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Vingt ans après

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LXI. Les gentilshommes

Pendant que Mordaunt s'acheminait vers la tente de Cromwell, d'Artagnan et Porthos ramenaient leurs prisonniers dans la maison qui leur avait été assignée pour logement à Newcastle.

La recommandation faite par Mordaunt au sergent n'avait point échappé au Gascon; aussi avait-il recommandé de l'oeil à Athos et à Aramis la plus sévère prudence. Aramis et Athos avaient en conséquence marché silencieux près de leurs vainqueurs; ce qui ne leur avait pas été difficile, chacun ayant assez à faire de répondre à ses propres pensées.

Si jamais homme fut étonné, ce fut Mousqueton, lorsque du seuil de la porte il vit s'avancer les quatre amis suivis du sergent et d'une dizaine d'hommes. Il se frotta les yeux, ne pouvant se décider à reconnaître Athos et Aramis, mais enfin force lui fut de se rendre à l'évidence. Aussi allait-il se confondre en exclamations, lorsque Porthos lui imposa silence d'un de ces coups d'oeil qui n'admettent pas de discussion.

Mousqueton resta collé le long de la porte, attendant l'explication d'une chose si étrange; ce qui le bouleversait surtout, c'est que les quatre amis avaient l'air de ne plus se reconnaître.

La maison dans laquelle d'Artagnan et Porthos conduisirent Athos et Aramis était celle qu'ils habitaient depuis la veille et qui leur avait été donnée par le général Cromwell: elle faisait l'angle d'une rue, avait une espèce de jardin et des écuries en retour sur la rue voisine.

Les fenêtres du rez-de-chaussée, comme cela arrive souvent dans les petites villes de province, étaient grillées, de sorte qu'elles ressemblaient fort à celles d'une prison.

Les deux amis firent entrer les prisonniers devant eux et se tinrent sur le seuil après avoir ordonné à Mousqueton de conduire les quatre chevaux à l'écurie.

– Pourquoi n'entrons-nous pas avec eux? dit Porthos.

– Parce que, auparavant, répondit d'Artagnan, il faut voir ce que nous veulent ce sergent et les huit ou dix hommes qui l'accompagnent.

Le sergent et les huit ou dix hommes s'établirent dans le petit jardin.

D'Artagnan leur demanda ce qu'ils désiraient et pourquoi ils se tenaient là.

– Nous avons reçu l'ordre, dit le sergent, de vous aider à garder vos prisonniers.

Il n'y avait rien à dire à cela, c'était au contraire une attention délicate dont il fallait avoir l'air de savoir gré à celui qui l'avait eue. D'Artagnan remercia le sergent et lui donna une couronne pour boire à la santé du général Cromwell.

Le sergent répondit que les puritains ne buvaient point et mit la couronne dans sa poche.

– Ah! dit Porthos, quelle affreuse journée, mon cher d'Artagnan!

– Que dites-vous là, Porthos, vous appelez une affreuse journée celle dans laquelle nous avons retrouvé nos amis!

– Oui, mais dans quelle circonstance!

Il est vrai que la conjoncture est embarrassante, dit d'Artagnan; mais n'importe, entrons chez eux, et tâchons de voir clair un peu dans notre position.

– Elle est fort embrouillée, dit Porthos, et je comprends maintenant pourquoi Aramis me recommandait si fort d'étrangler cet affreux Mordaunt.

– Silence donc! dit d'Artagnan, ne prononcez pas ce nom.

– Mais, dit Porthos, puisque je parle français et qu'ils sont anglais!

D'Artagnan regarda Porthos avec cet air d'admiration qu'un homme raisonnable ne peut refuser aux énormités de tout genre.

Puis, comme Porthos de son côté le regardait sans rien comprendre à son étonnement, d'Artagnan le poussa en lui disant:

– Entrons.

Porthos entra le premier, d'Artagnan le second; d'Artagnan referma soigneusement la porte et serra successivement les deux amis dans ses bras.

Athos était d'une tristesse mortelle. Aramis regardait successivement Porthos et d'Artagnan sans rien dire, mais son regard était si expressif, que d'Artagnan le comprit.

– Vous voulez savoir comment il se fait que nous sommes ici? Eh! mon Dieu! c'est bien facile à deviner, Mazarin nous a chargés d'apporter une lettre au général Cromwell.

– Mais comment vous trouvez-vous à côté de Mordaunt? dit Athos, de Mordaunt, dont je vous avais dit de vous défier, d'Artagnan.

– Et que je vous avais recommandé d'étrangler, Porthos, dit

Aramis.

– Toujours Mazarin. Cromwell l'avait envoyé à Mazarin; Mazarin nous a envoyés à Cromwell. Il y a de la fatalité dans tout cela.

– Oui, vous avez raison, d'Artagnan, une fatalité qui nous divise et qui nous perd. Ainsi, mon cher Aramis, n'en parlons plus et préparons-nous à subir notre sort.

– Sang-Diou! parlons-en, au contraire, car il a été convenu une fois pour toutes, que nous sommes toujours ensemble, quoique dans des causes opposées.

– Oh! oui, bien opposées, dit en souriant Athos; car ici, je vous le demande, quelle cause servez-vous? Ah! d'Artagnan, voyez à quoi le misérable Mazarin vous emploie. Savez-vous de quel crime vous vous êtes rendu coupable aujourd'hui? De la prise du roi, de son ignominie, de sa mort.

– Oh! oh! dit Porthos, croyez-vous?

– Vous exagérez, Athos, dit d'Artagnan, nous n'en sommes pas là.

– Eh, mon Dieu! nous y touchons, au contraire. Pourquoi arrête-t- on un roi? Quand on veut le respecter comme un maître, on ne l'achète pas comme un esclave. Croyez-vous que ce soit pour le remettre sur le trône que Cromwell l'a payé deux cent mille livres sterling? Amis, ils le tueront, soyez-en sûrs, et c'est encore le moindre crime qu'ils puissent commettre. Mieux vaut décapiter que souffleter un roi.

– Je ne vous dis pas non, et c'est possible après tout, dit d'Artagnan; mais que nous fait tout cela? Je suis ici, moi, parce que je suis soldat, parce que je sers mes maîtres, c'est-à-dire ceux qui me payent ma solde. J'ai fait serment d'obéir et j'obéis; mais vous qui n'avez pas fait de serment, pourquoi êtes-vous ici, et quelle cause y servez-vous?

– La cause la plus sacrée qu'il y ait au monde, dit Athos; celle du malheur, de la royauté et de la religion. Un ami, une épouse, une fille, nous ont fait l'honneur de nous appeler à leur aide. Nous les avons servis selon nos faibles moyens, et Dieu nous tiendra compte de la volonté à défaut du pouvoir. Vous pouvez penser d'une autre façon, d'Artagnan, envisager les choses d'une autre manière, mon ami; je ne vous en détourne pas, mais je vous blâme.

– Oh! oh! dit d'Artagnan, et que me fait au bout du compte que

M. Cromwell, qui est Anglais, se révolte contre son roi, qui est

Écossais? Je suis Français, moi, toutes ces choses ne me regardent pas. Pourquoi donc voudriez-vous m'en rendre responsable?

– Au fait, dit Porthos.

– Parce que tous les gentilshommes sont frères, parce que vous êtes gentilhomme, parce que les rois de tous les pays sont les premiers entre les gentilshommes, parce que la plèbe aveugle, ingrate et bête prend toujours plaisir à abaisser ce qui lui est supérieur; et c'est vous, vous, d'Artagnan, l'homme de la vieille seigneurie, l'homme au beau nom, l'homme à la bonne épée, qui avez contribué à livrer un roi à des marchands de bière, à des tailleurs, à des charretiers! Ah! d'Artagnan, comme soldat, peut- être avez-vous fait votre devoir, mais comme gentilhomme, vous êtes coupable, je vous le dis.

D'Artagnan mâchonnait une tige de fleur, ne répondait pas et se sentait mal à l'aise; car lorsqu'il détournait son regard de celui d'Athos, il rencontrait celui d'Aramis.

– Et vous, Porthos, continua le comte comme s'il eût eu pitié de l'embarras de d'Artagnan; vous, le meilleur coeur, le meilleur ami, le meilleur soldat que je connaisse; vous que votre âme faisait digne de naître sur les degrés d'un trône, et qui tôt ou tard serez récompensé par un roi intelligent; vous, mon cher Porthos, vous, gentilhomme par les moeurs, par les goûts et par le courage, vous êtes aussi coupable que d'Artagnan.

Porthos rougit, mais de plaisir plutôt que de confusion, et cependant, baissant la tête comme s'il était humilié:

– Oui, oui, dit-il, je crois que vous avez raison, mon cher comte.

Athos se leva.

– Allons, dit-il en marchant à d'Artagnan et en lui tendant la main; allons, ne bougez pas, mon cher fils, car tout ce que je vous ai dit, je vous l'ai dit sinon avec la voix, du moins avec le coeur d'un père. Il m'eût été plus facile, croyez-moi, de vous remercier de m'avoir sauvé la vie et de ne pas vous toucher un seul mot de mes sentiments.

– Sans doute, sans doute, Athos, répondit d'Artagnan en lui serrant la main à son tour; mais c'est qu'aussi vous avez de diables de sentiments que tout le monde ne peut avoir. Qui va s'imaginer qu'un homme raisonnable va quitter sa maison, la France, son pupille, un jeune homme charmant, car nous l'avons vu au camp, pour courir où? Au secours d'une royauté pourrie et vermoulue qui va crouler un de ces matins comme une vieille baraque. Le sentiment que vous dites est beau, sans doute, si beau qu'il est surhumain.

– Quel qu'il soit, d'Artagnan, répondit Athos sans donner dans le piège qu'avec son adresse gasconne son ami tendait à son affection paternelle pour Raoul, quel qu'il soit, vous savez bien au fond du coeur qu'il est juste; mais j'ai tort de discuter avec mon mettre. D'Artagnan, je suis votre prisonnier, traitez-moi donc comme tel.

– Ah! pardieu! dit d'Artagnan, vous savez bien que vous ne le serez pas longtemps, mon prisonnier.

– Non, dit Aramis, on nous traitera sans doute comme ceux qui furent faits à Philip-Haugh.

– Et comment les a-t-on traités? demanda d'Artagnan.

– Mais, dit Aramis, on en a pendu une moitié et l'on a fusillé l'autre.

– Eh bien! moi, dit d'Artagnan, je vous réponds que tant qu'il me restera une goutte de sang dans les veines, vous ne serez ni pendus ni fusillés. Sang-Diou! qu'ils y viennent! D'ailleurs, voyez-vous cette porte, Athos?

– Eh bien?

 

– Eh bien! vous passerez par cette porte quand vous voudrez; car, à partir de ce moment, vous et Aramis, vous êtes libres comme l'air.

– Je vous reconnais bien là, mon brave d'Artagnan, répondit Athos, mais vous n'êtes plus maîtres de nous: cette porte est gardée, d'Artagnan, vous le savez bien.

– Eh bien, vous la forcerez, dit Porthos. Qu'y a-t-il là? dix hommes tout au plus.

– Ce ne serait rien pour nous quatre, c'est trop pour nous deux. Non, tenez, divisés comme nous sommes maintenant, il faut que nous périssions. Voyez l'exemple fatal: sur la route du Vendômois, d'Artagnan, vous si brave, Porthos, vous si vaillant et si fort, vous avez été battus; aujourd'hui Aramis et moi nous le sommes, c'est notre tour. Or, jamais cela ne nous était arrivé lorsque nous étions tous quatre réunis; mourons donc comme est mort de Winter; quant à moi, je le déclare, je ne consens à fuir que tous quatre ensemble.

– Impossible, dit d'Artagnan, nous sommes sous les ordres de

Mazarin.

– Je le sais, et ne vous presse point davantage; mes raisonnements n'ont rien produit; sans doute ils étaient mauvais, puisqu'ils n'ont point eu d'empire sur des esprits aussi justes que les vôtres.

– D'ailleurs eussent-ils fait effet, dit Aramis, le meilleur est de ne pas compromettre deux excellents amis comme sont d'Artagnan et Porthos. Soyez tranquilles, messieurs, nous vous ferons honneur en mourant; quant à moi, je me sens tout fier d'aller au-devant des balles et même de la corde avec vous, Athos, car vous ne m'avez jamais paru si grand qu'aujourd'hui.

D'Artagnan ne disait rien, mais, après avoir rongé la tige de sa fleur, il se rongeait les doigts.

– Vous figurez-vous, reprit-il enfin, que l'on va vous tuer? Et pourquoi faire? Qui a intérêt à votre mort? D'ailleurs, vous êtes nos prisonniers.

– Fou, triple fou! dit Aramis, ne connais-tu donc pas Mordaunt? Eh bien! moi, je n'ai échangé qu'un regard avec lui, et j'ai vu dans ce regard que nous étions condamnés.

– Le fait est que je suis fâché de ne pas l'avoir étranglé comme vous me l'aviez dit, Aramis, reprit Porthos.

– Eh! je me moque pas mal de Mordaunt! s'écria d'Artagnan; cap de Diou! s'il me chatouille de trop près, je l'écraserai, cet insecte! Ne vous sauvez donc pas, c'est inutile, car, je vous le jure, vous êtes ici aussi en sûreté que vous l'étiez il y a vingt ans, vous, Athos, dans la rue Férou, et vous, Aramis, rue de Vaugirard.

– Tenez, dit Athos en étendant la main vers une des deux fenêtres grillées qui éclairaient la chambre, vous saurez tout à l'heure à quoi vous en tenir, car le voilà qui accourt.

– Qui?

– Mordaunt.

En effet, en suivant la direction qu'indiquait la main d'Athos, d'Artagnan vit un cavalier qui accourait au galop.

C'était en effet Mordaunt.

D'Artagnan s'élança hors de la chambre.

Porthos voulut le suivre.

– Restez, dit d'Artagnan, et ne venez que lorsque vous m'entendrez battre le tambour avec les doigts contre la porte.

LXII. Jésus Seigneur

Lorsque Mordaunt arriva en face de la maison, il vit d'Artagnan sur le seuil et les soldats couchés çà et là avec leurs armes, sur le gazon du jardin.

– Holà! cria-t-il d'une voix étranglée par la précipitation de sa course, les prisonniers sont-ils toujours là?

– Oui, monsieur, dit le sergent en se levant vivement ainsi que ses hommes, qui portèrent vivement comme lui la main à leur chapeau.

– Bien. Quatre hommes pour les prendre et les mener à l'instant même à mon logement.

Quatre hommes s'apprêtèrent.

– Plaît-il? dit d'Artagnan avec cet air goguenard que nos lecteurs ont dû lui voir bien des fois depuis qu'ils le connaissent. Qu'y a-t-il, s'il vous plaît?

– Il y a, monsieur, dit Mordaunt, que j'ordonnais à quatre hommes de prendre les prisonniers que nous avons faits ce matin et de les conduire à mon logement.

– Et pourquoi cela? demanda d'Artagnan. Pardon de la curiosité; mais vous comprenez que je désire être édifié à ce sujet.

– Parce que les prisonniers sont à moi maintenant, répondit

Mordaunt avec hauteur, et que j'en dispose à ma fantaisie.

– Permettez, permettez, mon jeune monsieur, dit d'Artagnan, vous faites erreur, ce me semble; les prisonniers sont d'habitude à ceux qui les ont pris et non à ceux qui les ont regardé prendre. Vous pouviez prendre milord de Winter, qui était votre oncle, à ce que l'on dit; vous avez préféré le tuer, c'est bien; nous pouvions, M. du Vallon et moi, tuer ces deux gentilshommes, nous avons préféré les prendre, chacun son goût.

Les lèvres de Mordaunt devinrent blanches.

D'Artagnan comprit que les choses ne tarderaient pas à se gâter, et se mit à tambouriner la marche des gardes sur la porte.

À la première mesure, Porthos sortit et vint se placer de l'autre côté de la porte, dont ses pieds touchaient le seuil et son front le faîte.

La manoeuvre n'échappa point à Mordaunt.

– Monsieur, dit-il avec une colère qui commençait à poindre, vous feriez une résistance inutile, ces prisonniers viennent de m'être donnés à l'instant même par le général en chef mon illustre patron, par M. Olivier Cromwell.

D'Artagnan fut frappé de ces paroles comme d'un coup de foudre. Le sang lui monta aux tempes, un nuage passa devant ses yeux, il comprit l'espérance féroce du jeune homme; et sa main descendit par un mouvement instinctif à la garde de son épée.

Quant à Porthos, il regardait d'Artagnan pour savoir ce qu'il devait faire et régler ses mouvements sur les siens.

Ce regard de Porthos inquiéta plus qu'il ne rassura d'Artagnan, et il commença à se reprocher d'avoir appelé la force brutale de Porthos dans une affaire qui lui semblait surtout devoir être menée par la ruse.

«La Violence, se disait-il tout bas, nous perdrait tous; d'Artagnan, mon ami, prouve à ce jeune serpenteau que tu es non seulement plus fort, mais encore plus fin que lui.»

– Ah! dit-il en faisant un profond salut, que ne commenciez-vous par dire cela, monsieur Mordaunt! Comment! vous venez de la part de M. Olivier Cromwell, le plus illustre capitaine de ces temps- ci?

– Je le quitte, monsieur, dit Mordaunt en mettant pied à terre et en donnant son cheval à tenir à l'un de ses soldats, je le quitte à l'instant même.

– Que ne disiez-vous donc cela tout de suite, mon cher monsieur! continua d'Artagnan; toute l'Angleterre est à M. Cromwell, et puisque vous venez me demander mes prisonniers en son nom, je m'incline, monsieur, ils sont à vous, prenez-les.

Mordaunt s'avança radieux, et Porthos, anéanti et regardant d'Artagnan avec une stupeur profonde, ouvrait la bouche pour parler.

D'Artagnan marcha sur la botte de Porthos, qui comprit alors que c'était un jeu que son ami jouait.

Mordaunt posa le pied sur le premier degré de la porte, et le chapeau à la main, s'apprêta à passer entre les deux amis, en faisant signe à ses quatre hommes de le suivre.

– Mais, pardon, dit d'Artagnan avec le plus charmant sourire et en posant la main sur l'épaule du jeune homme, si l'illustre général Olivier Cromwell a disposé de nos prisonniers en votre faveur, il vous a sans doute fait par écrit cet acte de donation.

Mordaunt s'arrêta court.

– Il vous a donné quelque petite lettre pour moi, le moindre chiffon de papier, enfin, qui atteste que vous venez en son nom. Veuillez me confier ce chiffon pour que j'excuse au moins par un prétexte l'abandon de mes compatriotes. Autrement, vous comprenez, quoique je sois sûr que le général Olivier Cromwell ne peut leur vouloir de mal, ce serait d'un mauvais effet.

Mordaunt recula, et sentant le coup, lança un terrible regard à d'Artagnan; mais celui-ci répondit par la mine la plus aimable et la plus amicale qui ait jamais épanoui un visage.

– Lorsque je vous dis une chose, monsieur, dit Mordaunt, me faites-vous l'injure d'en douter?

– Moi! s'écria d'Artagnan, moi! douter de ce que vous dites! Dieu m'en préserve, mon cher monsieur Mordaunt! je vous tiens au contraire pour un digne et accompli gentilhomme, suivant les apparences; et puis, monsieur, voulez-vous que je vous parle franc? continua d'Artagnan avec sa mine ouverte.

– Parlez, monsieur, dit Mordaunt.

– Monsieur du Vallon que voilà est riche, il a quarante mille livres de rente, et par conséquent ne tient point à l'argent; je ne parle donc pas pour lui, mais pour moi.

– Après, monsieur?

– Eh bien, moi, je ne suis pas riche; en Gascogne ce n'est pas un déshonneur, monsieur; personne ne l'est, et Henri IV, de glorieuse mémoire, qui était le roi des Gascons, comme Sa Majesté Philippe IV est le roi de toutes les Espagnes, n'avait jamais le sou dans sa poche.

– Achevez, monsieur, dit Mordaunt; je vois où vous voulez en venir, et si c'est ce que je pense qui vous retient, on pourra lever cette difficulté-là.

– Ah! je savais bien, dit d'Artagnan, que vous étiez un garçon d'esprit. Eh bien! voilà le fait, voilà où le bât me blesse, comme nous disons, nous autres Français; je suis un officier de fortune, pas autre chose; je n'ai que ce que me rapporte mon épée, c'est-à- dire plus de coups que de bank-notes. Or, en prenant ce matin deux Français qui me paraissent de grande naissance, deux chevaliers de la Jarretière, enfin, je me disais: Ma fortune est faite. Je dis deux, parce que, en pareille circonstance, M. du Vallon, qui est riche, me cède toujours ses prisonniers.

Mordaunt, complètement abusé par la verbeuse bonhomie de d'Artagnan, sourit en homme qui comprend à merveille les raisons qu'on lui donne, et répondit avec douceur:

– J'aurai l'ordre signé tout à l'heure, monsieur, et avec cet ordre deux mille pistoles; mais en attendant, monsieur, laissez- moi emmener ces hommes.

– Non, dit d'Artagnan; que vous importe un retard d'une demi- heure? je suis homme d'ordre, monsieur, faisons les choses dans les règles.

– Cependant, reprit Mordaunt, je pourrais vous forcer, monsieur, je commande ici.

– Ah! monsieur, dit d'Artagnan en souriant agréablement, on voit bien que, quoique nous ayons eu l'honneur de voyager, M. du Vallon et moi, en votre compagnie, vous ne nous connaissez pas. Nous sommes gentilshommes, nous sommes capables, à nous deux, de vous tuer, vous et vos huit hommes. Pour Dieu! monsieur Mordaunt, ne faites pas l'obstiné, car lorsque l'on s'obstine je m'obstine aussi, et alors je deviens d'un entêtement féroce; et voilà monsieur, continua d'Artagnan, qui, dans ce cas-là, est bien plus entêté encore et bien plus féroce que moi: sans compter que nous sommes envoyés par M. le cardinal Mazarin, lequel représente le roi de France. Il en résulte que, dans ce moment-ci, nous représentons le roi et le cardinal, ce qui fait qu'en notre qualité d'ambassadeurs nous sommes inviolables, chose que M. Olivier Cromwell, aussi grand politique certainement qu'il est grand général, est tout à fait homme à comprendre. Demandez-lui donc l'ordre écrit. Qu'est-ce que cela vous coûte, mon cher monsieur Mordaunt?

– Oui, l'ordre écrit, dit Porthos, qui commençait à comprendre l'intention de d'Artagnan; on ne vous demande que cela.

Si bonne envie que Mordaunt eût d'avoir recours à la violence, il était homme à très bien reconnaître pour bonnes les raisons que lui donnait d'Artagnan. D'ailleurs sa réputation lui imposait, et, ce qu'il lui avait vu faire le matin venant en aide à sa réputation, il réfléchit. Puis, ignorant complètement les relations de profonde amitié qui existaient entre les quatre Français, toutes ses inquiétudes avaient disparu devant le motif, fort plausible d'ailleurs, de la rançon.

Il résolut donc d'aller non seulement chercher l'ordre, mais encore les deux mille pistoles auxquelles il avait estimé lui-même les deux prisonniers.

Mordaunt remonta donc à cheval, et, après avoir recommandé au sergent de faire bonne garde, il tourna bride et disparut.

– Bon! dit d'Artagnan, un quart d'heure pour aller à la tente, un quart d'heure pour revenir, c'est plus qu'il ne nous en faut.

Puis, revenant à Porthos, sans que son visage exprimât le moindre changement, de sorte que ceux qui l'épiaient eussent pu croire qu'il continuait la même conversation:

– Ami Porthos, lui dit-il en le regardant en face, écoutez bien ceci… D'abord, pas un seul mot à nos amis de ce que vous venez d'entendre; il est inutile qu'ils sachent le service que nous leur rendons.

– Bien, dit Porthos, je comprends.

– Allez-vous-en à l'écurie, vous y trouverez Mousqueton, vous sellerez les chevaux, vous leur mettrez les pistolets dans les fontes, vous les ferez sortir, et vous les conduirez dans la rue d'en bas, afin qu'il n'y ait plus qu'à monter dessus; le reste me regarde.

Porthos ne fit pas la moindre observation, et obéit avec cette sublime confiance qu'il avait en son ami.

 

– J'y vais, dit-il; seulement, entrerai-je dans la chambre où sont ces messieurs?

– Non, c'est inutile.

– Eh bien! faites-moi le plaisir d'y prendre ma bourse que j'ai laissée sur la cheminée.

– Soyez tranquille.

Porthos s'achemina de son pas calme et tranquille vers l'écurie, et passa au milieu des soldats qui ne purent, tout Français qu'il était, s'empêcher d'admirer sa haute taille et ses membres vigoureux. À l'angle de la rue, il rencontra Mousqueton, qu'il emmena avec lui.

Alors d'Artagnan rentra tout en sifflotant un petit air qu'il avait commencé au départ de Porthos.

– Mon cher Athos, je viens de réfléchir à vos raisonnements, et ils m'ont convaincu; décidément je regrette de m'être trouvé à toute cette affaire. Vous l'avez dit, Mazarin est un cuistre. Je suis donc résolu de fuir avec vous. Pas de réflexions, tenez-vous prêts; vos deux épées sont dans le coin, ne les oubliez pas, c'est un outil qui, dans les circonstances où nous nous trouvons, peut être fort utile; cela me rappelle la bourse de Porthos. Bon! la voilà.

Et d'Artagnan mit la bourse dans sa poche. Les deux amis le regardaient faire avec stupéfaction.

– Eh bien! qu'y a-t-il donc d'étonnant? dit d'Artagnan, je vous le demande. J'étais aveugle: Athos m'a fait voir clair, voilà tout. Venez ici.

Les deux amis s'approchèrent.

– Voyez-vous cette rue? dit d'Artagnan, c'est là que seront les chevaux; vous sortirez par la porte, vous tournerez à gauche, vous sauterez en selle, et tout sera dit; ne vous inquiétez de rien que de bien écouter le signal. Ce signal sera quand je crierai: «Jésus Seigneur!»

– Mais, vous, votre parole que vous viendrez, d'Artagnan! dit

Athos.

– Sur Dieu, je vous le jure!

– C'est dit, s'écria Aramis. Au cri de: «Jésus Seigneur!» nous sortons, nous renversons tout ce qui s'oppose à notre passage, nous courons à nos chevaux, nous sautons en selle, et nous piquons; est-ce cela?

– À merveille!

– Voyez, Aramis, dit Athos, je vous le dis toujours, d'Artagnan est le meilleur de nous tous.

– Bon! dit d'Artagnan, des compliments, je me sauve. Adieu.

– Et vous fuyez avec nous, n'est-ce pas?

Je le crois bien. N'oubliez pas le signal: «Jésus Seigneur!»

Et il sortit du même pas qu'il était entré, en reprenant l'air qu'il sifflotait en entrant à l'endroit où il l'avait interrompu.

Les soldats jouaient ou dormaient; deux chantaient faux dans un coin le psaume: Super flumina Babylonis.

D'Artagnan appela le sergent.

– Mon cher monsieur, lui dit-il, le général Cromwell m'a fait demander par M. Mordaunt; veillez bien, je vous prie, sur les prisonniers.

Le sergent fit signe qu'il ne comprenait pas le français.

Alors d'Artagnan essaya de lui faire comprendre par gestes ce qu'il n'avait pu comprendre par paroles.

Le sergent fit signe que c'était bien.

D'Artagnan descendit vers l'écurie: il trouva les cinq chevaux sellés, le sien comme les autres.

– Prenez chacun un cheval en main, dit-il à Porthos et à Mousqueton, tournez à gauche de façon qu'Athos et Aramis vous voient bien de leur fenêtre.

– Es vont venir alors? dit Porthos.

– Dans un instant.

– Vous n'avez pas oublié ma bourse?

– Non, soyez tranquille.

– Bon.

Et Porthos et Mousqueton, tenant chacun un cheval en main, se rendirent à leur poste.

Alors d'Artagnan, resté seul, battit le briquet, alluma un morceau d'amadou deux fois grand comme une lentille, monta à cheval, et vint s'arrêter tout au milieu des soldats, en face de la porte.

Là, tout en flattant l'animal de la main, il lui introduisit le petit morceau d'amadou dans l'oreille.

Il fallait être aussi bon cavalier que l'était d'Artagnan pour risquer un pareil moyen, car à peine l'animal eut-il senti la brûlure ardente qu'il jeta un cri de douleur, se cabra et bondit comme s'il devenait fou.

Les soldats, qu'il menaçait d'écraser, s'éloignèrent précipitamment.

– À moi! à moi! criait d'Artagnan. Arrêtez! arrêtez! mon cheval a le vertige.

En effet, en un instant, le sang parut lui sortir des yeux et il devint blanc d'écume.

– À moi! criait toujours d'Artagnan sans que les soldats osassent venir à son aide. À moi! me laisserez-vous tuer? Jésus Seigneur!

À peine d'Artagnan avait-il poussé ce cri, que la porte s'ouvrit, et qu'Athos et Aramis l'épée à la main s'élancèrent. Mais grâce à la ruse de d'Artagnan, le chemin était libre.

– Les prisonniers qui se sauvent! les prisonniers qui se sauvent! cria le sergent.

– Arrête! arrête! cria d'Artagnan en lâchant la bride à son cheval furieux, qui s'élança renversant deux ou trois hommes.

– Stop! stop! crièrent les soldats en courant à leurs armes.

Mais les prisonniers étaient déjà en selle, et une fois en selle ils ne perdirent pas de temps, s'élançant vers la porte la plus prochaine. Au milieu de la rue ils aperçurent Grimaud et Blaisois, qui revenaient cherchant leurs maîtres.

D'un signe Athos fit tout comprendre à Grimaud, lequel se mit à la suite de la petite troupe qui semblait un tourbillon et que d'Artagnan, qui venait par derrière, aiguillonnait encore de la voix. Ils passèrent sous la porte comme des ombres, sans que les gardiens songeassent seulement à les arrêter, et se trouvèrent en rase campagne.

Pendant ce temps, les soldats criaient toujours: Stop! stop! et le sergent, qui commençait à s'apercevoir qu'il avait été dupe d'une ruse, s'arrachait les cheveux.

Sur ces entrefaites, on vit arriver un cavalier au galop et tenant un papier à la main.

C'était Mordaunt, qui revenait avec l'ordre.

– Les prisonniers? cria-t-il en sautant à bas de son cheval.

Le sergent n'eut pas la force de lui répondre, il lui montra la porte béante et la chambre vide. Mordaunt s'élança vers les degrés, comprit tout, poussa un cri comme si on lui eût déchiré les entrailles, et tomba évanoui sur la pierre.