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Titus Andronicus

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Titus Andronicus
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Titus Andronicus
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NOTICE

SUR TITUS ANDRONICUS

On dit qu'à la première représentation des Euménides, tragédie d'Eschyle, la terreur qu'inspira le spectacle causa des fausses couches à plusieurs femmes; je ne sais quel effet eût produit sur un auditoire grec la tragédie de Titus Andronicus; mais, à la seule lecture, on serait tenté de la croire composée pour un peuple de cannibales, ou pour être représentée au milieu des saturnales d'une révolution. Cependant la tradition nous apprend que cette pièce, aujourd'hui repoussée de la scène, a excité à plusieurs reprises les applaudissements du parterre anglais. On ajoute même qu'en 1686, Ravenscroft la remit au théâtre avec des changements; mais qu'au lieu d'en diminuer l'horreur, il saisit toutes les occasions de l'augmenter: quand, par exemple, Tamora massacre son enfant, le More dit: «Elle m'a surpassé dans l'art d'assassiner; elle a tué son propre enfant, donnez-le-moi… que je le dévore.»

Titus Andronicus, tel que nous l'imprimons aujourd'hui, n'a déjà que trop de traits de cette force, et plusieurs fois, nous l'avouerons, un frémissement involontaire nous en a fait interrompre la révision.

Hâtons-nous de dire que presque tous les commentateurs ont mis en doute que cette pièce fût de Shakspeare, et quelques-uns en ont donné des raisons assez concluantes. Le style a une tout autre couleur que celle de ses autres tragédies; il y a dans les vers une prétention à l'élégance, des abréviations vulgaires, et un vice de construction grammaticale, qui ne ressemblent en rien à la manière de Shakspeare. Qu'on lise, dit Malone, quelques lignes d'Appius et Virginia, de Tancrède et Sigismonde, de la bataille d'Alcazar, de Jéronimo, de Sélim, de Locrine, etc., et en général de toutes les pièces mises sur la scène avant Shakspeare, on reconnaîtra que Titus Andronicus porte le même cachet.

Ceux qui admettent Titus Andronicus au nombre des véritables ouvrages de Shakspeare sont obligés de considérer celui-ci comme la première production de sa jeunesse; mais Titus Andronicus n'est point un coup d'essai; on y reconnaît une habitude, un système calculé de composition. Cependant le troisième acte entièrement tragique, le caractère original, quoique toujours horrible, d'Aaron le More, quelques pensées, quelques descriptions, semblent appartenir à l'auteur du Roi Lear.

La fable qui fait le fond de Titus Andronicus est tout entière de l'invention du poëte ou de quelqu'un de ces compilateurs du treizième siècle, qui confondaient les lieux, les noms et les époques dans leurs prétendues nouvelles historiques.

On trouve aussi dans le recueil de Percy 1, une ballade que quelques-uns ont cru plus ancienne que la pièce, ce qui n'est pas facile à décider: nous la plaçons en note.

TRAGÉDIE

PERSONNAGES

SATURNINUS, fils du dernier empereur de Rome, et ensuite proclamé lui-même empereur.

BASSIANUS, frère de Saturninus, amoureux de Lavinia.

TITUS ANDRONICUS, noble romain, général dans la guerre contre les

Goths.

MARCUS ANDRONICUS, tribun du peuple, et frère de Titus.

MARTIUS,

QUINTUS,

LUCIUS, fils de Titus Andronicus.

MUTIUS,

LE JEUNE LUCIUS, enfant de

Lucius.

PUBLIUS, fils de Marcus le tribun.

ÉMILIUS, noble romain.

ALARBUS,

CHIRON, fils de Tamora.

DÉMÉTRIUS,

AARON, More, amant de Tamora.

UN CAPITAINE du camp de Titus.

TROUPE DE GOTHS et DE ROMAINS.

UN PAYSAN.

TAMORA, reine des Goths.

LAVINIA, fille de Titus Andronicus.

UNE NOURRICE, avec un enfant more.

Parents de Titus, sénateurs, juges, officiers, soldats, etc.

La scène est à Rome, et dans la campagne environnante

ACTE PREMIER

SCÈNE I

Rome. – Devant le Capitole. On aperçoit le monument des Andronicus
Les SÉNATEURS et les TRIBUNS assis dans la partie supérieure du temple; ensuite SATURNINUS avec ses partisans se présente à une des portes; BASSIANUS et les siens à l'autre porte: les tambours battent, et les enseignes sont déployées

SATURNINUS. – Nobles patriciens, protecteurs de mes droits, défendez par les armes la justice de ma cause; et vous, mes concitoyens, mes fidèles partisans, soutenez par l'épée mes droits héréditaires. Je suis le fils aîné du dernier empereur qui ait porté le diadème impérial de Rome: faites donc revivre en moi la dignité de mon père, et ne souffrez pas l'injure qu'on veut faire à mon âge.

BASSIANUS. – Romains, mes amis, qui suivez mes pas et favorisez mes droits, si jamais Bassianus, le fils de César, fut agréable aux yeux de Rome impériale, gardez donc ce passage au Capitole, et ne souffrez pas que le déshonneur approche du trône impérial, consacré à la vertu, à la justice, à la continence et à la grandeur d'âme: mais que le mérite brille dans une élection libre; et ensuite, Romains, combattez pour maintenir la liberté de votre choix.

(Marcus Andronicus entre par la partie supérieure, tenant une couronne.)

MARCUS. – Princes, dont l'ambition secondée par des factions et par vos amis lutte pour le commandement et l'empire, sachez que le peuple romain, que nous sommes chargés de représenter, a, d'une commune voix, dans l'élection à l'empire romain, choisi Andronicus, surnommé le Pieux, en considération des grands et nombreux services qu'il a rendus à Rome. La ville ne renferme point aujourd'hui dans son enceinte un homme d'un plus noble caractère, un plus brave guerrier. Le sénat l'a rappelé dans cette ville, à la fin des longues et sanglantes guerres qu'il a soutenues contre les barbares Goths. Ce général, la terreur de nos ennemis, secondé de ses fils, a enfin enchaîné cette nation robuste et nourrie dans les armes. Dix années se sont écoulées depuis le jour qu'il se chargea des intérêts de Rome, et qu'il châtie par ses armes l'orgueil de nos ennemis: cinq fois il est revenu sanglant dans Rome, rapportant du champ de bataille ses vaillants fils dans un cercueil. – Et aujourd'hui enfin, l'illustre Titus Andronicus rentre dans Rome chargé des dépouilles de la gloire, et ennobli par de nouveaux exploits. Pour l'honneur du nom de celui que vous désirez voir dignement remplacé, au nom des droits sacrés du Capitole que vous prétendez adorer, et de ceux du sénat que vous prétendez respecter, nous vous conjurons de vous retirer et de désarmer vos forces; congédiez vos partisans, et faites valoir vos prétentions en paix et avec modestie, comme il convient à des candidats.

SATURNINUS. – Combien l'éloquence du tribun réussit à calmer mes pensées!

BASSIANUS. – Marcus Andronicus, je mets ma confiance dans ta droiture et ton intégrité; et j'ai tant de respect et d'affection pour toi et les tiens, pour ton noble frère Titus, pour ses fils et pour celle devant qui toutes mes pensées se prosternent, l'aimable Lavinia, le riche ornement de Rome, que je veux à l'instant congédier mes amis, et remettre ma cause à ma destinée et à la faveur du peuple, afin qu'elle soit pesée dans la balance.

(Il congédie ses soldats.)

SATURNINUS, aux siens. – Amis, qui vous êtes montrés si zélés pour mes droits, je vous rends grâces, et vous licencie tous. J'abandonne à l'affection et à la faveur de ma patrie, moi-même, ma personne et ma cause. Rome, sois juste et favorable envers moi, comme je suis confiant et généreux envers toi. – Ouvrez les portes et laissez-moi entrer.

BASSIANUS. – Et moi aussi, tribuns, son pauvre compétiteur.

(Saturninus et Bassianus entrent dans le Capitole, accompagnés de Marcus, des sénateurs, etc., etc.)

SCÈNE II

UN CAPITAINE, et foule

LE CAPITAINE. – Romains, faites place: le digne Andronicus, le patron de la vertu, et le plus brave champion de Rome, toujours heureux dans les batailles qu'il livre, revient, couronné par la gloire et la fortune, des pays lointains où il a circonscrit avec son épée et mis sous le joug les ennemis de Rome.

(On entend les trompettes. Paraissent Mutius et Martius: suivent deux soldats portant un cercueil drapé de noir, ensuite marchent Quintus et Lucius. Après eux paraît Titus Andronicus, suivi de Tamora, reine des Goths, d'Alarbus, Chiron et Démétrius, avec le More Aaron, prisonniers. Les soldats et le peuple suivent: on dépose à terre le cercueil, et Titus parle.)

TITUS. – Salut, Rome, victorieuse dans tes robes de deuil! tel que la nef, qui a déchargé sa cargaison, rentre chargée d'un fardeau précieux dans la baie où elle a d'abord levé l'ancre: tel Andronicus, ceint de branches de laurier, revient de nouveau saluer sa patrie de ses larmes; larmes de joie sincère de se retrouver à Rome! – O toi, puissant protecteur de ce Capitole, sois propice aux religieux devoirs que nous nous proposons de remplir. – Romains, de vingt-cinq fils vaillants, moitié du nombre que possédait Priam, voilà tous ceux qui me restent vivants ou morts! Que Rome récompense de son amour ceux qui survivent, et que ceux que je conduis à leur dernière demeure reçoivent la sépulture avec leurs ancêtres: c'est ici que les Goths m'ont permis de remettre mon épée dans le fourreau. – Mais, Titus, père cruel et sans souci des tiens, pourquoi laisses-tu tes fils, encore sans sépulture, errer sur la redoutable rive du Styx? Laissez-moi les déposer près de leurs frères. (On ouvre la tombe de sa famille.) Saluons-les dans le silence qui convient aux morts! dormez en paix, vous qui êtes morts dans les guerres de votre patrie. O asile sacré, qui renfermes toutes mes joies, paisible retraite de la vertu et de l'honneur, combien de mes fils as-tu reçus dans ton sein, que tu ne me rendras jamais!

 

LUCIUS. – Cédez-nous le plus illustre des prisonniers goths, pour couper ses membres, les entasser sur un bûcher, et les brûler en sacrifice ad manes fratrum, devant cette prison terrestre de leurs ossements, afin que leurs ombres ne soient pas mécontentes, et que nous ne soyons pas obsédés sur la terre par des apparitions.

TITUS. – Je vous donne celui-ci, le plus noble de ceux qui survivent, le fils aîné de cette malheureuse reine.

TAMORA. – Arrêtez, Romains! – Généreux conquérant, victorieux Titus, prends pitié des larmes que je verse, larmes d'une mère qui supplie pour son fils. Et si jamais tes enfants te furent chers, ah! songe que mon fils m'est aussi cher. N'est-ce pas assez d'être tes captifs, soumis au joug romain et d'être amenés à Rome pour orner ton triomphe et ton retour? Faut-il encore que mes fils soient égorgés dans vos rues, pour avoir vaillamment défendu la cause de leur pays? Oh! si ce fut pour les tiens un pieux devoir de combattre pour leur souverain et leur patrie, il en est de même pour eux. Andronicus, ne souille point de sang ta tombe. Veux-tu te rapprocher de la nature des dieux? Rapproche-toi d'eux en étant miséricordieux: la douce pitié est le symbole de la vraie grandeur. Trois fois noble Titus, épargne mon fils premier-né.

TITUS. – Modérez-vous, madame, et pardonnez-moi. Ceux que vous voyez autour de moi sont les frères de ceux que les Goths ont vus vivre et mourir, et leur piété demande un sacrifice pour leurs frères immolés. Votre fils est marqué pour être la victime; il faut qu'il meure pour apaiser les ombres plaintives de ceux qui ne sont plus.

LUCIUS. – Qu'on l'emmène, et qu'on allume à l'instant le bûcher: coupons ses membres avec nos épées, jusqu'à ce qu'il soit entièrement consumé.

(Mutius, Marcus, Quintus, Lucius, sortent emmenant Alarbus.)

TAMORA. – O piété impie et barbare!

CHIRON. – Jamais la Scythie fut-elle à moitié aussi féroce?

DÉMÉTRIUS. – Ne compare point la Scythie à l'ambitieuse Rome. Alarbus marche au repos; et nous, nous survivons pour trembler sous le regard menaçant de Titus. – Allons, madame, prenez courage; mais espérez en même temps que les mêmes dieux qui fournirent à la reine de Troie 2 l'occasion d'exercer sa vengeance sur le tyran de Thrace surpris dans sa tente, pourront favoriser également Tamora, reine des Goths (lorsque les Goths étaient Goths et Tamora reine), et lui permettre de venger sur ses ennemis ses sanglants affronts.

(Lucius, Quintus, Marcus et Mutius rentrent avec leurs épées sanglantes.)

LUCIUS. – Enfin, mon seigneur et père, nous avons accompli nos rites romains: les membres d'Alarbus sont coupés, et ses entrailles alimentent la flamme du sacrifice, dont la fumée, comme l'encens, parfume les cieux: il ne reste plus qu'à enterrer nos frères, et à leur souhaiter la bienvenue à Rome au bruit des trompettes.

TITUS. – Qu'il en soit ainsi, et qu'Andronicus adresse à leurs ombres le dernier adieu. (Les trompettes sonnent, tandis qu'on dépose les cercueils dans la tombe.) Reposez ici, mes fils, dans la paix et l'honneur; intrépides défenseurs de Rome, reposez ici, à l'abri des vicissitudes et des malheurs de ce monde. Ici ne se cache pas la trahison, ici ne respire pas l'envie: ici n'entre point l'infernale haine; ici nulle tempête, nul bruit ne troubleront votre repos; vous y goûterez un silence, un sommeil éternels. (Entre Lavinia.) Reposez ici, ô mes fils, en honneur et en paix!

LAVINIA. – Que Titus aussi vive longtemps en honneur et en paix! Mon noble seigneur et père, vivez aussi! Hélas! je viens aussi payer le tribut de ma douleur à cette tombe, à la mémoire de mes frères; et je me jette à vos pieds, en répandant sur la terre mes larmes de joie, pour votre retour à Rome. Ah! bénissez-moi ici de votre main victorieuse, dont les plus illustres citoyens de Rome célèbrent les succès.

TITUS. – Bienfaisante Rome, tu m'as conservé avec amour la consolation de ma vieillesse, pour réjouir mon coeur. – Vis, Lavinia: que tes jours surpassent les jours de ton père, et que l'éloge de tes vertus survive à l'éternité de la gloire.

(Entrent Marcus Andronicus, Saturninus, Bassianus et autres.)

MARCUS. – Vive à jamais le seigneur Titus, mon frère chéri, héros triomphant sous les yeux de Rome!

TITUS. – Je vous rends grâces, généreux tribun, mon noble frère Marcus.

MARCUS. – Et vous, soyez les bienvenus, mes neveux, qui revenez d'une guerre heureuse, vous qui survivez, et vous qui dormez dans la gloire. Jeunes héros, votre bonheur est égal, à vous tous qui avez tiré l'épée pour le service de votre patrie, et cependant cette pompe funèbre est un triomphe plus assuré, ils ont atteint au bonheur de Solon 3 et triomphé du hasard dans le lit de l'honneur. – Titus Andronicus, le peuple romain, dont vous avez été toujours le juste ami, vous envoie par moi, son tribun et son ministre, ce pallium d'une blancheur sans tache, et vous admet à l'élection pour l'empire, concurremment avec les enfants de notre dernier empereur. Placez-vous donc au nombre des candidats 4; mettez cette robe et aidez à donner un chef à Rome, aujourd'hui sans maître 5.

TITUS. – Son corps glorieux demande une tête plus forte que la mienne, rendue tremblante par l'âge et la faiblesse. Quoi, irai-je revêtir cette robe et vous importuner? me laisser proclamer aujourd'hui empereur pour céder demain l'empire et ma vie, et vous laisser à tous les soins d'une nouvelle élection? Rome, j'ai été ton soldat quarante ans, j'ai commandé avec succès tes forces; j'ai enseveli vingt-un fils, tous vaillants, tous armés chevaliers sur le champ de bataille, et tués honorablement les armes à la main, pour la cause et le service de leur illustre patrie: donnez-moi un bâton d'honneur pour appuyer ma vieillesse, mais non pas un sceptre pour gouverner le monde; il le tenait d'une main ferme, seigneurs, celui qui l'a porté le dernier.

MARCUS. – Titus, tu demanderas l'empire, et tu l'obtiendras.

SATURNINUS. – Orgueilleux et ambitieux tribun, peux-tu oser…

MARCUS. – Modérez-vous, prince Saturninus.

SATURNINUS. – Romains, rendez-moi justice. Patriciens tirez vos épées et ne les remettez dans le fourreau que lorsque Saturninus sera empereur de Rome. – Andronicus, il vaudrait mieux que tu te fusses embarqué pour les enfers que de venir me voler les coeurs du peuple.

LUCIUS. – Présomptueux Saturninus, qui interromps le bien que te veut faire le généreux Titus…

TITUS. – Calmez-vous, prince: je vous restituerai le coeur du peuple et je le sévrerai de sa propre volonté.

SATURNINUS. – Andronicus, je ne te flatte point; mais je t'honore et je t'honorerai tant que je vivrai. Si tu veux fortifier mon parti de tes amis, j'en serai reconnaissant; et la reconnaissance est une noble récompense pour les âmes généreuses.

TITUS. – Peuple romain, et vous tribuns du peuple, je demande vos voix et vos suffrages; voulez-vous en accorder la faveur à Andronicus?

LES TRIBUNS. – Pour satisfaire le brave Andronicus et le féliciter de son heureux retour à Rome, le peuple acceptera l'empereur qu'il aura nommé.

TITUS. – Tribuns, je vous rends grâces: je demande donc que vous élisiez empereur le fils aîné de votre dernier souverain, le prince Saturninus, dont j'espère que les vertus réfléchiront leur éclat sur Rome, comme Titan réfléchit ses rayons sur la terre, et mûriront la justice dans toute cette république: si vous voulez, sur mon conseil, couronnez-le et criez vive notre Empereur!

MARCUS. – Par le suffrage et avec les applaudissements unanimes de la nation, des patriciens et des plébéiens, nous créons Saturninus empereur, souverain de Rome, et nous crions vive Saturninus, notre empereur!

(Une longue fanfare, jusqu'à ce que les tribuns descendent.)

SATURNINUS. – Titus Andronicus, en reconnaissance de la faveur de ton suffrage dans notre élection, je t'adresse les remercîments que méritent tes services, et je veux payer par des actions ta générosité; et pour commencer Titus, afin d'illustrer ton nom et ton honorable famille, je veux élever ta fille Lavinia au rang d'impératrice, de souveraine de Rome et de maîtresse de mon coeur, et la prendre pour épouse dans le Panthéon sacré: parle, Andronicus, cette proposition te plaît-elle?

TITUS. – Oui, mon digne souverain; je me tiens pour hautement honoré de cette alliance; et ici, à la vue de Rome, je consacre à Saturninus, le maître et le chef de notre république, l'empereur du vaste univers, mon épée, mon char de triomphe et mes captifs, présents dignes du souverain maître de Rome. – Recevez donc, comme un tribut que je vous dois, les marques de mon honneur abaissées à vos pieds.

SATURNINUS. – Je te rends grâces, noble Titus, père de mon existence. Rome se souviendra combien je suis fier de toi et de tes dons, et lorsqu'il m'arrivera d'oublier jamais le moindre de tes inappréciables services, Romains, oubliez aussi vos serments de fidélité envers moi.

TITUS, à Tamora. – Maintenant, madame, vous êtes la prisonnière de l'empereur; de celui qui, en considération de votre rang et de votre mérite, vous traitera avec noblesse, ainsi que votre suite.

SATURNINUS. – Une belle princesse, assurément, et du teint dont je voudrais choisir mon épouse, si mon choix était encore à faire. Belle reine, chassez ces nuages de votre front; quoique les hasards de la guerre vous aient fait subir ce changement de fortune, vous ne venez point pour être méprisée dans Rome; partout vous serez traitée en reine. Reposez-vous sur ma parole; et que l'abattement n'éteigne pas toutes vos espérances. Madame, celui qui vous console peut vous faire plus grande que n'est la reine des Goths. – Lavinia, ceci ne vous déplaît pas?

LAVINIA. – Moi, seigneur? Non. Vos nobles intentions me garantissent que ces paroles sont une courtoisie royale.

SATURNINUS. – Je vous rends grâces, aimable Lavinia. – Romains, sortons; nous rendons ici la liberté à nos prisonniers sans aucune rançon; vous, seigneur, faites proclamer notre élection au son des tambours et des trompettes.

BASSIANUS, s'emparant de Lavinia. – Seigneur Titus, avec votre permission, cette jeune fille est à moi.

TITUS. – Comment? seigneur, agissez-vous sérieusement, seigneur?

BASSIANUS. – Oui, noble Titus, et je suis résolu de me faire justice à moi-même, et de réclamer mes droits.

(L'empereur fait sa cour à Tamora par signes.)

MARCUS. -Suum cuique 6 est le droit de notre justice romaine; ce prince en use et ne reprend que son bien.

 

LUCIUS. – Et il en restera le possesseur, tant que Lucius vivra.

TITUS. – Traîtres, loin de moi. Où est la garde de l'empereur? Trahison, seigneur! Lavinia est ravie.

SATURNINUS. – Ravie? par qui?

BASSIANUS. – Par celui qui peut avec justice enlever au monde entier sa fiancée.

(Marcus et Bassianus sortent avec Lavinia.)

MUTIUS. – Mes frères, aidez à la conduire hors de cette enceinte; et moi, avec mon épée, je me charge de garder cette porte.

TITUS, à Saturninus. – Suivez-moi, seigneur, et bientôt je la ramènerai dans vos bras.

MUTIUS, à Titus. – Seigneur, vous ne passerez point cette porte.

TITUS. – Quoi, traître, tu me fermeras le chemin à Rome!

(Il le poignarde.)

MUTIUS, tombant. – Au secours, Lucius, au secours?

LUCIUS. – Seigneur, vous êtes injuste, et plus que cela; vous avez tué votre fils dans une querelle mal fondée.

TITUS. – Ni toi, ni lui, vous n'êtes plus mes fils: mes fils n'auraient jamais voulu me déshonorer. Traître, rends Lavinia à l'empereur.

LUCIUS. – Morte, si vous le voulez; mais non pas pour être son épouse, puisqu'elle est légitimement promise à la tendresse d'un autre.

(Il sort.)

SATURNINUS. – Non, Titus, non. L'empereur n'a pas besoin d'elle; ni d'elle, ni de toi, ni d'aucun de ta race; il me faut du temps pour me fier à celui qui m'a joué une fois; jamais tu n'auras ma confiance, ni toi, ni tes fils perfides et insolents, tous ligués ensemble pour me déshonorer. N'y avait-il donc dans Rome que Saturninus, dont tu pusses faire l'objet de tes insultes? Cette conduite, Andronicus, cadre bien avec tes insolentes vanteries lorsque tu dis que j'ai mendié l'empire de tes mains.

TITUS. – O c'est monstrueux! quels sont ces reproches?

SATURNINUS. – Poursuis; va, cède cette créature volage à celui qui brandit pour elle son épée, tu auras un vaillant gendre, un homme bien fait pour se quereller avec tes fils déréglés et pour exciter des tumultes dans la république de Rome.

TITUS. – Ces paroles sont autant de rasoirs pour mon coeur blessé.

SATURNINUS. – Et vous, aimable Tamora, reine des Goths, qui surpassez en beauté les plus belles dames romaines, comme Diane au milieu de ses nymphes, si vous agréez ce choix soudain que je fais, dans l'instant même, Tamora, je vous choisis pour épouse, et je veux vous créer impératrice de Rome. – Parlez, reine des Goths, applaudissez-vous à mon choix? Et je le jure ici par tous les dieux de Rome, puisque le pontife et l'eau sacrée sont si près de nous, que ces flambeaux sont allumés, et que tout est préparé pour l'hyménée, je ne reverrai point les rues de Rome, ni ne monterai à mon palais, que je n'emmène avec moi de ce lieu mon épouse.

TAMORA. – Et ici, à la vue du ciel, je jure à Rome, que si Saturninus élève à cet honneur la reine des Goths, elle sera l'humble servante, la tendre nourrice et la mère de sa jeunesse.

SATURNINUS. – Montez, belle reine, au Panthéon. Seigneurs, accompagnez votre illustre empereur, et sa charmante épouse, envoyée par le ciel au prince Saturninus, dont la sagesse répare l'injustice de sa fortune: là, nous accomplirons les cérémonies de notre hymen.

(Saturninus sort avec son cortége; avec lui sortent aussi Tamora et ses fils, Aaron et les Goths.)

TITUS ANDRONICUS, seul. – Je ne suis pas invité à suivre cette mariée. – Titus, quand donc t'es-tu jamais vu ainsi seul, déshonoré, et provoqué par mille affronts?

MARCUS. – Ah! vois, Titus, vois, vois ce que tu as fait; tuer un fils vertueux dans une injuste querelle!

TITUS. – Non, tribun insensé, non; il n'est point mon fils, – ni toi, ni ces hommes complices de l'attentat qui a déshonoré toute notre famille. Indigne frère! indignes enfants!

LUCIUS. – Mais accordez-lui du moins la sépulture convenable, donnez à Mutius une place dans le tombeau de nos frères.

TITUS. – Traîtres, écartez-vous: il ne reposera point dans cette tombe. Ce monument subsiste depuis cinq siècles, je l'ai reconstruit avec magnificence: ici ne reposent avec gloire que les guerriers, et les serviteurs de Rome; il n'y a point de place pour celui qui a été tué dans une querelle honteuse! Allez l'ensevelir où vous pourrez, il n'entrera pas ici.

MARCUS. – Mon frère, c'est en vous une impiété; les exploits de mon neveu Mutius parlent en sa faveur; il doit être enseveli avec ses frères.

QUINTUS ET MARTIUS. – Il le sera, ou nous le suivrons.

TITUS. -Il le sera, dites-vous? Quel est l'insolent qui a proféré ce mot?

QUINTUS. – Celui qui le soutiendrait en tout autre lieu que celui-ci.

TITUS. – Quoi! voudriez-vous l'y ensevelir malgré moi?

MARCUS. – Non, noble Titus, mais nous te supplions de pardonner à Mutius, et de lui accorder la sépulture.

TITUS. – Marcus, c'est toi-même qui as abattu mon cimier, c'est toi qui, avec ces enfants, as blessé mon honneur: je vous tiens tous pour mes ennemis: ne m'importunez plus davantage, mais allez-vous-en.

LUCIUS. – Il est hors de lui. – Retirons-nous.

QUINTUS. – Moi, non, jusqu'à ce que les ossements de Mutius soient ensevelis.

(Le frère et les enfants se jettent aux genoux d'Andronicus.)

MARCUS. – Mon frère, la nature parle dans ce titre.

QUINTUS. – Mon père, la nature parle dans ce nom.

TITUS. – Ne me parlez plus, si vous tenez à votre bonheur.

MARCUS. – Illustre Titus, toi qui es plus que la moitié de mon âme.

LUCIUS. – Mon bon père, l'âme et la vie de nous tous…

MARCUS. – Permets que ton frère Marcus enterre ici dans l'asile de la vertu son noble neveu, qui est mort dans la cause de l'honneur et de Lavinia: tu es Romain, ne sois donc pas barbare. Les Grecs, mieux conseillés, consentirent à ensevelir Ajax 7, qui s'était tué lui-même, et le sage fils de Laërte plaida éloquemment pour ses funérailles: ne refuse donc pas l'entrée de ce tombeau au jeune Mutius qui faisait ta joie.

TITUS. – Lève-toi, Marcus, lève-toi. – Le plus triste jour que j'aie vu jamais, c'est celui-ci; être déshonoré par mes enfants à Rome! Allons, ensevelissez-le… et moi après.

(Ses frères déposent Mutius dans le tombeau.)

LUCIUS. – Cher Mutius, repose ici avec tes frères jusqu'à ce que nous venions orner ta tombe de trophées.

TOUS. – Que personne ne verse des larmes sur le noble Mutius: celui-là vit dans la renommée qui mourut pour la cause de la vertu.

MARCUS. – Mon frère, pour faire diversion à ce mortel chagrin, dis-moi comment il arrive que la rusée reine des Goths se trouve soudain la souveraine de Rome?

TITUS. – Je l'ignore, Marcus; mais je sais que cela est. Si c'était prémédité ou non, le ciel peut le dire; mais n'a-t-elle donc pas des obligations à l'homme qui l'a amenée de si loin pour monter ici à cette fortune suprême? Oui, et elle le récompensera généreusement.

(Une fanfare. – L'empereur, Tamora, Chiron et Démétrius, avec le More Aaron et la suite, entrent par une porte du Capitole: Bassianus et Lavinia, avec leurs amis paraissent à l'autre porte.)

SATURNINUS. – Ainsi, Bassianus, vous tenez votre conquête; que le ciel vous rende heureux avec votre belle épouse!

BASSIANUS. – Et vous, avec la vôtre, seigneur; je n'en dis pas davantage, et ne vous en souhaite pas moins; et je vous fais mes adieux.

SATURNINUS. – Traître, si Rome a des lois ou nous quelque pouvoir, toi et ta faction vous vous repentirez de ce rapt.

BASSIANUS. – Appelez-vous un rapt, seigneur, de prendre mon bien, celle qui fut ma fiancée fidèle et qui est à présent ma femme? Mais que les lois de Rome en décident; en attendant, je suis possesseur de ce qui est à moi.

SATURNINUS. – Fort bien, fort bien, vous êtes bref, seigneur, mais si nous vivons, je serai aussi tranchant avec vous.

BASSIANUS. – Seigneur, je dois répondre de ce que j'ai fait, du mieux que je pourrai, et j'en répondrai sur ma tête. Je n'ai plus qu'une chose à faire savoir à Votre Majesté; – par tous les devoirs que j'ai envers Rome, ce noble seigneur, Titus que voilà ici, est outragé dans l'opinion d'autrui et dans son honneur; lui qui, pour vous rendre Lavinia, a tué de sa propre main son plus jeune fils par zèle pour vous, et enflammé de colère de se voir traversé dans le don qu'il avait franchement fait. Rendez-lui donc vos bonnes grâces, Saturninus, à lui, qui s'est montré dans toutes ses actions le père et l'ami de Rome et de vous.

1Relics of anc. poets, v. I, p. 222.
2Hécube et Polymnestre.
3Allusion à la maxime de Solon: «Nul homme ne peut être estimé heureux qu'après sa mort.»
4Candidatus. Candidat, on sait que ce mot a pris son origine de la robe blanche que portaient les candidats.
5Mot à mot, mettre une tête à Rome sans tête.
6Chacun son droit.
7«Allusion évidente à l'Ajax de Sophocle, dont il n'existait aucune traduction du temps de Shakspeare» (STEVENS.)