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Vingt ans après

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LIX. Le vengeur

Tous quatre entrèrent dans la tente; il n'y avait point de plan de fait, il fallait en arrêter un.

Le roi se laissa tomber sur un fauteuil.

– Je suis perdu, dit-il.

– Non, sire, répondit Athos, vous êtes seulement trahi.

Le roi poussa un profond soupir.

– Trahi, trahi par les Écossais, au milieu desquels je suis né, que j'ai toujours préférés aux Anglais! Oh! les misérables!

– Sire, dit Athos, ce n'est point l'heure des récriminations, mais le moment de montrer que vous êtes roi et gentilhomme. Debout, sire, debout! car vous avez du moins ici trois hommes qui ne vous trahiront pas, vous pouvez être tranquille. Ah! si seulement nous étions cinq! murmura Athos en pensant à d'Artagnan et à Porthos.

– Que dites-vous? demanda Charles en se levant.

– Je dis, sire, qu'il n'y a plus qu'un moyen. Milord de Winter répond de son régiment ou à peu près, ne chicanons pas sur les mots: il se met à la tête de ses hommes; nous nous mettons, nous, aux côtés de Sa Majesté, nous faisons une trouée dans l'armée de Cromwell et nous gagnons l'Écosse.

– Il y a encore un moyen, dit Aramis, c'est que l'un de nous prenne le costume et le cheval du roi: tandis qu'on s'acharnerait après celui-là, le roi passerait peut-être.

– L'avis est bon, dit Athos, et si Sa Majesté veut faire à l'un de nous cet honneur, nous lui en serons bien reconnaissants.

– Que pensez-vous de ce conseil, de Winter? dit le roi, regardant avec admiration ces deux hommes, dont l'unique préoccupation était d'amasser sur leur tête les dangers qui le menaçaient.

– Je pense, sire, que s'il y a un moyen de sauver votre Majesté, monsieur d'Herblay vient de le proposer. Je supplie donc bien humblement Votre Majesté de faire promptement son choix, car nous n'avons pas de temps à perdre.

– Mais si j'accepte, c'est la mort, c'est tout au moins la prison pour celui qui prendra ma place.

– C'est l'honneur d'avoir sauvé son roi! s'écria de Winter.

Le roi regarda son vieil ami les larmes aux yeux, détacha le cordon du Saint-Esprit, qu'il portait pour faire honneur aux deux Français qui l'accompagnaient, et le passa au cou de de Winter, qui reçut à genoux cette terrible marque de l'amitié et de la confiance de son souverain.

– C'est juste, dit Athos: il y a plus longtemps qu'il sert que nous.

Le roi entendit ces mots et se retourna les larmes aux yeux.

– Messieurs, dit-il, attendez un instant, j'ai aussi un cordon à donner à chacun de vous.

Puis il alla à une armoire où étaient renfermés ses propres ordres, et prit deux Cordons de la Jarretière.

– Ces ordres ne peuvent être pour nous, dit Athos.

– Et Pourquoi cela, monsieur? demanda Charles.

– Ces ordres sont presque royaux, et nous ne sommes que de simples gentilshommes.

– Passez-moi en revue tous les trônes de la terre, dit le roi, et trouvez-moi de plus grands coeurs que les vôtres.

Non, non, vous ne vous rendez pas justice, messieurs, mais je suis là pour vous la rendre, moi. À genoux, comte.

Athos s'agenouilla, le roi lui passa le cordon de gauche à droite comme d'habitude, et levant son épée, au lieu de la formule habituelle: Je vous fais chevalier, soyez brave, fidèle et loyal, il dit:

– Vous êtes brave fidèle et loyal, je vous fais chevalier, monsieur le comte.

Puis se retournant vers Aramis:

– À votre tour, monsieur le chevalier, dit-il.

Et la même cérémonie recommença avec les mêmes paroles, tandis que de Winter, aidé des écuyers, détachait sa cuirasse de cuivre pour être mieux pris pour le roi.

Puis, lorsque Charles en eut fini avec Aramis comme il avait fini avec Athos, il les embrassa tous deux.

– Sire, dit de Winter, qui, en face d'un grand dévouement, avait repris toute sa force et tout son courage, nous sommes prêts.

Le roi regarda les trois gentilshommes.

– Ainsi donc il faut fuir? dit-il.

– Fuir à travers une armée, sire, dit Athos, dans tous les pays du monde s'appelle charger.

– Je mourrai donc l'épée à la main, dit Charles. Monsieur le comte, monsieur le chevalier, si jamais je suis roi…

– Sire, vous nous avez déjà honorés plus qu'il n'appartenait à de simples gentilshommes; ainsi la reconnaissance vient de nous. Mais ne perdons pas de temps, car nous n'en avons déjà que trop perdu.

Le roi leur tendit une dernière fois la main à tous les trois, échangea son chapeau avec celui de de Winter et sortit.

Le régiment de de Winter était rangé sur une plate-forme qui dominait le camp; le roi, suivi des trois amis, se dirigea vers la plate-forme.

Le camp écossais semblait être éveillé enfin; les hommes étaient sortis de leurs tentes et avaient pris leur rang comme pour la bataille.

– Voyez-vous, dit le roi, peut-être se repentent-ils et sont-ils prêts à marcher.

– S'ils se repentent, sire, répondit Athos, ils nous suivront.

– Bien! dit le roi, que faisons-nous?

– Examinons l'armée ennemie, dit Athos.

Les yeux du petit groupe se fixèrent à l'instant même sur cette ligne qu'à l'aube du jour on avait prise pour du brouillard, et que les premiers rayons du soleil dénonçaient maintenant pour une armée rangée en bataille. L'air était pur et limpide comme il est d'ordinaire à cette heure de la matinée. On distinguait parfaitement les régiments, les étendards et jusqu'à la couleur des uniformes et des chevaux.

Alors on vit sur une petite colline, un peu en avant du front ennemi, apparaître un homme petit, trapu et lourd; cet homme était entouré de quelques officiers. Il dirigea une lunette sur le groupe dont le roi faisait partie.

– Cet homme connaît-il personnellement Votre Majesté? demanda

Aramis.

Charles sourit.

– Cet homme, c'est Cromwell, dit-il.

– Alors, abaissez votre chapeau, sire, qu'il ne s'aperçoive pas de la substitution.

– Ah! dit Athos, nous avons perdu bien du temps.

– Alors, dit le roi, en avant! et partons.

– Le donnez-vous, sire? demanda Athos.

– Non, je vous nomme mon lieutenant général, dit le roi.

– Écoutez alors, milord de Winter, dit Athos; éloignez-vous,

Sire, je vous prie; ce que nous allons dire ne regarde pas Votre

Majesté.

Le roi fit en souriant trois pas en arrière.

– Voici ce que je propose, continua Athos. Nous divisons notre régiment en deux escadrons; vous vous mettez à la tête du premier; Sa Majesté et nous à la tête du second; si rien ne vient nous barrer le passage, nous chargeons tous ensemble pour forcer la ligne ennemie et nous jeter dans la Tyne, que nous traversons, soit à gué, soit à la nage; si au contraire on nous pousse quelque obstacle sur le chemin, vous et vos hommes vous vous faites tuer jusqu'au dernier, nous et le roi nous continuons notre route: une fois arrivés au bord de la rivière, fussent-ils sur trois rangs d'épaisseur, si votre escadron fait son devoir, cela nous regarde.

– À cheval! dit de Winter.

– À cheval! dit Athos, tout est prévu et décidé.

– Alors, messieurs, dit le roi, en avant! rallions-nous à l'ancien cri de France: Montjoie et Saint-Denis! Le cri de l'Angleterre est répété maintenant par trop de traîtres.

On monta à cheval, le roi sur le cheval de de Winter, de Winter sur le cheval du roi; puis de Winter se mit au premier rang du premier escadron, et le roi, ayant Athos à sa droite et Aramis à sa gauche, au premier rang du second.

Toute l'armée écossaise regardait ces préparatifs avec l'immobilité et le silence de la honte.

On vit quelques chefs sortir des rangs et briser leurs épées.

– Allons, dit le roi, cela me console, ils ne sont pas tous des traîtres.

En ce moment la voix de de Winter retentit:

– En avant! criait-il.

Le premier escadron s'ébranla, le second le suivit et descendit de la plate-forme. Un régiment de cuirassiers à peu près égal en nombre se développait derrière la colline et venait ventre à terre au-devant de lui.

Le roi montra à Athos et à Aramis ce qui se passait.

– Sire, dit Athos, le cas est prévu, et si les hommes de de Winter font leur devoir, cet événement nous sauve au lieu de nous perdre.

En ce moment on entendit, par-dessus tout le bruit que faisaient les chevaux en galopant et hennissant, de Winter qui criait:

– Sabre en main!

Tous les sabres à ce commandement sortirent du fourreau et parurent comme des éclairs.

– Allons, messieurs, cria le roi à son tour, enivré par le bruit et par la vue, allons, messieurs, sabre en main!

Mais à ce commandement, dont le roi donna l'exemple, Athos et

Aramis seuls obéirent.

– Nous sommes trahis, dit tout bas le roi.

– Attendons encore, dit Athos, peut-être n'ont-ils pas reconnu la voix de Votre Majesté, et attendent-ils l'ordre de leur chef d'escadron.

– N'ont-ils pas entendu celui de leur colonel! Mais voyez! s'écria le roi, arrêtant son cheval d'une secousse qui le fit plier sur ses jarrets, et saisissant la bride du cheval d'Athos.

– Ah! lâches! ah! misérables! ah! traîtres! criait de Winter, dont on entendait la voix, tandis que ses hommes, quittant leurs rangs, s'éparpillaient dans la plaine.

Une quinzaine d'hommes à peine étaient groupés autour de lui et attendaient la charge des cuirassiers de Cromwell.

– Allons mourir avec eux! dit le roi.

– Allons mourir! dirent Athos et Aramis.

– À moi tous les coeurs fidèles! cria de Winter. Cette voix arriva jusqu'aux deux amis, qui partirent au galop.

– Pas de quartier! cria en français, et répondant à la voix de de

Winter, une voix qui les fit tressaillir.

Quant à de Winter, au son de cette voix il demeura pâle et comme pétrifié.

Cette voix, c'était celle d'un cavalier monté sur un magnifique cheval noir, et qui chargeait en tête du régiment anglais que, dans son ardeur, il devançait de dix pas.

 

– C'est lui! murmura de Winter les yeux fixes et laissant pendre son épée à ses côtés.

– Le roi! le roi! crièrent plusieurs voix se trompant au cordon bleu et au cheval isabelle de de Winter; prenez-le vivant!

– Non, ce n'est pas le roi! s'écria le cavalier; ne vous y trompez pas. N'est-ce pas, milord de Winter, que vous n'êtes pas le roi? n'est-ce pas que vous êtes mon oncle?

Et en même temps, Mordaunt, car c'était lui, dirigea le canon d'un pistolet contre de Winter. Le coup partit; la balle traversa la poitrine du vieux gentilhomme, qui fit un bond sur sa selle et retomba entre les bras d'Athos en murmurant:

– Le vengeur!

– Souviens-toi de ma mère, hurla Mordaunt en passant outre, emporté qu'il était par le galop furieux de son cheval.

– Misérable! cria Aramis en lui lâchant un coup de pistolet presque à bout portant et comme il passait à côté de lui; mais l'amorce seule prit feu et le coup ne partit point.

En ce moment le régiment tout entier tomba sur les quelques hommes qui avaient tenu, et les deux Français furent entourés, pressés, enveloppés. Athos, après s'être assuré que de Winter était mort, lâcha le cadavre, et tirant son épée:

– Allons, Aramis, pour l'honneur de la France.

Et les deux Anglais qui se trouvaient les plus proches des deux gentilshommes tombèrent tous deux frappés mortellement.

Au même instant un hourra terrible retentit et trente lames étincelèrent au-dessus de leurs têtes.

Tout à coup un homme s'élance du milieu des rangs anglais, qu'il bouleverse, bondit sur Athos, l'enlace de ses bras nerveux, lui arrache son épée en lui disant à l'oreille:

– Silence! rendez-vous. Vous rendre à moi, ce n'est pas vous rendre.

Un géant a aussi saisi les deux poignets d'Aramis, qui essaie en vain de se soustraire à sa formidable étreinte.

– Rendez-vous, lui dit-il en le regardant fixement.

Aramis lève la tête, Athos se retourne.

– D'Art… s'écria Athos dont le Gascon ferma la bouche avec la main.

– Je me rends, dit Aramis en tendant son épée à Porthos.

– Feu! feu! criait Mordaunt en revenant sur le groupe où étaient les deux amis.

– Et pourquoi feu? dit le colonel, tout le monde s'est rendu.

– C'est le fils de Milady, dit Athos à d'Artagnan.

– Je l'ai reconnu.

– C'est le moine, dit Porthos à Aramis.

– Je le sais.

En même temps les rangs commencèrent à s'ouvrir. D'Artagnan tenait la bride du cheval d'Athos, Porthos celle du cheval d'Aramis. Chacun deux essayait d'entraîner son prisonnier loin du champ de bataille.

Ce mouvement découvrit l'endroit où était tombé le corps de de Winter. Avec l'instinct de la haine, Mordaunt l'avait retrouvé, et le regardait, penché sur son cheval, avec un sourire hideux.

Athos, tout calme qu'il était, mit la main à ses fontes encore garnies de pistolets.

– Que faites-vous? dit d'Artagnan.

– Laissez-moi le tuer.

– Pas un geste qui puisse faire croire que vous le connaissez, ou nous sommes perdus tous quatre.

Puis se retournant vers le jeune homme:

– Bonne prise! s'écria-t-il, bonne prise! ami Mordaunt. Nous avons chacun le nôtre, M. du Vallon et moi: des chevaliers de la jarretière, rien que cela.

– Mais, s'écria Mordaunt, regardant Athos et Aramis avec des yeux sanglants, mais ce sont des Français, ce me semble?

– Je n'en sais ma foi rien. Êtes-vous Français, monsieur? demanda-t-il à Athos.

– Je le suis, répondit gravement celui-ci.

– Eh bien! mon cher monsieur, vous voilà prisonnier d'un compatriote.

– Mais le roi? dit Athos avec angoisse, le roi?

D'Artagnan serra vigoureusement la main de son prisonnier et lui dit:

– Eh! nous le tenons, le roi!

– Oui, dit Aramis, par une trahison infâme.

Porthos broya le poignet de son ami et lui dit avec un sourire:

– Eh! monsieur! la guerre se fait autant par l'adresse que par la force: regardez!

En effet on vit en ce moment l'escadron qui devait protéger la retraite de Charles s'avancer à la rencontre du régiment anglais, enveloppant le roi, qui marchait seul à pied dans un grand espace vide. Le prince était calme en apparence, mais on voyait ce qu'il devait souffrir pour paraître calme; ainsi la sueur coulait de son front, et il s'essuyait les tempes et les lèvres avec un mouchoir qui chaque fois s'éloignait de sa bouche teint de sang.

– Voilà Nabuchodonosor, s'écria un des cuirassiers de Cromwell, vieux puritain, dont les yeux s'enflammèrent à l'aspect de celui qu'on appelait le tyran.

– Que dites-vous donc, Nabuchodonosor? dit Mordaunt avec un sourire effrayant. Non, c'est le roi Charles Ier, le bon roi Charles qui dépouille ses sujets pour en hériter.

Charles leva les yeux vers l'insolent qui parlait ainsi, mais il ne le reconnut point. Cependant la majesté calme et religieuse de son visage fit baisser le regard de Mordaunt.

– Bonjour, messieurs, dit le roi aux deux gentilshommes qu'il

vit, l'un aux mains de d'Artagnan, l'autre aux mains de Porthos.

La journée a été malheureuse, mais ce n'est point votre faute,

Dieu merci! Où est mon vieux de Winter!

Les deux gentilshommes tournèrent la tête et gardèrent le silence.

– Cherche où est Strafford, dit la voix stridente de Mordaunt.

Charles tressaillit: le démon avait frappé juste. Strafford, c'était son remords éternel, l'ombre de ses jours, le fantôme de ses nuits.

Le roi regarda autour de lui et vit un cadavre à ses pieds.

C'était celui de de Winter.

Charles ne jeta pas un cri, ne versa pas une larme, seulement une pâleur plus livide s'étendit sur son visage; il mit un genou en terre, souleva la tête de de Winter, l'embrassa au front, et reprenant le cordon du Saint-Esprit qu'il lui avait passé au cou, il le mit religieusement sur sa poitrine.

– De Winter est donc tué? demanda d'Artagnan en fixant ses Yeux sur le cadavre.

– Oui, dit Athos, et par son neveu.

– Allons! c'est le premier de nous qui s'en va, murmura d'Artagnan; qu'il dorme en paix, c'était un brave.

– Charles Stuart, dit alors le colonel du régiment anglais en s'avançant vers le roi qui venait de reprendre les insignes de la royauté, vous rendez-vous notre prisonnier?

– Colonel Thomlison, dit Charles, le roi ne se rend point; l'homme cède à la force, voilà tout.

– Votre épée.

Le roi tira son épée et la brisa sur son genou.

En ce moment un cheval sans cavalier, ruisselant d'écume, l'oeil en flamme, les naseaux ouverts, accourut, et reconnaissant son maître, s'arrêta près de lui en hennissant de joie: c'était Arthus.

Le roi sourit, le flatta de la main et se mit légèrement en selle.

– Allons, messieurs, dit-il, conduisez-moi où vous voudrez.

Puis se retournant vivement:

– Attendez, dit-il; il m'a semblé voir remuer de Winter; s'il vit encore, par ce que vous avez de plus sacré, n'abandonnez pas ce noble gentilhomme.

– Oh! soyez tranquille, roi Charles, dit Mordaunt, la balle a traversé le coeur.

– Ne soufflez pas un mot, ne faites pas un geste, ne risquez pas un regard pour moi ni pour Porthos, dit d'Artagnan à Athos et à Aramis, car Milady n'est pas morte, et son âme vit dans le corps de ce démon!

Et le détachement s'achemina vers la ville, emmenant sa royale capture; mais à moitié chemin, un aide de camp du général Cromwell apporta l'ordre au colonel Thomlison de conduire le roi à Holdenby-Castle.

En même temps les courriers partaient dans toutes les directions pour annoncer à l'Angleterre et à toute l'Europe que le roi Charles Stuart était prisonnier du général Olivier Cromwell.

LX. Olivier Cromwell

– Venez-vous chez le général? dit Mordaunt à d'Artagnan et à

Porthos, vous savez qu'il vous a mandés après l'action.

– Nous allons d'abord mettre nos prisonniers en lieu de sûreté, dit d'Artagnan à Mordaunt. Savez-vous, monsieur, que ces gentilshommes valent chacun quinze cents pistoles?

– Oh! soyez tranquilles, dit Mordaunt en les regardant d'un oeil dont il essayait en vain de réprimer la férocité, mes cavaliers les garderont, et les garderont bien; je vous réponds d'eux.

– Je les garderai encore mieux moi-même, reprit d'Artagnan; d'ailleurs, que faut-il? une bonne chambre avec des sentinelles, ou leur simple parole qu'ils ne chercheront pas à fuir. Je vais mettre ordre à cela, puis nous aurons l'honneur de nous présenter chez le général et de lui demander ses ordres pour Son Éminence.

– Vous comptez donc partir bientôt? demanda Mordaunt.

– Notre mission est finie et rien ne nous arrête plus en Angleterre que le bon plaisir du grand homme près duquel nous avons été envoyés.

Le jeune homme se mordit les lèvres, et se penchant à l'oreille du sergent:

– Vous suivrez ces hommes, lui dit-il, vous ne les perdrez pas de vue; et quand vous saurez où ils sont logés, vous reviendrez m'attendre à la porte de la ville.

Le sergent fit signe qu'il serait obéi.

Alors, au lieu de suivre le gros des prisonniers qu'on ramenait dans la ville, Mordaunt se dirigea vers la colline d'où Cromwell avait regardé la bataille et où il venait de faire dresser sa tente.

Cromwell avait défendu qu'on laissât pénétrer personne près de lui: mais la sentinelle, qui connaissait Mordaunt pour un des confidents les plus intimes du général, pensa que la défense ne regardait point le jeune homme.

Mordaunt écarta donc la toile de la tente et vit Cromwell assis devant une table, la tête cachée entre ses deux mains; en outre, il lui tournait le dos.

Soit qu'il entendît ou non le bruit que fit Mordaunt en entrant,

Cromwell ne se retourna point.

Mordaunt resta debout près de la porte.

Enfin, au bout d'un instant, Cromwell releva son front appesanti, et, comme s'il eût senti instinctivement que quelqu'un était là, il tourna lentement la tête.

– J'avais dit que je voulais être seul! s'écria-t-il en voyant le jeune homme.

– On n'a pas cru que cette défense me regardât, monsieur, dit

Mordaunt; cependant, si vous l'ordonnez, je suis prêt à sortir.

– Ah! c'est vous, Mordaunt! dit Cromwell, éclaircissant, comme par la force de sa volonté, le voile qui couvrait ses yeux; puisque vous voilà, c'est bien, restez.

– Je vous apporte mes félicitations.

– Vos félicitations! et de quoi?

– De la prise de Charles Stuart. Vous êtes le maître de l'Angleterre maintenant.

– Je l'étais bien mieux il y a deux heures, dit Cromwell.

– Comment cela, général?

– L'Angleterre avait besoin de moi pour prendre le tyran, maintenant le tyran est pris. L'avez-vous vu?

– Oui, monsieur, dit Mordaunt.

– Quelle attitude a-t-il?

Mordaunt hésita, mais la vérité sembla sortir de force de ses lèvres.

– Calme et digne, dit-il.

– Qu'a-t-il dit?

– Quelques paroles d'adieu à ses amis.

– À ses amis! murmura Cromwell; il a donc des amis, lui?

Puis tout haut:

– S'est-il défendu?

– Non, monsieur, il a été abandonné de tous, excepté de trois ou quatre hommes; il n'y avait donc pas moyen de se défendre.

– À qui a-t-il rendu son épée?

– Il ne l'a pas rendue, il l'a brisée.

– Il a bien fait; mais au lieu de la briser il eût mieux fait encore de s'en servir avec plus d'avantage.

Il y eut un instant de silence.

– Le colonel du régiment qui servait d'escorte au roi, à Charles, a été tué, ce me semble? dit Cromwell en regardant fixement Mordaunt.

– Oui, monsieur.

– Par qui? demanda Cromwell.

– Par moi.

– Comment se nommait-il?

– Lord de Winter.

– Votre oncle? s'écria Cromwell.

– Mon oncle! reprit Mordaunt; les traîtres à l'Angleterre ne sont pas de ma famille.

Cromwell resta un instant pensif, regardant ce jeune homme; puis, avec cette profonde mélancolie que peint si bien Shakespeare:

– Mordaunt, lui dit-il, vous êtes un terrible serviteur.

– Quand le Seigneur ordonne, dit Mordaunt, il n'y a pas à marchander avec ses ordres. Abraham a levé le couteau sur Isaac, et Isaac était son fils.

– Oui, dit Cromwell, mais le Seigneur n'a pas laissé s'accomplir le sacrifice.

– J'ai regardé autour de moi, dit Mordaunt, et je n'ai vu ni bouc ni chevreau arrêté dans les buissons de la plaine.

Cromwell s'inclina.

– Vous êtes fort parmi les forts, Mordaunt, dit-il. Et les

Français, comment se sont-ils conduits?

– En gens de coeur, monsieur, dit Mordaunt.

– Oui, oui, murmura Cromwell, les Français se battent bien; et, en effet, si ma lunette est bonne, il me semble que je les ai vus au premier rang.

 

– Ils y étaient, dit Mordaunt.

– Après vous, cependant, dit Cromwell.

– C'est la faute de leurs chevaux et non la leur.

Il se fit encore un moment de silence.

– Et les Écossais? demanda Cromwell.

– Ils ont tenu leur parole, dit Mordaunt, et n'ont pas bougé.

– Les misérables! murmura Cromwell.

– Leurs officiers demandent à vous voir, monsieur.

– Je n'ai pas le temps. Les a-t-on payés?

– Cette nuit.

– Qu'ils partent alors, qu'ils retournent dans leurs montagnes, qu'ils y cachent leur honte, si leurs montagnes sont assez hautes pour cela; je n'ai plus affaire à eux, ni eux à moi. Et maintenant, allez, Mordaunt.

– Avant de m'en aller, dit Mordaunt, j'ai quelques questions à vous adresser, monsieur, et une demande à vous faire, mon maître.

– À moi?

Mordaunt s'inclina:

– Je viens à vous, mon héros, mon protecteur, mon père, et je vous dis: Maître, êtes-vous content de moi?

Cromwell le regarda avec étonnement.

Le jeune homme demeura impassible.

– Oui, dit Cromwell; vous avez fait, depuis que je vous connais, non seulement votre devoir, mais encore plus que votre devoir, vous avez été fidèle ami, adroit négociateur, bon soldat.

– Avez-vous souvenir, monsieur, que c'est moi qui ai eu la première idée de traiter avec les Écossais de l'abandon de leur roi?

– Oui, la pensée vient de vous, c'est vrai; je ne poussais pas encore le mépris des hommes jusque-là.

– Ai-je été bon ambassadeur en France?

– Oui, et vous avez obtenu de Mazarin ce que je demandais.

– Ai-je combattu toujours ardemment pour votre gloire et vos intérêts?

– Trop ardemment peut-être, c'est ce que je vous reprochais tout à l'heure. Mais où voulez-vous en venir avec toutes vos questions?

– À vous dire, milord, que le moment est venu où vous pouvez d'un mot récompenser tous mes services.

– Ah! fit Olivier avec un léger mouvement de dédain; c'est vrai, j'oubliais que tout service mérite sa récompense, que vous m'avez servi et que vous n'êtes pas encore récompensé.

– Monsieur, je puis l'être à l'instant même et au-delà de mes souhaits.

– Comment cela?

– J'ai le prix sous la main et je le tiens presque.

– Et quel est ce prix? demanda Cromwell. Vous a-t-on offert de l'or? Demandez-vous un grade? Désirez-vous un gouvernement?

– Monsieur, m'accorderez-vous ma demande?

– Voyons ce qu'elle est d'abord.

– Monsieur, lorsque vous m'avez dit: Vous allez accomplir un ordre, vous ai-je jamais répondu: Voyons cet ordre?

– Si cependant votre désir était impossible à réaliser.

– Lorsque vous avez eu un désir et que vous m'avez chargé de son accomplissement, vous ai-je jamais répondu: C'est impossible?

– Mais une demande formulée avec tant de préparation…

– Ah! soyez tranquille, monsieur, dit Mordaunt avec une simple expression, elle ne vous minera pas.

– Eh bien donc, dit Cromwell, je vous promets de faire droit à votre demande autant que la chose sera en mon pouvoir; demandez.

– Monsieur, répondit Mordaunt, on a fait ce matin deux prisonniers, je vous les demande.

– Ils ont donc offert une rançon considérable? dit Cromwell.

– Je les crois pauvres, au contraire, monsieur.

– Mais ce sont donc des amis à vous?

– Oui, monsieur, s'écria Mordaunt, ce sont des amis à moi, de chers amis, et je donnerais ma vie pour la leur.

– Bien, Mordaunt, dit Cromwell, reprenant, avec un certain mouvement de joie, une meilleure opinion du jeune homme; bien, je te les donne, je ne veux même pas savoir qui ils sont; fais-en ce que tu voudras.

– Merci, monsieur, s'écria Mordaunt, merci! ma vie est désormais à vous, et en la perdant je vous serai encore redevable; merci, vous venez de me payer magnifiquement de mes services.

Et il se jeta aux genoux de Cromwell, et, malgré les efforts du général puritain, qui ne voulait pas ou qui faisait semblant de ne pas vouloir se laisser rendre cet hommage presque royal, il prit sa main qu'il baisa.

– Quoi! dit Cromwell, l'arrêtant à son tour au moment où il se relevait, pas d'autres récompenses? Pas d'or? Pas de grade?

– Vous m'avez donné tout ce que vous pouviez me donner, milord, et de ce jour je vous tiens quitte du reste.

Et Mordaunt s'élança hors de la tente du général avec, une joie qui débordait de son coeur et de ses yeux.

Cromwell le suivit du regard.

– Il a tué son oncle! murmura-t-il; hélas! quels sont donc mes serviteurs? Peut-être celui-ci, qui ne me réclame rien ou qui semble ne rien réclamer, a-t-il plus demandé devant Dieu que ceux qui viendront réclamer l'or des provinces et le pain des malheureux; personne ne me sert pour rien, Charles, qui est mon prisonnier, a peut-être encore des amis, et moi je n'en ai pas.

Et il reprit en soupirant sa rêverie interrompue par Mordaunt.