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Les Trois Mousquetaires

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«Quelque temps, l’état dans lequel je me trouvais me sembla si étrange, que je crus que je faisais un rêve. Je me levai chancelante, mes habits étaient près de moi, sur une chaise : je ne me rappelai ni m’être dévêtue, ni m’être couchée. Alors peu à peu la réalité se présenta à moi pleine de pudiques terreurs : je n’étais plus dans la maison que j’habitais ; autant que j’en pouvais juger par la lumière du soleil, le jour était déjà aux deux tiers écoulé ! c’était la veille au soir que je m’étais endormie ; mon sommeil avait donc déjà duré près de vingt-quatre heures. Que s’était-il passé pendant ce long sommeil ?

«Je m’habillai aussi rapidement qu’il me fut possible. Tous mes mouvements lents et engourdis attestaient que l’influence du narcotique n’était point encore entièrement dissipée. Au reste, cette chambre était meublée pour recevoir une femme ; et la coquette la plus achevée n’eût pas eu un souhait à former, qu’en promenant son regard autour de l’appartement elle n’eût vu son souhait accompli.

«Certes, je n’étais pas la première captive qui s’était vue enfermée dans cette splendide prison ; mais, vous le comprenez, Felton, plus la prison était belle, plus je m’épouvantais.

«Oui, c’était une prison, car j’essayai vainement d’en sortir. Je sondai tous les murs afin de découvrir une porte, partout les murs rendirent un son plein et mat.

«Je fis peut-être vingt fois le tour de cette chambre, cherchant une issue quelconque ; il n’y en avait pas : je tombai écrasée de fatigue et de terreur sur un fauteuil.

«Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuit mes terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester où j’étais assise ; il me semblait que j’étais entourée de dangers inconnus, dans lesquels j’allais tomber à chaque pas. Quoique je n’eusse rien mangé depuis la veille, mes craintes m’empêchaient de ressentir la faim.

«Aucun bruit du dehors, qui me permît de mesurer le temps, ne venait jusqu’à moi ; je présumai seulement qu’il pouvait être sept ou huit heures du soir ; car nous étions au mois d’octobre, et il faisait nuit entière.

«Tout à coup, le cri d’une porte qui tourne sur ses gonds me fit tressaillir ; un globe de feu apparut au-dessus de l’ouverture vitrée du plafond, jetant une vive lumière dans ma chambre, et je m’aperçus avec terreur qu’un homme était debout à quelques pas de moi.

«Une table à deux couverts, supportant un souper tout préparé, s’était dressée comme par magie au milieu de l’appartement.

«Cet homme était celui qui me poursuivait depuis un an, qui avait juré mon déshonneur, et qui, aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, me fit comprendre qu’il l’avait accompli la nuit précédente.

– L’infâme ! murmura Felton.

– Oh ! oui, l’infâme ! s’écria Milady, voyant l’intérêt que le jeune officier, dont l’âme semblait suspendue à ses lèvres, prenait à cet étrange récit ; oh ! oui, l’infâme ! il avait cru qu’il lui suffisait d’avoir triomphé de moi dans mon sommeil, pour que tout fût dit ; il venait, espérant que j’accepterais ma honte, puisque ma honte était consommée ; il venait m’offrir sa fortune en échange de mon amour.

«Tout ce que le coeur d’une femme peut contenir de superbe mépris et de paroles dédaigneuses, je le versai sur cet homme ; sans doute, il était habitué à de pareils reproches ; car il m’écouta calme, souriant, et les bras croisés sur la poitrine ; puis, lorsqu’il crut que j’avais tout dit, il s’avança vers moi ; je bondis vers la table, je saisis un couteau, je l’appuyai sur ma poitrine.

«Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon déshonneur, vous aurez encore ma mort à vous reprocher.»

«Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, dans toute ma personne, cette vérité de geste, de pose et d’accent, qui porte la conviction dans les âmes les plus perverses, car il s’arrêta.

«Votre mort ! me dit-il ; oh ! non, vous êtes une trop charmante maîtresse pour que je consente à vous perdre ainsi, après avoir eu le bonheur de vous posséder une seule fois seulement. Adieu, ma toute belle ! j’attendrai, pour revenir vous faire ma visite, que vous soyez dans de meilleures dispositions.»

«À ces mots, il donna un coup de sifflet ; le globe de flamme qui éclairait ma chambre remonta et disparut ; je me retrouvai dans l’obscurité. Le même bruit d’une porte qui s’ouvre et se referme se reproduisit un instant après, le globe flamboyant descendit de nouveau, et je me retrouvai seule.

«Ce moment fut affreux ; si j’avais encore quelques doutes sur mon malheur, ces doutes s’étaient évanouis dans une désespérante réalité : j’étais au pouvoir d’un homme que non seulement je détestais, mais que je méprisais ; d’un homme capable de tout, et qui m’avait déjà donné une preuve fatale de ce qu’il pouvait oser.

– Mais quel était donc cet homme ? demanda Felton.

– Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre bruit, car à minuit à peu près, la lampe s’était éteinte, et je m’étais retrouvée dans l’obscurité. Mais la nuit se passa sans nouvelle tentative de mon persécuteur ; le jour vint : la table avait disparu ; seulement, j’avais encore le couteau à la main.

«Ce couteau c’était tout mon espoir.

«J’étais écrasée de fatigue ; l’insomnie brûlait mes yeux ; je n’avais pas osé dormir un seul instant : le jour me rassura, j’allai me jeter sur mon lit sans quitter le couteau libérateur que je cachai sous mon oreiller.

«Quand je me réveillai, une nouvelle table était servie.

«Cette fois, malgré mes terreurs, en dépit de mes angoisses, une faim dévorante se faisait sentir ; il y avait quarante-huit heures que je n’avais pris aucune nourriture : je mangeai du pain et quelques fruits ; puis, me rappelant le narcotique mêlé à l’eau que j’avais bue, je ne touchai point à celle qui était sur la table, et j’allai remplir mon verre à une fontaine de marbre scellée dans le mur, au-dessus de ma toilette.

«Cependant, malgré cette précaution, je ne demeurai pas moins quelque temps encore dans une affreuse angoisse ; mais mes craintes, cette fois, n’étaient pas fondées : je passai la journée sans rien éprouver qui ressemblât à ce que je redoutais.

«J’avais eu la précaution de vider à demi la carafe, pour qu’on ne s’aperçût point de ma défiance.

«Le soir vint, et avec lui l’obscurité ; cependant, si profonde qu’elle fût, mes yeux commençaient à s’y habituer ; je vis, au milieu des ténèbres, la table s’enfoncer dans le plancher ; un quart d’heure après, elle reparut portant mon souper ; un instant après, grâce à la même lampe, ma chambre s’éclaira de nouveau.

«J’étais résolue à ne manger que des objets auxquels il était impossible de mêler aucun somnifère : deux oeufs et quelques fruits composèrent mon repas ; puis, j’allai puiser un verre d’eau à ma fontaine protectrice, et je le bus.

«Aux premières gorgées, il me sembla qu’elle n’avait plus le même goût que le matin : un soupçon rapide me prit, je m’arrêtai ; mais j’en avais déjà avalé un demi-verre.

«Je jetai le reste avec horreur, et j’attendis, la sueur de l’épouvante au front.

«Sans doute quelque invisible témoin m’avait vue prendre de l’eau à cette fontaine, et avait profité de ma confiance même pour mieux assurer ma perte si froidement résolue, si cruellement poursuivie.

«Une demi-heure ne s’était pas écoulée, que les mêmes symptômes se produisirent ; seulement, comme cette fois je n’avais bu qu’un demi-verre d’eau, je luttai plus longtemps, et, au lieu de m’endormir tout à fait, je tombai dans un état de somnolence qui me laissait le sentiment de ce qui se passait autour de moi, tout en m’ôtant la force ou de me défendre ou de fuir.

«Je me traînai vers mon lit, pour y chercher la seule défense qui me restât, mon couteau sauveur ; mais je ne pus arriver jusqu’au chevet : je tombai à genoux, les mains cramponnées à l’une des colonnes du pied ; alors, je compris que j’étais perdue.»

Felton pâlit affreusement, et un frisson convulsif courut par tout son corps.

«Et ce qu’il y avait de plus affreux, continua Milady, la voix altérée comme si elle eût encore éprouvé la même angoisse qu’en ce moment terrible, c’est que, cette fois, j’avais la conscience du danger qui me menaçait ; c’est que mon âme, je puis le dire, veillait dans mon corps endormi ; c’est que je voyais, c’est que j’entendais : il est vrai que tout cela était comme dans un rêve ; mais ce n’en était que plus effrayant.

«Je vis la lampe qui remontait et qui peu à peu me laissait dans l’obscurité ; puis j’entendis le cri si bien connu de cette porte, quoique cette porte ne se fût ouverte que deux fois.

«Je sentis instinctivement qu’on s’approchait de moi : on dit que le malheureux perdu dans les déserts de l’Amérique sent ainsi l’approche du serpent.

«Je voulais faire un effort, je tentai de crier ; par une incroyable énergie de volonté je me relevai même, mais pour retomber aussitôt… et retomber dans les bras de mon persécuteur.

– Dites-moi donc quel était cet homme ?» s’écria le jeune officier.

Milady vit d’un seul regard tout ce qu’elle inspirait de souffrance à Felton, en pesant sur chaque détail de son récit ; mais elle ne voulait lui faire grâce d’aucune torture. Plus profondément elle lui briserait le coeur, plus sûrement il la vengerait. Elle continua donc comme si elle n’eût point entendu son exclamation, ou comme si elle eût pensé que le moment n’était pas encore venu d’y répondre.

«Seulement, cette fois, ce n’était plus à une espèce de cadavre inerte, sans aucun sentiment, que l’infâme avait affaire. Je vous l’ai dit : sans pouvoir parvenir à retrouver l’exercice complet de mes facultés, il me restait le sentiment de mon danger : je luttai donc de toutes mes forces et sans doute j’opposai, tout affaiblie que j’étais, une longue résistance, car je l’entendis s’écrier :

«“Ces misérables puritaines ! je savais bien qu’elles lassaient leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre leurs séducteurs.”»

 

«Hélas ! cette résistance désespérée ne pouvait durer longtemps, je sentis mes forces qui s’épuisaient, et cette fois ce ne fut pas de mon sommeil que le lâche profita, ce fut de mon évanouissement.»

Felton écoutait sans faire entendre autre chose qu’une espèce de rugissement sourd ; seulement la sueur ruisselait sur son front de marbre, et sa main cachée sous son habit déchirait sa poitrine.

«Mon premier mouvement, en revenant à moi, fui de chercher sous mon oreiller ce couteau que je n’avais pu atteindre ; s’il n’avait point servi à la défense, il pouvait au moins servir à l’expiation.

«Mais en prenant ce couteau, Felton, une idée terrible me vint. J’ai juré de tout vous dire et je vous dirai tout ; je vous ai promis la vérité, je la dirai, dût-elle me perdre.

– L’idée vous vint de vous venger de cet homme, n’est-ce pas ? s’écria Felton.

– Eh bien, oui ! dit Milady : cette idée n’était pas d’une chrétienne, je le sais ; sans doute cet éternel ennemi de notre âme, ce lion rugissant sans cesse autour de nous la soufflait à mon esprit. Enfin, que vous dirai-je, Felton ? continua Milady du ton d’une femme qui s’accuse d’un crime, cette idée me vint et ne me quitta plus sans doute. C’est de cette pensée homicide que je porte aujourd’hui la punition.

– Continuez, continuez, dit Felton, j’ai hâte de vous voir arriver à la vengeance.

– Oh ! je résolus qu’elle aurait lieu le plus tôt possible, je ne doutais pas qu’il ne revînt la nuit suivante. Dans le jour je n’avais rien à craindre.

«Aussi, quand vint l’heure du déjeuner, je n’hésitai pas à manger et à boire : j’étais résolue à faire semblant de souper, mais à ne rien prendre : je devais donc par la nourriture du matin combattre le jeûne du soir.

«Seulement je cachai un verre d’eau soustraite à mon déjeuner, la soif ayant été ce qui m’avait le plus fait souffrir quand j’étais demeurée quarante-huit heures sans boire ni manger.

«La journée s’écoula sans avoir d’autre influence sur moi que de m’affermir dans la résolution prise : seulement j’eus soin que mon visage ne trahît en rien la pensée de mon coeur, car je ne doutais pas que je ne fusse observée ; plusieurs fois même je sentis un sourire sur mes lèvres. Felton, je n’ose pas vous dire à quelle idée je souriais, vous me prendriez en horreur…

– Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que j’écoute et que j’ai hâte d’arriver.

– Le soir vint, les événements ordinaires s’accomplirent ; pendant l’obscurité, comme d’habitude, mon souper fut servi, puis la lampe s’alluma, et je me mis à table.

«Je mangeai quelques fruits seulement : je fis semblant de me verser de l’eau de la carafe, mais je ne bus que celle que j’avais conservée dans mon verre, la substitution, au reste, fut faite assez adroitement pour que mes espions, si j’en avais, ne conçussent aucun soupçon.

«Après le souper, je donnai les mêmes marques d’engourdissement que la veille ; mais cette fois, comme si je succombais à la fatigue ou comme si je me familiarisais avec le danger, je me traînai vers mon lit, et je fis semblant de m’endormir.

«Cette fois, j’avais retrouvé mon couteau sous l’oreiller, et tout en feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la poignée.

«Deux heures s’écoulèrent sans qu’il se passât rien de nouveau : cette fois, ô mon Dieu ! qui m’eût dit cela la veille ? je commençais à craindre qu’il ne vînt pas.

«Enfin, je vis la lampe s’élever doucement et disparaître dans les profondeurs du plafond ; ma chambre s’emplit de ténèbres, mais je fis un effort pour percer du regard l’obscurité.

«Dix minutes à peu près se passèrent. Je n’entendais d’autre bruit que celui du battement de mon coeur.

«J’implorais le Ciel pour qu’il vînt.

«Enfin j’entendis le bruit si connu de la porte qui s’ouvrait et se refermait ; j’entendis, malgré l’épaisseur du tapis, un pas qui faisait crier le parquet ; je vis, malgré l’obscurité, une ombre qui approchait de mon lit.

– Hâtez-vous, hâtez-vous ! dit Felton, ne voyez-vous pas que chacune de vos paroles me brûle comme du plomb fondu !

– Alors, continua Milady, alors je réunis toutes mes forces, je me rappelai que le moment de la vengeance ou plutôt de la justice avait sonné ; je me regardai comme une autre Judith ; je me ramassai sur moi-même, mon couteau à la main, et quand je le vis près de moi, étendant les bras pour chercher sa victime, alors, avec le dernier cri de la douleur et du désespoir, je le frappai au milieu de la poitrine.

«Le misérable ! il avait tout prévu : sa poitrine était couverte d’une cotte de mailles ; le couteau s’émoussa.

«Ah ! ah ! s’écria-t-il en me saisissant le bras et en m’arrachant l’arme qui m’avait si mal servie, vous en voulez à ma vie, ma belle puritaine ! mais c’est plus que de la haine, cela, c’est de l’ingratitude ! Allons, allons, calmez-vous, ma belle enfant ! j’avais cru que vous étiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyrans qui gardent les femmes de force : vous ne m’aimez pas, j’en doutais avec ma fatuité ordinaire ; maintenant j’en suis convaincu. Demain, vous serez libre.»

«Je n’avais qu’un désir, c’était qu’il me tuât.

«Prenez garde ! lui dis-je, car ma liberté c’est votre déshonneur. Oui, car, à peine sortie d’ici, je dirai tout, je dirai la violence dont vous avez usé envers moi, je dirai ma captivité. Je dénoncerai ce palais d’infamie ; vous êtes bien haut placé, Milord, mais tremblez ! Au-dessus de vous il y a le roi, au-dessus du roi il y a Dieu.»

«Si maître qu’il parût de lui, mon persécuteur laissa échapper un mouvement de colère. Je ne pouvais voir l’expression de son visage, mais j’avais senti frémir son bras sur lequel était posée ma main.

«– Alors, vous ne sortirez pas d’ici, dit-il.

«– Bien, bien ! m’écriai-je, alors le lieu de mon supplice sera aussi celui de mon tombeau. Bien ! je mourrai ici et vous verrez si un fantôme qui accuse n’est pas plus terrible encore qu’un vivant qui menace !

«– On ne vous laissera aucune arme.

«– Il y en a une que le désespoir a mise à la portée de toute créature qui a le courage de s’en servir. Je me laisserai mourir de faim.

«– Voyons, dit le misérable, la paix ne vaut-elle pas mieux qu’une pareille guerre ? Je vous rends la liberté à l’instant même, je vous proclame une vertu, je vous surnomme la Lucrèce de l’Angleterre.

«– Et moi je dis que vous en êtes le Sextus, moi je vous dénonce aux hommes comme je vous ai déjà dénoncé à Dieu ; et s’il faut que, comme Lucrèce, je signe mon accusation de mon sang, je la signerai.

«– Ah ! ah ! dit mon ennemi d’un ton railleur, alors c’est autre chose. Ma foi, au bout du compte, vous êtes bien ici, rien ne vous manquera, et si vous vous laissez mourir de faim ce sera de votre faute.»

«À ces mots, il se retira, j’entendis s’ouvrir et se refermer la porte, et je restai abîmée, moins encore, je l’avoue, dans ma douleur, que dans la honte de ne m’être pas vengée.

«Il me tint parole. Toute la journée, toute la nuit du lendemain s’écoulèrent sans que je le revisse. Mais moi aussi je lui tins parole, et je ne mangeai ni ne bus ; j’étais, comme je le lui avais dit, résolue à me laisser mourir de faim.

«Je passai le jour et la nuit en prière, car j’espérais que Dieu me pardonnerait mon suicide.

«La seconde nuit la porte s’ouvrit ; j’étais couchée à terre sur le parquet, les forces commençaient à m’abandonner.

«Au bruit je me relevai sur une main.

«Eh bien, me dit une voix qui vibrait d’une façon trop terrible à mon oreille pour que je ne la reconnusse pas, eh bien ! sommes-nous un peu adoucie et paierons nous notre liberté d’une seule promesse de silence ?

«Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je n’aime pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu’aux puritaines, quand elles sont jolies. Allons, faites-moi un petit serment sur la croix, je ne vous en demande pas davantage.

«– Sur la croix ! m’écriai-je en me relevant, car à cette voix abhorrée j’avais retrouvé toutes mes forces ; sur la croix ! je jure que nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fermera la bouche ; sur la croix ! je jure de vous dénoncer partout comme un meurtrier, comme un larron d’honneur, comme un lâche ; sur la croix ! je jure, si jamais je parviens à sortir d’ici, de demander vengeance contre vous au genre humain entier.

«– Prenez garde ! dit la voix avec un accent de menace que je n’avais pas encore entendu, j’ai un moyen suprême, que je n’emploierai qu’à la dernière extrémité, de vous fermer la bouche ou du moins d’empêcher qu’on ne croie à un seul mot de ce que vous direz.»

«Je rassemblai toutes mes forces pour répondre par un éclat de rire.

«Il vit que c’était entre nous désormais une guerre éternelle, une guerre à mort.

«Écoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit et la journée de demain ; réfléchissez : promettez de vous taire, la richesse, la considération, les honneurs mêmes vous entoureront ; menacez de parler, et je vous condamne à l’infamie.

«– Vous ! m’écriai-je, vous !

«– À l’infamie éternelle, ineffaçable !

«– Vous !» répétai-je. Oh ! je vous le dis, Felton, je le croyais insensé !

«Oui, moi ! reprit-il.

«– Ah ! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez pas qu’à vos yeux je me brise la tête contre la muraille !

«– C’est bien, reprit-il, vous le voulez, à demain soir !

«– À demain soir, répondis-je en me laissant tomber et en mordant le tapis de rage…»

Felton s’appuyait sur un meuble, et Milady voyait avec une joie de démon que la force lui manquerait peut-être avant la fin du récit.

 CHAPITRE LVII. UN MOYEN DE TRAGÉDIE CLASSIQUE

Après un moment de silence employé par Milady à observer le jeune homme qui l’écoutait, elle continua son récit :

«Il y avait près de trois jours que je n’avais ni bu ni mangé, je souffrais des tortures atroces : parfois il me passait comme des nuages qui me serraient le front, qui me voilaient les yeux : c’était le délire.

«Le soir vint ; j’étais si faible, qu’à chaque instant je m’évanouissais et à chaque fois que je m’évanouissais je remerciais Dieu, car je croyais que j’allais mourir.

«Au milieu de l’un de ces évanouissements, j’entendis la porte s’ouvrir ; la terreur me rappela à moi.

«Mon persécuteur entra suivi d’un homme masqué, il était masqué lui-même ; mais je reconnus son pas, je reconnus cet air imposant que l’enfer a donné à sa personne pour le malheur de l’humanité.

«Eh bien, me dit-il, êtes-vous décidée à me faire le serment que je vous ai demandé ?

«Vous l’avez dit, les puritains n’ont qu’une parole : la mienne, vous l’avez entendue, c’est de vous poursuivre sur la terre au tribunal des hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu !

«Ainsi, vous persistez ?

«Je le jure devant ce Dieu qui m’entend : je prendrai le monde entier à témoin de votre crime, et cela jusqu’à ce que j’aie trouvé un vengeur.

«Vous êtes une prostituée, dit-il d’une voix tonnante, et vous subirez le supplice des prostituées ! Flétrie aux yeux du monde que vous invoquerez, tâchez de prouver à ce monde que vous n’êtes ni coupable ni folle !»

«Puis s’adressant à l’homme qui l’accompagnait :

«Bourreau, dit-il, fais ton devoir.»

– Oh ! son nom, son nom ! s’écria Felton ; son nom, dites-le-moi !

– Alors, malgré mes cris, malgré ma résistance, car je commençais à comprendre qu’il s’agissait pour moi de quelque chose de pire que la mort, le bourreau me saisit, me renversa sur le parquet, me meurtrit de ses étreintes, et suffoquée par les sanglots, presque sans connaissance invoquant Dieu, qui ne m’écoutait pas, je poussai tout à coup un effroyable cri de douleur et de honte ; un fer brûlant, un fer rouge, le fer du bourreau, s’était imprimé sur mon épaule.»

Felton poussa un rugissement.

«Tenez, dit Milady, en se levant alors avec une majesté de reine, – tenez, Felton, voyez comment on a inventé un nouveau martyre pour la jeune fille pure et cependant victime de la brutalité d’un scélérat. Apprenez à connaître le coeur des hommes, et désormais faites-vous moins facilement l’instrument de leurs injustes vengeances.»

Milady d’un geste rapide ouvrit sa robe, déchira la batiste qui couvrait son sein, et, rouge d’une feinte colère et d’une honte jouée, montra au jeune homme l’empreinte ineffaçable qui déshonorait cette épaule si belle.

«Mais, s’écria Felton, c’est une fleur de lis que je vois là !

– Et voilà justement où est l’infamie, répondit Milady. La flétrissure d’Angleterre !… il fallait prouver quel tribunal me l’avait imposée, et j’aurais fait un appel public à tous les tribunaux du royaume ; mais la flétrissure de France… oh ! par elle, j’étais bien réellement flétrie.»

 

C’en était trop pour Felton.

Pâle, immobile, écrasé par cette révélation effroyable, ébloui par la beauté surhumaine de cette femme qui se dévoilait à lui avec une impudeur qu’il trouva sublime, il finit par tomber à genoux devant elle comme faisaient les premiers chrétiens devant ces pures et saintes martyres que la persécution des empereurs livrait dans le cirque à la sanguinaire lubricité des populaces. La flétrissure disparut, la beauté seule resta.

«Pardon, pardon ! s’écria Felton, oh ! pardon !»

Milady lut dans ses yeux : Amour, amour.

«Pardon de quoi ? demanda-t-elle.

– Pardon de m’être joint à vos persécuteurs.»

Milady lui tendit la main.

«Si belle, si jeune !» s’écria Felton en couvrant cette main de baisers.

Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d’un esclave font un roi.

Felton était puritain : il quitta la main de cette femme pour baiser ses pieds.

Il ne l’aimait déjà plus, il l’adorait.

Quand cette crise fut passée, quand Milady parut avoir recouvré son sang-froid, qu’elle n’avait jamais perdu ; lorsque Felton eut vu se refermer sous le voile de la chasteté ces trésors d’amour qu’on ne lui cachait si bien que pour les lui faire désirer plus ardemment :

«Ah ! maintenant, dit-il, je n’ai plus qu’une chose à vous demander, c’est le nom de votre véritable bourreau ; car pour moi il n’y en a qu’un ; l’autre était l’instrument, voilà tout.

– Eh quoi, frère ! s’écria Milady, il faut encore que je te le nomme, et tu ne l’as pas deviné ?

– Quoi ! reprit Felton, lui !… encore lui !… toujours lui !… Quoi ! le vrai coupable…

– Le vrai coupable, dit Milady, c’est le ravageur de l’Angleterre, le persécuteur des vrais croyants, le lâche ravisseur de l’honneur de tant de femmes, celui qui pour un caprice de son coeur corrompu va faire verser tant de sang à deux royaumes, qui protège les protestants aujourd’hui et qui les trahira demain…

– Buckingham ! c’est donc Buckingham !» s’écria Felton exaspéré.

Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n’eût pu supporter la honte que lui rappelait ce nom.

«Buckingham, le bourreau de cette angélique créature ! s’écria Felton. Et tu ne l’as pas foudroyé, mon Dieu ! et tu l’as laissé noble, honoré, puissant pour notre perte à tous !

– Dieu abandonne qui s’abandonne lui-même, dit Milady.

– Mais il veut donc attirer sur sa tête le châtiment réservé aux maudits ! continua Felton avec une exaltation croissante, il veut donc que la vengeance humaine prévienne la justice céleste !

– Les hommes le craignent et l’épargnent.

– Oh ! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne l’épargnerai pas !…»

Milady sentit son âme baignée d’une joie infernale.

«Mais comment Lord de Winter, mon protecteur, mon père, demanda Felton, se trouve-t-il mêlé à tout cela ?

– Écoutez, Felton, reprit Milady, car à côté des hommes lâches et méprisables, il est encore des natures grandes et généreuses. J’avais un fiancé, un homme que j’aimais et qui m’aimait ; un coeur comme le vôtre, Felton, un homme comme vous. Je vins à lui et je lui racontai tout, il me connaissait, celui-là, et ne douta point un instant. C’était un grand seigneur, c’était un homme en tout point l’égal de Buckingham. Il ne dit rien, il ceignit seulement son épée, s’enveloppa de son manteau et se rendit à Buckingham Palace.

– Oui, oui, dit Felton, je comprends ; quoique avec de pareils hommes ce ne soit pas l’épée qu’il faille employer, mais le poignard.

– Buckingham était parti depuis la veille, envoyé comme ambassadeur en Espagne, où il allait demander la main de l’infante pour le roi Charles Ier, qui n’était alors que prince de Galles. Mon fiancé revint.

«Écoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le moment, par conséquent, il échappe à ma vengeance ; mais en attendant soyons unis, comme nous devions l’être, puis rapportez-vous-en à Lord de Winter pour soutenir son honneur et celui de sa femme.»

– Lord de Winter ! s’écria Felton.

– Oui, dit Milady, Lord de Winter, et maintenant vous devez tout comprendre, n’est-ce pas ? Buckingham resta plus d’un an absent. Huit jours avant son arrivée, Lord de Winter mourut subitement, me laissant sa seule héritière. D’où venait le coup ? Dieu, qui sait tout, le sait sans doute, moi je n’accuse personne…

– Oh ! quel abîme, quel abîme ! s’écria Felton.

– Lord de Winter était mort sans rien dire à son frère. Le secret terrible devait être caché à tous, jusqu’à ce qu’il éclatât comme la foudre sur la tête du coupable. Votre protecteur avait vu avec peine ce mariage de son frère aîné avec une jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne pouvais attendre d’un homme trompé dans ses espérances d’héritage aucun appui. Je passai en France résolue à y demeurer pendant tout le reste de ma vie. Mais toute ma fortune est en Angleterre ; les communications fermées par la guerre, tout me manqua : force fut alors d’y revenir ; il y a six jours j’abordais à Portsmouth.

– Eh bien ? dit Felton.

– Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en parla à Lord de Winter, déjà prévenu contre moi, et lui dit que sa belle-soeur était une prostituée, une femme flétrie. La voix pure et noble de mon mari n’était plus là pour me défendre. Lord de Winter crut tout ce qu’on lui dit, avec d’autant plus de facilité qu’il avait intérêt à le croire. Il me fit arrêter, me conduisit ici, me remit sous votre garde. Vous savez le reste : après-demain il me bannit, il me déporte ; après-demain il me relègue parmi les infâmes. Oh ! la trame est bien ourdie, allez ! le complot est habile et mon honneur n’y survivra pas. Vous voyez bien qu’il faut que je meure, Felton ; Felton, donnez-moi ce couteau !»

Et à ces mots, comme si toutes ses forces étaient épuisées, Milady se laissa aller débile et languissante entre les bras du jeune officier, qui, ivre d’amour, de colère et de voluptés inconnues, la reçut avec transport, la serra contre son coeur, tout frissonnant à l’haleine de cette bouche si belle, tout éperdu au contact de ce sein si palpitant.

«Non, non, dit-il ; non, tu vivras honorée et pure, tu vivras pour triompher de tes ennemis.»

Milady le repoussa lentement de la main en l’attirant du regard ; mais Felton, à son tour, s’empara d’elle, l’implorant comme une Divinité.

«Oh ! la mort, la mort ! dit-elle en voilant sa voix et ses paupières, oh ! la mort plutôt que la honte ; Felton, mon frère, mon ami, je t’en conjure !

– Non, s’écria Felton, non, tu vivras, et tu seras vengée !

– Felton, je porte malheur à tout ce qui m’entoure ! Felton, abandonne-moi ! Felton, laisse-moi mourir !

– Eh bien, nous mourrons donc ensemble !» s’écria-t-il en appuyant ses lèvres sur celles de la prisonnière.

Plusieurs coups retentirent à la porte ; cette fois, Milady le repoussa réellement.

«Écoutez, dit-elle, on nous a entendus, on vient ! c’en est fait, nous sommes perdus !

– Non, dit Felton, c’est la sentinelle qui me prévient seulement qu’une ronde arrive.

– Alors, courez à la porte et ouvrez vous-même.»

Felton obéit ; cette femme était déjà toute sa pensée, toute son âme.

Il se trouva en face d’un sergent commandant une patrouille de surveillance.

«Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda le jeune lieutenant.

– Vous m’aviez dit d’ouvrir la porte si j’entendais crier au secours, dit le soldat, mais vous aviez oublié de me laisser la clef ; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous disiez, j’ai voulu ouvrir la porte, elle était fermée en dedans, alors j’ai appelé le sergent.

– Et me voilà», dit le sergent.

Felton, égaré, presque fou, demeurait sans voix.

Milady comprit que c’était à elle de s’emparer de la situation, elle courut à la table et prit le couteau qu’y avait déposé Felton :

«Et de quel droit voulez-vous m’empêcher de mourir ? dit-elle.