le quitter entièrement, ne nous en servant que pour nous guider, et galopant côte à côte à travers la plaine ondulée.

Nous gardions tous le silence.

Ruben contemplait sa nouvelle cuirasse, ainsi que je pouvais en juger par les fréquents regards qu'il y jetait.

Saxon, les yeux à demi clos, ruminait quelque affaire qui l'intéressait.

 

Quant à moi, mes pensées se reposaient sur les infâmes projets que le coffre d'or avait inspirés au vieux soldat, et sur le surcroît de honte que me causait la certitude que notre hôte avait, je ne sais comment, deviné son intention.

Il ne pouvait résulter rien de bon d'une alliance avec un homme à ce point dépourvu de tous sentiments d'honneur ou de gratitude.

Je sentis cela si fortement que je rompis enfin le silence, en montrant un sentier qui coupait le notre, et s'en éloignait, et en lui recommandant de le suivre, puisqu'il avait prouvé qu'il n'était point fait pour la compagnie d'honnêtes gens.

– Par la sainte croix! dit-il en mettant la main sur la poignée de sa rapière, est-ce que vous avez donné congé à votre bon sens? Ce sont là des paroles qu'aucun cavalier d'honneur ne saurait tolérer.

– Elles n'en sont pas moins l'expression de la vérité, répondis-je.

Sa lame sortit aussitôt du fourreau, pendant que sa jument faisait un bond de deux fois sa longueur, sous le brusque contact des éperons.

– Voici, s'écria-t-il en lui faisant faire demi-tour, sa figure farouche et maigre toute frémissante de colère, voici un emplacement bien nivelé, qui sera excellent pour régler l'affaire. Tirez votre aiguille et soutenez vos dires.

– Je ne bougerai pas de l'épaisseur d'un cheveu pour vous attaquer, répondis-je. Pourquoi le ferais-je, alors que je ne vous en veux nullement. Mais si vous fondez sur moi, je vous jetterai sûrement à bas de votre selle, malgré tous vos artifices d'escrimeur.

En parlant ainsi, je tirai mon sabre et me mis en garde, car je sentais bien qu'avec un vieux soldat comme celui-là, le premier choc serait rude et brusque.

– Par tous les Saints du ciel, cria Ruben, le premier des deux qui frappe l'autre, je lui décharge ce pistolet dans la tête. Pas de ces jeux-là, Don Decimo, car par le Seigneur, je fonds sur vous, quand même vous seriez le fils de ma propre mère. Rengainez votre épée, car une détente part aisément, et le doigt me démange.

– Au diable soit le trouble-fête! grogna Saxon, remettant son épée au fourreau d'un air bourru.

«Non, Clarke, reprit-il, après quelques moments de réflexion, ce n'est qu'une plaisanterie d'enfants, que jouent deux camarades pour voir lequel des deux se fâchera pour une bagatelle. Moi qui suis assez âgé pour être votre père, j'aurais dû me maîtriser assez pour ne pas dégainer contre vous, car la langue d'un jeune homme part sur une impulsion, et sans réfléchir. Dites seulement que vous en avez dit plus que vous ne pensiez.

– Ma façon de le dire a pu être trop claire et trop rude, répondis-je, car je vis qu'il ne demandait qu'un peu d'onguent pour l'endroit où mes brèves paroles l'avaient blessé; mais nos caractères différent du votre, et cette différence doit disparaître, autrement vous ne sauriez être pour nous un camarade sûr.

– Très bien, Maître la Morale, il va falloir que je désapprenne quelques-uns des tours de mon métier. Corbleu, mon homme, si vous faites le difficile sur mon compte, qu'est-ce que vous penseriez de certaines gens que j'ai connus? Il n'est que temps que nous commencions la guerre, car nos bonnes lames ne veulent pas se tenir tranquilles dans leurs fourreaux.

 
La lame tranchante, la fidèle lame de Tolède,
S'était rouillé faute de combats,
Et s'était rongée elle-même, n'ayant
Personne à tailler, à dépecer.
 

«Vous ne sauriez exprimer une idée que le vieux Samuel ne l'ait eue avant vous.

– Nous allons certainement arriver bientôt au bout de cette terrible plaine, s'écria Ruben. La platitude insipide suffit pour mettre aux prises les meilleurs amis. Nous pourrions nous trouver dans les déserts de Libye aussi bien que dans le Wiltshire, qui appartient à Sa Très Disgracieuse Majesté.

– Voici de la fumée là-bas, sur le flanc de cette hauteur, dit Saxon, en montrant le sud.

– M'est avis que j'aperçois une rangée de maisons en ligne droite, remarquai-je en abritant mes yeux avec ma main. Mais c'est loin, et l'éclat du soleil m'empêche de bien distinguer.

– Ce doit être le hameau de Hindon, dit Ruben. Oh! comme on a chaud sous cet habit d'acier!

«Je me demande si ce serait conforme aux militaires de le défaire et de le pendre au cou de Didon. Sans quoi je vais y être rôti tout vif comme un crabe dans sa carapace. Qu'en dites-vous, homme illustre? Est-ce contraire à l'un de ces Trente-neuf articles de guerre que vous portez dans votre cœur?

– Porter le poids du harnachement, jeune homme, répondit gravement Saxon, c'est un des exercices de la guerre, et dès lors c'est une qualité à laquelle on n'atteint qu'en pratiquant l'épreuve à laquelle vous êtes soumis en ce moment. Vous avez bien des choses à apprendre, et l'une d'elles, c'est de ne point mettre si vite que cela un pétrinal à la tête des gens quand vous êtes à cheval. La secousse brusque, que produit votre cheval, aurait suffi pour faire abattre la détente, en une seconde, ce qui aurait privé Monmouth d'un vieux et expérimenté soldat.

– Votre remarque aurait une grande importance, répondit mon ami, si je ne me rappelais pas maintenant que j'ai oublié de recharger mon pistolet, depuis que je l'ai déchargé hier soir sur cette énorme bête jaune.

Decimus Saxon hocha la tête d'un air découragé:

– Je me demande, remarqua-t-il, si nous ferons jamais de vous un soldat. Vous tombez de cheval dès que l'animal change d'allure. Vous faites preuve d'une légèreté qui n'est guère en harmonie avec le sérieux du vrai soldado. Vous menacez de votre pétrinal quand il n'est pas chargé, et pour finir, vous sollicitez la permission d'attacher au cou de votre cheval votre armure, une armure que le Cid lui-même pourrait être fier de porter. Cependant vous avez du cœur, de l'activité, je crois. Sans cela vous ne seriez pas ici.

– Gracias, Senior, dit Ruben, en faisant un salut qui faillit le désarçonner, cette dernière remarque fait passer tout le reste. Autrement j'aurais été forcé de croiser le fer avec vous, pour maintenir mon renom de soldat.

– À propos de cet incident de la nuit, dit Saxon, à propos du coffre, qui selon moi, était plein d'or et que j'étais disposé à saisir comme légitime butin, je suis maintenant tout prêt à reconnaître que j'ai laissé voir trop de hâte, trop de précipitation, car le vieillard nous avait accueillis loyalement.

– N'en parlez plus, répondis-je, si vous voulez seulement vous tenir désormais en garde contre de telles impulsions.

– Elles ne m'appartiennent point en propre, répondit-il. Elles viennent de Will Spotterbridge, qui était un homme sans réputation.

– Et comment se trouve-t-il mêlé à l'affaire? demandai-je avec curiosité.

– Eh bien, voici comment: mon père épousa la fille dudit Will Spotterbridge, et il affaiblit ainsi la valeur d'une bonne vieille famille par l'introduction d'un sang malsain. Will était un diable d'enfer de Fleet-Street, au temps de Jacques, une lumière remarquable de l'Alsace, séjour des bravaches et des chercheurs de querelles. Son sang a été transmis par l'intermédiaire de sa fille à nous dix, bien que j'aie la joie de pouvoir dire qu'étant le dixième, il avait perdu à cette époque une bonne partie de sa virulence, et il n'en reste guère plus qu'une dose convenable de fierté et un désir louable de réussir.

– Mais en quoi a-t-il affecté la race? demandai-je.

– Le voici, répondit-il. Les Saxons d'au temps jadis étaient une génération de gens à figure pleine, contente, occupés à leurs bureaux pendant six jours et à leurs Bibles le septième. Si mon père buvait un verre de petite bière de plus qu'à l'ordinaire, ou si par suite d'une provocation, il lui arrivait de lâcher l'un de ses jurons favoris comme: «Oh! noiraud!» ou bien: «cœur vivant!» il s'en tourmentait comme si c'étaient les sept péchés capitaux. Est-il vraisemblable, conforme au cours naturel des choses qu'un homme de cette sorte ait engendré dix garçons allongés, efflanqués, dont neuf auraient pu être cousins au premier degré de Lucifer et frères de lait de Belzébuth!

– C'était bien pénible pour lui, remarqua Ruben.

– Pour lui? Oh non, tous les ennuis furent pour nous! Si les yeux ouverts, il jugea à propos d'épouser la fille d'un diable incarné comme Will Spotterbridge, parce que ce jour-là elle était poudrée et peinte à son goût, quel sujet eut-il de se plaindre? C'est nous qui avons dans les veines du sang de ce bravo de taverne, greffé sur notre bonne, notre honnête nature, c'est nous qui avons le plus de raison de protester.

– Sur ma foi, d'après le même enchaînement de raisons, dit Ruben, un de mes ancêtres a dû épouser une femme qui avait la gorge terriblement sèche, car mon père et moi nous sommes affligés de la même maladie.

– Vous avez sûrement hérité d'une langue bien pendue, grogna Saxon. D'après ce que je vous ai dit, vous voyez que toute notre vie est un conflit entre notre vertu naturelle de Saxon, et les impulsions impies dues à la tache des Spotterbridge. Celle dont vous avez eu sujet de vous plaindre, la nuit dernière, n'est qu'un exemple du mal auquel je suis sujet.

– Et vos frères et sœurs, demandai-je, quel effet a produit en eux cette circonstance?

La route était triste et longue, en sorte que le bavardage du vieux soldat était une diversion des plus opportunes à l'ennui du voyage.

– Ils ont tous succombé, dit Saxon, en gémissant. Hélas! hélas! quelle pieuse troupe ils auraient fait, s'ils avaient employé leurs talents à de meilleurs usages.

«Prima fut notre aînée. Elle vécut bien jusqu'à ce qu'elle fût devenue femme.

«Secundus fut un vaillant marin, et il avait son vaisseau à lui qu'il n'était encore qu'un jeune homme. Toutefois on fit la remarque qu'il partit en voyage sur un schooner, et qu'il revînt sur un brick, ce qui donna lieu à des recherches. Il peut se faire, comme il le dit, qu'il l'ait rencontré allant à la dérive dans la Mer du Nord, et qu'il ait abandonné son vaisseau pour sa trouvaille, mais on le pendit avant qu'il eut pu le prouver.

«Tertia se sauva avec un meneur de bestiaux du Nord, et depuis ce temps-là elle court encore.

«Quartus et Nonus se sont livrés longtemps à leur métier d'arracher les noirs à leurs pays de ténèbres et d'idolâtrie pour les transporter comme cargaison dans les plantations, où ils peuvent apprendre les beautés de la religion chrétienne. Toutefois ce sont des hommes d'un caractère emporté, au langage profane, qui n'éprouvent aucune affection envers leur jeune frère.

«Quintus était un jeune garçon qui promettait beaucoup, mais il trouva un baril de rhum qui avait été jeté par-dessus bord dans un naufrage, et il mourut peu après.

«Septus aurait pu bien tourner, car il était devenu clerc chez John Tranter, attorney, mais il était d'une nature entreprenante et transporta au Pays-Bas tout ce qu'il y avait dans l'étude, papiers, argent, et le reste; ce qui ne causa pas de minces ennuis à son patron, qui n'a jamais pu ravoir ni les uns ni les autres depuis ce jour jusqu'à présent.

«Septimus mourut jeune.

«Quant à Octavus, le sang de Will Spotterbridge se fit jour de bonne heure chez lui, et il fut tué dans une rixe à propos d'un coup de dés, que ses ennemis prétendirent avoir été pipés de façon à faire sortir invariablement le six.

«Que cet émouvant récit vous serve d'avertissement: si vous êtes assez sots pour vous imposer la charge d'une femme, faites en sorte qu'elle ne soit affligée d'aucun vice, car une jolie figure est une bien faible compensation pour un esprit mauvais.

Ruben et moi nous ne pûmes nous empêcher de rire en entendant cette confession de famille, que notre camarade débita sans laisser voir la moindre confusion, le moindre embarras.

– Vous avez payé cher le manque de discernement de votre père, remarquais-je. Mais que peut donc être cet objet que voici, à notre gauche?

– C'est une potence, à en juger par l'apparence, dit Saxon en examinant la haute charpente qui se dressait sur un petit tertre. Rapprochons-nous, car c'est à peu de distance de notre route. Ce sont des objets rares en Angleterre, et je vous réponds sur ma foi, que quand Turenne était dans le Palatinat, on voyait plus de potences que de bornes sur les routes. Aussi, pour ne rien dire des espions, des traîtres qu'engendrait la guerre, les coquins de Chevaliers Noirs et de Lansquenets, des vagabonds bohémiens, et par ci par là d'un homme du pays qu'on supprimait pour l'empêcher de mal faire, jamais les corbeaux ne se virent à pareille fête.

Lorsque nous fûmes près de ce gibet solitaire nous aperçûmes comme un paquet de guenilles desséchées où il était à peine possible de reconnaître des restes humains, et qui se balançait au centre.

 

Ce misérable débris d'humanité était attaché à la barre transversale par une chaîne de fer, et oscillait d'un mouvement monotone en avant et en arrière, au souffle de la brise matinale.

Nous avions arrêté nos chevaux, et nous regardions en silence cette enseigne de la mort, quand l'objet qui nous avait semblé être un paquet de guenilles jeté au pied de la potence, remua soudain et se tourna vers nous montrant la figure ravagée d'une vieille femme, si profondément empreinte de passions mauvaises, si méchante dans son expression, qu'elle nous inspira plus d'horreur encore que l'objet impur qui se balançait au-dessus de sa tête.

– Gott in Himmel! s'écria Saxon, c'est toujours ainsi. Une potence attire les sorcières aussi fort qu'un aimant attire les aiguilles. Toute la sorcellerie du pays veut s'installer autour, comme des chats autour d'une jatte de lait. Méfiez-vous d'elle, car elle a le mauvais œil.

– Pauvre créature, c'est plutôt le mauvais estomac qu'elle a, dit Ruben en poussant son cheval vers la femme. Qui a jamais vu un pareil sac à os. Je parie qu'elle est en train de mourir, faute d'une croûte de pain.

La créature gémit et tendit deux griffes décharnées pour saisir la pièce d'argent que mon ami lui avait jetée.

Ses yeux noirs à l'expression farouche, son nez en forme de bec, les os desséchés sur lesquels la peau jaune et parcheminée était fortement tirée, lui donnaient l'air d'un esprit qui inspire la crainte.

On eût dit un impur oiseau de proie, un de ces vampires dont parlent les conteurs.

– À quoi bon de l'argent dans ce désert? remarquai-je. Elle ne peut pas se nourrir d'une pièce d'argent.

Elle se hâta de nouer la pièce de monnaie dans un coin de ses haillons comme si elle craignait que je vinsse la lui prendre par force.

– Cela servira à acheter du pain, croassa-t-elle.

– Mais qui vous en vendra, bonne femme? demandai-je.

– On en vend à Fovant, et on en vend à Hindon, répondit-elle. Je reste ici pendant le jour, mais je voyage pendant la nuit.

– Je garantis qu'elle voyage en effet, et sur un manche à balai, dit Saxon, mais dites-nous, la mère, qui est ce pendu, au-dessus de vous?

– C'est celui qui a fait périr mon dernier-né, dit la vieille, en jetant un regard méchant à la momie qui pendait là-haut, et lui tendant son poing fermé, où il ne restait guère plus de chair que sur l'autre. C'est celui qui a fait périr mon brave petit garçon. Il le rencontra sur la vaste lande, et lui arracha sa jeune vie, quand aucune main secourable n'était là pour arrêter le coup. C'est ici qu'a été versé le sang de mon garçon.

«C'est ainsi que sous cet arrosage a poussé cette belle potence, avec le fruit mûr qu'elle porte. Et ici, qu'il pleuve, qu'il fasse du soleil, moi, sa mère, je resterai tant que deux os tiendront encore ensemble, de l'homme qui a fait périr le chéri de mon cœur.

Et en parlant ainsi, elle se serra dans ses haillons, puis appuyant son menton sur ses mains, elle leva les yeux pour contempler avec un redoublement de haine les hideux débris.

– Partons, Ruben, criai-je, car cette vue était bien de nature à inspirer l'horreur de son semblable, c'est une goule, non une femme.

– Pouah! dit Saxon, voilà qui vous fait monter à la bouche une saveur de cadavre! Qui veut partir à fond de train sur les Dunes? Au diable le souci et la charogne!

 
Sir John enfourcha son brave coursier brun,
Pour une chevauchée à Monmouth, ah!
Un bon justaucorps de buffle sur le dos,
Un sabre au côté. Ah!
Ha! Ha! jeune homme, nous les rebelles, saurons,
Abattre l'orgueil du roi Jacques. Ah!
En avant, mes gaillards, à toute bride, et du sang à l'éperon!
 

Nous donnâmes de l'éperon à nos chevaux pour nous éloigner au galop de ce lieu maudit aussi vite que nos braves bêtes pouvaient nous porter.

L'air avait pour nous tous une saveur plus pure, la bruyère un parfum plus doux, grâce au contraste avec les deux êtres horribles que nous avions laissés derrière nous.

Que le monde serait charmant, mes enfants, sans l'homme et ses pratiques.

Lorsque nous nous arrêtâmes enfin, nous avions mis trois ou quatre milles entre la potence et nous.

Juste en face de nous, sur une pente douce, s'élevait un charmant petit village, avec son église au toit rouge surgissant du milieu d'un bouquet d'arbres.

Pour nos yeux, après le monotone tapis de la plaine, c'était un spectacle réjouissant que ce vaste déploiement de feuillée verte, et ces agréables jardins qui entouraient de tous côtés le hameau.

Pendant toute la matinée, nous n'avions vu d'autres êtres humains que la vieille sorcière de la lande et quelques coupeurs de tourbe dans le lointain.

Puis, nos ceintures commençaient à devenir trop larges, et nous n'avions qu'un faible souvenir de notre déjeuner.

– Cela, dis-je, ce doit être le village de Mere, que nous devions dépasser avant d'arriver à Bruton. Nous franchirons bientôt la limite du comté de Somerset.

– J'espère que nous arriverons bientôt en présence d'un beefsteak, gémit Ruben. Je suis à demi mort de faim. Un aussi joli village doit avoir une hôtellerie passable, bien que dans mes voyages je n'en aie rencontré aucune qui soutienne la comparaison avec la vieille Gerbe de Blé.

– Il n'y a pour nous en ce moment-ci ni auberge ni dîner, dit Saxon. Regardez là-bas vers le Nord et dites-moi ce que vous voyez.

À l'extrême horizon s'apercevait une longue file de points brillants, scintillants, qui lançaient des rayons rapides comme un collier de diamants.

Toutes ces taches brillantes étaient animées d'un mouvement rapide, et cependant elles conservaient leurs distances respectives.

– Qu'est-ce donc? fîmes-nous d'une seule voix.

– Cavalerie en marche, dit Saxon. Il se pourrait que ce soient nos amis de Salisbury, qui auront fait une longue journée de marche, ou bien, comme je suis porté à le croire, c'est un autre corps de la cavalerie royale. Ils sont très loin, et ce que nous voyons n'est que le reflet du soleil sur leurs casques; et cependant, si je ne me trompe, c'est vers ce village même qu'ils se dirigent. Il serait fort prudent de n'y point entrer, de peur que les paysans ne les mettent sur nos traces. Il faut le doubler et pousser jusqu'à Bruton, où nous aurons du temps de reste pour potage et souper.

– Hélas! Hélas! notre dîner! s'écria Ruben d'un ton piteux. J'ai tellement diminué que mon corps s'agite en dedans de cette carapace d'armure, comme un pois dans sa gousse. N'importe, mes amis. En avant pour la foi protestante!

– Encore un bon coup de collier, pour arriver à Bruton, et nous pourrons nous reposer tranquillement. C'est un mauvais dîner que celui où on peut nous servir un dragon comme dessert après le rôti. Nos chevaux sont encore frais, et nous arriverons en une heure au plus.

L'on se remit donc en route, en se tenant à distance du danger et de Mere, ce village ou Charles II se cacha après la bataille de Worcester.

Au sortir de là, la route était encombrée de paysans, qui abandonnaient le comté de Somerset, et de carrioles de fermiers, qui transportaient des charges de vivres dans l'ouest et qui étaient disposés à recevoir quelques guinées des troupes royales comme des rebelles.

Nous en interrogeâmes un grand nombre pour avoir des nouvelles de la guerre, mais bien que nous fussions alors dans le voisinage du pays qui était troublé, nous ne pûmes rien savoir de précis sur la situation, sinon que, de l'avis de tous, le soulèvement gagnait du terrain.

La contrée que nous parcourions était belle: formée de collines basses, ondulantes, bien cultivée et arrosée par de nombreux petits cours d'eau.

Nous franchîmes la rivière de Brue sur un bon pont de pierre et nous arrivâmes enfin à la petite ville campagnarde qui était le but de notre course.

Elle s'étend au milieu d'une vaste étendue de prairies, de vergers, et de pacages fertiles.

De la hauteur qui domine la ville, notre vue se promena sur la plaine que nous avions laissée derrière nous, sans apercevoir trace de soldats.