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Les Quarante-Cinq — Tome 2

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LIV
COMMENT ON CHASSAIT LE LOUP EN NAVARRE

Chicot, en jetant les yeux sur les préparatifs du départ, ne put s'empêcher de remarquer à demi-voix que les chasses du roi Henri de Navarre étaient moins somptueuses que celles du roi Henri de France.

Douze ou quinze gentilshommes seulement, parmi lesquels il reconnut M. le vicomte de Turenne, objet des contestations matrimoniales, formaient toute la suite de S.M.

De plus, comme ces messieurs n'étaient riches qu'à la surface, comme ils n'avaient point d'assez puissants revenus pour faire d'inutiles dépenses, et même parfois d'utiles dépenses, presque tous, au lieu du costume de chasse en usage à cette époque, portaient le heaume et la cuirasse; ce qui fit demander à Chicot si les loups de Gascogne avaient dans leurs forêts mousquets et artillerie.

Henri entendit la question, quoiqu'elle ne lui fût pas directement adressée; il s'approcha de Chicot et lui toucha l'épaule.

— Non, mon fils, lui dit-il, les loups de Gascogne n'ont ni mousquets ni artillerie; mais ce sont de rudes bêtes, qui ont griffes et dents, et qui attirent les chasseurs dans des fourrés où l'on risque fort de déchirer ses habits aux épines; or, on déchire un habit de soie ou de velours, et même un justaucorps de drap ou de buffle, mais on ne déchire pas une cuirasse.

— Voilà une raison, grommela Chicot, mais elle n'est pas excellente.

— Que veux-tu, dit Henri, je n'en ai pas d'autre.

— Il faut donc que je m'en contente.

— C'est ce que tu as de mieux à faire, mon fils.

— Soit.

— Voilà un soit qui sent sa critique intérieure, reprit Henri en riant; tu m'en veux de t'avoir dérangé pour aller à la chasse?

— Ma foi, oui.

— Et tu gloses.

— Est-ce défendu?

— Non, mon ami, non, la gloserie est monnaie courante en Gascogne.

— Dame! vous comprenez, sire: je ne suis pas chasseur, moi, répliqua Chicot, et il faut bien que je m'occupe à quelque chose, moi, pauvre fainéant, qui n'ai rien à faire, tandis que vous vous pourléchez les moustaches, vous autres, du fumet de ces bons loups que vous allez forcer à douze ou quinze que vous êtes.

— Ah! oui, dit le roi en souriant encore de la satire, les habits d'abord, puis le nombre; raille, raille, mon cher Chicot.

— Oh! sire!

— Mais je te ferai observer que tu n'es pas indulgent, mon fils: le Béarn n'est pas grand comme la France; le roi, là-bas, marche toujours avec deux cents veneurs, moi, ici, je pars avec douze, comme tu vois.

— Oui, sire.

— Mais, continua Henri, tu vas croire que je gasconne, Chicot: eh bien! quelquefois ici, ce qui n'arrive point là-bas, quelquefois ici, des gentilshommes de campagne, apprenant que je fais chasse, quittent leurs maisons, leurs châteaux, leurs mas, et viennent se joindre à moi, ce qui parfois me compose une assez belle escorte.

— Vous verrez, sire, que je n'aurai pas le bonheur d'assister à une chose pareille, dit Chicot; en vérité, sire, je suis en guignon.

— Qui sait! répondit Henri avec son rire goguenard.

Puis, comme on avait laissé Nérac, franchi les portes de la ville, comme depuis une demi-heure à peu près on marchait déjà dans la campagne:

— Tiens, dit Henri à Chicot, en amenant sa main au-dessus de ses yeux pour s'en faire une visière, tiens, je ne me trompe pas, je pense.

— Qu'y a-t-il? demanda Chicot.

— Regarde donc là-bas aux barrières du bourg de Moiras; ne sont-ce point des cavaliers que j'aperçois?

Chicot se haussa sur ses étriers.

— Ma foi, sire, je crois que oui, dit-il.

— Et moi j'en suis sûr.

— Cavaliers, oui, dit Chicot en regardant avec plus d'attention; mais chasseurs, non.

— Pourquoi pas chasseurs?

— Parce qu'ils sont armés comme des Roland et des Amadis, répondit Chicot.

— Eh! qu'importe l'habit, mon cher Chicot; tu as déjà appris en nous voyant que l'habit ne fait pas le chasseur.

— Mais, s'écria Chicot, je vois au moins deux cents hommes là-bas.

— Eh bien! que prouve cela, mon fils? que Moiras est une bonne redevance.

Chicot sentit sa curiosité aiguillonnée de plus en plus.

La troupe que Chicot avait dénombrée au plus bas chiffre, car elle se composait de deux cent cinquante cavaliers, se joignit silencieusement à l'escorte; chacun des hommes qui la composaient était bien monté, bien équipé, et le tout était commandé par un homme de bonne mine, qui vint baiser la main de Henri avec courtoisie et dévoûment.

On passa le Gers à gué; entre le Gers et la Garonne, dans un pli de terrain, on trouva une seconde troupe d'une centaine d'hommes: le chef s'approcha de Henri et parut s'excuser de ne pas lui amener un plus grand nombre de chasseurs. Henri accueillit ses excuses en lui tendant la main.

On continua de marcher et l'on trouva la Garonne; comme on avait traversé le Gers, on traversa la Garonne; seulement comme la Garonne est plus profonde que le Gers, aux deux tiers du fleuve, on perdit pied, et il fallut nager pendant l'espace de trente ou quarante pas; cependant, contre toute attente, on atteignit l'autre rive sans accident.

— Tudieu! dit Chicot, quels exercices faites-vous donc, sire? quand vous avez des ponts au-dessus et au-dessous d'Agen, vous trempez comme cela vos cuirasses dans l'eau?

— Mon cher Chicot, dit Henri, nous sommes des sauvages, nous autres; il faut donc nous pardonner; tu sais bien que feu mon frère Charles m'appelait son sanglier; or, le sanglier, — mais tu n'es pas chasseur, toi, tu ne sais pas cela; — or, le sanglier ne se dérange jamais: il va droit son chemin; je l'imite, ayant son nom; je ne me dérange pas non plus. Un fleuve se présente sur mon chemin, je le coupe; une ville se dresse devant moi, ventre saint-gris! je la mange comme un pâté.

Cette facétie du Béarnais souleva de grands éclats de rire autour de lui.

M. de Mornay seul, toujours aux côtés du roi, ne rit point avec bruit; il se contenta de se pincer les lèvres, ce qui était chez lui l'indice d'une hilarité extravagante.

— Mornay est de bien bonne humeur aujourd'hui, dit le Béarnais tout joyeux à l'oreille de Chicot, il vient de rire de ma plaisanterie.

Chicot se demanda duquel des deux il devait rire, ou du maître, si heureux d'avoir fait rire son serviteur, ou du serviteur, si difficile à égayer.

Mais avant toute chose, le fond de la pensée pour Chicot demeurait l'étonnement.

De l'autre côté de la Garonne, à une demi-lieue du fleuve à peu près, trois cents cavaliers cachés dans une forêt de pins apparurent aux yeux de Chicot.

— Oh! oh! monseigneur, dit-il tout bas à Henri, est-ce que ces gens ne seraient point des jaloux qui auraient entendu parler de votre chasse et qui auraient dessein de s'y opposer?

— Non pas, dit Henri, et tu te trompes encore cette fois, mon fils: ces gens sont des amis qui nous viennent de Puymirol, de vrais amis.

— Tudieu! sire, vous allez avoir plus d'hommes à votre suite que vous ne trouverez d'arbres dans la forêt.

— Chicot, mon enfant, dit Henri, je crois, Dieu me pardonne, que le bruit de ton arrivée s'est déjà répandu dans le pays, et que ces gens-là accourent des quatre coins de la province pour faire honneur au roi de France, dont tu es l'ambassadeur.

Chicot avait trop d'esprit pour ne pas s'apercevoir que depuis quelque temps déjà on se moquait de lui.

Il en prit de l'ombrage, mais non pas de l'humeur.

La journée finit à Monroy, où les gentilshommes de la contrée, réunis comme s'ils eussent été prévenus d'avance que le roi de Navarre devait passer, lui offrirent un beau souper, dont Chicot prit sa part avec enthousiasme, attendu qu'on n'avait pas jugé à propos de s'arrêter en route pour une chose si peu importante que le dîner, et qu'en conséquence on n'avait point mangé depuis Nérac.

On avait gardé pour Henri la plus belle maison de la ville, la moitié de la troupe coucha dans la rue où était le roi, l'autre en dehors des portes.

— Quand donc entrerons-nous en chasse? demanda Chicot à Henri au moment où celui-ci se faisait débotter.

— Nous ne sommes pas encore sur le territoire des loups, mon cher Chicot, répondit Henri.

— Et quand y serons-nous, sire?

— Curieux!

— Non pas, sire; mais, vous comprenez, on désire savoir où l'on va.

— Tu le sauras demain, mon fils; en attendant couche-toi là, sur les coussins à ma gauche; tiens, voilà déjà Mornay qui ronfle à ma droite.

— Peste! dit Chicot, il a le sommeil plus bruyant que la veille.

— Oui, c'est vrai, dit Henri, il n'est pas bavard; mais c'est à la chasse qu'il faut le voir, et tu le verras.

Le jour paraissait à peine, quand un grand bruit de chevaux réveilla Chicot et le roi de Navarre.

Un vieux gentilhomme, qui voulut servir le roi lui-même, apporta à Henri la tartine de miel et le vin épicé du matin.

Mornay et Chicot furent servis par les serviteurs du vieux gentilhomme.

Le repas fini on sonna le boute-selle.

— Allons, allons, dit Henri, nous avons une bonne journée à faire aujourd'hui; à cheval, messieurs, à cheval!

Chicot vit avec étonnement que cinq cents cavaliers avaient grossi l'escorte.

Ces cinq cents cavaliers étaient arrivés pendant la nuit.

— Ah ça! mais, dit-il, ce n'est pas une suite que vous avez, sire, ce n'est plus même une troupe, c'est une armée.

Henri ne répondit rien que ces trois mots:

 

— Attends encore, attends.

A Lauzerte six cents hommes de pied vinrent se ranger derrière cette troupe de cavaliers.

— Des fantassins! s'écria Chicot, de la pédaille!

— Des rabatteurs, fit le roi, rien autre chose que des rabatteurs.

Chicot fronça le sourcil et de ce moment il ne parla plus.

Vingt fois ses yeux se tournèrent vers la campagne, c'est-à-dire que vingt fois l'idée de fuir lui traversa l'esprit. Mais Chicot avait sa garde d'honneur, sans doute à titre de représentant du roi de France.

Il en résultait que Chicot était si bien recommandé à cette garde, comme un personnage de la plus haute importance, qu'il ne faisait pas un geste sans que ce geste ne fût répété par dix hommes.

Cela lui déplut, et il en dit deux mots au roi.

— Dame! lui dit Henri, c'est ta faute, mon enfant; tu as voulu te sauver de Nérac, et j'ai peur que tu ne veuilles te sauver encore.

— Sire, répondit Chicot, je vous engage ma foi de gentilhomme que je n'y essaierai même pas.

— A la bonne heure.

— D'ailleurs j'aurais tort.

— Tu aurais tort?

— Oui; car, en restant, je suis destiné, je crois, à voir des choses curieuses.

— Eh bien, je suis aise que ce soit ton opinion, mon cher Chicot, car c'est aussi la mienne.

En ce moment on traversait la ville de Montcuq, et quatre petites pièces de campagne prenaient rang dans l'armée.

— Je reviens à ma première idée, sire, dit Chicot, que les loups de ce pays sont des maîtres loups, et qu'on les traite avec des égards inconnus aux loups ordinaires: de l'artillerie pour eux, sire!

— Ah! tu as remarqué? dit Henri, c'est une manie des gens de Montcuq, depuis que je leur ai donné pour leurs exercices ces quatre pièces, que j'ai fait acheter en Espagne et qu'on m'a passées en fraude, ils les traînent partout.

— Enfin, murmura Chicot, arriverons-nous aujourd'hui, sire?

— Non, demain.

— Demain matin ou demain soir?

— Demain matin.

— Alors, dit Chicot, c'est à Cahors que nous chassons, n'est-ce pas, sire?

— C'est de ce côté-là, fit le roi.

— Mais comment, sire, vous qui avez de l'infanterie, de la cavalerie et de l'artillerie pour chasser le loup, comment avez-vous oublié de prendre l'étendard royal? L'honneur que vous faites à ces dignes animaux eût été complet.

— On ne l'a pas oublié, Chicot, ventre saint-gris! on n'aurait eu garde: seulement on le laisse à l'étui de peur de le salir. Mais puisque tu veux un étendard, mon enfant, pour savoir sous quelle bannière tu marches, on va t'en montrer un beau. Tirez l'étendard de son fourreau, commanda le roi, monsieur Chicot désire savoir comment sont faites les armes de Navarre.

— Non, non, c'est inutile, dit Chicot; plus tard; laissez-le où il est, il est bien.

— D'ailleurs, sois tranquille, dit le roi, tu le verras en temps et lieu.

On passa la seconde nuit à Catus, à peu près de la même façon qu'on avait passé la première; depuis le moment où Chicot avait donné sa parole d'honneur de ne pas fuir, on ne faisait plus attention à lui.

Il fit un tour par le village et alla jusqu'aux avant-postes. De tous côtés des troupes de cent, cent cinquante, deux cents hommes, venaient se joindre à l'armée. Cette nuit, c'était le rendez-vous des fantassins.

— C'est bien heureux que nous n'allions pas jusqu'à Paris, dit Chicot, nous y arriverions avec cent mille hommes.

Le lendemain, à huit heures du matin, on était en vue de Cahors, avec mille hommes de pied et deux mille chevaux.

On trouva la ville en défense; des éclaireurs avaient alarmé le pays; M. de Vezin s'était aussitôt précautionné.

— Ah! ah! fit le roi, à qui Mornay communiqua cette nouvelle, nous sommes prévenus; c'est contrariant.

— Il faudra faire le siège en règle, sire, dit Mornay; nous attendons encore deux mille hommes à peu près, c'est autant qu'il nous faut, pour balancer les chances du moins.

— Assemblons le conseil, dit M. de Turenne, et commençons les tranchées.

Chicot regardait toutes ces choses, et écoutait toutes ces paroles d'un air effaré.

La mine pensive et presque piteuse du roi de Navarre le confirmait dans ses soupçons, que Henri était un pauvre homme de guerre, et cette conviction seule le rassurait un peu.

Henri avait laissé parler tout le monde, et, pendant l'émission des divers avis, il était resté muet comme un poisson.

Tout à coup il sortit de sa rêverie, releva la tête, et du ton du commandement:

— Messieurs, dit-il, voilà ce qu'il faut faire. Nous avons trois mille hommes, et deux que vous attendez, dites-vous, Mornay?

— Oui, sire.

— Cela fera cinq mille en tout; dans un siège en règle on nous en tuera mille ou quinze cents en deux mois; la mort de ceux-là découragera les autres: nous serons obligés de lever le siège et de battre en retraite; en battant en retraite, nous en perdrons mille autres, ce sera la moitié de nos forces.

Sacrifions cinq cents hommes tout de suite et prenons Cahors.

— Comment entendez-vous cela, sire? demanda Mornay.

— Mon cher ami, nous irons droit à celle des portes qui se trouvera la plus proche de nous. Nous trouverons un fossé sur notre route; nous le comblerons avec des fascines; nous laisserons deux cents hommes à terre, mais nous atteindrons la porte.

— Après, sire?

— Après la porte atteinte, nous la ferons sauter avec des pétards, et l'on se logera. Ce n'est pas plus difficile que cela.

Chicot regarda Henri, tout épouvanté.

— Oui, grommela-t-il, poltron et vantard, voilà bien mon Gascon; est-ce toi, dis, qui iras placer le pétard sous la porte?

A l'instant même, comme s'il eût entendu l'aparté de Chicot, Henri ajouta:

— Ne perdons pas de temps, messieurs, la viande refroidirait; allons en avant, et qui m'aime me suive!

Chicot s'approcha de Mornay, à qui il n'avait pas eu le temps, tout le long de la route, d'adresser une seule parole.

— Dites donc, monsieur le comte, lui glissa-t-il à l'oreille, est-ce que vous avez envie de vous faire écharper tous?

— Monsieur Chicot, il nous faut cela pour bien nous mettre en train, répliqua tranquillement Mornay.

— Mais vous ferez tuer le roi!

— Bah! Sa Majesté a une bonne cuirasse!

— D'ailleurs, dit Chicot, il ne sera pas si fou que d'aller aux coups, je présume?

Mornay haussa les épaules et tourna les talons à Chicot.

— Allons, dit Chicot, je l'aime encore mieux quand il dort que quand il veille, quand il ronfle que quand il parle; il est plus poli.

LV
COMMENT LE ROI HENRI DE NAVARRE SE COMPORTA LA PREMIÈRE FOIS QU'IL VIT LE FEU

La petite armée s'avança jusqu'à deux portées de canon de la ville; là on déjeuna.

Le repas pris, il fut accordé deux heures aux officiers et aux soldats pour se reposer.

Il était trois heures de l'après-midi, c'est-à-dire qu'il restait deux heures de jour à peine, lorsque le roi fit appeler les officiers sous sa tente.

Henri était fort pâle, et tandis qu'il gesticulait, ses mains tremblaient si visiblement, qu'elles laissaient aller leurs doigts comme des gants pendus pour sécher. — Messieurs, dit-il, nous sommes venus pour prendre Cahors; il faut donc prendre Cahors, puisque nous sommes venus pour cela; mais il faut prendre Cahors par force, par force, entendez-vous? c'est-à- dire en enfonçant du fer et du bois avec de la chair.

— Pas mal, fit Chicot, qui écoutait en épilogueur, et si le geste ne démentait pas la parole, on ne pourrait guère demander autre chose, même à M. de Crillon.

— Monsieur le maréchal de Biron, continua Henri, monsieur le maréchal de Biron, qui a juré de faire pendre jusqu'au dernier huguenot, tient la campagne à quarante-cinq lieues d'ici. Un messager, selon toute probabilité, lui est déjà, à l'heure qu'il est, expédié par M. de Vezin. Dans quatre ou cinq jours, il sera sur notre dos; il a dix mille hommes avec lui: nous serons pris entre la ville et lui. Ayons donc pris Cahors avant qu'il n'arrive, et nous le recevrons comme M. de Vezin s'apprête à nous recevoir, mais avec une meilleure fortune, je l'espère. Dans le cas contraire, au moins, il aura de bonnes poutres catholiques pour pendre les huguenots, et nous lui devons bien cette satisfaction. Allons, sus, sus, messieurs! je vais me mettre à votre tête, et des coups, ventre saint- gris! des coups comme s'il en grêlait.

Ce fut là toute l'allocution royale; mais elle était suffisante, à ce qu'il paraît, car les soldats y répondirent par des murmures enthousiastes et les officiers par des bravos frénétiques.

— Beau phraseur, toujours Gascon, dit Chicot à part lui. Comme il est heureux qu'on ne parle pas avec les mains! Ventre de biche! le Béarnais aurait rudement bégayé: d'ailleurs nous le verrons à l'oeuvre.

La petite armée partit sous le commandement de Mornay pour prendre ses positions.

Au moment où elle s'ébranla pour se mettre en marche, le roi vint à Chicot.

— Pardonne-moi, ami Chicot, lui dit-il; je t'ai trompé en te parlant chasse, loups et autres balivernes; mais je le devais décidément, et c'est ton avis à toi-même, puisque tu me l'as dit en toutes lettres. Décidément le roi Henri ne veut pas me payer la dot de sa soeur Margot, et Margot crie, Margot pleure pour avoir son cher Cahors. Il faut faire ce que femme veut pour avoir la paix dans son ménage: je vais donc essayer de prendre Cahors, mon cher Chicot.

— Que ne vous a-t-elle demandé la lune, sire, puisque vous êtes si complaisant mari? répliqua Chicot, piqué des plaisanteries royales.

— J'eusse essayé, Chicot, dit le Béarnais: je l'aime tant, cette chère Margot!

— Oh! vous avez bien assez de Cahors, et nous allons voir comment vous allez vous en tirer.

— Ah! voilà justement où j'en voulais venir; écoute, ami Chicot: le moment est suprême et surtout désagréable. Ah! je ne fais pas blanc de mon épée, moi; je ne suis pas brave, et la nature se révolte en moi à chaque arquebusade. Chicot, mon ami, ne te moque pas trop du pauvre Béarnais, ton compatriote et ton ami; si j'ai peur et que tu t'en aperçoives, ne le dis pas.

— Si vous avez peur, dites-vous?

— Oui.

— Vous avez donc peur d'avoir peur?

— Sans doute.

— Mais alors, ventre de biche! si c'est là votre naturel, pourquoi diable vous fourrez-vous dans toutes ces affaires-là?

— Dame! quand il le faut.

— M. de Vezin est un terrible homme!

— Je le sais cordieu bien!

— Qui ne fera de quartier à personne.

— Tu crois, Chicot?

— Oh! j'en suis sûr, quant à cela; plume rouge ou plume blanche, peu lui importe; il criera aux canons: Feu!

— Tu dis cela pour mon panache blanc, Chicot.

— Oui, sire, et comme vous êtes le seul qui en ayez un de cette couleur...

— Après?

— Je vous donnerai le conseil de l'ôter, sire. — Mais, mon ami, puisque je l'ai mis pour qu'on me reconnaisse; si je l'ôte...

— Eh bien?

— Eh bien! mon but sera manqué, Chicot.

— Vous le garderez donc, sire, malgré mon avis?

— Oui, décidément je le garde.

Et en prononçant ces paroles, qui indiquaient une résolution bien arrêtée, Henri tremblait plus visiblement encore qu'en haranguant ses officiers.

— Voyons, dit Chicot, qui ne comprenait rien à cette double manifestation, si différente, de la parole et du geste: voyons, il en est temps encore, sire, ne faites pas de folies, vous ne pouvez pas monter à cheval dans cet état.

— Je suis donc bien pâle, Chicot? demanda Henri.

— Pâle comme un mort, sire.

— Bon! fit le roi.

— Comment, bon?

— Oui, je m'entends.

En ce moment, le bruit du canon de la place, accompagné d'une mousquetade furieuse, se fit entendre: c'était M. de Vezin qui répondait à la sommation de se rendre que lui adressait Duplessis-Mornay.

— Hein! dit Chicot, que pensez-vous de cette musique?

— Je pense qu'elle me fait un froid de diable dans la moelle des os, répliqua Henri. Allons! mon cheval, mon cheval! s'écria-t-il d'une voix saccadée et cassante comme le ressort d'une horloge.

 

Chicot le regardait et l'écoutait sans rien comprendre à l'étrange phénomène qui se développait sous ses yeux.

Henri se mit en selle, mais il s'y reprit à deux fois.

— Allons, Chicot, dit-il, à cheval aussi, toi, tu n'es pas homme de guerre non plus, hein?

— Non, sire.

— Eh bien! viens, Chicot, nous allons avoir peur ensemble, viens voir le feu, mon ami, viens; un bon cheval à M. Chicot!

Chicot haussa les épaules, et monta sans sourciller un beau cheval d'Espagne qu'on lui amena d'après l'ordre que le roi venait de donner.

Henri mit sa monture au galop; Chicot le suivit.

En arrivant sur le front de sa petite armée, Henri leva la visière de son casque.

— Hors le drapeau! le drapeau neuf dehors! cria-t-il d'une voix chevrotante.

On tira le fourreau, et le drapeau neuf, au double écusson de Navarre et de Bourbon, se déploya majestueusement dans les airs; il était blanc, et portait sur azur d'un côté les chaînes d'or, de l'autre côté les fleurs de lis d'or avec le lambel posé en coeur.

— Voilà, dit Chicot à part lui, un drapeau qui sera bien mal étrenné, j'en ai peur.

En ce moment, et comme pour répondre à la pensée de Chicot, le canon de la place tonna, et ouvrit une file tout entière d'infanterie à dix pas du roi.

— Ventre saint-gris! dit-il, as-tu vu, Chicot? c'est pour tout de bon, il me semble.

Et ses dents claquaient.

— Il va se trouver mal, dit Chicot.

— Ah! murmura Henri, ah! tu as peur, carcasse maudite, tu grelottes, tu trembles; attends, je vais te faire trembler pour quelque chose.

Et enfonçant ses deux éperons dans le ventre du cheval blanc qui le portait, il devança cavalerie, infanterie et artillerie, et arriva à cent pas de la place, rouge du feu des batteries qui tonnaient du haut du rempart, pareil à un fracas de tempête, et qui se reflétait sur son armure comme les rayons d'un soleil couchant.

Là, il tint son cheval immobile pendant dix minutes, la face tournée vers la porte de la ville, et criant:

— Les fascines, ventre saint-gris, les fascines!

Mornay l'avait suivi, visière levée, épée au poing.

Chicot fit comme Mornay; il s'était laissé cuirasser, mais il ne tira point l'épée.

Derrière ces trois hommes, bondirent, exaltés par l'exemple, les jeunes gentilshommes huguenots criant et hurlant:

— Vive Navarre!

Le vicomte de Turenne marchait à leur tête, une fascine sur le cou de son cheval.

Chacun vint et jeta sa fascine; en un instant le fossé creusé sous le pont-levis fut comblé.

Les artilleurs s'élancèrent; en perdant trente hommes sur quarante, ils réussirent à placer leurs pétards sous la porte.

La mitraille et la mousqueterie sifflaient comme un ouragan de feu autour de Henri; vingt hommes tombèrent en un instant à ses yeux.

— En avant! en avant! dit-il; et il poussa son cheval au milieu des artilleurs.

Et il arriva au bord du fossé au moment où le premier pétard venait de jouer.

La porte s'était fendue en deux endroits.

Les artilleurs allumèrent le second pétard.

Il se fit une nouvelle gerçure dans le bois; mais aussitôt par la triple ouverture, vingt arquebuses passèrent, qui vomirent des balles sur les soldats et les officiers.

Les hommes tombaient autour du roi comme des épis fauchés.

— Sire, disait Chicot sans songer à lui, sire, au nom du ciel, retirez- vous.

Mornay ne disait rien, mais il était fier de son élève, et de temps en temps il essayait de se mettre devant lui; mais Henri l'écartait de la main par une secousse nerveuse.

Tout à coup Henri sentit que la sueur perlait à son front et qu'un brouillard passait sur ses yeux.

— Ah! nature maudite! s'écria-t-il, il ne sera pas dit que tu m'auras vaincu.

Puis, sautant à bas de son cheval:

— Une hache! cria-t-il, une hache!

Et d'un bras vigoureux il abattit canons d'arquebuses, lambeaux de chêne et clous de bronze. Enfin une poutre tomba, un pan de porte, un pan de mur, et cent hommes se précipitèrent par la brèche en criant:

— Navarre! Navarre! Cahors est à nous! Vive Navarre!

Chicot n'avait pas quitté le roi; il était avec lui sous la voûte de la porte où Henri était entré un des premiers; mais, à chaque arquebusade, il le voyait frissonner et baisser la tête.

— Ventre saint-gris! disait Henri furieux, as-tu jamais vu pareille poltronnerie, Chicot?

— Non, sire, répliqua celui-ci, je n'ai jamais vu de poltron pareil à vous; c'est effrayant.

En ce moment, les soldats de M. de Vezin tentèrent de déloger Henri et son avant-garde, établis sous la porte et dans les maisons environnantes.

Henri les reçut l'épée à la main.

Mais les assiégés furent les plus forts; ils réussirent à repousser Henri et les siens au-delà du fossé.

— Ventre saint-gris! s'écria le roi, je crois que mon drapeau recule; en ce cas-là, je le porterai moi-même.

Et d'un effort sublime, arrachant son étendard des mains de celui qui le portait, il le leva en l'air et le premier rentra dans la place, à moitié enveloppé dans ses plis flottants.

— Aie donc peur! disait-il, tremble donc maintenant, poltron!

Les balles sifflaient et s'aplatissaient sur ses armes avec un bruit strident, et trouaient le drapeau avec un bruit mat et sourd.

MM. de Turenne, Mornay et mille autres s'engouffrèrent dans cette porte ouverte, s'élançant à la suite du roi.

Le canon dut se taire à l'extérieur: c'était face à face, c'était corps à corps, qu'il fallait désormais lutter.

On entendit au-dessus du bruit des armes, du fracas des mousquetades, des froissements du fer, M. de Vezin qui criait:

— Barricadez les rues, faites des fossés, crénelez les maisons.

— Oh! dit M. de Turenne qui était assez proche pour l'entendre, le siège de la ville est fait, mon pauvre Vezin.

Et en manière d'accompagnement à ces paroles, il lui tira un coup de pistolet qui le blessa au bras.

— Tu te trompes, Turenne, tu te trompes, répondit M. de Vezin, il y a vingt sièges dans Cahors; donc, s'il y en a un de fait, il en reste encore dix-neuf à faire.

M. de Vezin se défendit cinq jours et cinq nuits de rue en rue, de maison en maison.

Par bonheur pour la fortune naissante de Henri de Navarre, il avait trop compté sur les murailles et la garnison de Cahors, de sorte qu'il avait négligé de faire prévenir M. de Biron.

Pendant cinq jours et cinq nuits, Henri commanda comme un capitaine et combattit comme un soldat; pendant cinq jours et cinq nuits, il dormit la tête sur une pierre et s'éveilla la hache au poing.

Chaque jour, on conquérait une rue, une place, un carrefour; chaque nuit la garnison essayait de reprendre la conquête du jour.

Enfin dans la nuit du quatrième au cinquième jour, l'ennemi harassé parut devoir donner quelque repos à l'armée protestante. Ce fut Henri qui l'attaqua à son tour; on força un poste retranché qui coûta sept cents hommes; presque tous les bons officiers y furent blessés; M. de Turenne fut atteint d'une arquebusade à l'épaule, Mornay reçut un grès sur la tête et faillit être assommé.

Le roi seul ne fut point atteint: à la peur qu'il avait éprouvée d'abord et qu'il avait si héroïquement vaincue, avait succédé une agitation fébrile, une audace presque insensée; toutes les attaches de son armure étaient brisées, autant par ses propres efforts que par les coups des ennemis; il frappait si rudement, que jamais un coup de lui ne blessait son homme; il le tuait. Quand ce dernier poste fut forcé, le roi entra dans l'enceinte, suivi de l'éternel Chicot, qui, silencieux et sombre, voyait, depuis cinq jours et avec désespoir, grandir à ses côtés le fantôme effrayant d'une monarchie destinée à étouffer la monarchie des Valois.

— Eh bien! qu'en penses-tu, Chicot? dit le roi, en haussant la visière de son casque, et comme s'il eût pu lire dans l'âme du pauvre ambassadeur.

— Sire, murmura Chicot avec tristesse, sire, je pense que vous êtes un véritable roi.

— Et moi, sire, s'écria Mornay, je dis que vous êtes un imprudent: comment! gantelets à bas et visière haute quand on tire sur vous de tous côtés, et tenez, encore une balle!