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Titus Andronicus

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Titus Andronicus
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TITUS. – Prince Bassianus, laisse-moi le soin de rappeler mes actions. C'est toi, et mes fils qui m'avez déshonoré. Que Rome et le juste ciel soient mes juges, et disent combien j'ai chéri et honoré Saturninus.

TAMORA, à l'empereur. – Mon digne souverain, si jamais Tamora a pu plaire aux yeux de Votre Majesté, daignez m'entendre parler avec impartialité pour tous, et à ma prière, cher époux, pardonnez le passé.

SATURNINUS. – Quoi, madame, me voir déshonoré publiquement, et le souffrir lâchement sans en tirer vengeance!

TAMORA. – Non pas, seigneur; que les dieux de Rome me préservent d'être jamais l'auteur de votre déshonneur. Mais, sur mon honneur, j'ose protester de l'innocence du brave Titus dans ce qui s'est passé; et sa fureur, qu'il n'a pas dissimulée, atteste son chagrin. Daignez donc, à ma prière, le regarder d'un oeil favorable: ne perdez pas, sur un soupçon injuste, un si noble ami, et n'affligez pas de vos regards irrités son coeur généreux. (A part à l'empereur.) Seigneur, laissez-vous guider par moi, laissez-vous gagner: dissimulez tous vos chagrins et vos ressentiments; vous n'êtes que depuis un moment placé sur le trône; craignez que le peuple et les patriciens aussi, après un examen approfondi, ne prennent le parti de Titus, et ne nous renversent, en nous accusant d'ingratitude, ce que Rome tient pour un crime odieux. Cédez à leurs prières, et laissez-moi faire. Je trouverai un jour pour les massacrer tous, pour effacer de la terre leur faction et leur famille, ce père cruel et ses perfides enfants, à qui j'ai demandé en vain la vie de mon fils chéri; je leur ferai connaître ce qu'il en coûte pour laisser une reine s'agenouiller dans les rues, et demander grâce en vain. (Haut.) Allons, allons, mon cher empereur. – Approchez, Andronicus. – Saturninus, relevez ce bon vieillard, et consolez son coeur, accablé sous les menaces de votre front courroucé.

SATURNINUS. – Levez-vous, Titus, levez-vous, mon impératrice a triomphé.

TITUS. – Je rends grâces à Votre Majesté, et à elle, seigneur. Ces paroles et ces regards me redonnent la vie.

TAMORA. – Titus, je suis incorporée à Rome; je suis maintenant devenue Romaine par une heureuse adoption, et je dois conseiller l'empereur pour son bien. Toutes les querelles expirent en ce jour, Andronicus. – Et que j'aie l'honneur, mon cher empereur, de vous avoir réconcilié avec vos amis. – Quant à vous, prince Bassianus, j'ai donné ma parole à l'empereur que vous seriez plus doux et plus traitable. – Ne craignez rien, seigneur; – et vous aussi, Lavinia: guidés par mon conseil, vous allez tous, humblement à genoux, demander pardon à Sa Majesté.

LUCIUS. – Nous l'implorons, et nous prenons le ciel et Sa Majesté à témoin, que nous avons agi avec toute la modération qui nous a été possible, en défendant l'honneur de notre soeur et le nôtre.

MARCUS. – J'atteste la même chose sur mon honneur.

SATURNINUS. – Retirez-vous, et ne me parlez plus; ne m'importunez plus.

TAMORA. – Non, non, généreux empereur. Il faut que nous soyons tous amis. Le tribun et ses neveux vous demandent grâce à genoux; vous ne refuserez pas, cher époux, ramenez vos regards sur eux.

SATURNINUS. – Marcus, à ta considération, à celle de ton frère Titus, et cédant aux sollicitations de Tamora, je pardonne à ces jeunes gens leurs attentats odieux. – Levez-vous, Lavinia, quoique vous m'ayez abandonné comme un rustre. J'ai trouvé une amie; et j'ai juré par la mort, que je ne quitterais pas le prêtre sans être marié. – Venez: si la cour de l'empereur peut fêter deux mariées, vous serez ma convive, Lavinia, vous et vos amis. – Ce jour sera tout entier à l'amour, Tamora.

TITUS. – Demain, si c'est le bon plaisir de Votre Majesté, que nous chassions la panthère et le cerf ensemble, nous irons donner à Votre Majesté le bonjour avec les cors et les meutes.

SATURNINUS. – Volontiers, Titus; et je vous en remercie.

(Ils sortent.)
FIN DU PREMIER ACTE

ACTE DEUXIÈME

SCÈNE I 8

Rome. – La scène est devant le palais impérial
AARON

AARON. – Maintenant Tamora monte au sommet de l'Olympe, loin de la portée des traits de la fortune: elle est assise là-haut à l'abri des feux de l'éclair, ou des éclats de la foudre; elle est au-dessus des atteintes menaçantes de la pâle Envie. Telle que le soleil, lorsqu'il salue l'aurore, et que dorant l'Océan de ses rayons il parcourt le zodiaque dans son char radieux, et voit au-dessous de lui la cime des monts les plus élevés, telle est aujourd'hui Tamora. – Les grandeurs de la terre rendent hommage à son génie, et la vertu s'humilie et tremble à l'aspect sévère de son front. Allons, Aaron, arme ton coeur, et dispose tes pensées à s'élever avec ta royale maîtresse, pour parvenir à la même hauteur qu'elle: longtemps tu l'as traînée en triomphe sur tes pas, chargée des chaînes de l'amour; plus fortement attachée aux yeux séduisants d'Aaron, que ne l'était Prométhée aux rochers du Caucase. Loin de moi ces vêtements d'esclave, loin de moi les vaines pensées. Je veux briller et étinceler d'or et de perles, pour servir cette nouvelle impératrice; qu'ai-je dit, servir? pour m'enivrer de plaisir avec cette reine, cette déesse, cette Sémiramis; cette reine, cette sirène qui charmera le Saturninus de Rome, et verra son naufrage et celui de ses États. – Qu'entends-je? quel est ce bruit?

(Chiron et Démétrius en querelle.)

DÉMÉTRIUS. – Chiron, tu es trop jeune, ton esprit est trop novice et manque trop d'usage pour prétendre au coeur que je recherche, et qui peut, sans que tu le sache m'être dévoué.

CHIRON. – Démétrius, tu es trop présomptueux en tout, et surtout en prétendant m'accabler par tes forfanteries: ce n'est pas la différence d'une année ou deux qui peut me rendre moins agréable et toi plus fortuné: j'ai tout ce qu'il faut, aussi bien que toi, pour servir ma maîtresse et mériter ses faveurs: et mon épée te le prouvera, et défendra mes droits à l'amour de Lavinia.

AARON. – Des massues, des massues! 9-Ces amoureux ne pourront pas se tenir en paix.

DÉMÉTRIUS. – Faible enfant, parce que notre mère a imprudemment attaché à ton côté une épée de danseur, as-tu la téméraire insolence de menacer tes amis? Va clouer ta lame dans ton fourreau, jusqu'à ce que tu aies mieux appris à la manier.

CHIRON. – En attendant, avec le peu d'adresse que je puis avoir, tu vas connaître jusqu'où va mon courage.

(Ils tirent l'épée.)

DÉMÉTRIUS. – Ah! mon garçon, es-tu devenu si brave?

AARON. – Eh bien! eh bien! seigneurs? Quoi! osez-vous tirer l'épée si près du palais de l'empereur, et soutenir ouvertement une pareille querelle? Je connais à merveille la source de cette animosité; je ne voudrais pas pour un million en or que la cause en fût connue de ceux qu'elle intéresse le plus; et, pour infiniment plus, que votre illustre mère fût ainsi déshonorée dans la cour de Rome. Ayez honte de vous-mêmes et remettez vos épées dans le fourreau.

CHIRON. – Non pas, moi, que je n'aie enfoncé ma rapière dans son sein, et que je ne lui aie fait rentrer dans la gorge tous les insultants reproches qu'il a prononcés ici à mon déshonneur.

DÉMÉTRIUS. – Je suis tout prêt et déterminé… Lâche aux mauvais propos, qui tonnes avec la langue et n'oses rien accomplir avec ton arme!

AARON. – Séparez-vous, vous dis-je. – Par les dieux qu'adorent les Goths belliqueux, ce petit querelleur nous perdra tous. – Comment! prince, ne savez-vous pas combien il est dangereux d'empiéter sur les droits d'un prince? Quoi, Lavinia est-elle donc devenue si abandonnée, ou Bassianus si dégénéré, que vous puissiez élever de semblables querelles pour l'amour de cette dame, sans contradiction, sans justice et sans vengeance? Jeunes gens, prenez garde. – Si l'impératrice savait la cause de cette discorde, c'est une musique qui ne lui plairait pas.

CHIRON. – Je ne m'embarrasse guère qu'elle le sache, elle et le monde entier: j'aime Lavinia plus que le monde entier.

DÉMÉTRIUS. – Enfant, apprends à faire un choix plus humble: Lavinia est l'espérance de ton frère aîné.

AARON. – Quoi! êtes-vous fous? – Ne savez-vous pas combien ces Romains sont furieux et impatients, et qu'ils ne peuvent souffrir de rivaux dans leurs amours? Je vous le dis, princes, vous tramez vous-mêmes votre mort par ce dessein.

CHIRON. – Aaron, je donnerais mille morts pour jouir de celle que j'aime.

AARON. – Pour jouir d'elle! hé! comment?..

DÉMÉTRIUS. – Et qu'y a-t-il là de si étrange? C'est une femme, par conséquent elle peut être recherchée; c'est une femme, par conséquent elle peut être conquise; c'est Lavinia, par conséquent elle doit être aimée. Allez, allez; il passe plus d'eau par le moulin que n'en voit le meunier; et nous savons de reste qu'il est aisé d'enlever une tranche au pain entamé sans qu'il y paraisse. Quoique Bassianus soit le frère de l'empereur, des gens qui valaient mieux que lui ont porté les insignes de Vulcain.

 

AARON, à part. – Oui, des gens comme Saturninus pourraient bien les porter aussi.

DÉMÉTRIUS. – Pourquoi donc désespérerait-il du succès, celui qui sait faire sa cour par de douces paroles, de tendres regards, et de riches présents? Quoi, n'avez-vous pas souvent frappé une biche, et ne l'avez-vous pas enlevée proprement sous les yeux mêmes du garde?

AARON. – Allons, il paraît que quelque jouissance à la dérobée vous ferait grand plaisir.

CHIRON. – Oui, certes.

DÉMÉTRIUS. – Aaron, tu as touché le but.

AARON. – Je voudrais que vous l'eussiez touché aussi. Nous ne serions plus fatigués de ce bruit. Eh bien, écoutez, écoutez-moi. – Etes-vous donc assez fous pour vous quereller pour cela? Un moyen qui vous ferait réussir tous deux vous offenserait-il?

CHIRON. – Non pas moi, d'honneur.

DÉMÉTRIUS. – Ni moi, pourvu que j'aie ma part.

AARON. – Allons, rougissez de votre querelle, et soyez amis; unissez-vous pour l'objet même qui vous divise. C'est la dissimulation et la ruse qui doivent faire ce que vous désirez. Et il faut vous dire que ce qu'on ne peut faire comme on le voudrait, il faut le faire comme on peut. Apprenez ceci de moi; Lucrèce n'était pas plus chaste que cette Lavinia, l'amante de Bassianus. Il faut tracer une marche plus rapide que ces lentes langueurs et j'ai trouvé le chemin. Princes, on prépare une chasse solennelle, les beautés romaines vont y accourir en foule; les allées des forêts sont larges et spacieuses; et il y a des réduits solitaires, que la nature semble avoir ménagés pour la perfidie et le rapt: écartez dans ces retraites votre jolie biche; si les paroles sont inutiles, obtenez-la par violence. Espérez le succès par ce moyen, ou renoncez-y. Allons, allons, nous instruirons notre impératrice, et son génie consacré au crime et à la vengeance, de tous les projets que nous méditons. – Elle saura assouplir les ressorts de notre entreprise par ses conseils, elle ne souffrira pas que vous vous querelliez et elle vous conduira tous deux au comble de vos voeux. La cour de l'empereur ressemble au temple de la Renommée; son palais est rempli d'yeux, d'oreilles et de langues; les bois, au contraire, sont impitoyables, effrayants, sourds et insensibles. C'est là, braves jeunes gens, qu'il faut parler, qu'il faut frapper et saisir votre avantage; assouvissez votre passion à l'abri des regards du ciel, et rassasiez-vous à loisir des trésors de Lavinia.

CHIRON. – Ton conseil, ami, ne sent pas la lâcheté.

DÉMÉTRIUS. -Sit fas aut nefas 10, peu importe; jusqu'à ce que je trouve le ruisseau qui peut apaiser mes ardeurs, et le charme qui peut calmer ces transports, per Stygia et manes vehor 11.

SCÈNE II

Forêt près de Rome. – Cabane de garde à quelque distance: on entend des cors et les cris d'une meute
Entrent TITUS ANDRONICUS avec des chasseurs; MARCUS, LUCIUS, QUINTUS, MARTIUS

TITUS. – La chasse est en train, la matinée est brillante et gaie, les champs sont parfumés, les bois sont verts; découplons ici la meute, et faisons aboyer les chiens pour réveiller l'empereur et sa belle épouse et faire lever le prince; sonnons si bien du cor que toute la cour retentisse du bruit. Mes enfants, chargez-vous, avec nous, du soin d'accompagner et de protéger la personne de l'empereur. J'ai été troublé cette nuit dans mon sommeil; mais le jour naissant a consolé mon coeur. (Fanfares des cors. Entrent Saturninus, Tamora, Bassianus, Lavinia, Chiron, Démétrius et leur suite.) Mille heureux jours à Votre Majesté! – Et à vous aussi, madame! J'avais promis à Vos Majestés l'appel d'un chasseur.

SATURNINUS. – Et vous l'avez, rigoureusement sonné, seigneur, et peut-être un peu trop matin pour de nouvelles mariées.

BASSIANUS. – Qu'en dites-vous, Lavinia?

LAVINIA. – Je dis que non: il y avait deux heures et plus que j'étais tout éveillée.

SATURNINUS. – Allons, qu'on amène nos chariots et nos chevaux, et partons pour notre chasse. – (A Tamora.) Madame, vous allez voir notre chasse romaine.

MARCUS. – Seigneur, j'ai des chiens qui réclameront la plus fière panthère, et qui monteront jusqu'à la cime du promontoire le plus élevé.

TITUS. – Et moi, j'ai un cheval qui suivra le gibier dans tous ses détours, et qui rasera la plaine comme une hirondelle.

DÉMÉTRIUS, à son frère. – Chiron, nous ne chassons pas, nous, avec des chevaux ni des chiens; mais nous espérons forcer une jolie biche.

(Tous partent.)

SCÈNE III

On voit une partie de la forêt déserte et sauvage
AARON, avec un sac d'or

AARON. – Un homme qui aurait du sens croirait que je n'en ai pas d'ensevelir tant d'or sous un arbre, pour ne jamais le posséder ensuite. Que celui qui concevra de moi une si pauvre opinion sache que cet or doit forger un stratagème qui, adroitement ménagé, produira un excellent tour de scélératesse. Ainsi, repose ici, cher or, pour ôter le repos à ceux qui recevront l'aumône de la cassette de l'impératrice.

(Il cache l'or.)
(Entre Tamora.)

TAMORA. – Mon aimable Aaron, pourquoi as-tu l'air triste, lorsque tout est riant autour de toi? Sur chaque buisson les oiseaux chantent des airs mélodieux: le serpent dort enroulé aux rayons du soleil; un zéphyr rafraîchissant agite doucement les feuilles vertes, dont les ombres mobiles se dessinent sur la terre. Asseyons-nous, Aaron, sous leur doux ombrage; et tandis que l'écho babillard se moque des chiens, en répondant de sa voix grêle aux sons éclatants des cors, comme si l'on entendait à la fois une double chasse, reposons-nous, écoutons le bruit de leurs abois; et après une lutte comme celle dont on dit que jouirent jadis Didon et le prince errant, lorsque, surpris par un heureux orage, ils se réfugièrent à l'ombre d'une grotte discrète, nous pourrons, enlacés dans les bras l'un de l'autre, après nos doux ébats, goûter un sommeil doré, tandis que la voix des chiens, les cors et le ramage des oiseaux seront pour nous ce qu'est le chant de la nourrice pour endormir son nourrisson.

AARON. – Madame, si Vénus gouverne vos désirs, Saturne domine sur les miens 12. – Que signifient mon oeil farouche et fixe, mon silence et ma sombre mélancolie? la toison de ma chevelure laineuse déroulée comme un serpent qui s'avance pour accomplir un projet funeste? Non, madame, ce ne sont pas là des symptômes amoureux. La vengeance est dans mon coeur, la mort est dans mes mains; mon cerveau ne roule que projets de sang et de carnage. Écoutez, Tamora, vous, la souveraine de mon âme, qui n'espère d'autre ciel que celui que vous me donnez; voici le jour fatal pour Bassianus: il faut que sa Philomèle perde sa langue aujourd'hui; que vos enfants pillent les trésors de sa chasteté, et lavent leurs mains dans le sang de Bassianus. Voyez-vous cette lettre? prenez-la, je vous prie, et donnez au roi ce rouleau chargé d'un complot sinistre. – Ne me faites point de questions en ce moment; nous sommes espionnés: je vois venir à nous une portion de notre heureuse proie; ils ne songent guère à la destruction de leur vie.

TAMORA. – Ah! mon cher More, plus cher pour moi que la vie!

AARON. – Pas un mot de plus, grande impératrice; Bassianus vient; soyez dure avec lui, et j'amènerai vos enfants pour soutenir vos querelles quelles qu'elles soient.

(Aaron sort.)
(Entre Bassianus et Lavinia.)

BASSIANUS. – Qui rencontrons-nous ici? Est-ce la souveraine impératrice de Rome, séparée de son brillant cortége? Est-ce Diane, vêtue comme elle, qui aurait quitté ses bois sacrés pour voir la grande chasse dans cette forêt?

TAMORA. – Espion insolent de nos démarches privées, si j'avais le pouvoir qu'on attribue à Diane, ton front serait à l'instant surmonté de cornes comme celui d'Actéon; et les chiens donneraient la chasse à tes membres métamorphosés, importun, impoli que tu es!

LAVINIA. – Avec votre permission, aimable impératrice, on vous croit douée du don des cornes; et l'on pourrait soupçonner que votre More et vous vous êtes écartés pour faire des expériences. Que Jupiter préserve aujourd'hui votre époux des poursuites de sa meute! Il serait malheureux qu'ils le prissent pour un cerf.

BASSIANUS. – Croyez-moi, reine, votre noir Cimmérien 13 donne à Votre Honneur la couleur de son corps; il le rend comme lui, souillé, détesté et abominable. Pourquoi êtes-vous ici séparée de toute votre suite; pourquoi êtes-vous descendue de votre beau coursier blanc comme la neige, et errez-vous ici dans un coin écarté, accompagnée d'un barbare More, si vous n'y avez pas été conduite par d'impurs désirs?

LAVINIA. – Et vous voyant troublée dans vos passe-temps, il est bien naturel que vous taxiez mon noble époux d'insolence. (A Bassianus.) Je vous en prie, quittons, ces lieux, et laissons-la jouir à son gré de son amant noir comme le corbeau: cette vallée convient à merveille à ses desseins.

BASSIANUS. – Le roi, mon frère, sera informé de ceci.

LAVINIA. – Oui, car ces écarts l'ont déjà fait remarquer. Ce bon roi! être si indignement trompé!

TAMORA. – D'où me vient la patience d'endurer tout ceci?

(Entrent Chiron et Démétrius.)

DÉMÉTRIUS. – Quoi donc, chère souveraine, notre gracieuse mère, pourquoi Votre Majesté est-elle si pâle et si défaite?

TAMORA. – Et n'en ai-je pas bien sujet, dites-moi, d'être pâle? Ces deux ennemis m'ont attirée dans ce lieu que vous voyez être une vallée horrible et déserte: les arbres, au milieu de l'été, sont encore dépouillés et nus, couverts de mousse et du gui funeste: le soleil ne brille jamais ici; rien de vivant que le nocturne hibou et le sinistre corbeau; et en me montrant cet abîme horrible, ils m'ont dit qu'ici, au plus profond de la nuit, mille démons, mille serpents sifflants, dix mille crapauds gonflés de poisons, et autant d'affreux hérissons, feraient des cris si terribles et si confus que tout mortel en les entendant deviendrait fou à l'instant ou mourrait tout d'un coup 14: aussitôt après m'avoir fait cet infernal récit, ils m'ont menacée de m'attacher au tronc d'un if mélancolique, et de m'y abandonner à cette cruelle mort; ensuite ils m'ont appelée infâme, adultère, Gothe débauchée, et m'ont accablée de tous les noms les plus insultants que jamais oreille humaine ait entendus. Si une bonne fortune merveilleuse ne vous eût pas conduits dans ce lieu, ils allaient exécuter sur moi cette vengeance. Vengez-moi si vous aimez la vie de votre mère, ou renoncez à vous appeler jamais mes enfants.

DÉMÉTRIUS, poignardant Bassianus. – Voilà la preuve que je suis votre fils.

CHIRON, lui portant aussi un coup de poignard. – Et ce coup, enfoncé jusqu'au coeur, pour prouver ma force.

LAVINIA. – Courage, Sémiramis, ou plutôt barbare Tamora; car il n'est point d'autre nom que le tien qui convienne à ta nature.

 

TAMORA, à son fils. – Donnez-moi votre poignard: vous verrez, mes enfants, que la main de votre mère saura venger l'outrage fait à votre mère.

DÉMÉTRIUS. – Arrêtez, madame: nous lui devons d'autres vengeances: d'abord battons le blé, et après brûlons la paille; cette mignonne fonde son orgueil sur sa chasteté, sur son voeu nuptial, sur sa fidélité; et, fière de ces spécieuses apparences, elle brave Votre Majesté. Eh! emportera-t-elle cet orgueil au tombeau?

CHIRON. – Si elle l'y emporte, je consens qu'on me fasse eunuque: traînons son époux hors de ce lieu, dans quelque fosse cachée, et que son cadavre serve d'oreiller à nos voluptés.

TAMORA. – Mais lorsque vous aurez savouré le miel qui vous tente, ne laissez pas survivre cette guêpe pour nous piquer de son aiguillon.

CHIRON. – Je vous promets, madame, d'y mettre bon ordre. – Allons, ma belle, la violence va nous faire jouir de cet honneur si scrupuleusement conservé.

LAVINIA. – O Tamora! tu portes la figure d'une femme…

TAMORA. – Je ne veux pas l'entendre parler davantage: entraînez-la loin de moi.

LAVINIA. – Chers seigneurs, priez-la d'entendre seulement un mot de moi.

DÉMÉTRIUS. – Écoutez-la, belle reine: faites-vous un triomphe de voir couler ses larmes: mais que votre coeur les reçoive comme le rocher insensible les gouttes de pluie.

LAVINIA, à Démétrius. – Depuis quand les jeunes tigres donnent-t-ils des leçons à leur mère? Oh! ne lui apprends pas la cruauté: c'est elle qui te l'a enseignée. Le lait que tu as sucé de son sein s'est changé en marbre: tu as puisé dans ses mamelles même ta tyrannie. – (A Chiron.) Et cependant toutes les mères n'enfantent pas des fils qui leur ressemblent. Prie-la de montrer la pitié d'une femme.

CHIRON. – Quoi! voudrais-tu que je prouvasse par ma conduite que je suis un bâtard!

LAVINIA. – Il est vrai le noir corbeau n'engendre pas l'alouette. Cependant j'ai ouï dire (oh! si je pouvais le voir vérifier aujourd'hui!) que le lion, touché de pitié, souffrit qu'on coupât ses griffes royales; on dit que les corbeaux nourrissent les enfants abandonnés, tandis que leurs propres petits oiseaux sont affamés dans leur nid. En dépit de ton coeur barbare, montre-toi, non pas aussi généreux, mais susceptible de quelque pitié.

TAMORA. – Je ne sais ce que cela veut dire: entraînez-la.

LAVINIA. – Ah! permets que je te l'enseigne: au nom de mon père qui t'a donné la vie; lorsqu'il aurait pu te tuer, ne t'endurcis point; ouvre tes oreilles sourdes.

TAMORA. – Quand tu ne m'aurais jamais personnellement offensée, le nom de ton père me rendrait impitoyable pour toi. – Souvenez-vous, mes enfants, que mes larmes ont coulé en vain pour sauver votre frère du sacrifice: le cruel Andronicus n'a pas voulu s'attendrir: emmenez-la donc; traitez-la à votre gré: plus vous l'outragerez et plus vous serez aimés de votre mère.

LAVINIA. – O Tamora, mérite le nom d'une reine généreuse, en me tuant ici de ta propre main: car ce n'est pas la vie que je te demande depuis si longtemps, je suis morte depuis que Bassianus a été tué!

TAMORA. – Que demandes-tu donc? Femme insensée, laisse-moi.

LAVINIA. – C'est la mort à l'instant que j'implore; et une grâce encore, que la pudeur empêche ma langue de nommer. Ah! sauve-moi de leur passion, plus fatale pour moi que le coup de la mort, et jette-moi dans quelque abîme odieux, où jamais l'oeil de l'homme ne puisse considérer mon corps: fais cela et sois un meurtrier charitable.

TAMORA. – Je volerais à mes chers fils leur salaire! non; qu'ils assouvissent sur toi leurs désirs.

DÉMÉTRIUS, l'entraînant. – Allons, viens: tu n'es restée ici que trop longtemps.

LAVINIA. – Point de grâce, point de pitié de femme! Ah! brutale créature, l'opprobre et l'ennemie de tout notre sexe! que la destruction tombe…

CHIRON. – Ah! je vais te fermer la bouche. (Il la saisit et l'entraîne.) (A son frère.) Toi, traîne son mari; voici la fosse où Aaron nous a dit de le cacher.

(Ils sortent en traînant leur victime.)

TAMORA. – Adieu, mes enfants: songez à la bien mettre en sûreté. Que jamais mon coeur ne goûte un véritable sentiment de joie jusqu'à ce que la race entière des Andronicus soit détruite. Maintenant je vais chercher mon aimable More et laisser mes enfants irrités déshonorer cette malheureuse.

(Elle sort.)
(Entrent Aaron, Quintus et Martius.)

AARON. – Venez, mes seigneurs, mettez en avant votre meilleur pied; je vais tout à l'heure vous conduire à la fosse dégoûtante où j'ai découvert la panthère profondément endormie.

QUINTUS. – Ma vue est extrêmement obscurcie, quel qu'en soit le présage.

MARTIUS. – Et la mienne aussi, je vous le proteste; si ce n'était pas une honte, je laisserais volontiers la chasse pour dormir quelques instants.

(Martius tombe dans la fosse.)

QUINTUS. – Quoi, es-tu tombé? Quel dangereux précipice, dont l'ouverture est couverte par des ronces touffues dont les feuilles sont teintes d'un sang tout nouvellement répandu, et aussi frais que la rosée du matin distillée sur les fleurs! Cet endroit me semble fatal. – Parle-moi, mon frère, t'es-tu blessé dans ta chute?

MARTIUS. – O mon frère! je suis blessé par l'aspect du plus triste objet dont la vue ait fait gémir mon coeur.

AARON, à part. – Maintenant je vais chercher le roi et l'amener ici, afin qu'il les y trouve; il verra là un indice probable que ce sont eux qui ont assassiné son frère.

(Aaron sort.)

MARTIUS, du fond de la fosse. – Pourquoi ne me consoles-tu pas et ne m'aides-tu pas à sortir de cet exécrable fosse toute souillée de sang?

QUINTUS. – Je me sens saisi d'une terreur extraordinaire: une sueur glacée inonde tous mes membres tremblants; mon coeur soupçonne plus de choses que n'en voient mes yeux.

MARTIUS. – Pour te prouver que ton coeur devine juste, Aaron et toi, regardez dans cette caverne, et voyez un affreux spectacle de mort et de sang.

QUINTUS. – Aaron est parti: et mon coeur compatissant ne peut permettre à mes yeux de regarder l'objet dont le soupçon seul le fait frissonner; oh! dis-moi ce que c'est: jamais, jusqu'à ce moment, je n'ai jamais été assez enfant pour craindre sans savoir pourquoi.

MARTIUS. – Le prince Bassianus est gisant en un monceau, comme un agneau égorgé, dans cet antre détestable, ténébreux et abreuvé de sang.

QUINTUS. – Si cet antre est si sombre, comment peux-tu savoir que c'est lui?

MARTIUS. – Il porte à son doigt sanglant un anneau précieux 15 dont les feux éclairent toute cette profondeur, comme une lampe sépulcrale dans un monument brille sur les visages terreux des morts et montre les entrailles rugueuses de cet abîme: telle la pâle lueur de la lune tombait sur Pyrame, gisant dans la nuit et baigné dans son sang. – O mon frère! aide-moi de ta main défaillante… si la crainte t'a rendu aussi faible que je le suis… Aide-moi à sortir de ce cruel et dévorant repaire, aussi odieux que la bouche obscure du Cocyte.

QUINTUS. – Tends-moi la main, afin que je puisse t'aider à remonter… ou, si la force me manque pour te rendre ce service, je serai entraîné par ton poids dans le sein de cet abîme, tombeau du pauvre Bassianus. Ah! je n'ai pas la force de t'attirer sur le bord.

MARTIUS. – Et moi, je n'ai pas la force de monter sans ton secours.

QUINTUS. – Donne-moi ta main encore une fois, je ne la lâcherai pas cette fois que tu ne sois dehors, ou moi au fond. – Tu ne peux venir à moi, je viens à toi.

(Il tombe dans la caverne.)
(Entrent Saturninus et Aaron.)

SATURNINUS. – Venez avec moi. – Je veux voir quel trou il y a ici, et quel est celui qui vient de s'y précipiter. – Parle, qui es-tu, toi qui viens de descendre dans cette crevasse de la terre?

MARTIUS. – Le malheureux fils du vieil Andronicus, conduit ici par la plus fatale destinée, pour y trouver ton frère Bassianus mort.

SATURNINUS. – Mon frère mort? Tu ne parles pas sérieusement; son épouse et lui sont vers le nord de la forêt, au rendez-vous de cette agréable chasse; il n'y a pas encore une heure que je l'y ai laissé.

MARCUS. – Nous ne savons pas où vous l'avez laissé vivant, mais, hélas! nous l'avons trouvé mort ici.

(Entrent Tamora et sa suite, Andronicus et Lucius.)

TAMORA. – Où est mon époux, où est l'empereur?

SATURNINUS. – Ici, Tamora; mais navré d'un chagrin mortel.

TAMORA. – Où est votre frère Bassianus?

SATURNINUS. – Oh! vous touchez au fond de ma blessure; l'infortuné Bassianus est ici assassiné.

TAMORA. – Alors je vous apporte trop tard ce fatal écrit, le plan de cette tragédie prématurée; et je suis bien étonnée que le visage d'un homme puisse cacher dans les replis d'un sourire gracieux tant de cruauté et de barbarie.

8Cette scène, selon Johnson, doit continuer le premier acte.
9C'était par ces mots qu'on appelait au secours quand une querelle avait lieu dans la rue.
10Permis ou non.
11Je suis transporté à travers le Styx et les mânes.
12Saturne, dans l'astrologie, est la planète des coeurs froids.
13Cimmeriæ tenebræ. Cimmérien ici veut dire noir, par l'analogie qui existe entre le pays nébuleux des Cimmériens et la couleur noire.
14On prétendait que la mandragore poussait un cri plaintif quand on l'ouvrait.
15«On suppose ici que cette bague jette non pas une lumière réfléchie mais une lumière qui lui est propre.» (JOHNSON)