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La San-Felice, Tome 08

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LXVIII
LA NUIT DU 14 AU 15 JUIN

Salvato ne dormait pas. Il semblait que ce corps de fer avait trouvé le moyen de se passer de repos et que le sommeil lui était devenu inutile.

Jugeant important de savoir, pour le lendemain, où chaque chose en était, tandis que chacun s'accommodait, celui-ci d'une botte de paille, celui-là d'un matelas pris à la maison voisine; pour passer la meilleure nuit possible, après avoir dit tout bas à Michele quelques mots où se trouvait mêlé le nom de Luisa, il remonta la rue de Tolède comme s'il voulait aller au palais royal, devenu palais national, et, par le vico San-Sepolcro, il commença de gravir la pente rapide qui conduit à la chartreuse de San-Martino.

Un proverbe napolitain dit que le plus beau panorama du monde est celui que l'on voit de la fenêtre de l'abbé San-Martino, dont le balcon, en effet, semble suspendu sur la ville, et d'où le regard embrasse l'immense cercle qui s'étend du golfe de Baïa au village de Maddalone.

Après la révolte de 1647, c'est-à-dire après la courte dictature de Masaniello, les peintres qui avaient pris part à cette révolution, et qui, sous le titre de Compagnons de la mort, avaient juré de combattre et de tuer les Espagnols partout où ils les rencontreraient, les Salvator Rosa, les Aniello Falcone, les Mica Spadazo, ces raffinés du temps, pour éviter les représailles dont ils étaient menacés, se réfugièrent à la chartreuse de San-Martino, qui avait droit d'asile. Mais, une fois là, l'abbé songea à tirer parti d'eux. Il leur donna son église et son cloître à peindre, et, lorsqu'ils demandèrent quel prix leur serait alloué pour leurs peines:

–La nourriture et le logement, répondit l'abbé.

Et, comme ils trouvaient la rétribution médiocre, l'abbé fit ouvrir les portes en leur disant:

–Cherchez ailleurs: peut-être trouverez-vous mieux.

Chercher ailleurs, c'était tomber dans les mains des Espagnols et être pendus: ils firent contre fortune bon coeur et couvrirent les murailles de chefs-d'oeuvre.

Mais ce n'était point pour voir ces chefs-d'oeuvre que Salvato gravissait les pentes de San-Martino, – Rubens, de son fulgurant pinceau, nous a montré les arts fuyants devant le sombre génie de la guerre, – c'était pour voir où le sang avait été versé pendant la journée qui venait de s'écouler, et où il serait versé le lendemain.

Salvato se fit reconnaître des patriotes, qui, au nombre de cinq ou six cents, s'étaient réfugiés dans le couvent de San-Martino, au refus de Mejean, qui avait fermé de nouveau les portes du château Saint-Elme.

Cette fois, ce n'était point l'abbé qui leur dictait ses lois, c'étaient eux qui se trouvaient maîtres du couvent et des moines. Aussi, les moines leur obéissaient-ils avec la servilité de la peur.

On s'empressa de conduire Salvato dans la chambre de l'abbé: celui-ci n'était pas encore couché et lui en fit les honneurs en le conduisant à cette fameuse fenêtre qui, au dire des Napolitains, s'ouvrant sur Naples, s'ouvre tout simplement sur le paradis.

La vue du paradis s'était quelque peu changée en une vue de l'enfer.

De là, on voyait parfaitement la position des sanfédistes et celle des républicains.

Les sanfédistes s'avançaient sur la strada Nuova, c'est-à-dire sur la plage, jusqu'à la rue Francesca, où ils avaient une batterie de canon de gros calibre, commandant le petit port et le port commercial.

C'était le point extrême de leur aile gauche.

Là, étaient de Cesare, Lamarra, Durante, c'est-à-dire les lieutenants du cardinal.

L'autre aile, c'est-à-dire l'aile droite, commandée par Fra-Diavolo et Mammone, avait, comme nous l'avons dit, des avant-postes au musée Borbonico, c'est-à-dire au haut de la rue de Tolède.

Tout le centre s'étendait, par San-Giovanni à Carbonara, par la place des Tribunaux et par les rues San-Pietro et Arena, jusqu'au château del Carmine.

Le cardinal était toujours dans sa maison du pont de la Madeleine.

Il était facile d'estimer à trente-cinq ou quarante mille hommes le nombre des sanfédistes qui attaquaient Naples.

Ces trente-cinq ou quarante mille ennemis extérieurs étaient d'autant plus dangereux qu'ils pouvaient compter sur un nombre à peu près égal d'ennemis intérieurs.

Les républicains, en réunissant toutes les forces, étaient à peine cinq ou six mille.

Salvato, en embrassant cet immense horizon, comprit que, du moment où sa sortie n'avait point chassé l'ennemi hors de la ville, il était imprudent de laisser subsister cette longue pointe qu'il avait faite dans la rue de Tolède, pointe qui permettait à l'ennemi, grâce aux relations qu'il avait dans l'intérieur, de lui couper la retraite des forts. Sa résolution fut donc prise à l'instant même. Il appela près de lui Manthonnet, lui fit voir les positions, lui expliqua en stratégiste les dangers qu'il courait, et l'amena à son opinion.

Tous deux descendirent alors et se firent annoncer au directoire.

Le directoire était en délibération. Sachant qu'il n'y avait rien à attendre de Mejean, il avait envoyé un messager au colonel Giraldon, commandant la ville de Capoue. Il lui demandait un secours d'hommes et s'appuyait sur le traité d'alliance offensive et défensive entre la république française et la république parthénopéenne.

Le colonel Giraldon faisait répondre qu'il lui était impossible de tenter une pointe jusqu'à Naples; mais il déclarait que, si les patriotes voulaient suivre son conseil, placer au milieu d'eux les vieillards, les femmes et les enfants, faire une sortie à la baïonnette et venir le rejoindre à Capoue, il promettait, sur l'honneur français, de les conduire jusqu'en France.

Soit que le conseil fût bon, soit que ses craintes pour Luisa l'emportassent sur son patriotisme, Salvato, qui venait d'entendre le rapport du messager, se rangea de l'avis du colonel et insista pour que ce plan, qui livrait Naples mais qui sauvait les patriotes, fût adopté. Il présenta, pour appuyer le conseil, la situation où se trouvaient les deux armées; il en appela à Manthonnet, qui, comme lui, venait de reconnaître l'impossibilité de défendre Naples.

Manthonnet reconnut que Naples était perdue, mais déclara que les Napolitains devaient se perdre avec Naples, et qu'il tiendrait à honneur de s'ensevelir sous les ruines de la ville, qu'il reconnaissait lui-même ne pouvoir plus défendre.

Salvato reprit la parole, combattit l'avis de Manthonnet, démontra que tout ce qu'il y avait de grand, de noble, de généreux, avait pris parti pour la République; que décapiter les patriotes, c'était décapiter la Révolution. Il dit que le peuple, encore trop aveugle et trop ignorant pour soutenir sa propre cause, c'est-à-dire celle du progrès et de la liberté, tomberait, les patriotes anéantis, sous un despotisme et dans une obscurité plus grands qu'auparavant, tandis qu'au contraire, les patriotes, c'est-à-dire le principe vivant de la liberté, n'étant que transplanté hors de Naples, continuerait son oeuvre avec moins d'efficacité sans doute, mais avec la persistance de l'exil et l'autorité du malheur. Il demanda-la hache de la réaction abattant des têtes comme celle des Pagano, des Cirillo, des Conforti, des Ruvo-si la sanglante moisson ne stériliserait pas la terre de la patrie pour cinquante ans, pour un siècle peut-être, et si quelques hommes avaient droit, dans leur convoitise de gloire et dans leur ambition du martyre, de faire sitôt la postérité veuve de ses plus grands hommes.

Nous l'avons vu, un faux orgueil avait déjà plusieurs fois égaré à Naples, non-seulement les individus, dans le sacrifice qu'ils faisaient d'eux-mêmes, mais aussi les corps constitués, dans le sacrifice qu'ils faisaient de la patrie. Cette fois encore, l'avis de la majorité fut pour le sacrifice.

–C'est bien, se contenta de dire Salvato, mourons!

–Mourons! répétèrent d'une seule voix les assistants, comme eût pu faire le sénat romain à l'approche des Gaulois ou d'Annibal.

–Et maintenant, reprit Salvato, mourons, mais en faisant le plus de mal possible à nos ennemis. Le bruit court qu'une flotte française, après avoir traversé le détroit de Gibraltar, s'est réunie à Toulon, et vient d'en sortir pour nous porter secours. Je n'y crois pas; mais enfin la chose est possible. Prolongeons donc la défense, et, pour la prolonger, bornons-la aux points qui se peuvent défendre.

–Quant à cela, dit Manthonnet, je me range à l'avis de mon collègue Salvato, et, comme je le reconnais pour plus habile stratégiste que nous, je m'en rapporterai à lui pour cette concentration.

Les directeurs inclinèrent la tête en signe d'adhésion.

–Alors, reprit Salvato, je proposerai de tracer une ligne qui, au midi, commencera à l'Immacolatella, comprendra le port marchand et la Douane, passera par la strada del Molo, aura ses avant-postes rue Medina, poursuivra par le largo del Castello, par Saint-Charles, par le palais national, la montée du Géant, en embrassant Pizzofalcone, et descendra par la rue Chiatomone jusqu'à la Vittoria, puis se reliera, par la strada San-Caterina et les Giardini, au couvent de Saint-Martin. Cette ligne s'appuiera sur le Château-Neuf, sur le palais national, sur le château de l'Oeuf et sur le château Saint-Elme. Par conséquent, elle offrira des refuges à ceux qui la défendront, au cas où ils seraient forcés. En tout cas, si nous ne comptons pas de traîtres dans nos rangs, nous pouvons tenir huit jours, et même davantage. Et qui sait ce qui se passera en huit jours? La flotte française, à tout prendre, peut venir; et, grâce à une défense énergique, – et elle ne peut être énergique qu'étant concentrée, – peut-être obtiendrons-nous de bonnes conditions.

Le plan était sage: il fut adopté. On laissa à Salvato le soin de le mettre à exécution, et, après avoir rassuré Luisa par sa présence, il sortit de nouveau du Château-Neuf pour faire rentrer les troupes républicaines dans les limites qu'il avait indiquées.

 

Pendant ce temps-là, un messager du colonel Mejean descendait, par la via del Cacciottoli, par la strada Monte-Mileto, par la strada del Infrascata, passait derrière le musée Bourbonien, descendait la strada à Carbonara, et, par la porte Capuana et l'Arenaccia, gagnait le pont de la Madeleine et se faisait annoncer chez le cardinal comme un envoyé du commandant français.

Il était trois heures du matin. Le cardinal s'était jeté sur son lit depuis une heure à peine; mais, comme il était le seul chef chargé des pouvoirs du roi, c'était à lui que de toute chose importante on référait.

Le messager fut introduit près du cardinal.

Il le trouva couché sur son lit, tout habillé, avec des pistolets posés sur une table, à la portée de sa main.

Le messager étendit la main vers le cardinal et lui tendit un papier qui représentait pour lui ce que les plénipotentiaires appellent leurs lettres de créance.

–Alors, demanda le cardinal après avoir lu, vous venez de la part du commandant du château Saint-Elme?

–Oui, Votre Éminence, dit le messager, et vous avez dû remarquer que M. le colonel Mejean a conservé, dans les combats qui se sont livrés jusqu'aujourd'hui sous les murs de Naples, la plus stricte neutralité.

–Oui, monsieur, répliqua le cardinal, et je dois vous dire que, dans l'état d'hostilité où les Français sont contre le roi de Naples, cette neutralité a été l'objet de mon étonnement.

–Le commandant du fort Saint-Elme désirait, avant de prendre un parti pour ou contre, se mettre en communication avec Votre Éminence.

–Avec moi? Et dans quel but?

–Le commandant du fort Saint-Elme est un homme sans préjugés et qui reste maître d'agir comme il lui conviendra: il consultera ses intérêts avant d'agir.

–Ah! ah!

–On dit que tout homme trouve une fois dans sa vie l'occasion de faire fortune; le commandant du fort Saint-Elme pense que cette occasion est venue pour lui.

–Et il compte sur moi pour lui aider?

–Il pense que Votre Éminence a plus d'intérêt à être son ami que son ennemi, et il offre son amitié à Votre Éminence.

–Son amitié?

–Oui.

–Comme cela? gratis? sans condition?

–J'ai dit à Votre Éminence qu'il pensait que l'occasion était venue pour lui de faire fortune. Mais que Votre Éminence se rassure: il n'est point ambitieux, et cinq cent mille francs lui suffiront.

–En effet, dit le cardinal, la chose est d'une modestie exemplaire: par malheur, je doute que le trésor de l'armée sanfédiste possède la dixième partie de cette somme. D'ailleurs, nous pouvons nous en assurer.

Le cardinal frappa sur un timbre: son valet de chambre entra.

Comme le cardinal, tout ce qui l'entourait ne dormait que d'un oeil.

–Demandez à Sacchinelli combien nous avons en caisse.

Le valet de chambre s'inclina et sortit.

Un instant après, il rentra.

–Dix mille deux cent cinquante ducats, dit-il.

–Vous voyez; quarante et un mille francs en tout: c'est moins encore que je ne vous disais.

–Quelle conséquence dois-je tirer de la réponse de Votre Éminence?

–Celle-ci, monsieur, dit le cardinal en se soulevant sur son coude et en jetant un regard de mépris au messager, celle-ci: qu'étant un honnête homme, – ce qui est incontestable, puisque, si je ne l'étais pas, j'aurais vingt fois cette somme à ma disposition, – je ne saurais traiter avec un misérable comme M. le colonel Mejean. Mais, eussé-je cette somme, je lui répondrais ce que je vous réponds à cette heure. Je suis venu faire la guerre aux Français et aux Napolitains avec de la poudre, du fer et du plomb, et non avec de l'or. Portez ma réponse avec l'expression de mon mépris au commandant du fort Saint-Elme.

Et, indiquant du doigt au messager la porte de la chambre:

–Ne me réveillez désormais que pour des choses importantes, dit-il en se laissant retomber sur son lit.

Le messager remonta au fort Saint-Elme, et reporta la réponse du cardinal au colonel Mejean.

–Ah! pardieu! murmura celui-ci quand il l'eut écouté, ces choses-là sont faites pour moi! Rencontrer à la fois d'honnêtes gens chez les sanfédistes et chez les républicains! Décidément, je n'ai pas de chance!

LXIX
CHUTE DE SAINT JANVIER-TRIOMPHE DE SAINT ANTOINE

Le lendemain, au point du jour, c'est-à-dire le 15 au matin, les sanfédistes s'aperçurent que les avant-postes républicains étaient évacués et poussèrent devant eux des reconnaissances, timides d'abord, mais qui s'enhardirent peu à peu, car ils soupçonnaient quelque piége.

En effet, pendant la nuit, Salvato avait fait établir quatre batteries de canon:

L'une à l'angle du palais Chiatamone, qui battait toute la rue du même nom, dominée en même temps par le château de l'Oeuf;

L'autre, derrière un retranchement dressé à la hâte, entre la strada Nardonne et l'église Saint-Ferdinand;

La troisième, strada Medina;

Et la quatrième entre porto Piccolo, aujourd'hui la Douane, et l'Immacolatella.

Aussi, à peine les sanfédistes furent-ils arrivés à la hauteur de la strada Concezione, à peine apparurent-ils au bout de la rue Monte-Oliveto, et atteignirent-ils la strada Nuova, que la canonnade éclata à la fois sur ces trois points, et qu'il virent qu'ils s'étaient complétement trompés en croyant que les républicains leur avaient cédé la partie.

Ils se retirèrent donc hors de l'atteinte des projectiles, se réfugiant dans les rues transversales, où les boulets et la mitraille ne les pouvaient atteindre.

Mais les trois quarts de la ville ne leur appartenaient pas moins.

Donc, ils pouvaient tout à leur aise piller, incendier, brûler les maisons des patriotes, et tuer, égorger, rôtir et manger leurs propriétaires.

Mais, chose singulière et inattendue, celui contre lequel se porta tout d'abord la colère des lazzaroni fut saint Janvier.

Une espèce de conseil de guerre se réunit au Vieux-Marché, en face de la maison du beccaïo blessé, conseil auquel prenait part celui-ci, dans le but de juger saint Janvier.

D'abord, on commença par envahir son église, malgré la résistance des chanoines, qui furent renversés et foulés aux pieds.

Puis on brisa la porte de la sacristie, où est renfermé son buste avec celui des autres saints formant sa cour. Un homme le prit irrévérencieusement entre ses bras, l'emporta au milieu des cris «A bas saint Janvier!» poussés par la populace, et on le déposa sur une borne, au coin de la rue Sant'Eligio.

Là, on eut grand'peine à empêcher les lazzaroni de le lapider.

Mais, pendant qu'on était allé chercher le buste dans son église, un homme était arrivé qui, par son autorité sur le peuple et sa popularité dans les bas quartiers de Naples, avait pris un grand ascendant sur les lazzaroni.

Cet homme était fra Pacifico.

Fra Pacifico avait vu, du temps qu'il était marin, deux ou trois conseils de guerre à bord de son bâtiment. Il savait donc comment la chose se passait et donna une espèce de régularité au jugement.

On alla à la Vicaria, où l'on prit au vestiaire cinq habits de juge et deux robes d'avocat, et le procès commença.

De ces deux avocats, l'un était l'accusateur public, l'autre le défenseur d'office.

Saint Janvier fut interrogé légalement.

On lui demanda ses noms, ses prénoms, son âge, ses qualités, et on l'interrogea pour qu'il eût à dire à l'aide de quels mérites il était parvenu à la position élevée qu'il occupait.

Son avocat répondit pour lui, et, il faut le dire, avec plus de conscience que n'en mettent ordinairement les avocats. Il fit valoir sa mort héroïque, son amour paternel pour Naples, ses miracles, non pas seulement de la liquéfaction du sang, mais encore les paralytiques jetant leurs béquilles, – les gens tombant d'un cinquième étage et se relevant sains et saufs, – les bâtiments luttant contre la tempête et rentrant au port, – le Vésuve s'éteignant à sa seule présence, – enfin, les Autrichiens vaincus à Velletri, à la suite du voeu fait par Charles III, pendant qu'il était caché dans son four.

Par malheur pour saint Janvier, sa conduite, jusque-là exemplaire et limpide, devenait obscure et ambiguë du moment que les Français entraient dans la ville. Son miracle fait à l'heure annoncée d'avance par Championnet, et tous ceux qu'il avait faits en faveur de la République, étaient des accusations graves et dont il avait de la peine à se laver.

Il répondit que Championnet avait employé l'intimidation; qu'un aide de camp et vingt-cinq hussards étaient dans la sacristie; qu'il y avait eu enfin menace de mort si le miracle ne se faisait point.

A cela, il lui fut répondu qu'un saint qui avait déjà subi le martyre ne devait pas être si facile à intimider.

Mais saint Janvier répondit, avec une dignité suprême, que, s'il avait craint, ce n'était point pour lui, que sa position de bienheureux mettait à l'abri de toute atteinte, mais pour ses chers chanoines, moins disposés que lui à subir le martyre; que leur frayeur, à la vue du pistolet de l'envoyé du général français, avait été si grande et leur prière si fervente, qu'il n'avait pas pu y résister; que, s'il les avait vus dans la disposition de subir le martyre, rien n'eût pu le décider à faire son miracle; mais que ce martyre, il ne pouvait le leur imposer.

Il va sans dire que toutes ces raisons furent victorieusement rétorquées par l'accusateur, qui finit par réduire son adversaire au silence.

On alla aux voix, et, à la suite d'une chaude délibération, saint Janvier fut condamné, non-seulement à la dégradation, mais à la noyade.

Puis, séance tenante, on nomma à sa place, par acclamation, saint Antoine, qui, en découvrant la conjuration des cordes, avait enlevé à saint Janvier son reste de popularité, – on nomma saint Antoine patron de Naples.

La France, en 1793, avait détrôné Dieu; Naples pouvait bien, en 1799, détrôner saint Janvier.

Une corde fut passée autour du cou du buste de saint Janvier, et le buste fut traîné par toutes les rues du vieux Naples, puis conduit au camp du cardinal, qui confirma le jugement porté contre lui, le déclara déchu de son grade de capitaine général du royaume, et, mettant, au nom du roi, le séquestre sur son trésor et sur ses biens, reconnut non-seulement saint Antoine pour son successeur, mais encore-ce qui prouvait qu'il n'était point étranger à la révolution qui venait de s'opérer-remit aux lazzaroni une immense bannière sur laquelle était peint saint Janvier fuyant devant saint Antoine, qui le poursuivait armé de verges.

Quant à saint Janvier, le fuyard, il tenait d'une main un paquet de cordes et de l'autre une bannière tricolore napolitaine.

Lorsqu'on connaît les lazzaroni, on peut se faire une idée de la joie que leur causa un pareil présent, avec quels cris il fut reçu et combien il redoubla leur enthousiasme de meurtre et de pillage.

Fra Pacifico fut nommé, à l'unanimité, porte-enseigne, et prit, bannière à la main, la tête de la procession.

Derrière lui, venait la première bannière, où était représenté le cardinal à genoux devant saint Antoine, lui révélant la conjuration des cordes.

Celle-là était portée par le vieux Basso Tomeo, escorté de ses trois fils, comme de trois gardes du corps.

Puis venait maître Donato, tirant saint Janvier par sa corde, attendu que, du moment qu'il était condamné, il appartenait au bourreau, ni plus ni moins qu'un simple mortel.

Enfin des milliers d'hommes, armés de tout ce qu'ils avaient pu rencontrer d'armes, hurlant, vociférant, enfonçant les portes, jetant les meubles par les fenêtres, mettant le feu à ces bûchers et laissant derrière eux une traînée de sang.

Et puis, soit superstition, soit raillerie, le bruit s'était répandu que tous les patriotes s'étaient fait graver l'arbre de la liberté sur l'une ou l'autre partie du corps, et ce bruit servait de prétexte à des avanies étranges. Chaque patriote que les lazzaroni rencontraient, soit dans la rue, soit chez lui, était dépouillé de ses habits et chassé par les rues à coups de fouet, jusqu'à ce que, las de cette course, celui qui le poursuivait lui tirât quelque coup de fusil ou de pistolet dans les reins, pour en finir tout de suite avec lui, ou dans la cuisse, pour lui casser une jambe et faire durer le plaisir plus longtemps.

Les duchesses de Pepoli et de Cassano, qui avaient commis ce crime, impardonnable aux yeux des lazzaroni, de quêter pour les patriotes pauvres, furent arrachées de leur palais; on leur coupa avec des ciseaux leurs robes, leurs jupons, tous leurs vêtements enfin, à la hauteur de la ceinture, et on les promena nues-chastes matrones qu'aucun outrage ne pouvait avilir! – de rue en rue, de place en place, de carrefour en carrefour; après quoi, elles furent conduites au castel Capuana, et jetées dans les prisons de la Vicairie.

 

Une troisième femme avait mérité, comme elles, le titre de mère de la patrie: c'était la duchesse Fusco, l'amie de Luisa. Son nom fut tout à coup prononcé, on ne sait par qui, – la tradition veut que ce soit par un de ceux qu'elle avait secourus. Il fut aussitôt décidé qu'on irait la chercher chez elle, et qu'on la soumettrait au même supplice. Seulement, il fallait, pour arriver à Mergellina, traverser la ligne formée par les républicains de la place de la Vittoria au château Saint-Elme. Mais, en arrivant aux Giardini, qu'ils ne savaient pas gardés, ils furent accueillis par une telle fusillade, que force leur fut de rétrograder en laissant une douzaine de morts ou de blessés sur le champ de bataille.

Cet échec ne les fit point renoncer à leur dessein: ils se représentèrent à la salita di San-Nicolas-de-Tolentino. Mais ils rencontrèrent le même obstacle à la strada San-Carlo-delle-Tartelle, ou ils laissèrent encore un certain nombre de morts et de blessés.

Enfin, ils comprirent que, dans leur ignorance des positions prises par les républicains, ils donnaient dans quelque ligne stratégique. Ils résolurent, en conséquence, de tourner le sommet de Saint-Martin, sur lequel ils voyaient flotter le drapeau des patriotes, par la rue de l'Infrascata, de gagner celle de Saint-Janvier-Antiquano, et de descendre à Chiaïa par la salita del Vomero.

Là, ils étaient complétement maîtres du terrain. Quelques-uns s'arrêtèrent pour faire leurs dévotions à la madone de Pie-di-Grotta, et les autres-et ce fut la majeure partie-continuèrent leur route par Mergellina, jusqu'à la maison de la duchesse Fusco.

En arrivant à la fontaine du Lion, celui qui conduisait la bande proposa, pour plus grande certitude de s'emparer de la duchesse, de cerner la maison sans bruit. Mais un homme cria qu'il y avait une femme bien autrement coupable que la duchesse Fusco: c'était celle qui avait recueilli l'aide de camp du général Championnet blessé, celle qui avait dénoncé le père et le fils Backer, et qui, en les dénonçant, avait été cause de leur mort.

Or, cette femme, c'était la San-Felice.

Sur cette proposition, il n'y eut qu'un cri: «Mort à la San-Felice!»

Et, sans prendre les précautions nécessaires pour s'emparer de la duchesse Fusco, les lazzaroni s'élancèrent vers la maison du Palmier, enfoncèrent les portes du jardin, et, par le perron, se ruèrent dans la maison.

La maison, on le sait, était complétement vide.

La première rage se passa sur les vitres, que l'on brisa, sur les meubles, que l'on jeta par les fenêtres; mais cette destruction d'objets néanmoins parut bientôt insuffisante.

Les cris «La duchesse Fusco! la duchesse Fusco! à mort la mère de la patrie!» se firent bientôt entendre. On enfonça la porte du corridor qui joignait les deux maisons, et l'on se rua, de celle de la San-Felice dans celle de la duchesse.

En examinant la maison de la San-Felice, il était facile de voir que cette maison avait été complétement abandonnée depuis quelques jours, tandis qu'on n'avait qu'à jeter les yeux sur celle de la duchesse Fusco pour s'assurer qu'elle avait été abandonnée à l'instant même.

Les restes d'un dîner se voyaient sur une table servie de très-belle argenterie; dans la chambre de la duchesse, gisaient à terre la robe et les jupons qu'elle venait de quitter, et dont la présence indiquait qu'elle s'était enfuie protégée par un déguisement. S'ils ne s'étaient pas amusés à piller et à saccager la maison de la San-Felice, ils prenaient la duchesse Fusco, qu'ils venaient chercher de si loin et pour laquelle ils avaient fait tuer inutilement une vingtaine d'entre eux.

Une rage féroce les prit. Ils commencèrent à tirer des coups de pistolet dans les glaces, à mettre le feu aux tentures, à hacher les meubles de coups de sabre, – lorsque, tout à coup, les faisant tressaillir au milieu de cette occupation, une voix venant du jardin cria insolemment à leur oreilles:

–Vive la République! Mort aux tyrans!

Un hurlement de cannibales répondit à ce cri; ils allaient donc avoir quelqu'un sur qui ils se vengeraient de leur déception.

Ils s'élancèrent dans le jardin par les fenêtres et par les portes.

Le jardin formait un grand carré long, planté de beaux arbres et fermé de murs; seulement, comme ce jardin ne présentait aucun abri, l'imprudent qui venait de révéler sa présence par le cri provocateur ne pouvait leur échapper.

La porte du jardin qui donnait sur le Pausilippe était encore ouverte: il était probable que cette porte avait donné passage à la duchesse Fusco.

Cette probabilité se changea en certitude, lorsque, sur le seuil de cette porte s'ouvrant sur la montagne, les lazzaroni trouvèrent un mouchoir aux initiales de la duchesse.

La duchesse ne pouvait être loin, et ils allaient faire une battue aux environs; mais, pour la seconde fois, sans qu'ils pussent deviner d'où il venait, retentit le cri, poussé avec plus d'impudence encore que la première fois, de «Vive la République! Mort aux tyrans!»

Les lazzaroni, furieux, se retournèrent: les arbres n'étaient ni assez gros, ni assez serrés pour cacher un homme; d'ailleurs, le cri semblait parti du premier étage de la maison.

Quelques-uns des pillards rentrèrent dans la maison et se jetèrent par les degrés, tandis que les autres restaient dans le jardin, en criant:

–Jetez-le-nous par les fenêtres!

C'était bien l'intention des dignes sanfédistes; mais ils eurent beau chercher, regarder par les cheminées, dans les armoires, sous les lits: ils ne trouvèrent pas le moindre patriote.

Tout à coup, au-dessus de la tête de ceux qui étaient restés dans le jardin, retentit, pour la troisième fois, le cri révolutionnaire.

Il était évident que celui qui poussait ce cri était caché dans les branches d'un magnifique chêne vert qui étendait son ombre sur un tiers du jardin.

Tous les yeux se portèrent vers l'arbre et fouillèrent son feuillage. Enfin, sur l'une des branches, on aperçut, juché comme sur un perchoir, le perroquet de la duchesse Fusco, l'élève de Nicolino et de Velasco, qui, dans le trouble répandu par l'invasion des lazzaroni, avait gagné le jardin, et qui, dans son effroi, ne trouvait rien de mieux à dire que le cri patriotique que lui avaient appris les deux républicains.

Mal prit au pauvre papagallo d'avoir révélé sa présence et son opinion dans une circonstance où son premier soin eût dû être de cacher l'une et l'autre. A peine fut-il découvert et reconnu pour le coupable, qu'il devint le point de mire des fusils sanfédistes, qu'une décharge retentit, et qu'il tomba au pied de l'arbre, percé de trois balles.

Ceci consola un peu les lazzaroni de leur mésaventure: ils n'avaient pas fait buisson creux tout à fait. Il est vrai qu'un oiseau n'est pas un homme; mais rien ne ressemble plus à certains hommes qu'un oiseau qui parle.

Cette exécution faite, on se rappela saint Janvier, que Donato traînait toujours au bout d'une corde, et, comme on n'était qu'à deux pas de la mer, on monta dans une barque, on gagna le large, et, après avoir plongé plusieurs fois le buste du saint dans l'eau, Donato, au milieu des cris et des huées, lâcha la corde, et saint Janvier, ne pensant point que ce fût le moment de faire un miracle, au lieu de remonter à la surface de la mer, soit impuissance, soit mépris des grandeurs célestes, disparut dans les profondeurs de l'abîme.