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La San-Felice, Tome 08

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Tout ce qui se trouvait dans le fort fut anéanti: un seul homme, étonné de vivre sans blessures, emporté dans l'air, retomba dans la mer, nagea vers Naples et regagna le Château-Neuf, où il raconta la mort de ses compagnons et le sacrifice du prêtre.

Ce dernier des Spartiates calabrais se nommait Fabiani.

La nouvelle de cet événement se répandit en un instant dans les rues de Naples et y souleva un enthousiasme universel.

Quant au cardinal, il vit immédiatement le parti qu'il pouvait tirer de l'événement.

Le feu du fort de Vigliana éteint, rien ne lui défendait plus d'approcher de la mer, et il pouvait, à son tour, avec ses pièces de gros calibre, foudroyer la petite escadre de Caracciolo.

Les Russes avaient des pièces de seize. Ils établirent une batterie au milieu des débris mêmes du fort, qui leur servirent à construire des épaulements, et ils commencèrent, vers cinq heures du soir, à foudroyer la flottille.

Caracciolo, écrasé par des boulets russes, dont un seul suffisait pour couler bas une de ses chaloupes, quelquefois deux, fut obligé de prendre le large.

Alors le cardinal put faire avancer ses hommes par la plage, demeurée sans défense depuis la prise du fort de Vigliana, et les deux champs de bataille de la journée restèrent aux sanfédistes, qui campèrent sur les ruines du fort et poussèrent leurs avant-postes jusqu'au delà du pont de la Madeleine.

Bassetti, nous l'avons dit, défendait Capodichino, et, jusque-là, avait paru combattre franchement pour la République, qu'il trahit depuis. Tout à coup, il entendit retentir derrière lui les cris de «Vive la religion! vive le roi!» poussés par fra Pacifico et les lazzaroni sanfédistes qui, profitant de ce que les rues de Naples étaient demeurées sans défenseurs, s'en étaient emparés. En même temps, il apprit la blessure et la mort de Writz. Il craignit alors de demeurer dans une position avancée où la retraite pouvait lui être coupée. Il croisa la baïonnette et s'ouvrit, à travers les rues encombrées de lazzaroni, un passage jusqu'au Château-Neuf.

Manthonnet, avec sept ou huit cents hommes, avait vainement attendu une attaque sur les hauteurs de Capodimonte; mais, ayant vu sauter le fort de Vigliana, ayant vu la flottille de Caracciolo forcée de s'éloigner, ayant appris la mort de Writz et la retraite de Bassetti, il se retira lui-même par le Ramero sur Saint-Elme, où le colonel Mejean refusa de le recevoir. Il s'établit en conséquence, lui et ses patriotes, dans le couvent Saint-Martin, placé au pied de Saint-Elme, moins fortifié que lui par l'art, mais aussi fortifié par la position.

De là, il pouvait voir les rues de Naples livrées aux lazzaroni, tandis que les patriotes se battaient au pont de la Madeleine et sur toute la plage, du port de Vigliana à Portici.

Exaspérés par le prétendu complot dressé contre eux par les patriotes, et à la suite duquel ils devaient être tous étranglés si saint Antoine, meilleur gardien de leur vie que ne l'était saint Janvier, ne fût venu en personne révéler le complot au cardinal, les lazzaroni, excités par fra Pacifico, se livraient à des cruautés qui dépassaient toutes celles qu'ils avaient commises jusque-là.

Pendant le trajet que Salvato dut parcourir pour aller de l'endroit où il avait été arrêté à celui où il devait attendre la mort que lui promettait le beccaïo, il put voir quelques-unes de ces cruautés auxquelles se livraient les lazzaroni.

Un patriote attaché à la queue d'un cheval passa, emporté par l'animal furieux, laissant, sur les dalles qui pavent les rues, une large traînée de sang et achevant de laisser aux angles des rues et des vicoli les débris d'un cadavre chez lequel le supplice survivait à la mort.

Un autre patriote, les yeux crevés, le nez et les oreilles coupés, le croisa trébuchant. Il était nu, et des hommes qui le suivaient en l'insultant, le forçaient de marcher en le piquant par derrière avec des sabres et des baïonnettes.

Un autre, à qui l'on avait scié les pieds, était forcé à coups de fouet de courir sur les os de ses jambes comme sur des échasses, et, chaque fois qu'il tombait, à coups de fouet était forcé de se relever et de reprendre cette course effroyable.

Enfin à la porte était dressé un bûcher sur lequel on brûlait des femmes et des enfants que l'on y jetait vivants ou moribonds, et dont ces cannibales, et, entre autres, le curé Rinaldi, que nous avons déjà eu l'occasion de nommer deux ou trois fois, s'arrachaient les morceaux à moité cuits pour les dévorer1.

Ce bûcher était fait d'une partie des meubles du palais jetés par les fenêtres. Mais, la rue s'étant trouvée encombrée, le rez-de-chaussée avait été moins dévasté que les autres pièces, et dans la salle à manger restaient une vingtaine de chaises et une pendule qui continuait à marquer l'heure avec l'impassibilité des choses mécaniques.

Salvato jeta un coup d'oeil machinal sur cette pendule: elle marquait quatre heures un quart.

Les hommes qui le portaient le déposèrent sur la table. Décidé à ne pas échanger une parole avec ses bourreaux, soit par le mépris qu'il faisait d'eux, soit par la conviction que cette parole serait inutile, il se coucha sur le côté comme un homme qui dort.

Alors, entre tous ces hommes, experts en torture, il fut débattu de quel genre de mort mourrait Salvato.

Brûlé à petit feu, écorché vif, coupé en morceaux, Salvato pouvait supporter tout cela sans jeter une plainte, sans pousser un cri.

C'était du meurtre, et, aux yeux de ces hommes, le meurtre ne déshonorait pas, n'humiliait pas, n'abaissait pas celui qui en était la victime.

Le beccaïo voulait autre chose. D'ailleurs, il déclarait qu'ayant été défiguré et mutilé par Salvato, Salvato lui appartenait. C'était son bien, sa propriété, sa chose. Il avait donc le droit de le faire mourir comme il voudrait.

Or, il voulait que Salvato mourût pendu.

 

La pendaison est une mort ridicule, où le sang n'est point répandu, – le sang ennoblit la mort; – les yeux sortent de leurs orbites, la langue enfle et jaillit hors de la bouche, le patient se balance avec des gestes grotesques. C'était ainsi, pour qu'il mourût dix fois, que Salvato devait mourir.

Salvato entendait toute cette discussion, et il était forcé de se dire que le beccaïo, eût-il été Satan lui-même, et, en sa qualité de roi des réprouvés, eût-il pu lire en son âme, il n'eût pas mieux deviné ce qui s'y passait.

Il fut donc convenu que Salvato mourrait pendu.

Au-dessus de la table où était couché Salvato se trouvait un anneau ayant servi à suspendre un lustre.

Seulement, le lustre avait été brisé.

Mais on n'avait pas besoin du lustre pour ce que voulait faire le beccaïo: on n'avait besoin que de l'anneau.

Il prit une corde dans sa main droite, et, si mutilée que fût sa main gauche, il parvint à y faire un noeud coulant.

Puis il monta sur la table, et, de la table, comme il eût fait d'un escabeau, sur le corps de Salvato, qui demeura aussi insensible à la pression du pied immonde que s'il eût été déjà changé en cadavre.

Il passa la corde dans l'anneau.

Tout à coup il s'arrêta; il était évident qu'une idée nouvelle venait de lui traverser l'esprit.

Il laissa le noeud coulant pendre à l'anneau et jeta à terre l'autre extrémité de la corde.

–Oh! dit-il, camarades, je vous demande un quart d'heure, rien qu'un quart d'heure! Pendant un quart d'heure, promettez-moi de me le garder vivant, et je vous promets, moi, pour ce jacobin, une mort dont vous serez tous contents.

Chacun demanda au beccaïo ce qu'il voulait dire et de quelle mort il entendait parler; mais le beccaïo, refusant obstinément de répondre aux questions qui lui furent faites, s'élança hors du palais et prit sa course vers la via dei Sospiri-dell'Abisso.

LXV
CE QU'ALLAIT FAIRE LE BECCAÏO
VIA DEI SOSPIRI-DELL'ABISSO

La via dei Sospiri-dell'Abisso, c'est-à-dire la rue des Soupirs-de-l'Abîme, donnait d'un côté sur le quai della strada Nuova, de l'autre sur le Vieux-Marché, où se faisaient d'habitude les exécutions.

On l'appelait ainsi, parce qu'en entrant dans cette rue, les condamnés, pour la première fois, apercevaient l'échafaud et qu'il était bien rare que cette vue ne leur tirât point un amer soupir du fond des entrailles.

Dans une maison à porte si basse qu'il semblait qu'aucune créature humaine n'y pût entrer la tête levée, et dans laquelle on n'entrait, en effet, qu'en descendant deux marches et en se courbant, comme pour entrer dans une caverne, deux hommes causaient à une table sur laquelle étaient posés un fiasco de vin du Vésuve et deux verres.

L'un de ces hommes nous est complétement étranger; l'autre est notre vieille connaissance Basso Tomeo, le pêcheur de Mergellina, le père d'Assunta et des trois gaillards que nous avons vus tirer le filet le jour de la pêche miraculeuse, qui fut le dernier jour des deux frères della Torre.

On se rappelle à la suite de quelles craintes qui le poursuivaient à Mergellina il était venu demeurer à la Marinella, c'est-à-dire à l'autre bout de la ville.

En tirant ses filets, ou plutôt les filets de son père, Giovanni, son dernier fils, avait remarqué, à la fenêtre de la maison faisant le coin du quai de la strada Nuova et de la rue des Soupirs-de-l'Abîme, fenêtre à fleur de terre à cause des deux marches à l'aide desquelles on descendait dans l'appartement que, dans le jargon de nos constructeurs modernes, on appellerait un sous-sol, – Giovanni avait, disons-nous, remarqué une belle jeune fille dont il était devenu amoureux.

Il est vrai que son nom semblait la prédestiner à épouser un pêcheur: elle s'appelait Marina.

Giovanni, qui arrivait de l'autre côté de la ville, ne savait pas ce que personne n'ignorait du pont de la Madeleine à la strada del Piliere: c'était à qui appartenait cette maison à porte basse et de qui était fille cette belle fleur de grève qui s'épanouissait ainsi au bord de la mer.

Il s'informa, et apprit que la maison et la fille appartenaient à maître Donato, le bourreau de Naples.

Quoique les peuples méridionaux, et particulièrement le peuple napolitain, n'aient point pour l'exécuteur des hautes oeuvres cette répulsion qu'il inspire, en général, aux hommes du Nord, nous ne saurions cacher à nos lecteurs que la nouvelle ne fut point agréable à Giovanni.

Son premier sentiment fut de renoncer à la belle Marina. Comme nos deux jeunes gens n'avaient encore échangé que des regards et des sourires, la rupture n'exigeait pas de grandes formalités. Giovanni n'avait qu'à ne plus passer devant la maison, ou, quand il y passerait, à tourner les yeux d'un autre côté.

Il fut huit jours sans y passer; mais, le neuvième, il n'y put tenir: il y passa. Seulement, en y passant, il tourna la tête vers la mer.

Par malheur, ce mouvement avait été fait trop tard, et, lorsqu'il avait détourné la tête, la fenêtre où stationnait d'habitude la belle Marina s'était trouvée comprise dans le cercle parcouru par son rayon visuel.

Il avait entrevu la jeune fille; il lui avait même semblé qu'un nuage de tristesse voilait son visage.

Mais la tristesse, qui enlaidit les vilains visages, fait un effet contraire sur les beaux.

La tristesse avait encore embelli Marina.

Giovanni s'arrêta court. Il lui sembla qu'il avait oublié quelque chose à la maison. Il eût bien de la peine à dire quoi; mais cette chose, quelle qu'elle fût, lui sembla si nécessaire, qu'il se retourna, mû par une force supérieure, et qu'en se retournant, les mesures qu'il avait déjà si mal prises, étant plus mal prises encore, il se trouva face à face avec celle qu'il s'était promis à lui-même de ne plus regarder.

Cette fois, les regards des deux jeunes gens se croisèrent et se dirent, avec ce langage si rapide et si expressif des yeux, tout ce qu'auraient pu se dire leurs paroles.

Notre intention n'est point de suivre, quelque intérêt que nous serions sûr de lui donner, cet amour dans ses développements. Il suffira à nos lecteurs de savoir que, comme Marina était aussi sage que belle et que l'amour de Giovanni allait toujours croissant, force lui fut, un beau matin, de s'ouvrir à son père, de lui avouer son amour et de lui dire, le plus sentimentalement qu'il put, qu'il n'y avait plus de bonheur pour lui en ce monde s'il n'obtenait pas la main de la belle Marina.

Au grand étonnement de Giovanni, le vieux Basso Tomeo ne vit point à ce mariage une insurmontable difficulté. C'était un grand philosophe que le pêcheur de Mergellina, et la même raison qui lui avait fait refuser sa fille à Michele le poussait à offrir son fils à Marina.

Michele, au su de tout le monde, n'avait pas le sou, tandis que maître Donato, exerçant un métier, exceptionnel, c'est vrai, mais, par cela même, lucratif, devait avoir une escarcelle bien garnie.

Le vieux pêcheur consentit donc à s'aboucher avec maître Donato.

Il alla le trouver et lui exposa le motif de sa visite.

Quoique Marina, ainsi que nous l'avons dit, fût charmante, et quoique le préjugé social soit moins grand chez les Méridionaux que chez les hommes du Nord, à Naples qu'à Paris, une fille de bourreau n'est point marchandise facile à placer, et maître Donato ouvrit l'oreille aux propositions du vieux Basso Tomeo.

Toutefois, le vieux Basso Tomeo, avec une franchise qui lui faisait honneur, avouait que l'état de pêcheur, suffisant à nourrir son homme, ne suffisait pas à nourrir une famille, et qu'il ne pouvait pas donner à son fils le moindre ducat en mariage.

Il fallait donc que les jeunes époux fussent dotés par maître Donato, ce qui lui serait d'autant plus facile qu'on entrait dans une phase de révolution, et, comme il est de tradition qu'il n'est point de révolution sans exécutions, maître Donato, qui, à six cents ducats, c'est-à-dire à deux mille quatre cents francs de fixe par an, joignait dix ducats de prime, c'est-à-dire quarante francs à chaque exécution, allait, en quelques mois, faire une fortune, non-seulement rapide, mais colossale.

Dans la perspective de ce travail lucratif, il promit de donner à Marina une dot de trois cents ducats.

Seulement, voulant donner cette somme, non point sur ses économies déjà faites, mais sur son gain à venir, il avait remis le mariage à quatre mois. C'était bien le diable si la révolution ne lui donnait point à faire huit exécutions en quatre mois, une par quinzaine.

Ce bas chiffre représentait trois cents vingt ducats; ce qui lui donnait encore vingt ducats de bénéfice.

Par malheur pour Donato, on a vu de quelle façon philanthropique s'était faite la révolution de Naples; de sorte que, trompé dans son calcul et n'ayant pas eu la moindre pendaison à exécuter, maître Donato se faisait tirer l'oreille pour consentir au mariage de Marina avec Giovanni, ou plutôt au versement de la dot qui devait assurer l'existence des deux jeunes gens.

Voilà pourquoi il était assis à la même table que Basso Tomeo; car, nous ne le cacherons pas plus longtemps à nos lecteurs, cet homme qui leur est inconnu, qui est assis en face du vieux pêcheur, qui saisit le fiasco par son col mince et flexible et qui remplit le verre de son partner, c'est maître Donato, le bourreau de Naples.

–Si, ce n'est pas fait pour moi! Comprenez-vous, compère Tomeo? c'est-à-dire que, quand j'ai vu s'établir la République, que j'ai demandé à des gens instruits ce que c'était que la République, et que ceux-ci m'ont expliqué que c'était une situation politique dans laquelle la moitié des citoyens coupait le cou à l'autre, je me suis dit: «Ce n'est point trois cents ducats que je vais gagner, c'est mille, cinq mille, dix mille ducats, c'est-à-dire une fortune!»

–C'était à penser, en effet. On m'a assuré qu'en France il y avait un citoyen nommé Marat qui demandait trois cent mille têtes dans chaque numéro de son journal. Il est vrai qu'on ne les lui donnait pas toutes; mais enfin on lui en donnait quelques-unes.

–Eh bien, pendant cinq mois qu'a duré notre révolution, à nous, pas un seul Marat: des Cirillo, des Pagano, des Charles Laubert, des Manthonnet tant qu'on en a voulu, c'est-à-dire des philanthropes qui ont crié sur les terrasses: «Ne touchez pas aux individus! respectez les propriétés!»

–Ne m'en parlez pas, compère, dit Basso Tomeo en haussant les épaules; on n'a jamais vu une pareille chose. Aussi, vous voyez où ils en sont, MM. les patriotes: cela ne leur a point porté bonheur.

–C'est au point que, quand j'ai vu qu'on pendait à Procida et à Ischia, j'ai réclamé. Partout où l'on pend, il me semble que je dois en être; mais savez-vous ce que l'on m'a répondu?

–Non.

–On m'a répondu qu'on ne pendait pas dans les îles pour le compte de la République, mais pour le compte du roi; que le roi avait envoyé de Palerme un juge pour juger, et que les Anglais avaient fourni un bourreau pour pendre. Un bourreau anglais! Je voudrais bien voir comment il s'y prend!

–C'est un passe-droit, compère Donato.

–Enfin, il me restait un dernier espoir. Il y avait dans les prisons du Château-Neuf deux conspirateurs; ceux-là ne pouvaient m'échapper: ils avouaient hautement leur crime, ils s'en vantaient même.

–Les Backer?

–Justement… Avant-hier, on les condamne à mort. Je dis: «Bon! c'est toujours vingt ducats et leur défroque.» Comme ils étaient riches, leurs habits auraient une valeur. Pas du tout: savez-vous ce que l'on fait?

–On les fusille: je les ai vu fusiller.

–Fusiller! A-t-on jamais vu fusiller à Naples? Tout cela pour faire sur un pauvre diable une économie de vingt ducats! Oh! tenez, compère, un gouvernement qui ne pend pas et qui fusille ne peut pas tenir. Aussi, voyez, dans ce moment-ci, comment nos lazzaroni les arrangent, vos patriotes!

–Mes patriotes, compère? Ils n'ont jamais été à moi. Je ne savais pas même ce que c'était qu'un patriote. Je l'ai demandé à fra Pacifico, qui m'a répondu que c'était un jacobin; alors, je lui ai demandé ce que c'était qu'un jacobin, et il m'a répondu que c'était un patriote, c'est-à-dire un homme qui avait commis toute sorte de crimes, et qui serait damné.

–En attendant, nos pauvres enfants?

–Que voulez-vous, père Tomeo! Je ne peux pourtant pas me tirer le sang des veines pour eux. Qu'ils attendent. J'attends bien, moi! Peut-être que, si le roi rentre, cela changera et que j'aurai à pendre (maître Donato grimaça un sourire), même votre gendre Michele.

–Michele n'est pas mon gendre, Dieu merci! Il a voulu l'être; j'ai refusé.

–Oui, quand il était pauvre; mais, depuis qu'il est riche, il n'a plus reparlé de mariage.

 

–Ça, c'est vrai. Le bandit! Aussi, le jour où vous le pendrez, je tirerai la corde; et, s'il nous faut l'aide de nos trois fils, ils la tireront avec moi.

En ce moment, et comme Basso Tomeo offrait obligeamment son aide et celle de ses trois fils à maître Donato, la porte de cette espèce de cave qui servait de demeure à maître Donato s'ouvrit, et beccaïo, secouant toujours sa main sanglante, parut devant les deux amis.

Le beccaïo était bien connu de maître Donato, étant son voisin. Aussi, à la vue du beccaïo, appela-t-il sa fille Marina pour qu'elle apportât un verre.

Marina parut, belle et gracieuse comme une vision. On se demandait comment une si belle fleur avait pu pousser en un pareil charnier.

–Merci, merci, dit le beccaïo. Il ne s'agit point ici de boire, même à la santé du roi: il s'agit, maître Donato, de venir pendre un rebelle.

–Pendre un rebelle? dit maître Donato, cela me va.

–Et un vrai rebelle, maître, vous pouvez vous en vanter; et, en cas de doute, vous enquérir à Pasquale de Simone. Nous avons été chargés ensemble de son exécution et nous l'avons manqué comme des imbéciles.

–Ah! ah! fit maître Donato; et lui ne t'a pas manqué? Car je présume que c'est lui qui t'a donné ce fameux coup de sabre qui t'a balafré le visage.

–Et celui-ci qui m'a coupé la main, répliqua le beccaïo montrant sa main mutilée et sanglante.

–Oh! oh! voisin, dit maître Donato, laissez-moi panser cela. Vous savez que nous sommes un peu chirurgiens, nous autres.

–Non, sang du Christ! non! dit le beccaïo. Quand il sera mort, à la bonne heure; mais, tant qu'il sera vivant, saigne ma main, saigne. Allons, venez, maître: on vous attend.

–On m'attend? C'est bientôt dit; mais qui me payera?

–Moi.

–Vous dites cela parce qu'il est vivant; mais quand il sera pendu?

–Nous ne sommes qu'à un pas de ma boutique, nous nous y arrêterons, et je te conterai dix ducats.

–Hum! fit maître Donato, c'est dix ducats pour les exécutions légales; mais, pour les exécutions illégales, cela en vaut vingt, et encore je ne sais pas si c'est bien prudent à moi.

–Viens, et je t'en donnerai vingt; seulement, décide-toi; car, si tu ne veux pas le pendre, je le pendrai, moi, et ce sera vingt ducats de gagnés.

Maître Donato réfléchit qu'en effet, ce n'était pas chose difficile que de pendre un homme, puisque tant de gens se pendent tout seuls, et, craignant que cette aubaine ne lui échappât:

–C'est bien, dit-il: je ne veux pas désobliger un voisin.

Et il alla prendre un rouleau de corde suspendu au mur par un clou.

–Où allez-vous donc? demanda le beccaïo.

–Vous le voyez bien, je vais prendre mes instruments.

–Des cordes? Nous en avons de reste là-bas.

–Mais elles ne sont point préparées; plus une corde a servi, mieux elle glisse, et, par conséquent, plus elle est douce au patient.

–Plaisantes-tu? s'écria le beccaïo. Est-ce que je veux que sa mort soit douce? Une corde neuve, mordieu! une corde neuve!

–Au fait, dit maître Bonato avec son sourire sinistre, c'est vous qui payez: c'est à vous de faire votre carte. Au revoir, père Tomeo!

–Au revoir, répondit le vieux pêcheur, et bon courage, compère! J'ai idée que voilà votre mauvaise veine coupée.

Puis, à lui-même:

–Légale ou illégale, qu'importe! c'est toujours vingt ducats à compte sur la dot.

On sortit de la rue des Soupirs-de-l'Abîme et l'on se rendit chez le beccaïo.

Celui-ci alla droit au tiroir du comptoir et y prit vingt ducats, qu'il allait donner à maître Donato, quand tout à coup, se ravisant:

–Voilà dix ducats, maître, lui dit-il; le reste après l'exécution.

–L'exécution de qui? demanda la femme du beccaïo en sortant de la chambre du fond.

–Si on te le demande, tu diras que tu ne l'as jamais su ou que tu l'as oublié.

S'apercevant alors seulement de l'état dans lequel était la main de son mari:

–Jésus Dieu! dit-elle, qu'est-ce que cela?

–Rien.

–Comment, rien? Trois doigts coupés, tu appelles cela rien!

–Bon! dit le beccaïo, s'il faisait du vent, ce serait déjà séché. Venez, maître.

Et il sortit de sa boutique: le bourreau le suivit.

Les deux hommes gagnèrent la rue de Lavinago, le beccaïo guidant maître Donato, et marchant si vite, que maître Donato avait de la peine à le suivre.

Lorsque le beccaïo rentra, tout était dans la même situation que lorsqu'il était parti. Le prisonnier, toujours couché sur la table, insulté et frappé par les lazzaroni, n'avait pas fait un seul mouvement et semblait plongé dans une immobilité complète.

Au reste, il avait fallu presque autant de force morale pour supporter les injures, qu'il avait fallu de force physique pour supporter les coups et les blessures même à l'aide desquels on avait, à vingt reprises différentes, essayé de réveiller ce dormeur obstiné. Injures et coups, nous l'avons dit, tout avait été inutile.

Des cris de joie et des acclamations de triomphe saluèrent l'apparition du tueur de boucs et du tueur d'hommes, et les cris: Il boïa! il boïa! s'élancèrent de toutes les bouches.

Si ferme que fût Salvato, il tressaillit à ce cri; car il venait de comprendre la véritable cause du succès qu'il avait obtenu. Non-seulement, dans sa vengeance, le beccaïo voulait sa mort, mais il voulait qu'il mourût d'une main infâme.

Il réfléchit, toutefois, que sa mort, résultat d'une main exercée, serait plus prompte et moins douloureuse.

L'oeil qu'il avait entr'ouvert se referma, et il retomba dans son impassibilité, dont personne, d'ailleurs, ne s'était aperçu qu'il fût sorti.

Le beccaïo s'approcha de lui, et, le montrant à maître Donato:

–Tenez, dit-il, voici votre homme.

Maître Donato jeta les yeux autour de lui pour chercher un endroit convenable où établir un gibet provisoire; mais le beccaïo lui montra l'anneau et la corde.

–On t'a préparé la besogne, lui dit-il. Cependant, ne te presse pas, tu as le temps.

Maître Donato monta sur la table; mais, plus respectueux que le beccaïo pour le pauvre bipède qui se prétend fait à la ressemblance de Dieu et que l'on appelle l'homme, il n'osa monter sur le corps du patient, comme avait fait le beccaïo.

Il monta sur une chaise pour s'assurer que l'anneau était solide et le noeud coulant bien fait.

L'anneau était solide; mais le noeud coulant ne coulait pas.

Maître Donato haussa les épaules, murmura quelques paroles railleuses à l'adresse de ceux qui se mêlaient de choses qu'ils ne savaient pas, et refit le noeud mal fait.

Pendant ce temps, le beccaïo insultait de son mieux le prisonnier, toujours muet et immobile comme s'il eût été mort.

La pendule sonna sept heures.

–Compte maintenant les minutes, dit le tueur de boucs à Salvato; car tu as fini de compter les heures.

La nuit n'était point encore venue; mais, dans les rues étroites et aux hautes maisons de Naples, l'obscurité commence à descendre bien avant que se couche le soleil.

On commençait à voir un peu confusément dans cette salle à manger, où se préparait un spectacle dont personne ne voulait perdre le moindre détail.

Plusieurs voix s'écrièrent:

–Des torches! des torches!

Il était bien rare que, dans une réunion de cinq ou six lazzaroni, il n'y eût pas un homme muni d'une torche. Incendier était une des recommandations faites par le cardinal Ruffo au nom de saint Antoine, et, en effet, l'incendie est un des accidents qui jettent le plus de trouble dans une ville.

Or, comme il y avait dans la salle à manger quarante ou cinquante lazzaroni, il s'y trouvait sept ou huit torches.

En une seconde, elles furent allumées, et au jour triste du crépuscule tombant succéda la lumière funèbre et enfumée des torches.

A cette lumière, mêlée de grandes ombres, à cause du mouvement qui leur était imprimé par ceux qui les portaient, les figures de tous ces hommes de meurtre et de pillage prirent une expression plus sinistre encore.

Cependant, le noeud coulant était fait, et la corde n'attendait plus que le cou du condamné.

Le bourreau mit un genou en terre près du patient, et, soit pitié, soit conscience de son état:

–Vous savez que vous pouvez demander un prêtre, lui dit-il, et que nul n'a le droit de vous le refuser.

A ces paroles, dans lesquelles il sembla à Salvato sentir luire la première étincelle de sympathie qui lui eût été témoignée depuis qu'il était tombé aux mains des lazzaroni, sa résolution de garder le silence s'évanouit.

–Merci, mon ami, dit-il d'une voix douce en souriant au bourreau: je suis soldat, et, par conséquent, toujours prêt à mourir; je suis honnête homme, et, par conséquent, toujours prêt à me présenter devant Dieu.

–Quel temps voulez-vous pour faire votre dernière prière? Foi de Donato, ce temps vous sera accordé, ou vous ne serez pas pendu par moi.

–J'ai eu le temps de faire ma prière depuis que je suis couché sur cette table, dit Salvato. Ainsi, mon ami, si vous êtes pressé, que je ne vous retarde pas.

Maître Donato n'était point habitué à trouver cette courtoisie chez ceux auxquels il avait affaire. Aussi, tout bourreau qu'il était, et par cela même qu'il était le bourreau, elle le toucha profondément.

Il se gratta l'oreille un instant.

–Je crois, dit-il, qu'il y a des préjugés contre ceux qui exercent notre état, et que certaines personnes délicates n'aiment pas à être touchées par nous. Voulez-vous dénouer votre cravate et rabattre le col de votre chemise vous-même, ou voulez-vous que je vous rende ce dernier service?

–Je n'ai pas de préjugés, répondit Salvato, et, non-seulement vous êtes pour moi ce qu'est un autre homme, mais encore je vous sais gré de ce que vous faites pour moi, et, si j'avais la main libre, ce serait pour vous serrer la main avant de mourir.

–Par le sang du Christ! vous me la serrerez alors, dit maître Donato en se mettant en devoir de délier les cordes qui liaient les poignets de Salvato: ce sera un bon souvenir pour le reste de ma vie.

–Ah! c'est comme cela que tu gagnes ton argent! s'écria le beccaïo, furieux de voir que Salvato allait mourir aussi impassiblement aux mains du bourreau qu'à celles d'un autre homme. Du moment que cela est ainsi, je n'ai plus besoin de toi.

Et, poussant maître Donato hors de la plate-forme que représentait la table, il y prit sa place.

–Défaire la cravate! rabattre la chemise! à quoi bon tout cela? dit le beccaïo. Je vous le demande un peu! Non pas! non pas! Mon bel ami, nous ne ferons pas tant de cérémonies avec vous. Vous n'avez pas besoin de prêtre? vous n'avez pas besoin de prières? Tant mieux! la chose va plus couramment.

Et, pressant le noeud coulant de la corde, il souleva la tête de Salvato par les cheveux et lui passa le lacet au cou.

Salvato était retombé dans son impassibilité première. Cependant quelqu'un qui eût pu voir son visage, plongé dans l'ombre, eût reconnu, à l'oeil entr'ouvert, au cou légèrement tendu du côté de la fenêtre, que quelque bruit extérieur attirait son attention, bruit que, dans leur préoccupation haineuse, ne remarquait aucun des assistants.

En effet, tout à coup deux ou trois lazzaroni, restés dans la cour, se précipitèrent dans la salle à manger en criant: «Alarme! alarme!» en même temps qu'une décharge de mousqueterie se faisait entendre, que les vitres de la fenêtre volaient en éclats, et que le beccaïo, en poussant un horrible blasphème, tombait sur le prisonnier.

Une effroyable confusion succéda à cette première décharge, qui avait tué ou blessé cinq ou six hommes et cassé la cuisse au beccaïo.

Puis, par une fenêtre ouverte, une troupe armée s'élança, ayant à sa tête Michele, dont la voix, dominant le tumulte, criait de toute la force de ses poumons:

–Est-il encore temps, mon général? Si vous êtes vivant, dites-le; mais, si vous êtes mort, par la madone del Carmine! je jure qu'aucun de ceux qui sont ici n'en sortira vivant!

–Rassure-toi, mon bon Michele, répondit Salvato de sa voix ordinaire, et sans qu'on pût remarquer dans son accent la moindre altération; je suis vivant et parfaitement vivant.

1Comme on pourrait croire que nous faisons de l'horreur à plaisir, nous allons citer les différents textes auxquels nous empruntons ces détails. «En outre, – dit Bartolomeo Nardini dans ses Mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de Naples, par un témoin oculaire, – en outre, le cardinal avait fait fabriquer une quantité de lacets qu'il faisait jeter dans les maisons pour donner à ce mensonge l'apparence de la vérité. Les jeunes gens de la ville, qui avaient été forcés de s'inscrire aux rôles de la garde nationale, fuyaient, quelques-uns travestis en femmes, les autres en lazzaroni, et se cachaient dans les maisons les plus misérables, pensant que celles-là seraient les plus respectées. Mais ceux qui avaient eu la chance de passer à travers le peuple sans être reconnus, ne trouvaient point d'hôtes qui voulussent les recevoir. On savait trop bien que les maisons où on les trouverait seraient livrées au pillage et à l'incendie. Les frères fermèrent la porte à leurs frères, les épouses à leurs époux, les parents à leurs enfants. Il se trouva à Naples un père si dénaturé, que, pour prouver son attachement au parti royaliste, il livra de sa propre main son fils à cette populace, sans même qu'il fût poursuivi par elle, et se fit une cuirasse avec le sang de son enfant. »Ces malheureux fugitifs, ne trouvant personne qui consentît à leur donner asile, étaient contraints de se cacher dans les égouts de la ville, où ils rencontraient d'autres malheureux, forcés de s'y cacher comme eux, et hors desquels la faim les forçait de sortir la nuit pour aller chercher quelque nourriture. Les lazzaroni les attendaient à l'affût, s'emparaient d'eux, les faisaient expirer au milieu des tortures; puis, à ces corps mutilés, ils coupaient les têtes, qu'ils portaient au cardinal Ruffo.» Attendez-vous à mieux que cela. »Durant l'assaut des châteaux et de la ville, raconte l'historien Cuoco, – le même que, dans sa lettre à Ruffo, le roi condamna irrévocablement à mort, – durant l'assaut des châteaux, le peuple napolitain commit des barbaries qui font frémir et deviennent inexplicables, même à l'endroit des femmes. Il éleva sur les places publiques des bûchers où il faisait cuire et mangeait les membres des malheureux qu'il y jetait vivants ou moribonds.» Or, notez que l'homme qui raconte ceci est Vicenzo Cuoco, l'auteur du Précis sur les événements de Naples, c'est-à-dire un des magistrats les plus distingués du barreau napolitain. Malgré la recommandation de Ferdinand, il parvint à échapper au massacre populaire et au massacre juridique qui le suivit. Exilé pendant dix ans de sa patrie, il y rentra avec le roi Joseph, fut ministre sous Murat, et devint fou de terreur parce que, Murat tombé, le prince Léopold lui fit demander son Précis historique. Un autre auteur, qui garde l'anonyme et qui intitule son livre Mes Périls, raconte que, s'étant sauvé, déguisé en femme, dans une maison où l'on voulut bien lui donner l'hospitalité, il y fit connaissance avec le curé Rinaldi, qui, ne sachant point écrire, le tourmentait pour lui faire rédiger pour Ferdinand un mémoire où il sollicitait de Sa Majesté la faveur d'être nommé gouverneur de Capoue, énumérant au nombre de ses droits incontestables à ce poste d'avoir, à cinq ou six reprises différentes, mangé du jacobin, et, entre autres, une épaule d'enfant tiré du sein de sa mère éventrée. On ferait un livre à part du simple récit des différentes tortures infligées aux patriotes, tortures qui font le plus grand honneur à l'imagination des lazzaroni napolitains, en ce que ces tortures ne sont portées ni sur le répertoire de l'inquisition, ni sur le catalogue des supplices des Indiens rouges.