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Les Quarante-Cinq — Tome 2

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XL
LES SEPT PÉCHÉS DE MADELEINE

Le roi avait jeté un coup d'oeil sur ses chevaux, et les voyant si vigoureux et si piaffants, il n'avait pas voulu courir seul le risque de la voiture; en conséquence, après avoir, comme nous l'avons vu, donné toute raison à Ernauton, il avait fait signe au duc de prendre place dans son carrosse.

Loignac et Sainte-Maline prirent place à la portière: un seul piqueur courait en avant.

Le duc était placé seul sur le devant de la massive machine, et le roi, avec tous ses chiens, s'installa sur le coussin du fond.

Parmi tous ces chiens, il y avait un préféré: c'était celui que nous lui avons vu à la main dans sa loge de l'Hôtel-de-Ville, et qui avait un coussin particulier sur lequel il sommeillait doucement.

A la droite du roi était une table dont les pieds étaient pris dans le plancher du carrosse: cette table était couverte de dessins enluminés que Sa Majesté découpait avec une adresse merveilleuse, malgré les cahots de la voiture.

C'étaient, pour la plupart, des sujets de sainteté. Toutefois, comme à cette époque il se faisait, à l'endroit de la religion, un mélange assez tolérant des idées païennes, la mythologie n'était pas mal représentée dans les dessins religieux du roi.

Pour le moment, Henri, toujours méthodique, avait fait un choix parmi tous ces dessins, et s'occupait à découper la vie de Madeleine la pécheresse.

Le sujet prêtait par lui-même au pittoresque, et l'imagination du peintre avait encore ajouté aux dispositions naturelles du sujet: on y voyait Madeleine, belle, jeune et fêtée; les bains somptueux, les bals et les plaisirs de tous genres figuraient dans la collection.

L'artiste avait eu l'ingénieuse idée, comme Callot devait le faire plus tard à propos de sa Tentation de saint Antoine, l'artiste, disons-nous, avait eu l'ingénieuse idée de couvrir les caprices de son burin du manteau légitime de l'autorité ecclésiastique: ainsi chaque dessin, avec le titre courant des sept péchés capitaux, était expliqué par une légende particulière:

« Madeleine succombe au péché de la colère.

Madeleine succombe au péché de la gourmandise.

Madeleine succombe au péché de l'orgueil.

Madeleine succombe au péché de la luxure. »

Et ainsi de suite jusqu'au septième et dernier péché capital.

L'image que le roi était occupé de découper, quand on passa la porte Saint-Antoine, représentait Madeleine succombant au péché de la colère.

La belle pécheresse, à moitié couchée sur des coussins, et sans autre voile que ces magnifiques cheveux dorés avec lesquels elle devait plus tard essuyer les pieds parfumés du Christ; la belle pécheresse, disons- nous, faisait jeter à droite, dans un vivier rempli de lamproies dont on voyait les têtes avides sortir de l'eau comme autant de museaux de serpents, un esclave qui avait brisé un vase précieux, tandis qu'à gauche elle faisait fouetter une femme encore moins vêtue qu'elle, attendu qu'elle portait son chignon retroussé, laquelle avait, en coiffant sa maîtresse, arraché quelques-uns de ces magnifiques cheveux dont la profusion eût dû rendre Madeleine plus indulgente pour une faute de cette espèce.

Le fond du tableau représentait des chiens battus pour avoir laissé passer impunément de pauvres mendiants cherchant une aumône, et des coqs égorgés pour avoir chanté trop clair et trop matin.

En arrivant à la Croix-Faubin, le roi avait découpé toutes les figures de cette image, et se disposait à passer à celle intitulée:

« Madeleine succombant au péché de la gourmandise. »

Celle-ci représentait la belle pécheresse couchée sur un de ces lits de pourpre et d'or où les anciens prenaient leurs repas: tout ce que les gastronomes romains connaissaient de plus recherché en viandes, en poissons et en fruits, depuis les loirs au miel et les surmulets au falerne, jusqu'aux langoustes de Stromboli et aux grenades de Sicile, ornait cette table. A terre, des chiens se disputaient un faisan, tandis que l'air était obscurci d'oiseaux aux mille couleurs qui emportaient de cette table bénie des figues, des fraises et des cerises, qu'ils laissaient tomber parfois sur une population de souris qui, le nez en l'air, attendaient cette manne qui leur tombait du ciel.

Madeleine tenait à la main, tout rempli d'une liqueur blonde comme la topaze, un de ces verres à forme singulière comme Pétrone en a décrit dans le festin de Trimalcion.

Tout préoccupé de cette oeuvre importante, le roi s'était contenté de lever les yeux en passant devant le prieuré des Jacobins, dont la cloche sonnait vêpres à toute volée.

Aussi toutes les portes et toutes les fenêtres du susdit prieuré étaient- elles fermées si bien, qu'on eût pu le croire inhabité, si l'on n'eût entendu retentir dans l'intérieur du monument les vibrations de la cloche.

Ce coup d'oeil donné, le roi se remit activement à ses découpures.

Mais, cent pas plus loin, un observateur attentif lui eût vu jeter un coup d'oeil plus curieux que le premier sur une maison de belle apparence qui bordait la route à gauche, et qui, bâtie au milieu d'un charmant jardin, ouvrait sa grille de fer aux lances dorées sur la grande route.

Cette maison de campagne se nommait Bel-Esbat.

Tout au contraire du couvent des Jacobins, Bel-Esbat avait toutes ses fenêtres ouvertes, à l'exception d'une seule devant laquelle retombait une jalousie.

Au moment où le roi passa, cette jalousie éprouva un imperceptible frémissement.

Le roi échangea un coup d'oeil et un sourire avec d'Épernon, puis se remit à attaquer un autre péché capital.

Celui-là, c'était le péché de la luxure.

L'artiste l'avait représenté avec de si effrayantes couleurs, il avait stigmatisé le péché avec tant de courage et de ténacité, que nous n'en pourrons citer qu'un trait; encore ce trait est-il tout épisodique.

L'ange gardien de Madeleine s'envolait tout effrayé au ciel, en cachant ses yeux de ses deux mains.

Cette image, pleine de minutieux détails, absorbait tellement l'attention du roi, qu'il continuait d'aller sans remarquer certaine vanité qui se prélassait à la portière gauche de son carrosse.

C'était grand dommage, car Sainte-Maline était bien heureux et bien fier sur son cheval.

Lui, si près du roi, lui, cadet de Gascogne, à portée d'entendre Sa Majesté le roi très chrétien, lorsqu'il disait à son chien:

— Tout beau! master Love, vous m'obsédez.

Ou à M. le duc d'Épernon, colonel général de l'infanterie du royaume:

— Duc, voilà, ce me semble, des chevaux qui me vont rompre le cou.

De temps en temps cependant, comme pour faire tomber son orgueil, Sainte- Maline regardait à l'autre portière Loignac, que l'habitude des honneurs rendait indifférent à ces honneurs mêmes, et alors trouvant que ce gentilhomme était plus beau avec sa mine calme et son maintien militairement modeste, qu'il ne pouvait l'être, lui, avec tous ses airs de capitan, Sainte-Maline essayait de se modérer; mais bientôt certaines pensées rendaient à sa vanité son féroce épanouissement.

— On me voit, on me regarde, disait-il, et l'on se demande: Quel est cet heureux gentilhomme qui accompagne le roi?

Au train dont on allait et qui ne justifiait guère les appréhensions du roi, le bonheur de Sainte-Maline devait durer longtemps, car les chevaux d'Élisabeth, chargés de pesants harnais tout ouvrés d'argent et de passementerie, emprisonnés dans des traits pareils à ceux de l'arche de David, n'avançaient pas rapidement dans la direction de Vincennes.

Mais comme il s'enorgueillissait trop, quelque chose comme un avertissement d'en haut vint tempérer sa joie, quelque chose de triste pardessus tout pour lui: il entendit le roi prononcer le nom d'Ernauton.

Deux ou trois fois, en deux ou trois minutes, le roi prononça ce nom.

Il eût fallu à chaque fois voir Sainte-Maline se pencher pour saisir au vol cette intéressante énigme.

Mais, comme toutes les choses véritablement intéressantes, l'énigme demeurait interrompue par un incident ou par un bruit.

Le roi poussait quelque exclamation qui lui était arrachée par le chagrin d'avoir donné a certain endroit de son image un coup de ciseau hasardeux, ou bien par une injonction de se taire, adressée avec toute la tendresse possible à master Love, lequel jappait avec la prétention exagérée, mais visible, de faire autant de bruit qu'un dogue.

Le fait est que de Paris à Vincennes le nom d'Ernauton fut prononcé au moins six fois par le roi, et au moins quatre fois par le duc, sans que Sainte-Maline pût comprendre à quel propos avaient eu lieu ces dix répétitions.

Il se figura, on aime toujours à se leurrer, qu'il ne s'agissait de la part du roi que de demander la cause de la disparition du jeune homme, et de la part de d'Épernon que de raconter cette cause présumée ou réelle.

Enfin l'on arrive à Vincennes.

Il restait encore au roi trois péchés à découper. Aussi, sous le prétexte spécieux de se livrer à cette grave occupation, Sa Majesté, à peine descendue de voiture, s'enferma-t-elle dans sa chambre.

Il faisait la bise la plus froide du monde: aussi, Sainte-Maline commençait-il à s'accommoder dans une grande cheminée où il comptait se réchauffer, et dormir en se réchauffant, lorsque Loignac lui posa la main sur l'épaule.

— Vous êtes de corvée aujourd'hui, lui dit-il de cette voix brève qui n'appartient qu'à l'homme qui, ayant beaucoup obéi, sait à son tour se faire obéir; vous dormirez donc un autre soir: ainsi debout, monsieur de Sainte-Maline.

 

— Je veillerai quinze jours de suite, s'il le faut, monsieur, répondit celui-ci.

— Je suis fâché de n'avoir personne sous la main, dit Loignac en faisant semblant de chercher autour de lui.

— Monsieur, interrompit Sainte-Maline, il est inutile que vous vous adressiez à un autre; s'il le faut, je ne dormirai pas d'un mois.

— Oh! nous ne serons pas si exigeants que cela; tranquillisez-vous.

— Que faut il faire, monsieur?

— Remonter à cheval et retourner à Paris.

— Je suis prêt; j'ai mis mon cheval tout sellé au râtelier.

— C'est bien. Vous irez droit au logis des quarante-cinq.

— Oui, monsieur.

— Là, vous réveillerez tout le monde, mais de telle façon, qu'excepté les trois chefs que je vais vous désigner, nul ne sache où l'on va ni ce que l'on va faire.

— J'obéirai ponctuellement à ces premières instructions.

— Voici les autres:

Vous laisserez quatorze de ces messieurs à la porte Saint-Antoine;

Quinze autres à moitié chemin;

Et vous ramènerez ici les quatorze autres.

— Regardez cela comme fait, monsieur de Loignac; mais à quelle heure faudra-t-il sortir de Paris?

— A la nuit tombante.

— A cheval ou à pied?

— A cheval.

— Quelles armes?

— Toutes: dague, épée et pistolets.

— Cuirassés?

— Cuirassés.

— Le reste de la consigne, monsieur?

— Voici trois lettres: une pour M. de Chalabre, une pour M. de Biran, une pour vous. M. de Chalabre commandera la première escouade, M. de Biran la seconde, vous la troisième.

— Bien, monsieur.

— On n'ouvrira ces lettres que sur le terrain, quand sonneront six heures. M. de Chalabre ouvrira la sienne porte Saint-Antoine, M. de Biran à la Croix-Faubin, vous à la porte du donjon.

— Faudra-t-il venir vite?

— De toute la vitesse de vos chevaux, sans donner de soupçons cependant, ni se faire remarquer. Pour sortir de Paris, chacun prendra une porte différente: M. de Chalabre, la porte Bourdelle; M. de Biran, la porte du Temple; vous, qui avez le plus de chemin à faire, vous prendrez la route directe, c'est-à-dire la porte Saint-Antoine. — Bien, monsieur.

— Le surplus des instructions est dans ces trois lettres. Allez donc.

Sainte-Maline salua et fit un mouvement pour sortir.

— A propos, reprit Loignac, d'ici à la Croix-Faubin, allez aussi vite que vous voudrez; mais de la Croix-Faubin à la barrière, allez au pas. Vous avez encore deux heures avant qu'il ne fasse nuit; c'est plus de temps qu'il ne vous en faut.

— A merveille, monsieur.

— Avez-vous bien compris, et voulez-vous que je vous répète l'ordre?

— C'est inutile, monsieur.

— Bon voyage, monsieur de Sainte-Maline.

Et Loignac, traînant ses éperons, rentra dans les appartements.

— Quatorze dans la première troupe, quinze dans la seconde et quinze dans la troisième, il est évident qu'on ne compte pas sur Ernauton, et qu'il ne fait plus partie des quarante-cinq.

Sainte-Maline, tout gonflé d'orgueil, fit sa commission en homme important, mais exact. Une demi-heure après son départ de Vincennes, et toutes les instructions de Loignac suivies à la lettre, il franchissait la barrière.

Un quart d'heure après, il était au logis des quarante-cinq.

La plupart de ces messieurs savouraient déjà dans leurs chambres la vapeur du souper qui fumait aux cuisines respectives de leurs ménagères.

Ainsi, la noble Lardille de Chavantrade avait préparé un plat de mouton aux carottes, avec force épices, c'est-à-dire à la mode de Gascogne, plat succulent auquel, de son côté, Militor donnait quelques soins, c'est-à- dire quelques coups d'une fourchette de fer à l'aide de laquelle il expérimentait le degré de cuisson des viandes et des légumes.

Ainsi, Pertinax de Montcrabeau, avec l'aide de ce singulier domestique qu'il ne tutoyait pas et qui le tutoyait, Pertinax de Montcrabeau, disons- nous, exerçait, pour une escouade à frais communs, ses propres talents culinaires. La gamelle fondée par cet habile administrateur réunissait huit associés qui mettaient chacun six sous par repas.

M. de Chalabre ne mangeait jamais ostensiblement: on eût cru à un être mythologique placé par sa nature en dehors de tous les besoins.

Ce qui faisait douter de sa nature divine, c'était sa maigreur.

Il regardait déjeuner, dîner et souper ses compagnons, comme un chat orgueilleux qui ne veut pas mendier, mais qui a faim cependant, et qui, pour apaiser sa faim, se lèche les moustaches. Il est cependant juste de dire que lorsqu'on lui offrait, et on lui offrait rarement, il refusait, ayant, disait-il, les derniers morceaux à la bouche, et les morceaux n'étaient jamais moins que perdreaux, faisans, bartavelles, mauviettes, pâtés de coqs de bruyère et de poissons fins. Le tout avait été habilement arrosé à profusion de vins d'Espagne et de l'Archipel des meilleurs crûs, tels que Malaga, Chypre et Syracuse.

Toute cette société, comme on voit, disposait à sa guise de l'argent de Sa Majesté Henri III.

Au reste, on pouvait juger le caractère de chacun d'après l'aspect de son petit logement. Les uns aimaient les fleurs, et cultivaient dans un grès ébréché, sur sa fenêtre, quelque maigre rosier ou quelque scabieuse jaunissante; d'autres avaient, comme le roi, le goût des images sans avoir son habileté à les découper; d'autres enfin, en véritables chanoines, avaient introduit dans le logis la gouvernante ou la nièce.

M. d'Épernon avait dit tout bas à Loignac que les quarante-cinq n'habitant pas l'intérieur du Louvre, il pouvait fermer les yeux là-dessus, et Loignac fermait les yeux.

Néanmoins, lorsque la trompette avait sonné, tout ce monde devenait soldat et esclave d'une discipline rigoureuse, sautait à cheval et se tenait prêt à tout.

A huit heures on se couchait l'hiver, à dix heures l'été; mais quinze seulement dormaient, quinze autres ne dormaient que d'un oeil, et les autres ne dormaient pas du tout.

Comme il n'était que cinq heures et demie du soir, Sainte-Maline trouva son monde debout, et dans les dispositions les plus gastronomiques de la terre.

Mais d'un seul mot il renversa toutes les écuelles.

— A cheval, messieurs! dit-il.

Et laissant tout le commun des martyrs à la confusion de cette manoeuvre, il expliqua l'ordre à messieurs de Biran et de Chalabre.

Les uns, tout en bouclant leurs ceinturons et en agrafant leurs cuirasses, entassèrent quelques larges bouchées humectées par un grand coup de vin; les autres, dont le souper était moins avancé, s'armèrent avec résignation.

M. de Chalabre seul, en serrant le ceinturon de son épée d'un ardillon, prétendit avoir soupé depuis plus d'une heure.

On fit l'appel.

Quarante-quatre seulement, y compris Sainte-Maline, répondirent.

— M. Ernauton de Carmainges manque, dit M. de Chalabre, dont c'était le tour d'exercer les fonctions de fourrier.

Une joie profonde emplit le coeur de Sainte-Maline et reflua jusqu'à ses lèvres qui grimacèrent un sourire, chose rare chez cet homme au tempérament sombre et envieux.

En effet, aux yeux de Sainte-Maline, Ernauton se perdait immanquablement par cette absence, sans raison, au moment d'une expédition de cette importance.

Les quarante-cinq, ou plutôt les quarante-quatre partirent donc, chaque peloton par la route qui lui était indiquée, c'est-à-dire M. de Chalabre, avec treize hommes, par la porte Bourdelle;

M. de Biran, avec quatorze, par la porte du Temple;

Et enfin, Sainte-Maline, avec quatorze autres, par la porte Saint-Antoine.

XLI
BEL-ESBAT

Il est inutile de dire qu'Ernauton, que Sainte-Maline croyait si bien perdu, poursuivait au contraire le cours inattendu de sa fortune ascendante.

Il avait d'abord calculé tout naturellement que la duchesse de Montpensier, qu'il était chargé de retrouver, devait être à l'hôtel de Guise, du moment où elle était à Paris.

Ernauton se dirigea donc d'abord vers l'hôtel de Guise.

Lorsque, après avoir frappé à la grande porte qui lui fut ouverte avec une extrême circonspection, il demanda l'honneur d'une entrevue avec madame la duchesse de Montpensier, il lui fut d'abord cruellement ri au nez.

Puis, comme il insista, il lui fut dit qu'il devait savoir que Son Altesse habitait Soissons et non Paris.

Ernauton s'attendait à cette réception: elle ne le troubla donc point.

— Je suis désespéré de cette absence, dit-il, j'avais une communication de la plus haute importance à faire à Son Altesse de la part de M. le duc de Mayenne.

— De la part de M. le duc de Mayenne? fit le portier, et qui donc vous a chargé de cette communication?

— M. le duc de Mayenne lui-même.

— Chargé! lui, le duc! s'écria le portier avec un étonnement admirablement joué; et où cela vous a-t-il chargé de cette communication? M. le duc n'est pas plus à Paris que madame la duchesse.

— Je le sais bien, répondit Ernauton; mais moi aussi je pouvais n'être pas à Paris; moi aussi, je puis avoir rencontré M. le duc ailleurs qu'à Paris; sur la route de Blois, par exemple.

— Sur la route de Blois? reprit le portier un peu plus attentif.

— Oui, sur cette route il peut m'avoir rencontré et m'avoir chargé d'un message pour madame de Montpensier.

Une légère inquiétude apparut sur le visage de l'interlocuteur, lequel, comme s'il eût craint qu'on ne forçât sa consigne, tenait toujours la porte entrebâillée.

— Alors, demanda-t-il, ce message?..

— Je l'ai.

— Sur vous?

— Là, dit Ernauton en frappant sur son pourpoint.

Le fidèle serviteur attacha sur Ernauton un regard investigateur.

— Vous dites que vous avez ce message sur vous? demanda-t-il.

— Oui, monsieur.

— Et que ce message est important?

— De la plus haute importance.

— Voulez-vous me le faire apercevoir seulement?

— Volontiers.

Et Ernauton tira de sa poitrine la lettre de M. de Mayenne.

— Oh! oh! quelle encre singulière! fit le portier.

— C'est du sang, répliqua flegmatiquement Ernauton.

Le serviteur pâlit à ces mots, et plus encore sans doute à cette idée que ce sang pouvait être celui de M. de Mayenne.

En ce temps, il y avait disette d'encre, mais grande abondance de sang versé; il en résultait que souvent les amants écrivaient à leurs maîtresses, et les parents à leurs familles, avec le liquide le plus communément répandu.

— Monsieur, dit le serviteur avec grande hâte, j'ignore si vous trouverez à Paris ou dans les environs de Paris madame la duchesse de Montpensier; mais, en tout cas, veuillez vous rendre sans retard à une maison du faubourg Saint-Antoine qu'on appelle Bel-Esbat et qui appartient à madame la duchesse; vous la reconnaîtrez, vu qu'elle est la première à main gauche en allant à Vincennes, après le couvent des Jacobins; très certainement vous trouverez là quelque personne au service de madame la duchesse et assez avancée dans son intimité pour qu'elle puisse vous dire où madame la duchesse se trouve en ce moment.

— Fort bien, dit Ernauton, qui comprit que le serviteur n'en pouvait ou n'en voulait pas dire davantage, merci.

— Au faubourg Saint-Antoine, insista le serviteur: tout le monde connaît et vous indiquera Bel-Esbat, quoiqu'on ignore peut-être qu'il appartient à madame de Montpensier; madame de Montpensier ayant acheté cette maison depuis peu de temps, et pour se mettre en retraite.

Ernauton fit un signe de tête et tourna vers le faubourg Saint-Antoine.

Il n'eut aucune peine à trouver, sans demander même aucun renseignement, cette maison de Bel-Esbat, contiguë au prieuré des Jacobins.

Il agita la clochette, la porte s'ouvrit.

— Entrez, lui dit-on.

Il entra et la porte se referma derrière lui.

Une fois introduit, on parut attendre qu'il prononçât quelque mot d'ordre; mais, comme il se contentait de regarder autour de lui, on lui demanda ce qu'il désirait.

— Je désire parler à madame la duchesse, dit le jeune homme.

 

— Et pourquoi venez-vous chercher madame la duchesse à Bel-Esbat? demanda le valet.

— Parce que, répliqua Ernauton, le portier de l'hôtel de Guise m'a renvoyé ici.

— Madame la duchesse n'est pas plus à Bel-Esbat qu'à Paris, répliqua le valet.

— Alors, dit Ernauton, je remettrai à un moment plus propice à m'acquitter envers elle de la commission dont m'a chargé M. le duc de Mayenne.

— Pour elle, pour madame la duchesse?

— Pour madame la duchesse.

— Une commission de M. le duc de Mayenne?

— Oui.

Le valet réfléchit un instant.

— Monsieur, dit-il, je ne puis prendre sur moi de vous répondre; mais j'ai ici un supérieur qu'il convient que je consulte. Veuillez attendre.

— Que voilà des gens bien servis, mordieu! dit Ernauton. Quel ordre, quelle consigne, quelle exactitude! Certes, ce sont des gens dangereux que les gens qui peuvent avoir besoin de se garder ainsi. On n'entre pas chez messieurs de Guise comme au Louvre, il s'en faut; aussi commence-je à croire que ce n'est pas le vrai roi de France que je sers.

Et il regarda autour de lui: la cour était déserte; mais toutes les portes des écuries ouvertes, comme si l'on attendait quelque troupe qui n'eût qu'à entrer et à prendre ses quartiers.

Ernauton fut interrompu dans son examen par le valet qui rentra: il était suivi d'un autre valet.

— Confiez-moi votre cheval, monsieur, et suivez mon camarade, dit-il; vous allez trouver quelqu'un qui pourra vous répondre beaucoup mieux que je ne puis le faire, moi.

Ernauton suivit le valet, attendit un instant dans une espèce d'antichambre, et bientôt après, sur l'ordre qu'avait été prendre le serviteur, fut introduit dans une petite salle voisine, où travaillait à une broderie une femme vêtue sans prétention, quoique avec une sorte d'élégance.

Elle tournait le dos à Ernauton.

— Voici le cavalier qui se présente de la part de M. de Mayenne, madame, dit le laquais.

Elle fit un mouvement.

Ernauton poussa un cri de surprise.

— Vous, madame! s'écria-t-il en reconnaissant à la fois et son page et son inconnue de la litière, sous cette troisième transformation.

— Vous! s'écria à son tour la dame, en laissant tomber son ouvrage et en regardant Ernauton.

Puis faisant un signe au laquais:

— Sortez, dit-elle.

— Vous êtes de la maison de madame la duchesse de Montpensier, madame? demanda Ernauton avec surprise.

— Oui, fit l'inconnue; mais vous, vous, monsieur, comment apportez-vous ici un message de M. de Mayenne?

— Par une suite de circonstances que je ne pouvais prévoir et qu'il serait trop long de vous raconter, dit Ernauton avec une circonspection extrême.

— Oh! vous êtes discret, monsieur, continua la dame en souriant.

— Toutes les fois qu'il le faut, oui, madame.

— C'est que je ne vois point ici occasion à discrétion si grande, fit l'inconnue; car, en effet, si vous apportez réellement un message de la personne que vous dites...

Ernauton fit un mouvement.

— Oh! ne nous fâchons pas; si vous apportez en effet un message de la personne que vous dites, la chose est assez intéressante pour qu'en souvenir de notre liaison, tout éphémère qu'elle soit, vous nous disiez quel est ce message.

La dame mit dans ces derniers mots toute la grâce enjouée, caressante et séductrice que peut mettre une jolie femme dans sa requête.

— Madame, répondit Ernauton, vous ne me ferez pas dire ce que je ne sais pas.

— Et encore moins ce que vous ne voulez pas dire.

— Je ne me prononce point, madame, reprit Ernauton en s'inclinant.

— Faites comme il vous plaira à l'égard des communications verbales, monsieur.

— Je n'ai aucune communication verbale à faire, madame; toute ma mission consiste à remettre une lettre à Son Altesse.

— Eh bien! alors cette lettre, dit la dame inconnue en tendant la main.

— Cette lettre? reprit Ernauton.

— Veuillez nous la remettre.

— Madame, dit Ernauton, je croyais avoir eu l'honneur de vous faire connaître que cette lettre était adressée à madame la duchesse de Montpensier.

— Mais, la duchesse absente, reprit impatiemment la dame, c'est moi qui la représente ici; vous pouvez donc...

— Je ne puis.

— Vous défiez-vous de moi, monsieur?

— Je le devrais, madame, dit le jeune homme avec un regard à l'expression duquel il n'y avait point à se tromper; mais malgré le mystère de votre conduite, vous m'avez inspiré, je l'avoue, d'autres sentiments que ceux dont vous parlez.

— En vérité! s'écria la dame en rougissant quelque peu sous le regard enflammé d'Ernauton.

Ernauton s'inclina.

— Faites-y attention, monsieur le messager, dit-elle en riant, vous me faites une déclaration d'amour.

— Mais, oui, madame, dit Ernauton, je ne sais si je vous reverrai jamais, et, en vérité, l'occasion m'est trop précieuse pour que je la laisse échapper.

— Alors, monsieur, je comprends.

— Vous comprenez que je vous aime, madame, c'est chose fort facile à comprendre, en effet.

— Non, je comprends comment vous êtes venu ici.

— Ah! pardon, madame, dit Ernauton, à mon tour, c'est moi qui ne comprends plus.

— Oui, je comprends qu'ayant le désir de me revoir vous avez pris un prétexte pour vous introduire ici.

— Moi, madame, un prétexte! Ah! vous me jugez mal; j'ignorais que je dusse jamais vous revoir, et j'attendais tout du hasard, qui déjà deux fois m'avait jeté sur votre chemin; mais prendre un prétexte, moi, jamais! Je suis un étrange esprit, allez, et je ne pense pas en toute chose comme tout le monde.

— Oh! oh! vous êtes amoureux, dites-vous, et vous auriez des scrupules sur la façon de revoir la personne que vous aimez? Voilà qui est très beau, monsieur, fit la dame avec un certain orgueil railleur; eh bien! je m'en étais doutée que vous aviez des scrupules.

— Et à quoi, madame, s'il vous plaît? demanda Ernauton.

— L'autre jour vous m'avez rencontrée; j'étais en litière; vous m'avez reconnue, et cependant vous ne m'avez pas suivie.

— Prenez garde, madame, dit Ernauton, vous avouez que vous avez fait attention à moi.

— Ah! le bel aveu vraiment! Ne nous sommes-nous pas vus dans des circonstances qui me permettent, à moi surtout, de mettre la tête hors de ma portière quand vous passez? Mais non, monsieur s'est éloigné au grand galop, après avoir poussé un ah! qui m'a fait tressaillir au fond de ma litière.

— J'étais forcé de m'éloigner, madame.

— Par vos scrupules?

— Non, madame, par mon devoir.

— Allons, allons, dit en riant la dame, je vois que vous êtes un amoureux raisonnable, circonspect, et qui craignez surtout de vous compromettre.

— Quand vous m'auriez inspiré certaines craintes, madame, répliqua Ernauton, y aurait-il rien d'étonnant à cela? Est-ce l'habitude, dites- moi, qu'une femme s'habille en homme, force les barrières et vienne voir écarteler en Grève un malheureux, et cela avec force gesticulations plus qu'incompréhensibles, dites?

La dame pâlit légèrement, puis cacha pour ainsi dire sa pâleur sous un sourire.

Ernauton poursuivit.

— Est-il naturel, enfin, que cette dame, aussitôt qu'elle a pris cet étrange plaisir, ait peur d'être arrêtée, et fuie comme une voleuse, elle qui est au service de madame de Montpensier, princesse puissante, quoique assez mal en cour?

Cette fois, la dame sourit encore, mais avec une ironie plus marquée.

— Vous avez peu de perspicacité, monsieur, malgré votre prétention à être observateur, dit-elle, car, avec un peu de sens, en vérité, tout ce qui vous paraît obscur vous eût été expliqué à l'instant même. N'était-il pas bien naturel d'abord que madame la duchesse de Montpensier s'intéressât au sort de M. de Salcède, à ce qu'il dirait, à ses révélations fausses ou vraies, fort propres à compromettre toute la maison de Lorraine? et si cela était naturel, monsieur, l'était-il moins que cette princesse envoyât une personne, sûre, intime, dans laquelle elle pouvait avoir toute confiance, pour assister à l'exécution, et constater de visu, comme on dit au palais, les moindres détails de l'affaire? Eh bien! cette personne, monsieur, c'était moi, moi, la confidente intime de Son Altesse. Maintenant, voyons, croyez-vous que je pusse aller en Grève avec des habits de femme? Croyez-vous enfin que je pusse rester indifférente, maintenant que vous connaissez ma position près de la duchesse, aux souffrances du patient et à ses velléités de révélations?